HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME. — LE CHRISTIANISME, LES BARBARES - MÉROVINGIENS ET CAROLINGIENS.

LIVRE II. — LA PÉRIODE MÉROVINGIENNE.

CHAPITRE V. — LE RÔLE L'ÉGLISE, LES LETTRES, LES ARTS[1].

 

 

I. — L'ÉPISCOPAT ; LES CONCILES.

ON a vu quel avait été le rôle de l'Église au temps des invasions. Au milieu de la désorganisation de l'état romain et de la société antique, elle représenta l'ordre et la tradition, elle apparut comme la véritable héritière de l'empire qui avait assuré sa puissance après l'avoir d'abord persécutée ; elle en conserva, dans une large mesure, l'esprit de gouvernement, les institutions, l'action énergique et pratique. Les populations se groupèrent autour des évêques, elles leur remirent la défense de leurs intérêts. Ces souvenirs restaient vivaces et, quand l'état franc s'organisa, jamais les comtes n'eurent dans les villes une autorité comparable à celle des évêques. Mais, d'autre part, ceux-ci surent inspirer aux Barbares le respect de leur personne et de leur mission sociale. Ils travaillèrent à l'affaiblissement et à la ruine des peuples ariens, tandis que les Francs leur durent l'empire de la Gaule.

Ainsi s'explique la place que tient alors l'Église. Elle domine tous les éléments en présence dans ce monde troublé ; en elle se concentre non seulement la vie religieuse, morale, intellectuelle, mais en grande partie la vie politique et sociale. Toutefois elle subit l'action du monde brutal et grossier qui l'entoure ; à mesure qu'on avance dans l'époque mérovingienne, ces influences extérieures la pénètrent avec plus de force et la désorganisent.

Comme au IVe et au Ve siècle, les provinces ecclésiastiques continuent à se modeler sur les anciennes divisions administratives. Cette règle n'est que rarement enfreinte. Quand Childebert, vers 540, veut créer un évêché à Melun, le métropolitain de Sens parle d'en appeler au pape. Quand Sigebert fonde un évêché à Châteaudun en faveur d'un de ses protégés, l'évêque de Chartres réclame et, en 573, les évêques réunis à Paris protestent vivement dans une lettre au roi. Sigebert persiste, mais après lui l'évêché de Châteaudun disparaît. Même les partages du royaume franc ne doivent modifier ni la géographie ecclésiastique ni les institutions qui s'y rattachent. Les évêchés nouveaux qui apparaissent à l'époque mérovingienne répondent donc, non point aux caprices des rois, mais aux progrès du christianisme ou aux nécessités de l'administration ecclésiastique : tels Laon, Nevers, Maguelonne, Carcassonne, Elne, peut-être Belley, etc.

L'église franque affirme son unité par les conciles où se réunissent les évêques des diverses régions. En 538, un concile tenu à Orléans recommande aux métropolitains de réunir chaque année leurs suffragants en synode et déclare qu'on ne peut admettre que des évêques ne s'y rendent pas sous prétexte qu'ils appartiennent à d'autres royaumes. Ces conciles deviennent, dans une certaine mesure, une institution politique autant qu'une institution religieuse. Le roi les convoque, il les consulte. Toutefois, par suite des divisions et des guerres intestines, ces assemblées n'ont pas lieu régulièrement. En Neustrie, Vulfoleudus de Bourges ayant voulu, vers 644, réunir un concile où étaient mandés des évêques qui dépendaient de Sigebert d'Austrasie, ce dernier s'y oppose. D'ailleurs, dans chaque royaume, le roi convoque aussi des assemblées où ne prennent part que ses évêques ; peu à peu ce système l'emporte et, à partir du VIIe siècle, on ne rencontre plus de conciles généraux. C'est une preuve que la solidarité de l'église franque a été atteinte par les luttes de l'état mérovingien, et cette disparition coïncide avec une période d'anarchie et de désordres dans le clergé. Bientôt même on ne trouvera plus trace de conciles : le dernier dont on ait conservé les canons fut celui d'Auxerre en 695.

Les canons de ces conciles abondent en renseignements, non seulement sur l'organisation et la discipline ecclésiastiques, mais sur l'esprit et les mœurs de la société mérovingienne. Les discussions dogmatiques y tiennent peu de place. Les évêques se préoccupent d'imposer aux clercs une vie pure en leur interdisant le commerce des femmes, les festins, la chasse ; de sauvegarder les biens, la juridiction des églises. Ils se sentent envahis par la société laïque, ils veulent se défendre contre ses convoitises aussi bien que contre ses mœurs, mais la fréquence même de leurs recommandations prouve le peu de succès de leurs efforts. Ils cherchent aussi à faire observer aux peuples le jeune, le carême, la célébration des fêtes, à les faire renoncer aux coutumes païennes, aux sortilèges, aux augures, aux prédictions, que des clercs même pratiquent encore en les masquant sous des formes chrétiennes.

 Même au VIe siècle, alors que ces assemblées se réunissent assez régulièrement, l'autorité du roi y est grande, qu'il soit ou non présent. Parfois elle s'exerce brutalement. Lorsque Chilpéric veut se venger de l'évêque de Rouen, Prétexte, qui a célébré le mariage de son fils Mérovée avec Brunehaut, il convoque un concile à Paris. Il y joue le rôle d'accusateur public, produit de faux témoins ; au dehors la foule crie et menace d'enfoncer les portes pour lapider Prétextat. Au moment où les évêques délibèrent, le roi se retire, mais Frédégonde et lui inspirent une telle terreur que les rares défenseurs de l'accusé, comme Grégoire de Tours, ne trouvent point d'écho et sont dénoncés. Chilpéric fait venir Grégoire, cherche à le gagner, tantôt par des prévenances, tantôt par des menaces ; Frédégonde veut le corrompre à prix d'argent. Trompé par de fausses promesses, Prétextat consent à confesser qu'il a péché. Aussitôt le président du concile, Berthramn de Bordeaux, lui dit : Écoute, ô frère et évêque, tu n'as point la faveur du roi ; aussi ne peux-tu compter sur notre affection avant que tu n'aies mérité son pardon. Emprisonné, maltraité, puis déporté, Prétextat fut enfin assassiné sur l'ordre de Frédégonde.

 Si parfois les évêques assemblés sont faibles et lâches, il leur arrive de montrer du courage. Poursuivi par la haine de Chilpéric, Grégoire de Tours comparait devant une assemblée d'évêques. Lorsque son innocence a été reconnue, ceux-ci vont trouver le roi : L'évêque de Tours s'est disculpé dans les conditions qui lui avaient été imposées. Maintenant, ô roi, que reste-t-il à faire envers toi, sinon à te priver de la communion ainsi que Berthramn (l'évêque de Bordeaux) qui s'est fait l'accusateur de son confrère ? Et Chilpéric s'excuse, protestant qu'il n'a fait que répéter ce qu'on lui a dit.

Souvent les rois, avons-nous dit, consultent les conciles sur les affaires politiques, espérant que leurs avis inspireront aux peuples plus de respect. Gontran a sans cesse recours à eux. En 573, il demande à un concile de se prononcer sur son différend avec son frère Sigebert. En 581, au synode de Lyon, les évêques, d'accord avec lui, traitent de la situation du royaume ; en 589, il leur soumet les accusations qu'il porte contre Brunehaut.

Le roi approuve les décisions des conciles, il les confirme, et par suite il se reconnaît le droit, de ne point les accepter. En octobre 614, 79 évêques se réunissent à Paris, sur la convocation du très glorieux roi Clotaire. Le roi promulgue une constitution pour donner force de loi aux canons, mais, estimant que quelques-uns portent atteinte aux droits de la royauté, il les modifie.

Vis-à-vis de Rome l'église franque maintient son indépendance. Seules les provinces ecclésiastiques du Midi, au commencement du VIe siècle, entretiennent avec la papauté des relations régulières. Sans doute on la respecte ; on reçoit en Gaule ses décrets ; des rois, des évêques, des particuliers lui demandent de confirmer leurs privilèges en faveur d'églises et de monastères ; parfois des évêques déposés par des synodes font appel à son intervention. Mais le vicariat d'Arles n'est plus qu'une fiction ; au VIIe siècle, il n'en est plus question. Le pape s'adresse directement aux évêques ou bien le roi lui sert d'intermédiaire. On a vu que le pape le plus célèbre de cette période, Grégoire le Grand, voulut entrer en rapports suivis avec Brunehaut et les rois francs, il leur écrivit de nombreuses lettres. Fort habilement il comble de louanges Brunehaut et son fils Childebert, il leur envoie des reliques, accorde des faveurs aux évêques qu'ils lui recommandent, par là veut se faire écouter d'eux et se mêler du gouvernement de l'église franque. Il s'élève contre les désordres dont la royauté elle-même est coupable ou complice, contre la simonie, contre les choix irréguliers d'évêques ; pour remédier à ces maux il réclame la convocation de conciles. Il veut aussi que la royauté poursuive les hérétiques, qu'elle défende aux juifs d'avoir des esclaves chrétiens. Les efforts de Grégoire le Grand furent infructueux ; après lui les relations entre Rome et la Gaule n'ont plus d'importance. Ce ne sera qu'au VIIIe siècle que la papauté interviendra activement dans l'histoire de notre pays.

A la tête des provinces ecclésiastiques sont les métropolitains. Élus d'après les mêmes règles que les évêques, ils portent les mêmes titres ; celui d'archevêque, qui leur sera réservé plus tard, n'est pas encore d'un usage régulier. Leur principale fonction est de réunir les synodes où assistent leurs suffragants, les évêques de la province.

L'épiscopat domine l'église. L'évêque est élu par le clergé et le peuple de la circonscription (civitas), avec l'assentiment du métropolitain. Quelquefois la participation des autres évêques de la province est mentionnée. Quand le clergé et le peuple ont fait leur choix, ils demandent au roi d'instituer l'élu. Le roi approuve l'élection et donne ordre au métropolitain de procéder à la consécration avec ses suffragants. Tout semble combiné pour assurer la liberté des élections, mais, dans la pratique, les choses se passent d'autre sorte. Quelquefois l'évêque, de son vivant, essaie de régler sa succession. Plus souvent encore les candidats cherchent à corrompre les électeurs par l'argent, les promesses, les menaces. A Paris, par exemple, un marchand syrien, Eusèbe, achète l'évêché à force de présents, s'y installe comme en place conquise, distribue les dignités ecclésiastiques à ses compatriotes. Les factions se forment autour du siège épiscopal ; ceux qu'on appelle les puissants les dirigent, imposent leur candidat et, au milieu de ces luttes, parfois l'église est mise au pillage et dépouillée de ses vases sacrés. De leur côté, les évêques suffragants s'emparent souvent de l'élection, ils accourent dans la ville où un siège épiscopal est vacant, ils se concertent, et, lorsqu'ils arrivent à s'entendre, il devient bien difficile au clergé et au peuple de contester leur choix

Mais, de toutes les causes qui vicient les élections, l'intervention royale est la plus grave. Les intrigues, les désordres qui les signalent semblent la légitimer : les successeurs immédiats de Clovis instituent à leur guise des évêques, parfois sans aucun souci des vœux ni du peuple, ni du clergé. Quelquefois le roi choisit le plus digne, mais le plus souvent d'autres considérations le décident. Les candidats envoient des délégués à la cour, ils y achètent des protecteurs, ils achètent le roi lui-même. A la mort de Remi, évêque de Bourges, Gontran est assailli d'offres d'argent : Ce n'est point l'habitude de notre gouvernement, répond-il, de vendre le sacerdoce. Mais d'ordinaire le roi est moins rigoriste, il se laisse corrompre, il confère l'épiscopat à d'indignes personnages, comme ce Cautinus de Clermont, cupide, chicanier, querelleur, et ivrogne à ce point que souvent quatre personnes suffisaient à peine à l'emporter de table. Alors, dit Grégoire de Tours, commençait à fructifier cette semence inique que le sacerdoce fat vendu par les rois ou acheté par les clercs.

Quand le roi ne vend pas les évêchés, il en gratifie des fonctionnaires de sa cour, des comtes, qui les briguent comme un avancement. Quelquefois les populations réclament elles-mêmes un courtisan de leur choix, afin de bénéficier de la faveur dont il jouit auprès du roi. En 629, les habitants de Cahors choisissent comme évêque Didier. Leur élu appartient à une famille puissante à la cour ; frère de l'évêque qui vient d'être assassiné, il a été gouverneur de Marseille, il est trésorier du Palais. Aussi Dagobert écrit-il qu'il est obligé de se faire violence pour se séparer d'un tel serviteur. La correspondance de Didier de Cahors nous le montre usant des relations et du crédit qu'il conserve à la cour. Arnoul, maire du Palais, est nommé évêque de Metz ; Bonitus, évêque de Clermont, est un référendaire et un ancien comte de Marseille ; Bodégisèle, évêque du Mans, est un ancien maire du Palais. Quelquefois, ce sont les pires qui réussissent. Les laïques envahissent l'épiscopat ; s'il faut en croire Grégoire de Tours, sous le règne de Chilpéric peu de clercs y arrivèrent.

L'Église chercha parfois à se défendre. Emerius, évêque de Bordeaux, avait été nommé sous Clotaire Ier sans même recevoir la bénédiction du métropolitain. Après la mort de Clotaire, un concile le dépose et nomme Héraclius. Quand Héraclius se présente devant le roi Caribert, celui-ci, furieux, le fait placer sur un char plein d'épines et l'envoie en exil. Penses-tu, dit-il, qu'aucun des fils de Clotaire ne survive pour faire respecter ses actes ? En 614, les évêques réunis à Paris déclarèrent que les règles canoniques devaient être observées par tous, que les élections devaient avoir lieu sans obstacle et sans don d'argent, que l'intervention du pouvoir serait une cause d'annulation. Dans l'édit que promulgua le roi, les mots sans obstacle et sans don d'argent disparurent, et à la phrase qui visait l'intervention du pouvoir il substitua : Si la personne choisie est digne de l'épiscopat, qu'elle soit consacrée sur l'ordre du roi ; si elle est élue parmi les gens du Palais, que ce soit à cause de ses mérites personnels et de son savoir. Pendant quelque temps les règles canoniques furent moins violées. Mais, dans certain cas, comment la royauté n'aurait-elle point passé outre ? En 644, à Autun, deux candidats sont en présence, leurs partisans en viennent aux mains, le sang coule : pour rétablir l'ordre, la reine Bathilde impose saint Léger. A la fin de l'époque mérovingienne le désordre augmente ; on verra avec quel mépris de toute règle Charles Martel disposa des évêchés.

Comme à l'époque précédente l'évêque, surtout au VIe siècle, appartient souvent à une illustre famille. Sans cesse les écrivains mentionnent qu'il est d'origine sénatoriale ; c'est une expression consacrée, qu'on emploie même quand elle n'est pas exacte. Grégoire de Tours note que, à l'exception de cinq, tous les évêques qui l'avaient précédé à Tours se rattachaient à sa famille, et, dans le reste de l'épiscopat gaulois, il compte de nombreux parents. On transmet l'épiscopat à son frère, à son neveu. Le prêtre Euphrone est nommé évêque de Tours ; Clotaire Ier, qui en avait choisi un autre, demande quels sont ses titres. On lui répond qu'Euphrone est le neveu de Grégoire, évêque de Langres. Le roi s'incline : C'est une grande famille, que la volonté de Dieu et du bienheureux Martin soit faite, que l'élection s'accomplisse. Cette illustre origine est d'ailleurs une garantie. Ces familles sénatoriales étaient non seulement riches et puissantes, mais relativement instruites ; on vante les connaissances des évêques qui en sortent, surtout leur science du droit romain ; souvent ils ont acquis l'expérience des choses publiques. Leur naissance leur donne plus d'indépendance ; ils conseillent les rois, au besoin les désapprouvent. Germain de Paris dit au roi Sigebert : Si tu pars sans avoir l'intention de tuer ton frère (Chilpéric), tu reviendras vivant et vainqueur ; sinon tu mourras.

Si l'épiscopat est l'objet de tant de convoitises et de luttes, si la royauté, par politique et par cupidité, cherche à s'en assurer la libre disposition, c'est que l'autorité qu'il confère est considérable ; dans ces pays où des populations diverses se rencontrent et se mêlent, elle s'exerce sans distinction d'origine ni de classes. Patrons et défenseurs des populations, les évêques s'efforcent d'atténuer les maux des invasions et des guerres, ils interviennent auprès des pouvoirs publics, relèvent les villes détruites, nourrissent les affamés. L'évêque, répète-t-on sans cesse, estl'espoir du clergé, le tuteur des veuves, des faibles, le pain des pauvres, le libérateur des captifs. Bien plus que le comte, il est le chef et l'administrateur. On a vu plus haut comment Dizier, évêque de Verdun, pour venir au secours des habitants, emprunte 7.000 pièces d'or au roi Théodebert. Ce sont les évêques qui souvent s'occupent des travaux d'édilité. Cahors manque d'eau : Didier s'efforce de lui en assurer par des aqueducs ; il entoure la ville d'une solide enceinte et rebâtit le château qui la protège. Félix de Nantes, en rectifiant le cours d'un fleuve, assure la prospérité d'un canton. Aux moyens terrestres ils passent pour joindre le secours divin ; de là des légendes que la foi populaire accueille avec ferveur. L'Auvergne est desséchée par des chaleurs continues, la récolte est compromise : l'évêque Quintien prie, puis fait entonner au peuple des hymnes ; aussitôt le ciel s'obscurcit et la pluie tombe. A Clermont, un incendie ravage la ville, l'évêque Gal prend en main l'évangile, s'avance vers les flammes, le feu s'éteint ; si la ville échappe à une épidémie en 543, c'est à ses prières qu'elle le doit. Sans cesse on voit intervenir les évêques pour obtenir en faveur des populations des exemptions ou des remises d'impôts. Aussi, dit-on couramment d'eux qu'ils gouvernent la ville. A peine élus, énergiquement ils se mettent à l'œuvre. Nizier, nommé évêque de Trèves par le roi Thierry, revient d'Italie en Gaule, escorté par les envoyés royaux. Ceux-ci, près de Trèves, lâchent leurs chevaux dans les champs de blé des paysans. Nizier s'indigne : Faites sortir vos chevaux du champ du pauvre, sinon je vous exclurai de ma communion. — Comment ! tu n'es pas encore sacré évêque et tu parles d'excommunier !Le roi m'a arraché à mon monastère pour m'imposer cette charge. La volonté de Dieu sera faite, mais, chaque fois que la volonté du roi ordonnera du mal, je m'y opposerai. Et lui-même chasse les chevaux du champ.

Les comtes s'inquiètent de ce pouvoir qui sans cesse les tient en échec. A Lyon, l'évêque Nizier envoie un de ses prêtres au comte Armentarius : Comte, dit le prêtre, l'évêque a déjà réglé par un jugement l'affaire dont tu t'occupes, et il t'avertit de ne t'en point mêler. — Va, répond le comte furieux, et dis-lui que beaucoup d'affaires sont évoquées devant lui qui devront être réglées définitivement par d'autres que lui. Ces conflits dégénèrent souvent en luttes ouvertes et violentes ; l'Église prend soin de faire circuler de terribles récits sur les comtes qui ne cèdent point à l'évêque. A Angoulême, le comte Nanthinus, qui a tenu tête à l'évêque Héraclius, est atteint par la fièvre et s'écrie : Hélas ! Hélas ! l'évêque Héraclius me brûle, il me torture, il m'appelle au jugement. Après sa mort, son corps devient tout noir, comme s'il avait été brûlé. Que tous, ajoute Grégoire, se souviennent de ceci et craignent d'insulter les prêtres ! Car Dieu venge ses serviteurs qui ont mis en lui sa confiance. L'évêque est à ce point le maitre de la ville qu'il y protège à l'occasion les fonctionnaires royaux. Lorsque Chilpéric, en 579, établit de nouveaux impôts à Limoges, la population veut massacrer le référendaire Marcus chargé de cette besogne ; l'évêque Ferréol le sauve. A Tours, Dagobert accorda même à l'évêque le droit de nommer le comte.

L'évêque montre parfois la même indépendance envers le roi. Nizier de Trèves reproche au roi Théodebert sa conduite et, en pleine église, déclare qu'il ne célébrera pas la messe devant lui. Il excommunie le roi Clotaire qui le condamne à l'exil. Aux menaces dont on le poursuit il répond : Je mourrai volontiers pour la justice. Germain, évêque de Paris, excommunie le roi Caribert qui a épousé une nonne, Marcovefa. Parfois le roi s'incline, souvent il s'irrite. Didier, évêque de Vienne, est en butte à la haine de Brunehaut. Accusé devant un synode par un de ses confrères, Aredius de Lyon, il est déposé et exilé. Quelque temps après il est rétabli ; mais il s'avise de faire au roi Thierry des reproches sur le désordre de ses mœurs : trois comtes vont l'arrêter au milieu de son église, on l'emmène, et un des soldats de l'escorte lui brise la tête d'un coup de pierre.

Ces violences sont l'exception. Les rois savent que, auprès des peuples, ils ne peuvent avoir d'intermédiaires plus actifs ou plus puissants que les évêques. Clotaire Ier, dont la cruauté n'a épargné ni ses neveux, ni même son fils, se transforme parfois en pieux personnage pour se concilier les évêques. Gontran invoque leur aide : C'est à vous surtout que je m'adresse, très saints pontifes, dit-il dans l'édit de 585, à vous à qui la clémence divine a concédé l'office de la puissance paternelle, espérant que vous vous efforcerez d'amender le peuple, que la Providence vous a confié, par votre prédication assidue, et de le gouverner avec un zèle pastoral de telle façon que tous aiment la justice, vivent honnêtement. C'est ainsi que par un bienfait céleste l'ordre public et le salut des peuples peuvent être assurés. Gontran, malgré ses sauvages explosions de colère et ses crimes, devient pour l'évêque de Tours un roi bénin et comme un saint laïque. Toujours il parlait de Dieu, de la construction d'églises, de la défense des pauvres.... On l'aurait pris non seulement pour un roi, mais pour un prêtre du Seigneur. Se trouvant à Tours, il vient, de grand matin, surprendre Grégoire dans sa maison épiscopale et lui demander les eulogies de saint Martin. Il n'est pas jusqu'au brutal Chilpéric qui, dans ses moments de calme, ne s'essaie à ce rôle et ne s'efforce de ramener à lui les évêques qu'il a outragés. Mais pour lui l'épiscopat ne connaît point le pardon. Une nuit, Grégoire de Tours voit en rêve un ange qui vole dans les airs et qui, en passant sur la basilique de Saint-Martin, jette un grand cri : Hélas ! Hélas ! Dieu a frappé Chilpéric et tous ses fils, et aucun de ceux qui sont sortis de lui ne survivra pour gouverner son royaume. Après avoir conseillé ou blâmé les rois de leur vivant, les évêques et les clercs les jugent après leur mort : ils racontent leur règne, exaltent ou flétrissent leur mémoire et ce n'est qu'à grand'peine que nous parvenons à nous dégager de ces dépositions souvent partiales.

L'influence des évêques sur le caractère et la conduite de ces rois a parfois été heureuse ; si l'on consulte les lois et les capitulaires, on l'y reconnaît à l'humanité de certaines mesures. Fidèles aux traditions du passé, tout pénétrés d'idées romaines, à ces chefs barbares et violents ils présentent comme idéal tantôt les rois bibliques, David et Salomon, tantôt les empereurs chrétiens. Ils cherchent à leur persuader que, tenant leur pouvoir de Dieu, ils ont contracté des devoirs précis envers lui. Sache que tu es le ministre de Dieu, institué par lui pour que tous ceux qui font le bien trouvent en toi un auxiliaire bienveillant, tous ceux qui font le mal un vengeur énergique. Donc, le cœur plein de frayeur, songe avec sollicitude comment, dans toute ta vie, tu seras gouverné par Dieu afin que tu gouvernes les autres longtemps et heureusement. Et le poète Fortunat dit de Childebert : Il est notre Melchisedech, tout à la fois roi et prêtre, et laïque il a accompli l'œuvre de religion. Tout en administrant l'État et en habitant son palais, il a été la gloire, le modèle de l'épiscopat. Ces éloges ne convenaient guère à ceux qu'on en gratifiait ; du moins ils montrent comment les évêques entendaient le rôle de la royauté ; le langage qu'ils tiennent aux Mérovingiens est celui que leurs prédécesseurs ont tenu aux empereurs chrétiens et que leurs successeurs tiendront aux Carolingiens.

Mais, s'il est de bons évêques, d'autres ont une étrange conduite. Salonius, évêque d'Embrun, et Sagittarius, évêque de Gap, paraissent dans les combats, casque en tête ; ils volent, ils tuent, commettent des adultères, passent les nuits à banqueter, les jours à dormir. Au Mans, l'évêque Bodégisèle dépouille les citoyens, les maltraite, souvent les frappe lui-même en répétant : Parce que je suis devenu clerc, ne pourrai-je donc pas me venger moi-même ? Il est excité par sa femme, plus méchante encore que lui. Egidius, évêque de Reims, est mêlé à quelques-uns des plus sombres événements du VIe siècle. Ses perfidies l'exposent aux pires aventures. A l'armée de Childebert, les soldats veulent l'égorger, il doit s'enfuir, poursuivi à coups de pierres'. Il est traduit devant un synode par le roi Childebert, dont il est accusé d'avoir tramé la mort. Convaincu de mensonge, de trahison, il finit par avouer : Je suis coupable, condamnez-moi ; j'ai mérité la mort, je le sais, car j'ai commis le crime de lèse-majesté en agissant toujours contre les intérêts du roi et de sa mère (Brunehaut) ; par mes conseils ont eu lieu bien des guerres, bien des régions de la Gaule ont été ravagées. On le déposa et on l'exila à Strasbourg.

A mesure qu'on avance, le recrutement de l'épiscopat parait empirer. Aux évêques gallo-romains, des évêques germains, plus violents, plus cupides se seraient-ils substitués ? Ce qui parait plus assuré, c'est que, par suite de l'accroissement extraordinaire des biens des églises, ces riches domaines ont augmenté les convoitises des laïques ; beaucoup ne sont entrés dans l'Église que pour en jouir, et l'aristocratie ecclésiastique a confondu ses intérêts avec ceux de l'aristocratie laïque.

 

II. — LE CLERGÉ ET LES MOINES.

PASSONS maintenant en revue les forces dont dispose l'épiscopat : ses troupes qui, avec les clercs et les moines, comprennent tous ceux que leur situation ou leurs intérêts maintiennent dans la dépendance de l'Église ; ses ressources, ses biens qui, grâce à de nombreuses donations, forment dans l'état d'immenses domaines ; ses privilèges de juridiction et d'immunité, qui lui assurent une singulière indépendance ; son action religieuse enfin, qui, par le culte, les croyances, les légendes, le rend maitre des âmes, et par les âmes de la société.

Les règles relatives à l'entrée dans le clergé subsistent, mais, en outre, l'autorisation du roi ou de son représentant est nécessaire. Parfois même le roi impose son choix. Saint Remi dut, sur l'ordre de Clovis, consacrer prêtre un certain Claudius, coupable de sacrilège, et il eut de ce chef à subir les reproches de plusieurs de ses collègues. Les clercs étant exempts du service militaire et de l'impôt, on conçoit que la royauté surveille leur recrutement.

On les reconnaît à la tonsure qui, connue auparavant déjà, se répandit de plus en plus en Gaule. Le clerc doit savoir lire : Césaire d'Arles n'admettait même à l'ordination que ceux qui avaient lu quatre fois l'Ancien et le Nouveau Testament ; mais cette règle fut mal observée et de plus en plus l'Église se remplit d'ignorants.

L'Église forme une société à part qui a sa constitution et ses lois. Régie à l'intérieur par les canons ecclésiastiques, elle se réclame, dans ses rapports avec le monde laïque, du droit romain. En retour des privilèges qu'elle assure à ses membres, elle exige d'eux qu'ils renoncent au siècle. Aux diacres, prêtres, évêques, mariés avant leur ordination, elle impose, non point de rompre avec leurs femmes, mais de vivre avec elles comme avec des sœurs. Elle éloigne de l'épiscopat ceux qui avaient contracté un second mariage ou épousé une veuve. Prêtres et évêques ne peuvent avoir auprès d'eux ni servantes, ni affranchies, mais seulement leur mère, une sœur, une nièce. Les repas de noces, où retentissent des chants d'amour, où on se livre à des danses sensuelles, leur sont interdits. L'évêque doit vivre au milieu de ses clercs ; aucune femme ne peut entrer dans sa chambre sans que deux prêtres ou deux diacres assistent à l'entretien. L'archidiacre est le lieutenant de l'évêque : il dirige, surveille le clergé ; le vidame ou vicedominus administre les biens de l'Église.

En dehors de la ville s'étend la division en paroisses ; on les appelait alors des diocèses, du nom qui fut réservé plus tard aux circonscriptions épiscopales. L'institution parait s'être répandue du sud de la Gaule dans le reste du pays. Les conciles d'Agde en 506, d'Epaone en 517, de Vaison en 529 s'occupent des paroisses, de leurs ressources, du recrutement du clergé paroissial. La paroisse se forme ordinairement dans un vicus : à sa tête est un prêtre qui a le droit, auparavant réservé à l'évêque, de baptiser, de prêcher, d'exercer une certaine juridiction ecclésiastique. Elle a ses biens, son patrimoine, que le prêtre administre, sous le contrôle de l'évêque, mais sans que celui-ci puisse en disposer à sa guise ; elle devient l'unité ecclésiastique, et comme un petit état moral et religieux. Si la paroisse a une certaine étendue, si elle comprend plusieurs églises, plusieurs prêtres, elle est ordinairement gouvernée par un archiprêtre. Toutefois ce serait une erreur de se représenter le pays comme entièrement divisé dès cette époque en paroisses. On l'a dit avec raison : Le nombre de ces communautés rurales n'était pas très grand ; elles se trouvaient surtout sur les voies publiques, au bord des rivières, partout où étaient groupés les hommes ; elles étaient souvent séparées les unes des autres par de grands espaces et des déserts. Quelquefois les paroisses sont des fondations privées, que de grands propriétaires ont constituées sur leurs domaines : eux ou leurs agents pourraient prétendre à une autorité arbitraire sur les clercs qui les desservent ; c'est un abus que les conciles prévoient et qu'ils essaient de punir. En dehors des églises paroissiales, existent des basiliques, des oratoires, des chapelles ; beaucoup ont été élevées par des particuliers qui pourvoient à leur entretien. Peu à peu l'usage s'introduit de laisser aux fondateurs le soin de désigner les clercs qui y sont attachés, les conciles eux-mêmes l'admettent : dès le VIIe siècle, par le patronage que s'arrogent les grands sur ces fondations, commencera la sécularisation des églises.

Pas plus que les évêques, le clergé mérovingien n'est toujours exemplaire. A côté des prêtres vertueux et charitables, combien adoptent les mœurs de la société où ils vivent ! Tel ce prêtre du Mans, débauché, glouton, souillé de tous les vices, qui s'enfuit, enlevant une femme de bonne famille. Les parents se mettent à leur poursuite, brûlent sa complice, le font emprisonner. L'évêque de Lisieux, Ætherius, lui sauve la vie, le charge d'instruire des enfants ; le misérable l'en récompense en complotant sa mort avec l'archidiacre. Soudoyé par eux, un clerc suit Ætherius, armé d'une hache, mais l'audace lui manque, il avoue. Les adversaires de l'évêque ont alors recours à la calomnie, ils l'accusent d'avoir reçu une femme dans sa chambre, ils se jettent sur lui et l'enchaînent. Il fallut l'intervention royale pour rétablir l'ordre. Ces conspirations du clergé contre l'évêque ne sont point rares. Maracharius, évêque d'Angoulême, meurt empoisonné par des clercs de son église et l'un d'eux lui succède. N'est-ce point d'ailleurs parmi les clercs que Frédégonde va chercher les assassins qu'elle arme contre Childebert ? A mesure qu'on avance, l'esprit d'insubordination, le désordre des mœurs augmentent.

La vie monacale se développe avec plus de force encore qu'à l'époque précédente. Les mêmes causes y contribuent : l'état social troublé, les oppressions des grands et des riches, l'impuissance du gouvernement à défendre la sécurité et les intérêts des classes inférieures, enfin le découragement qui pousse soit les âmes douces et faibles, soit les pauvres gens à ne plus chercher de recours qu'en Dieu.

 De la part des rois c'est une tradition de fonder des couvents. Clovis a créé, doté des monastères ; sa sœur Albollède s'est faite nonne. La plupart des diplômes des rois mérovingiens sont en faveur des couvents. D'autres monastères doivent leur origine aux évêques, mais surtout aux moines eux-mêmes qui multiplient leurs établissements. Beaucoup ne comptent que quelques moines ; les grands monastères, où vivent cent ou deux cents religieux, sont relativement rares.

 Des reclus, des anachorètes s'isolent dans des cellules . Les montagnes, comme celles de l'Auvergne, du Cantal, leur servent de retraites ; auprès, dans la forêt, s'élèvent des couvents où se groupent leurs disciples, leurs admirateurs : plus d'un village a eu pour origine quelque cabane d'anachorète. Ces ascètes imaginent les plus étranges mortifications : Caluppa vit dans une grotte pleine de serpents qui s'enroulent autour de son cou ; Walfroy se tient sur une colonne à l'imitation des stylites orientaux. Lupicin s'est réfugié dans des ruines antiques, il se dérobe à la vue et reçoit par une petite baie un peu de pain et d'eau ; pendant tout le jour, tandis qu'il chante les louanges de Dieu, il porte sur sa tête une énorme pierre, que deux hommes pourraient à peine soulever, pendant la nuit il place sous son menton un bâton auquel il a fixé des clous pointus. A ce régime il devient poitrinaire et couvre de crachats sanglants les parois de sa cellule ; après sa mort on détacha les parcelles de rochers ainsi souillées et on les emporta comme des reliques ! Parfois, il est vrai, l'ascétisme se détendait et la nature insultée reprenait ironiquement ses droits. Le reclus Winnoc, établi près de Tours, était un saint homme, il était vêtu de peaux, il se nourrissait d'herbes sauvages et crues ; mais il ne résista pas à l'attrait du vin que lui offrait la piété des fidèles, il prit l'habitude de s'enivrer, il devint fou furieux, et il fallut l'enchaîner dans sa cellule.

Sur l'armée monastique l'évêque entend conserver son pouvoir : les monastères ne peuvent être fondés sans son autorisation ; l'abbé dépend de lui, il ne doit point aliéner les biens du couvent ni s'en éloigner sans sa permission. Quelquefois celui qui a fondé le monastère, roi, évêque ou particulier, se réserve la nomination de l'abbé, le plus souvent il se contente de la confirmer. En général, celui-ci est élu par la communauté monastique ; l'évêque lui donne la bénédiction, mais, si des compétitions trop vives se produisent, si le choix des moines s'est porté sur une personne indigne, il peut intervenir, choisir un autre abbé. Ces rapports sont une occasion de conflits. Aussi les monastères cherchent à obtenir des évêques la renonciation à leurs droits. Les diplômes de ce genre se multiplieront ; toutefois parmi ceux que les moines attribuaient dans la suite à l'époque mérovingienne, beaucoup étaient des pièces fausses qu'ils avaient fabriquées à l'appui de leurs prétentions.

Ainsi se constituent de petites républiques, qui s'efforcent de s'affranchir du pouvoir épiscopal comme du pouvoir civil, et dont rapidement s'accroissent les domaines et les ressources. De riches personnages offrent même au couvent leurs enfants avec une partie de leurs biens. Pour y entrer il faut en principe l'autorisation royale. Un noviciat est exigé, on prononce des vœux.

L'abbé gouverne le couvent à l'intérieur, il le représente au dehors ; tous les moines lui doivent obéissance, mais lui-même doit donner l'exemple de la soumission à la règle. D'ailleurs, pour toutes les affaires importantes, il doit prendre l'avis de la communauté ; même pour les moindres décisions il demande conseil aux anciens. Parmi les abbés comme parmi les évêques figurent de grands personnages. Un des meilleurs amis de Grégoire de Tours est Aridius, de naissance noble, qui, après avoir été un des conseillers du roi Théodebert, a renoncé au monde. Sur ses domaines il fonde un monastère qui, de son nom, s'est appelé Saint-Yrieix et qui, comme bien d'autres, donnera naissance à une ville. Tous les abbés, il est vrai, ne sont pas des modèles de vertu. L'abbé Dagulf commet des vols, des homicides, des adultères. Il a pour maîtresse une femme dont il cherche à effrayer le mari par ses menaces ; une nuit, tandis qu'il dort auprès d'elle après s'être enivré, le mari revient et les tue à coups de hache. Que cette mort, ajoute Grégoire, serve d'avertissement aux clercs qui, contre les canons, ont commerce avec la femme d'autrui.

Derrière les murs des cloîtres vécurent parfois de petites sociétés calmes et heureuses : telle fut celle qui, au monastère de Sainte-Croix de Poitiers, se groupa autour de Radegonde. On sait l'histoire de cette captive thuringienne, issue de sang royal, qui devint la femme du roi Clotaire. Il se lassa bientôt de sa douceur et de sa piété : Radegonde put se consacrer à Dieu, elle éleva le monastère où s'écoula sa vie. C'était une femme d'esprit élégant et cultivé : le poète Fortunat, qui écrivit sa biographie, était en correspondance avec elle et lui adressait ses vers. Mais, dans le monastère, elle vaquait aux plus humbles besognes ; surtout elle s'occupait des pauvres, des malades, pansant leurs plaies, les servant à table. Dans son ardent ascétisme, elle allait jusqu'à appliquer sur son corps une lame de métal chauffée au feu qui brûlait ses chairs ; elle voulait, puisque les persécutions avaient cessé, renouveler sur elle les tortures des martyrs. Sa dévotion s'exaltait en des visions mystiques. L'année qui précède sa mort, elle voit apparaître un jeune homme resplendissant de beauté qui lui prodigue les douces paroles et les caresses. Et, comme sa piété s'inquiète, il lui révèle qu'il est celui que sans cesse elle prie et implore.

Sa mort, en 587, fut un deuil pour la Gaule chrétienne. Le récit de ses funérailles dans Grégoire de Tours est une des plus belles et des plus touchantes pages de la littérature de ce temps. Grégoire veut revoir les lieux où s'est écoulée la vie de la sainte ; l'abbesse l'accompagne avec les religieuses. Voici, dit-elle, sa cellule et nous n'y trouvons plus notre mère ! Voici la natte où elle s'agenouillait pour implorer Dieu, et nous ne l'y voyons plus ! Voici le livre où elle lisait, et sa voix pieuse ne frappe plus nos oreilles ! Voici les fuseaux avec lesquels elle filait pendant ses longs jeûnes et ses pénitences !

Quelques années plus tard, ce monastère était devenu un lieu de scandales et de discordes. Chrodielde, qui passait pour fille de Caribert, et Basine, fille de Chilpéric, y étaient nonnes. Elles provoquèrent une insurrection contre l'abbesse. On nous traite, disaient-elles, comme de basses servantes, non comme des filles de rois. Les factieuses vont trouver Grégoire, puis envoient Chrodielde au roi Gontran. Pendant cette dernière ambassade les autres restent à Tours, quelques-unes s'y marient : elles retournent ensuite à Poitiers, y recrutent une bande de voleurs, d'assassins et de débauchés, et se préparent à la guerre. Nous sommes reines, déclarent les deux meneuses, nous ne rentrerons pas dans notre monastère avant que l'abbesse n'en soit jetée hors. Quatre évêques, qui voulurent leur faire entendre raison, faillirent être assommés dans la basilique de Saint-Hilaire par les soudards au service des révoltées. Ces bandits envahirent même le monastère, y commirent des violences, s'emparèrent de l'abbesse. Ce ne fut qu'après bien des efforts qu'on pût mettre un terme à cette guerre de nonnes.

La diversité de règles était pour la vie monastique une cause de faiblesse. On ne connaissait pas encore ces puissantes congrégations qui, dans la suite, groupèrent à travers l'Europe de nombreux couvents sous la direction d'une maison-mère. La règle établie par Césaire d'Arles, et qui procédait de Lérins, était une des plus répandues ; mais celles d'Antoine, de Pacôme, de Basile, de Cassien étaient aussi adoptées. A la fin du VIe siècle, Colomban entreprit d'introduire une organisation plus homogène et plus sévère. Il sortait de ces grands monastères d'Irlande où la vie religieuse était si puissante. Actif, énergique, né pour gouverner, il estimait qu'en Gaule la religion était sans force, l'esprit de pénitence et de mortification avait presque disparu. Sous la protection du roi Gontran, dans les forêts des Vosges[2], il fonde les monastères d'Anegray, de Luxeuil et de Fontaines. Dans la règle qu'il rédigea domine le principe d'obéissance absolue à l'abbé, d'anéantissement du moi et de la volonté individuelle ; l'ascétisme s'y formule en rigoureux préceptes ; les moindres fautes sont sévèrement punies. Mais Colomban veut étendre son action au delà des couvents. En Irlande existaient déjà des livres pénitentiaux où le prêtre, le moine trouvaient l'indication de la peine qu'ils devaient imposer aux fidèles pour toute infraction aux lois de l'Église. Les péchés, depuis les plus graves jusqu'aux moindres, y étaient prévus, classés, tarifés : entre ces recueils et les lois barbares, où les délits et les crimes sont également évalués, l'analogie est remarquable. Colomban introduisit cette réglementation en Gaule, ce fut lui qui y régla l'organisation de la confession et de la discipline pénitentiaire. Parmi les pénalités les plus fréquentes étaient la prière, le jeûne, l'aumône, certaines pratiques, comme la génuflexion, fréquemment répétées. Bientôt même l'Église admit qu'à ces peines spirituelles ou corporelles on substituât des amendes pécuniaires, elle fit argent des péchés des fidèles. Ainsi s'accomplit toute une évolution profonde dans la discipline de la société chrétienne.

On a vu, dans un autre chapitre, quels furent les rapports de Colomban avec les rois francs, quelle âpre énergie il montra vis-à-vis de Brunehaut et de Thierry. Avec l'épiscopat il eut aussi des démêlés ; il ne se pliait point aux usages de l'église gauloise, notamment pour la fixation de la fête de Pâques.

Nombreux furent ses disciples qui devinrent évêques ou abbés, nombreux les monastères qu'ils fondèrent ou réorganisèrent. Ils agirent sur le peuple par la prédication, par la doctrine du rachat des péchés : les fidèles multiplièrent les donations aux couvents pour la guérison de leur âme[3]. Cependant la règle même de Colomban, trop rude et trop dure, fut supplantée au cours du VIIe siècle par la règle bénédictine d'origine italienne, plus sage, plus pratique. En ce temps, dit un contemporain, les essaims de moines et de nonnes, soumis aux règles des bienheureux pères Benoît et Colomban, se répandirent à travers les provinces des Gaules, non seulement dans les campagnes, mais dans les déserts, alors qu'on n'y trouvait auparavant que peu de monastères. Dans ces maisons le nombre des moines s'accroit, on en compte quelquefois de 300 à 900.

Le monachisme occidental, sous la forme bénédictine, se dégage nettement des traditions syriennes et égyptiennes ; fidèle à l'esprit de l'église latine, il se fait actif et pratique. Les spéculations mystiques, les subtilités de l'ascétisme y tiennent moins de place, la règle bénédictine est à certains égards une constitution politique où la notion de gouvernement est fortement accusée. Le travail est la loi de la communauté : sept heures par jour sont attribuées au travail manuel, deux à la lecture. Le couvent n'est donc pas un asile de rêveurs, mais une ferme, un atelier. Quelque chose de l'esprit juridique et législatif de l'ancienne Rome se retrouve dans ces préceptes clairement formulés. De fait les moines bénédictins seront des conquérants et des administrateurs : ils s'enfoncent dans les forêts qui, à la suite des désastres des derniers siècles, s'étendent souvent jusque sur les régions où s'était épanouie la civilisation romaine, ils les défrichent, ils ramènent les populations aux lieux qu'elles avaient abandonnés. S'ils n'échappent point non plus aux passions et aux désordres de leur époque, autour de leurs monastères se sont formées des agglomérations d'habitants, dont quelques-unes sont devenues de grandes villes.

L'Église enrôle en outre l'innombrable foule de ceux qui réclament sa protection. Que les comtes ou les puissants qui oppriment les pauvres, s'ils ne s'amendent point après avoir été avertis par l'évêque, soient excommuniés. A combien de personnes de conditions diverses s'appliquait ce terme de pauvres qu'emploient ici les canons des conciles ! Ce sont les veuves, les orphelins, dont la tutelle appartient aux évêques ; les esclaves que l'Église, si elle ne condamne pas l'esclavage, veut qu'on traite sans violence ; les affranchis don-elle cherche à multiplier le nombre. Dans les formules d'affranchissement de cette époque, le maître déclare qu'il agit pour le remède de son âme et pour s'assurer la récompense éternelle. Beaucoup d'affranchis reçoivent la liberté au lieu saint, l'Église les représente, les défend devant les tribunaux : c'est un droit que lui reconnaît la royauté. Dans la clientèle ecclésiastique, les indigents forment le gros de l'armée ; c'est un devoir pour les évêques de leur donner des vivres, des vêtements. Afin d'empêcher la multiplication des vagabonds dangereux qui courent le pays, on organise des corporations de pauvres, dont les membres sont inscrits sur un registre ; ils sont immatriculés, matricularii, et ont le droit de se tenir à la porte des églises, des monastères pour recueillir leurs aumônes. Ces mendiants patentés forment une véritable milice, turbulente, indisciplinée, mais toujours prête à prendre la défense du sanctuaire dont elle vit. A Saint-Martin de Tours, armés de pierres et de bâtons, ils vengent une violation du droit d'asile.

Dans cette revue des troupes auxiliaires de l'Église prennent encore place les prisonniers et les captifs. L'archidiacre ou son délégué s'occupe des prisonniers tous les dimanches, leur fournit des aliments. Pour les protéger, les prêtres, les saints eux-mêmes sont en lutte avec l'État. Sous le règne de Childebert, saint Martin, raconte-t-on, apparaît à des prisonniers et leur dit : Je suis Martin, soldat du Christ, je vous absous, allez en paix. » Lors des funérailles de Grégoire, évêque de Langres, ceux qui portaient son corps s'arrêtent près d'un cachot. Les prisonniers invoquent le secours du saint, la porte s'ouvre, la poutre à laquelle leurs pieds étaient fixés se brise, ils sont libres. Nombreux aussi sont ceux que les guerres incessantes, même à l'intérieur de l'état franc, ont réduit en servitude : au rachat des captifs doit s'appliquer une partie des ressources des églises. Parmi les moyens qu'emploie saint Amand pour combattre le paganisme, ce fut un des plus puissants. Il rachetait d'innombrables captifs, dit son biographe, les baptisait et les exhortait à persister dans les bonnes œuvres.

 Pour subvenir à ces charges l'Église dispose d'immenses ressources. On a prétendu que, à la fin du VIIe siècle, le tiers du sol de la Gaule devait appartenir aux églises et aux monastères. C'est par milliers que se chiffrent sur la carte de France les noms de lieux d'origine religieuse[4], non seulement ceux où entre le mot saint, mais d'autres où l'étymologie est moins apparente : Oradour, Ouradou, Orruer, Ozouer, d'oratorium ; Bazauges, Bazoches, etc., de basilica ; Moustier, Monestier, Münster, etc., de monasterium ; Capelle, Chapelle, de Capella.

Les donations qui constituaient ces domaines affectaient des formes diverses. La propriété ecclésiastique s'est souvent développée d'après les mêmes principes que la propriété seigneuriale, par la recommandation. Les saints étaient des seigneurs, des patrons, dont on voulait s'assurer la protection, on leur commendait ses biens et sa personne. L'idée qui toujours se retrouve dans ces actes est celle d'un marché : le donateur entend, en retour de sa terre, s'assurer une place au ciel et une protection en ce monde. L'Église propageait et exploitait cette conception utilitaire de la religion.

Les évêques et les abbés chargés d'administrer ces biens ne peuvent les aliéner à leur gré, ce qui en assure l'intégrité. Même l'emploi des revenus est déterminé d'une manière générale : ils doivent servir à l'évêque et au clergé, à la construction et à la réparation des églises, aux besoins des pauvres. L'évêque, au lieu d'une indemnité pécuniaire, peut accorder à tel ou tel de ses clercs la jouissance d'une terre d'église. Des concessions de ce genre sont faites à des laïques, mais ordinairement en retour d'un cens : ce sont les précaires. D'autres domaines ecclésiastiques sont cultivés par des colons. En principe, les terres d'église doivent l'impôt ; mais, de bonne heure, des diplômes royaux accordent des exemptions, et le privilège devint un droit. Puis l'immunité fiscale se transforma en une immunité générale, et les domaines qui en bénéficiaient jouirent d'une autonomie à peu près complète.

Devant cet accroissement de la propriété ecclésiastique, on s'effraya, on chercha des armes dans les dispositions du droit romain qui défendent les droits des héritiers naturels. Mais les conciles fulminent contre les héritiers qui détiennent les biens légués aux églises ; les hagiographes racontent, pour les inquiéter, de terribles anecdotes. Les rois surtout alarment l'Église. Clotaire veut assujettir les églises à verser au trésor le tiers de leurs revenus. Malgré eux, les évêques consentent, mais celui de Tours, Injuriosus, résiste : Si tu veux enlever les biens de Dieu, dit-il à Clotaire, Dieu bientôt t'enlèvera ton royaume, car il serait inique que tes greniers se remplissent de ce qui est destiné aux pauvres que toi-même tu dois nourrir. Clotaire s'effraie, renonce à son projet. Caribert fut plus obstiné. Il s'empare d'un bien qui appartient à Saint-Martin et s'obstine à le garder. Que ce soit à tort ou à bon droit, moi régnant, la basilique n'aura point cette terre. Mais il meurt, et après lui Sigebert la restitue.

Églises et monastères ont encore d'autres ressources. La dîme est une des plus importantes. Saint Jérôme avait recommandé aux fidèles d'Occident d'adopter cette institution, d'origine judaïque, et de donner au clergé la dixième partie du revenu de leurs terres et de leurs troupeaux. Ce ne fut cependant qu'au VIe siècle que l'Église voulut en faire un impôt régulier. En 585, le concile de Mâcon menaça d'excommunication ceux qui ne l'acquitteraient pas. Néanmoins, pendant la période mérovingienne, la dîme conserva le caractère d'une contribution volontaire. D'autres profits étaient ceux que tiraient les établissements ecclésiastiques de droits sur les marchandises, de revenus publics que leur abandonnaient les rois : ainsi Dagobert accorde au monastère de Saint-Denis un droit annuel de cent sous sur la douane de Marseille, avec la franchise pour dix chariots de marchandises destinées au couvent. Ce sont encore les dons, sommes d'argent, pièces d'orfèvrerie, étoffes, objets de tout genre, que la piété des fidèles offre aux sanctuaires. Pour défendre ces richesses accumulées contre la cupidité des brigands, des soldats, des rois eux-mêmes, l'Église met en circulation d'effrayantes légendes. Telle l'histoire de ces soldats qui, après avoir pillé un monastère de Saint-Martin et maltraité les moines, repassent la Loire, chargés de butin : leurs rames se brisent, leurs lances, dont ils veulent se servir comme d'avirons, s'enfoncent dans leurs poitrines. Un seul s'échappe, qui les avait détournés de cette entreprise sacrilège. Un grand de Sigebert avait dérobé une étoffe de soie qui recouvrait le tombeau de saint Denis ; il perd son fils et meurt dans l'année. Que les peuples apprennent ainsi, dit Grégoire de Tours, que personne ne doit convoiter ou dérober les biens de l'Église, car il verra le jugement de Dieu fondre rapidement sur lui.

Les écrivains de ce temps vantent souvent chez les évêques leur connaissance des lois divines et humaines. En effet l'Église détient une part de plus en plus grande de la justice, qu'il s'agisse de procès entre clercs, ou entre clercs ou laïques. Puis aux clercs on assimile les protégés de l'Église, les affranchis, les veuves, les orphelins ; plus tard, l'Église s'emparera même de toutes les causes relatives aux testaments et aux mariages. A l'action officielle s'ajoute l'intervention officieuse des évêques : on les voit enlever aux comtes les accusés,  les prisonniers. La royauté elle-même en arrive à les investir d'un droit de contrôle sur les sentences des comtes. Si un juge, dit l'édit de Clotaire II, a condamné quelqu'un injustement contre la loi, en notre absence qu'il soit réprimandé par les évêques, afin que, après un nouvel examen, il puisse amender ce qu'il avait mal jugé. C'est à l'église qu'ont lieu, même en matière juridique, les serments les plus solennels, et l'on ne manque point de raconter comment la justice divine châtie les menteurs et les parjures. L'ordre public étant mal assuré, on se plaît à croire que les saints eux-mêmes font la police et on veut les y contraindre. A la suite d'un vol dans l'église de Sainte-Colombe, Éloi adjure la sainte, la menace même : Si tu ne fais restituer les objets volés, je ferai fermer la porte de ton église avec des tas d'épines.

Les églises sont des asiles sacrés qu'on ne peut violer impunément. Lors de l'expédition de Gontran contre Gondovald, en 585, les habitants d'Agen se réfugient dans l'église de Saint-Vincent. Les soldats brisent les portes, pillent, massacrent. Mais ce forfait, dit Grégoire de Tours, fut bientôt châtié. Les uns, saisis par le démon, périrent dans la Garonne, d'autres moururent de froid ou de diverses maladies. J'en ai vu, dans le pays de Tours, qui avaient pris part à ce crime et qui étaient torturés par des douleurs intolérables. Beaucoup avouaient qu'ils étaient punis par Dieu. C'est ainsi que Dieu défend ses saints. Même les criminels, dès qu'ils avaient franchi le seuil sacré, étaient sauvegardés. Ce droit d'asile donnait lieu à d'étranges coutumes : de grands personnages, pour échapper à leurs ennemis, s'installaient avec leurs partisans dans les basiliques, dans les maisons épiscopales, et remplissaient le lieu sacré du bruit de leurs chants et de leurs banquets. Sous l'épiscopat de Grégoire de Tours, Gontran Boson, poursuivi par la haine de Chilpéric, se réfugie dans la basilique de Saint-Martin. En vain Chilpéric menace de brûler la ville et les environs. Bientôt le fils du roi, Mérovée, rejoint Gontran Boson et, malgré leurs violences, l'évêque les couvre de son patronage.

Pour punir les infractions à ses lois, l'Église dispose de peines redoutées, l'excommunication surtout, qui retranche le coupable du nombre des fidèles. Parfois, pour frapper plus vivement encore les imaginations, elle ferme l'église où un crime a été commis, elle suspend la vie chrétienne dans toute une ville. Après le meurtre de l'évêque Prétextat, Leudovald, évêque de Bayeux, fit fermer les églises de Rouen ; le peuple ne devait plus assister aux solennités divines jusqu'à ce que l'auteur du forfait fût découvert.

 

III. — LE CHRISTIANISME ET LES COUTUMES PAIENNES. LA DÉVOTION POPULAIRE[5].

TANDIS que l'Orient est encore troublé par les querelles théologiques, la Gaule ne connaît plus guère les agitations de ce genre ; le clergé est trop ignorant pour s'y intéresser. La haine de l'arianisme subsiste, entretenue par les fidèles espagnols que les persécutions contraignent à y chercher un refuge. Les Juifs, répandus dans bien des régions de la France, surtout dans les villes de commerce, sont l'objet de la haine populaire ; on leur interdit les fonctions publiques et surtout. les fonctions financières, on les menace de peines sévères, s'ils cherchent à convertir leurs esclaves chrétiens ; entre eux et les catholiques les unions sont prohibées. Childebert leur défend de se montrer sur les places aux fêtes de Pâques, sans doute pour éviter des rixes ; Chilpéric veut les contraindre à se faire baptiser ; ce fut un acte d'exception. Si, en 629, Dagobert renouvela cet ordre, ce fut, dit-on, pour se conformer aux ordres de l'empereur Héraclius. On ne voit pas du reste que des édits de ce genre aient été rigoureusement appliqués ; l'esprit de persécution brutale ne s'est développé que plus tard dans toute sa force, mais déjà il s'annonce çà et là par des actes de violence.

Contre le paganisme la lutte fut grave et âpre. Le christianisme avait presque disparu des régions du Nord et de l'Est où les Germains s'étaient établis en masse. Saint Waast au IIe siècle, plus tard saint Amand, saint Éloi, saint Orner, saint Loup, Ursmar entreprirent la conquête religieuse du Nord. L'œuvre n'était point sans danger : nul prêtre n'osait s'aventurer dans le pays de Gand, tant la contrée était sauvage, les habitants farouches. Saint Amand affronta le péril, il fut abandonné de ses compagnons, jeté à l'eau, mais, par son activité et sa charité, il gagna les habitants qui demandèrent en foule le baptême et détruisirent les temples et les idoles. Toutefois, dans cette Flandre, qui est maintenant une des citadelles du catholicisme, ce ne fut que plus tard, à partir du me siècle, que s'établirent d'une façon durable les grands monastères. Au Sud-Ouest, en Vasconie, saint Amand porta le christianisme dans les défilés des Pyrénées. Même dans le Sud-Est, où le christianisme gaulois a pris naissance, il n'a pas complètement triomphé, et un évêque qui s'embarque pour l'Italie se trouve seul chrétien parmi des paysans païens.

Les actes des conciles prouvent combien cette persistance des anciens cultes préoccupe les évêques. Sans cesse ils condamnent ceux qui, après avoir reçu le baptême, retournent aux idoles. Ils les montrent invoquant les démons, mangeant les chairs des animaux immolés pour eux, s'assemblant autour des rochers, des arbres, des fontaines qui leur sont consacrés. Les rois confirment l'action des conciles. Nous croyons, dit Childebert Ier dans un édit, qu'il est de notre intérêt et de celui de nos sujets que le peuple chrétien, abandonnant le culte des idoles, se consacre au culte de Dieu... et, comme il est nécessaire que la plèbe qui n'observe pas les recommandations des évêques, soit corrigée par notre pouvoir, nous avons décidé de promulguer partout cet édit. Tous ceux qui, après avoir été avertis, n'auront pas renversé, dans l'étendue de leurs champs, les monuments et les statues consacrés par les hommes aux démons, qui auront empêché les prêtres de le faire, fourniront des garants et devront comparaître devant nous. En 626 ou 627, un concile mentionne encore en termes précis des païens, par opposition aux chrétiens ; c'est à partir du milieu du VIIe siècle qu'il n'en est plus question.

Si l'existence de païens ne peut être contestée, ils ne représentent plus un culte régulièrement organisé. Le plus souvent il s'agit de pratiques superstitieuses, qui attestent l'attachement traditionnel du peuple à de vieux sanctuaires, à des idoles révérées, à des endroits consacrés par les générations antérieures. Fréquemment même, par une confusion où se plaît l'esprit populaire, ces pratiques se mêlent aux fêtes et aux cérémonies chrétiennes, elles se célèbrent dans les églises ou dans leur voisinage. L'origine en est d'ailleurs souvent obscure, et il est malaisé d'y faire toujours le départ entre le paganisme classique et le paganisme barbare. Dans les Ardennes, couvertes des épaisses forêts chères aux dieux germaniques, ce sont sans doute les débris du culte d'Odin ou Wodan que saint Hubert veut détruire à la fin du VIIe siècle et au commencement du VIIIe ; le souvenir s'en est conservé peut-être dans les légendes du Moyen Age sur le chasseur noir, qui parcourt les bois avec sa meute. La terreur mystérieuse épandue dans la forêt augmente la résistance des vieux cultes qui s'y rattachent : elle épouvante et charme à la fois ; en y pénétrant on subit le pouvoir des dieux proscrits dont elle est l'asile. Diane devient la déesse des sorcières, elle préside à leurs sabbats, à leurs étranges chevauchées dans le silence des nuits. D'autre part subsiste le culte des lacs, des rochers, des arbres, des fontaines : dans le Gévaudan, chaque année, à date fixe, les paysans arrivent sur des chariots au lac Saint-Andéol, ils y restent trois jours, égorgeant des animaux et festinant. Ils font des libations au lac, ils y jettent des offrandes, morceaux d'étoffes, flocons de laine, fromages, pains. Un évêque de Javols, pour les en détourner, construisit à cet endroit une église de Saint-Hilaire. Mais l'habitude fut plus forte, et, au siècle dernier, on trouvait encore la trace de ces usages. S'il fallait en croire l'historien grec Procope, au VIe siècle les Francs auraient accompli des sacrifices humains pour lire l'avenir dans les entrailles des victimes. Le renseignement est sujet à caution, mais il est certain qu'on tirait des augures du tonnerre, du vol des oiseaux, et qu'on recourait aux sorcières.

Dans les actes de la vie ordinaire à chaque instant apparaissent ces persistances païennes. Considérer le 1er janvier comme le jour initial de l'année et le célébrer par des étrennes et des mascarades, allumer des cierges aux carrefours, suspendre des couronnes de laurier aux portes, regarder de quel pied on sort, répandre du blé et du vin sur une bûche allumée, ce sont des pratiques que l'Église réprouve et dont plus d'une a survécu. Pour les funérailles, la plupart des rites anciens subsistent : l'exposition du corps, les lamentations funéraires, l'obole à Caron placée dans la bouche du mort, les armes, les vases, les bijoux déposés dans la tombe.

Pourtant la Gaule franque est devenue chrétienne ; elle se couvre d'églises, d'oratoires, la foule se rend à la messe et aux offices ; les lois civiles aussi bien que les canons des conciles prescrivent le repos du dimanche et punissent ceux qui ne l'observent pas. Mais la piété de ce temps est crainte plutôt qu'amour, elle s'adresse surtout à un Dieu terrible et dur qui fait la police rigoureuse du monde et frappe impitoyablement ; les hommes de cette époque, toujours prompts à la violence et aux crimes, vivent dans l'angoisse de sa vengeance. Le caractère sombre que prend la religion explique la puissance croissante qu'on attribue au démon. Le clergé exploite ce sentiment. Dans les écrits hagiographiques il est sans cesse question des possédés, des énergumènes qui accourent aux églises implorer leur guérison. Le diable est à l'affût de toutes les times. On raconte même qu'il a voulu s'emparer de celle de saint Martin, et Séverin, évêque de Cologne, qui l'apprend à ses clercs, ajoute : Qu'en sera-t-il de nous, pécheurs, si l'esprit du mal a voulu nuire à un tel saint ? Comment échapper à ses ruses ? Le diable, dit Grégoire de Tours, se transforme en ange de lumière pour tromper les innocents. Il apparaît au diacre Secundellus, qui vit en reclus aux environs de Nantes : Je suis le Christ que tu pries chaque jour. Tu es devenu saint. Va donc et guéris les peuples. Secundellus le croit, et il faut qu'un autre solitaire lui apprenne son erreur. Pour désigner le diable, le prêtre emploie déjà ce mot vague et terrible l'ennemi, celui qu'il faut redouter à toute heure, sous toute forme[6].

Dans le culte, le Christ occupe la place d'honneur. Toutefois il parait loin, il intimide la piété des fidèles. Les saints, semble-t-il, sont plus près, aussi leur culte se développe dans toute sa force en même temps que celui de la Vierge. Ces demi-dieux du catholicisme se substituent aux divinités secondaires de la mythologie. Il en est. qui ont été créés de toutes pièces pour se prêter à ces adaptations populaires. De même qu'autrefois on préposait certaines divinités aux fonctions et aux actes de l'existence quotidienne, de même les saints les plus populaires sont ceux à qui la dévotion attribue un rôle particulier : l'un guérit une maladie déterminée, l'autre fait retrouver les objets perdus. Bientôt chaque ville, ou encore chaque industrie, chaque classe de travailleurs aura son patron ; ainsi les collèges de petites gens sous l'empire se disaient les dévots de Silvain ou de Pan. Saint Pierre, saint Paul, les évangélistes sont vénérés, mais surtout les saints gaulois ; ce sont des compatriotes auxquels on se confie plus aisément. Grégoire de Tours, dans le De gloria martyrum, les passe en revue, il montre le clergé, les populations qui recherchent leurs tombeaux, qui construisent des basiliques où affluent les pèlerins. On raconte les interventions, les apparitions par lesquelles on croit qu'ils se mêlent à la vie de chaque jour et en adoucissent les misères. Quiconque est lésé s'adresse aussitôt à eux comme à une cour d'appel céleste.

De tous, saint Martin reste le plus populaire. Sa basilique à Tours est le centre religieux de la Gaule. On y accourt de toutes les régions, les malades encombrent l'atrium : une paralytique y passa huit ans étendue sur un chariot. La légende du saint s'enrichit à ce point qu'on arrive à le considérer comme l'apôtre des Barbares germains et slaves. Grâce à toi, écrit Martin de Bracara, l'Alaman, le Saxon, le Thuringien, le Pannonien, le Ruge, le Slave, le Nare, le Sarmate, l'Ostrogoth, le Franc, le Burgonde, le Dace, l'Alain se réjouissent de connaître Dieu. Mais bien d'autres tombeaux deviennent aussi le but de pèlerinages populeux : ainsi ceux des martyrs d'Ainay, de saint Epipode et de saint Alexandre à Lyon, de saint Julien à Brives, de saint Denis à Paris. On y fait des dons, on y brûle des cierges. Souvent, sur l'autel même, pour laisser un souvenir de son passage, on grave son nom avec une courte prière : l'autel de saint Pierre du Ham, près de Valognes, celui de saint Rustique à Minerve dans l'Hérault. sont couverts d'inscriptions de ce genre. D'autres pèlerins, d'une piété plus aventureuse, franchissent les Alpes, ils vont au seuil des apôtres Pierre et Paul, ad limina apostolorum, ils descendent aux catacombes romaines, ou poussent jusqu'en Orient. Grégoire de Tours affirme avoir vu beaucoup de personnes qui avaient été guéries en se baignant dans le Jourdain, et un de ses prédécesseurs, l'évêque Licinius, avait visité Jérusalem et les Lieux Saints.

La facilité avec laquelle on accueillait les légendes pieuses et les récits de miracles suscitait des imposteurs. Tel ce Didier qui, à Tours, en 587, se prétendait en relations par messagers avec saint Pierre et saint Paul, s'égalait aux apôtres, se plaçait au-dessus de saint Martin. Beaucoup de gens simples crurent en lui et furent ses victimes. Un autre, en Auvergne, se fit passer pour le Christ et séduisit une foule immense, non seulement des paysans, mais des prêtres. Plus de trois mille adeptes le suivaient.

Non moins qu'aux saints on croit à leurs reliques. Les évêques se préoccupent de s'en procurer : quand elles arrivent, c'est l'occasion d'une grande fête. Namatius, évêque de Clermont, a envoyé à Bologne un de ses prêtres pour avoir des reliques des saints Agricol et Vital : au retour les habitants vont avec des croix et des cierges à sa rencontre. Radegonde organise une véritable mission ; ses envoyés vont en Orient faire le tour des tombeaux des saints et des confesseurs. On croit même habile de s'assurer la complicité des reliques pour de mauvaises actions : ainsi fit Chilpéric lorsqu'il entra à Paris malgré son serment. A défaut des restes des martyrs, on se contente d'objets qui en ont approché : l'huile qui brûle dans les lampes de leurs sanctuaires, les étoffes qui recouvrent leurs tombeaux, les plantes, les feuilles des arbres qui poussent auprès, l'eau de la fontaine voisine. On gratte la pierre funéraire, on mélange cette poussière avec de l'eau, et on s'en sert comme d'une potion qui guérit toutes les maladies. Dans une ville où passe saint Amand, l'évêque fait conserver l'eau dont il s'est lavé les mains, il en donne à un aveugle qui s'en frotte les yeux et guérit ! Et pourtant Grégoire de Tours, à qui sont empruntés la plupart de ces exemples, se pique de critique, il déclare qu'il n'accepte pas sans examen les miracles qu'on lui raconte. Quelle ne devait pas être la crédulité populaire ?

D'autres superstitions encore s'abritent sous le couvert de l'Église. On se sert des Livres Saints pour remplacer les oracles, on les ouvre au hasard, et, du premier verset qui tombe sous les yeux, on tire la révélation de sa destinée. Mérovée, poursuivi par la haine de son père Chilpéric, pose sur le tombeau de saint Martin les livres des Rois, les Psaumes et les Évangiles, il jeûne et prie pendant trois jours, puis ouvre les manuscrits. Dieu, est-il dit dans le premier verset qu'il lit, vous a livré aux mains de vos ennemis. Dès lors sa perte parait certaine. En vain les conciles condamnent cette coutume ; le clergé lui-même y recourt. Le duel devient un moyen de contraindre Dieu à désigner le coupable. Gontran Boson, accusé de trahison devant le roi Gontran, s'écrie : Si quelqu'un veut soutenir l'accusation, qu'il se présente, et alors je m'en remettrai au jugement de Dieu qui discernera entre nous quand il nous verra combattre. L'Église accepte les ordalies, d'origine germanique, dont il a déjà été question, elle les consacre par des prières, des formules liturgiques, elle-même les pratique. Un prêtre arien et un diacre catholique, après une discussion théologique, conviennent de s'en remettre au jugement de Dieu : un anneau sera jeté dans un bassin d'eau bouillante placé sur un feu ardent ; celui qui l'en retirera sera vainqueur.

La religion populaire est donc fruste et grossière, toute de pratiques et de superstitions. On a remarqué que la plupart des mots français qui expriment les enseignements de la religion sont issus directement du latin savant, sans passer à l'origine par des formes populaires[7].

L'ignorance des fidèles est extrême. Tandis qu'auparavant l'Église n'admettait au baptême que ceux qui avaient reçu l'instruction des catéchumènes, l'usage prédominait de le conférer aux nouveau-nés. Le clergé était obligé de détourner de la communion fréquente, qui autrefois était la règle, ceux trop nombreux qui, par le désordre de leur conduite, lui paraissaient insulter au sacrement. La plus grande partie des fidèles, dit saint Césaire dès le commencement du VIe siècle, sort de l'église après les lectures finies, avant l'achèvement des divins mystères ; bien plus, presque tous le font.

 

IV. — LES LETTRES[8].

AU milieu de cette société barbare, la culture intellectuelle s'affaiblit. Dans le courant du VIe siècle les dernières écoles laïques agonisent. A leur place naissent çà et là des écoles épiscopales et monastiques, mais l'organisation en est rudimentaire. Parfois l'archidiacre est chargé d'instruire les enfants, mais parfois on les livre à un maitre de rencontre. Le rôle de ces maîtres se borne d'ailleurs à apprendre à lire et à écrire, à enseigner quelque peu les livres saints ; les plus savants y ajoutent la connaissance de quelques auteurs profanes et chrétiens, des lois romaines. Un certain Andarchius pouvait passer pour un homme instruit parce qu'il connaissait Virgile, le code théodosien et savait calculer. Dès cette époque le Satyricon de Martianus Capella servit comme de manuel pour l'enseignement des sept arts, qui constitua au Moyen Age l'enseignement supérieur : grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, astrologie, arithmétique, musique.

Parmi les écrivains de ce temps nul ne présente plus d'intérêt que Grégoire de Tours : la société mérovingienne revit tout entière dans ses écrits. Il est né vers 538, il est devenu évêque de Tours en 573, il est mort en 594. Son père, Florentius, appartenait à l'aristocratie gallo-romaine ; Grégoire répète volontiers qu'il n'est pas en Gaule de famille de meilleure origine que la sienne. Ce fut un bon et vaillant pasteur. Charitable pour ses fidèles, toujours prêt à défendre leurs intérêts, il parle d'eux avec une tendresse touchante. Lorsqu'il raconte l'épidémie qui s'abattit sur la Gaule en 580 : Nous avons perdu, dit-il, les doux et chers petits enfants, que nous avions réchauffés dans notre sein, portés dans nos bras, nourris de notre main avec sollicitude. Il a l'amour des humbles : à plusieurs reprises il obtient pour ses Tourangeaux des remises d'impôts ; en face des rois francs il est courageux et indépendant : on en a vu plus haut des exemples.

Grégoire est admirablement placé pour écrire l'histoire de son temps : il l'a vue en grande partie se dérouler sous ses yeux, il a parcouru de nombreuses régions de la Gaule, il a été en relations avec les plus notables personnages. D'esprit curieux, il aime à faire causer, à recueillir des récits, à s'enquérir des événements, à consigner tout ce qu'il apprend. A son Histoire des Francs, dont les dix livres s'étendent jusqu'en 591, viennent s'ajouter de nombreux écrits hagiographiques, riches en détails sur les mœurs, les idées, les croyances du VIe siècle[9]. Mais, s'il écrit beaucoup, il s'excuse de le faire, parce qu'il a conscience de son ignorance. Ce n'est pas qu'il soit inférieur à ses contemporains : il a été élevé avec soin et par lui on peut juger ce qu'était alors une bonne éducation ; il a appris à lire et à écrire vers huit ans ; il connaît Virgile, quelque peu le Catilina de Salluste. Là s'arrêtent ses lectures classiques. Il déclare qu'il a bientôt abandonné la grammaire et la littérature profanes pour les lettres sacrées. Mais de ce côté son érudition n'est pas non plus fort étendue : il connaît les livres saints qu'il cite fréquemment, quelques écrits apocryphes du Nouveau Testament, quelques vies de saints, Sulpice Sévère, Prudence, Sidoine Apollinaire, Orose, qui lui sont assez familiers, une dizaine d'autres.au Leurs dont on retrouve chez lui la trace. La littérature patristique de l'Occident lui est étrangère, à plus forte raison celle de l'Orient, puisqu'il ne sait pas le grec. Son ignorance théologique est extrême : sur l'arianisme même, dont il parle et qu'il abhorre, il n'a que des notions vagues et inexactes.

En dépit des scrupules qu'il exprime, Grégoire est un écrivain, il a un style à lui. Il ne faut lui demander ni la simplicité, ni l'élégance vraie, ni la correction. Dans son désir d'orner sa prose, il la charge de mots abstraits et de métaphores, il l'encombre de développements et d'expressions poétiques ; mais il a l'imagination vive et trouve souvent l'expression pittoresque. Doué du sens du mouvement et de la couleur, il saisit le trait caractéristique d'un acte, d'un personnage. Il a encore d'autres qualités de l'historien : il comprend d'instinct que, pour donner d'un temps une image fidèle, les grands personnages et les grands événements ne suffisent pas ; il nous promène à travers toute la Gaule du VIe siècle, de la villa royale à la maison épiscopale, de la campagne à la ville ; il s'arrête longuement à nous conter la querelle de deux obscurs citoyens ou les aventures d'un prêtre débauché. Il se plaît aux anecdotes, il les dit bien, et de chacune sait dégager et mettre en lumière l'essentiel.

S'il s'agit de miracles, sa crédulité est enfantine. Mais, dès que la foi n'est plus en jeu, il est loin de manquer de critique. Dans son Histoire des Francs, pour les époques antérieures à celle où il vit, il a cherché à consulter de bons auteurs, il a même utilisé des historiens du Ve siècle qui depuis ont disparu, Sulpicius Alexander, Renatus Profuturus Frigeridus. La valeur d'un document officiel ne lui échappe pas, il a conservé le texte du traité d'Andelot. Il sait aussi qu'on peut tirer parti d'une légende ou d'un chant populaire. Parfois même il se préoccupe de problèmes que discute encore la science moderne, comme celui des origines de la royauté chez les Francs, il essaie de le résoudre ainsi qu'on fait aujourd'hui, par la discussion des textes ; enfin, quand il arrive à son temps, il n'accepte pas toujours au hasard les renseignements et les récits et, à l'occasion, d'un mot, formule des réserves.

On lui a souvent reproché le calme avec lequel il raconte d'odieuses fourberies et d'abominables attentats. S'agit-il d'un ami de l'Église, son indulgence est en effet excessive, tandis que contre ceux qui en sont les ennemis il s'emporte jusqu'à l'injure. Le souci des intérêts ecclésiastiques fausse souvent son jugement, mais, même alors il ne cache pas les faits qui permettent de le rectifier. D'ailleurs ni les désordres ni les crimes qui se multiplient autour de lui ne le laissent indifférent ; il répète qu'il vit au milieu d'une société grossière et cruelle. En résumé, s'il a commis des erreurs, si sa chronologie est souvent inexacte, c'est un guide auquel on s'attache et qui mérite confiance. Pour trouver un écrivain qui sache autant que lui restituer la physionomie d'une époque il faudra franchir bien des siècles.

A côté de Grégoire, les autres chroniques font pâle figure. La plus importante est celle qu'on attribuait sans raison à un personnage supposé, Frédégaire, et qui, prolongée par plusieurs continuateurs successifs, s'étend jusqu'en 768. Un d'eux a, comme Grégoire, conscience de la barbarie où il vit. Le monde vieillit, dit-il, l'aiguillon de l'esprit s'émousse, personne aujourd'hui n'oserait se comparer aux écrivains du temps passé. Vers 727, dans la France du Nord, un Neustrien écrivit, sous le titre de Liber historiæ Francorum ou Gesta regum Francorum, une chronique qui retrace les destinées des Francs depuis leur fabuleuse origine troyenne, mais qui manque de critique et dont la composition est inculte.

 Au commencement du Ve siècle l'église gauloise avait eu un poète. Avitus, dont le rôle fut si considérable en Burgondie, composa un poème biblique dans lequel il raconta la création du monde, le péché originel, la sentence de Dieu chassant Adam et Ève du paradis, le déluge, le passage de la mer Rouge. Toute la première partie de l'œuvre forme comme un Paradis Perdu, que Guizot a rapproché du poème de Milton, en accordant souvent l'avantage à l'évêque de Vienne. C'est qu'en effet Avitus ne se contente pas de paraphraser la Bible, il a l'imagination et l'invention poétiques. Mais après lui la littérature ecclésiastique ne produit plus rien de cette valeur. Si Grégoire de Tours est l'unique historien de l'époque mérovingienne, Fortunat en est l'unique poète ; encore est-il étranger. Né en Italie entre 530 et 540, élevé à Ravenne, il est venu en Austrasie auprès du roi Sigebert. Il devient le chantre officiel des rois mérovingiens, il compose l'épithalame de Sigebert et de Brunehaut, les panégyriques de Caribert et de Chilpéric. Rien n'est étrange comme de le voir employer à leur service tout l'attirail des apothéoses officielles du Bas-Empire, d'entendre que Caribert égale Trajan, que la Libye, l'Inde connaissent la gloire de Chilpéric. Il prodigue à tout venant ses distiques servilement louangeurs, à Frédégonde, aux évêques, à des ducs, à des comtes. Malgré leur boursouflure, les poèmes de Fortunat, quand on les consulte avec prudence, renseignent sur la société de ce temps. Devenu l'ami de Radegonde, il se fixa près d'elle à Poitiers, il y devint prêtre, puis évêque. Ce fut à sa demande qu'il écrivit quelques-unes de ses meilleures œuvres, son élégie, par endroits touchante, sur le mariage et la mort de Galswinthe, ses poèmes sur la ruine de la Thuringe et sur la mort d'Amalafried, cousin de Radegonde ; enfin il est l'auteur d'hymnes qu'on chante dans nos églises, comme le Vexilla regis prodeunt et le Pange lingua.

Toute culture scientifique s'efface. Même la théologie ne produit plus d'œuvres qui méritent d'être citées, et les meilleurs évêques sont singulièrement ignorants des débats sur le dogme qui ont agité l'époque précédente. La morale chrétienne est représentée par un certain nombre de sermons, parmi lesquels ceux de saint Césaire, de saint Colomban présentent de l'intérêt. De toutes les formes de la littérature ecclésiastique une seule, l'hagiographie, s'épanouit avec une inquiétante fécondité, parce qu'elle fournit au peuple ignorant une part de poésie et de merveilleux. Ce ne sont plus, comme auparavant, des Actes, des Passions de martyrs, mais des Vies de saints où l'existence du héros est retracée, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, ou encore des livres où sont recueillis les récits des miracles qu'on lui attribue.

Ce genre littéraire a ses lois. L'écrivain proteste en général, dès le début, de sa sincérité ; il déclare qu'il tient ses renseignements de bonne source, parfois même qu'il a vu ce qu'il raconte. Toutefois se forme bientôt une rhétorique enfantine et prolixe. L'hagiographe croirait faire injure à son héros s'il n'était prêt à lui sacrifier toute vérité et toute vraisemblance. C'est à qui trouvera les anecdotes les plus merveilleuses ; une fois mises en circulation, elles passent de l'un à l'autre, on les démarque pour le plus grand honneur du saint dont on fait l'histoire. Bientôt la plupart de ces vies sont faites sur un même modèle, et rien n'est pitoyable comme ces lieux communs que les auteurs s'empruntent sans fausse honte et qu'ils noient dans une phraséologie aussi ampoulée que barbare. Pourtant l'historien trouve à y glaner, et il en est même qui sont d'importants documents pour la connaissance des mœurs, des idées, des événements politiques : telles sont les vies de saint Léger, de saint Amand, de saint Éloi, etc.

On voit combien est grossière la nourriture intellectuelle qu'impose l'Église. Pour les plus zélés l'ignorance de l'antiquité devient comme un dogme. L'Église, écrit saint Ouen, doit parler non à d'oisifs spectateurs des philosophes, mais à tout le genre humain... Que nous servent Pythagore, Socrate, Platon, Aristote ? et les contes des poètes scélérats, Homère, Virgile, Ménandre ? Salluste, Hérodote, Tite-Live, qui racontent des histoires aux Gentils, de quelle utilité sont-ils à la famille chrétienne ?

Cependant une autre littérature s'ébauche obscurément en dehors de l'Église. Dès l'époque de Tacite les Germains, dans des chants populaires, célébraient leurs dieux, la généalogie et les exploits de leurs héros, les destinées de leurs peuples. La tradition ne s'en est point perdue ; l'histoire de Clovis et de ses successeurs, celle de Dagobert ont fourni une matière nouvelle à ces poètes barbares. Grégoire de Tours et ses imitateurs les ont connus, ils les ont utilisés, l'écho en résonne çà et là dans leurs écrits. De nos jours la critique historique et philologique s'est attachée à discerner ces éléments épiques ou lyriques. Brunehaut, qui, dans Frédégaire, a les traits d'un personnage historique, devient, dans le Liber historie Francorum, l'héroïne perverse d'une épopée barbare. Un exemple fera mieux comprendre le caractère de ces récits. Frédégonde est menacée par une invasion austrasienne. Apprenant que leur armée était considérable, elle convoqua les siens et leur dit : Levons-nous la nuit et marchons contre eux, des lanternes à la main ; les camarades qui seront en tête tiendront des branches d'arbres et attacheront des sonnettes au cou de leurs chevaux, pour que les sentinelles de l'ennemi ne puissent pas nous reconnaître. Puis, le jour venu, nous nous précipiterons sur eux et nous remporterons la victoire. On se rallia à cet avis. Il avait été convenu entre les deux armées qu'on en viendrait aux mains à tel jour, à Droisy, dans le Soissonnais. Frédégonde, selon le plan qu'elle avait fait prévaloir, se mit en marche au milieu de la nuit, précédée d'hommes portant des branches d'arbres ; elle-même, montée à cheval, portait le petit Clotaire dans ses bras. Ainsi on arriva à Droisy ; cependant les sentinelles austrasiennes, apercevant sur les hauteurs les branches vertes que portaient les Francs et entendant résonner les sonnettes de leurs chevaux, un d'eux dit à son voisin : Est-ce qu'il n'y avait pas hier des champs découverts là où nous voyons maintenant des forêts ? et le camarade en riant répondait à son camarade : Tu as bu à coup sûr et tu déraisonnes. N'entends-tu pas les sonnettes de nos chevaux qui paissent auprès de la forêt ? Cependant le jour venait, et les Francs, se précipitant à grand son de trompettes sur les Austrasiens et les Burgondes endormis, en massacrèrent un grand nombre, grands et petits[10].

Ce n'était pas seulement en langue germanique, mais aussi en langue latine populaire qu'étaient chantés les événements notables. Dans la vie de saint Faron, évêque de Meaux, s'est conservé un fragment d'un de ces chants ; il y est question d'un épisode des guerres de Clotaire II contre les Saxons :

De Clotario est cancre rege Francorum

Qui ivit pugnare in gentem Saxonum.

Quam graviter provenisset misais Saxonum

Si non fuisset inclytus Faro de gente Burgundionum.

C'était une ronde qui, dit l'hagiographe, était sur toutes les bouches et que les femmes chantaient en dansant. On a exagéré quand on a voulu voir dans des chants de ce genre des fragments d'épopées. Il est plus juste de dire qu'ils préludaient à nos chansons de geste et que, dans celles-ci, reparaîtront quelques-uns des types, des motifs de l'époque mérovingienne. Ainsi Dagobert revivra sous le nom de Floovent.

A la cour des rois, auprès des grands, se rencontraient des poètes germains et romains. Que le Romain, dit Fortunat au duc Lupus, te chante sur la lyre, le Barbare sur la harpe... nous t'offrons nos petits vers, la poésie barbare ses lieds. Le même mélange se présentait dans la vie de chaque jour. Non seulement les anciens habitants conservaient l'usage du latin, mais ils le maintenaient comme la langue officielle, administrative, qu'adoptaient eux-mêmes les Germains mêlés à la vie publique. On a vu que des rois mérovingiens se piquaient de beau langage. Ce latin est, il est vrai, de bien médiocre qualité, même chez les meilleurs auteurs. Grégoire de Tours juge son style rustique, mais il ajoute qu'il écrit le latin à peu près comme on le parle autour de lui, que son langage est à la portée du peuple. En effet on a trop souvent voulu opposer au latin écrit ou littéraire ce qu'on appelle le latin populaire ou vulgaire : à cette époque c'est une même langue, mais qui se modifie selon les classes et les régions. Elle est en rupture avec la grammaire, mais les barbarismes et les solécismes dont elle fourmille ne sont pas fortuits, ils ont leur raison d'être et donneront naissance à des règles. Grégoire de Tours, par exemple, sait fort bien que la connaissance exacte des cas et des genres se perd : ignorant et sot personnage, se dit-il à lui-même, tu ne sais pas discerner les noms, tu emploies sans cesse le masculin pour le féminin et réciproquement, tu places mal les prépositions, tu confonds les accusatifs et les ablatifs.

Tout d'abord la phonétique change. Dans le groupe des voyelles e et i, o et u sont sans cesse confondus : manefestus pour manifestus ; custus pour custos, victur pour victor ; dans le groupe des consonnes b et p, d et t, c et g, t et th permutent souvent. Les transformations de la phonétique exercent une influence sur la forme même des mots et sur le jeu des flexions. Les anciens types des déclinaisons s'altèrent, et ces variations prennent des formes multiples et étranges ; d'une déclinaison à l'autre s'opèrent les chassés-croisés les plus imprévus : villabus pour villis, tempore pour temporis, patri pour patris. Certains mots s'affublent de deux déclinaisons ; les cas se remplacent les uns les autres : là où doit intervenir le nominatif apparaît l'accusatif. Toutefois, si l'ancienne déclinaison est entamée, elle se défend, et, dans l'ensemble, maintient ses positions ; la conjugaison garde aussi les siennes, non sans quelques brèches. C'est surtout la syntaxe qui est atteinte, et les règles d'usage et d'accord les plus élémentaires sont sans cesse violées. La valeur des prépositions varie, on les trouve employées l'une pour l'autre : De, dont le rôle sera prépondérant dans les langues romanes, et qui en arrivera à supplanter le génitif, gagne du terrain. On tend donc à se servir des prépositions là où on se servait auparavant des désinences[11]. C'est un des traits où s'annonce le mieux l'élaboration des langues nouvelles qui restreindront ou supprimeront le rôle des déclinaisons. On la surprend aussi dans le domaine des verbes où le verbe habere, par exemple, devient de plus en plus un auxiliaire qui se substitue aux formes régulières de certains temps[12].

Le style de Grégoire de Tours donne assez exactement l'état moyen du latin à cette époque, tel qu'on l'écrivait. Dans les anciennes rédactions de la loi salique, dans les recueils de formules juridiques, il est plus rude encore et plus incorrect., mais ce sont, en général, les mêmes déformations et les mêmes transformations qu'on y rencontre. Ainsi, sous la langue ancienne, on surprend les débuts d'un idiome nouveau, les délicatesses de la morphologie et de la syntaxe classiques gênent sa gaucherie rustique, il les fausse ou s'essaie à les supprimer : tel un Barbare qui porte la toge, mais qui, embarrassé dans ses savantes draperies, en dérange les plis et peu à peu l'accommode à son allure.

Nous sommes encore moins renseignés sur les idiomes germaniques en Gaule. Sans doute on les parlait, la langue franque surtout était en usage. Mais dans quelle proportion était-elle employée ? Comment, dans la plupart des régions, s'est-elle effacée devant le latin ? Ce travail d'évolution, dont les résultats nous sont connus, échappe le plus souvent à nos investigations. Partout où les Romains formaient la majorité, les Germains, perdus parmi eux, abandonnèrent peu à peu l'usage de leur langue ; au contraire, la langue latine disparait dans les pays où les envahisseurs se sont fixés en masse et déjà au Ve siècle Sidoine Apollinaire félicitait le comte Arbogaste, établi à Trèves, d'avoir conservé l'élégance de la langue latine abolie dans les régions de la Belgique et du Rhin. Dans la zone limitrophe, au Nord, à l'Est, où la frontière de la langue française et de la langue allemande peut être fixée avec précision, on constate que, même au cours des derniers siècles, la langue allemande a reculé[13].

Pareillement nous n'avons pas de monuments écrits assez étendus pour nous éclairer sur l'état de la langue franque au VIe et au VIIe siècle ; les seuls documents qui restent sont les gloses malbergiques de la loi salique et les noms propres ; ce qu'on peut constater du moins, c'est que, dans le domaine même de la langue latine, l'invasion germanique a établi environ un millier de mots. Ils y forment comme des colonies. Les termes guerriers constituent un groupe : guerre, épieu, heaume, éperon, étrier, haubert, épier, blesser, fourbir, etc. D'autres mots se rapportent aux institutions politiques et judiciaires : ban, gage, saisir, garantir, gage, alleu, fief ; d'autres concernent l'habitation, le mobilier, le costume : bourg, hameau, faîte, guichet, loge, bord, banc, fauteuil, malle, écran, robe, gant, guimpe, écharpe ; ou encore la vie rustique : lande, haie, jardin, gazon, bois, gerbe, hêtre, roseau, if, houx, mousse ; mais il en est aussi qui appartiennent à la vie morale : orgueil, gai, gaillard, joli, morne, riche, frais, laid. Des verbes usuels sont germaniques : choisir, haïr, honnir, hâter, épargner, effrayer, garder, fournir, gagner. Il en est de même de bon nombre des termes qui désignent les couleurs : blanc, bleu, blond, brun, gris, hâve[14]. Si, dans la pratique quotidienne de la vie, des mots germaniques supplantèrent ainsi des mots latins, comment ne point reconnaître que l'élément germanique eut sa part dans la formation du nouvel état social qui s'élaborait alors ?

 

V. — LES ARTS[15].

 Pour se protéger contre les envahisseurs, dès le iii siècle, les Gallo-Romains avaient détruit en partie les monuments antiques, temples, thermes, théâtres, qui s'étaient multipliés sur leur sol après la conquête romaine. Cependant certaines traditions de l'art antique se maintenaient en se déformant. Les Germains construisaient en bois, et ils avaient un style décoratif particulier, bien connu aujourd'hui grâce aux fouilles opérées dans plusieurs nécropoles barbares, notamment à Charnay et Gourdon en Bourgogne, à Pouan dans l'Aube, à Caranda dans l'Aisne. D'autre part, les colonies juives et syriennes, si nombreuses en Gaule au VIe siècle, introduisaient sur certains points l'art gréco-oriental.

L'art mérovingien s'est formé de ces éléments étrangers mêlés à l'élément local ou ethnique.

Comme à l'époque précédente, l'architecture civile continue à être représentée par la villa. Les écrivains contemporains signalent un peu partout de somptueux palais (aulæ), avec portiques, salles de bain, parcs, bassins et chutes d'eau. Sur un rocher dominant la Moselle, l'évêque Nizier de Trèves possède un de ces palais : haut de trois étages, supporté par des colonnes de marbre, ayant dans sa tour une salle d'armes et une chapelle consacrée aux saints ; il semble une primitive ébauche de château féodal.

Mais l'architecture mérovingienne est surtout religieuse. Les églises du IVe et du Ve siècle, hâtivement construites, fréquemment incendiées, étaient en ruine ou ne suffisaient plus pour contenir la masse des fidèles : partout on en éleva de nouvelles, ou on restaura les anciennes en les agrandissant. Les rois, les évêques, dirigèrent le mouvement. L'inauguration se faisait avec solennité ; le clergé et le peuple y assistaient, chantant des hymnes. Parmi les rois, Childebert et Gontran, parmi les évêques, Grégoire de Tours et Léonce de Bordeaux furent de grands bâtisseurs.

Les basiliques les plus fameuses étaient celle de Saint-Martin de Tours, reconstruite en 470 par l'évêque Perpétue sur l'emplacement d'une modeste chapelle ; celle de Clermont, élevée par l'évêque Namatius et dont les travaux durèrent douze ans ; celle de Nantes, bâtie par l'évêque Félix ; celle de Saint-Germain-des-Prés à Paris, due aux soins diligents de Childebert ; celle de l'évêque Patiens à Lyon, de date antérieure, que Sidoine Apollinaire nous décrit, dans une de ses poésies, regardant de sa haute façade le lever du soleil : la Saône coule à ses pieds, le chœur des mariniers penchés sur la rame adresse au Christ des chants cadencés, tandis que l'alléluia répond de la rive.

Aucun de ces monuments n'a survécu. Les seuls vestiges importants que l'on puisse considérer comme remontant à cette époque, sont le baptistère Saint-Jean de Poitiers, des parties de la crypte de Saint-Paul à Jouarre et de Saint-Laurent à Grenoble. Pour se faire une idée des églises mérovingiennes, il faut donc recourir aux textes des écrivains qui les ont vues, ou aux basiliques du même temps qui ont subsisté, malgré des altérations postérieures, en Italie. Elles conservent le plan des églises antérieures, l'atrium, le narthex, les trois nefs. Une nef transversale, le transept, coupe perpendiculairement ces trois nefs et donne à l'ensemble de la construction la forme d'une croix. A l'intersection se dresse une tour surmontée d'un pavillon de bois (lurritus apex, arx), où l'on s'accorde généralement à voir une addition barbare au type de la basilique latine. Au VIe et au VIIe siècle, cette tour sert de lanterne ; plus tard, on y mettra les cloches. Le plus souvent, l'église s'élève sur le tombeau d'un saint. Le corps est déposé sous l'autel, dans la crypte, qui est soit un caveau souterrain, soit une construction voûtée, où les fidèles peuvent pénétrer[16]. Les belles églises mérovingiennes, de dimensions d'ailleurs assez restreintes, étaient faites en petit appareil, c'est-à-dire en pierres de petite dimension, maçonnées et coupés de cordons de briques ; le plafond était en charpente et la toiture de métal. Mais, sous l'influence barbare, les constructions en bois, auparavant inconnues, devinrent fréquentes, surtout dans le Nord et le Centre ; on en signale à Thiers, à Brive, à Reims, à Tours.

De toutes ces basiliques on aurait une idée incomplète, si on ne les représentait avec leur décoration intérieure : les nefs séparées l'une de l'autre par des colonnes surmontées de chapiteaux et portant parfois des tribunes ; les murs couverts d'or et de tentures de soie ; les baies des fenêtres ornées de verrières où la main d'un habile artiste avait emprisonné la lumière. Il y avait aussi des pavements en mosaïques dont il existe peut-être à Thiers un spécimen. Les écrivains contemporains admirent sans réserve toutes ces splendeurs qui leur rappellent le temple de Salomon. Mais cette parure, tant vantée, était en grande partie empruntée ; ces colonnes de marbre provenaient souvent de temples antiques mis au pillage ; ces chapiteaux avaient été déformés pour les besoins de la construction ; ces étoffes de soie avaient été apportées d'Orient. En réalité, les arts décoratifs sont alors dans une profonde décadence.

La sculpture surtout est misérable. On y trouve des motifs décoratifs empruntés à l'art barbare (lignes brisées, zigzags, spirales, entrelacs), à l'art oriental (marguerite, étoile à six rais, natte, hélice, fleur de lis, as de pique, palmette), ou à l'art chrétien primitif (poisson, ancre, croix). Mais l'exécution devient d'une maladresse sauvage : les personnages sont à peine dégrossis ; les plantes et les animaux sont représentés suivant des types tellement conventionnels qu'il est parfois difficile de les reconnaître.

On en peut juger par les sarcophages. Grégoire de Tours en signale à Clermont et Dijon, marbres de Paros merveilleusement sculptés et représentant les miracles du Christ et les Apôtres ; tel était de son temps le nombre de ces sépultures qu'il pensa un moment à en écrire l'histoire. Parmi ces sarcophages, les uns avaient été amenés de contrées lointaines, d'Italie, suivant un usage qui se conservera fort loin dans le Moyen Age, mais les autres étaient de fabrication récente. Deux écoles ont alors travaillé en Gaule : au IVe et au Ve siècle, celle d'Arles qui procède de modèles italiens ou romains ; au Ve et au VIIe siècle, celle du Sud-Ouest. La barbarie croissante de l'art se marque nettement, en passant de l'une à l'autre. Si, par certains motifs, les sarcophages du Sud-Ouest se rattachent encore aux traditions classiques, ils en diffèrent par le choix des sujets, la prédominance de la décoration végétale, et, surtout, l'inexpérience du ciseau.

Quant à la peinture, dont il ne reste rien, elle servait à décrire les scènes de la vie du Sauveur ou du saint auquel l'église était dédiée. Sur les murs de la basilique de Tours, on voyait saint Martin guérissant les lépreux, partageant son manteau, donnant sa tunique, ressuscitant les morts, coupant un pin, renversant les idoles, découvrant un faux martyr. Grégoire de Tours raconte que la femme de Namatius, évêque de Clermont, après avoir fait construire hors de la ville une basilique, ordonna de peindre sur les murs des événements empruntés à la vie des saints. Elle tenait, dit-il, un livre sur les genoux, lisait les histoires du temps passé, et indiquait aux peintres ce qu'ils devaient représenter sur les murs. Les poètes composaient des inscriptions afin d'expliquer ces histoires au peuple ; celles de saint Martin de Tours par Fortunat nous sont restées.

A l'époque mérovingienne, on ensevelissait les morts avec leur costume, leurs armes, leurs bijoux, bracelets, colliers, broches, bagues, pendants d'oreille. Dans ce mobilier funéraire assez simple, deux pièces surtout attestent une préoccupation artistique, la fibule, boucle ou broche, et l'agrafe ou plaque de ceinturon. Sur les fibules et les plaques l'ornementation est variée : ce sont des motifs géométriques ou floraux, des chevaux, des serpents, des animaux fantastiques, comme le griffon, des oiseaux avec un gros œil et un bec crochu, quelquefois des têtes humaines. On y trouve aussi des motifs chrétiens, la croix, le poisson ; toute une série de plaques découvertes dans la région burgonde représentent Daniel entre deux lions. Mais le travail est d'une extrême barbarie. De leur côté, les églises possédaient des calices, des vases sacrés, des reliquaires, des couronnes votives, des couvertures d'évangéliaires. Bon nombre de ces objets offrent des spécimens de la verroterie cloisonnée (opus inclusorium), qui consiste à enchâsser de petits morceaux de verre ou des grenats dans des cloisons d'or dont le métal est ensuite légèrement rabattu. On pratique aussi l'émaillerie : tantôt sur un fond d'or, à l'aide de lamelles d'or, l'artiste ménage des cloisons, et il y verse les poudres d'émail de diverses couleurs que le feu solidifie ; tantôt il fouille le métal au burin, y ménage en creux le contour des objets qu'il veut représenter, qu'il remplit ensuite d'émail et soumet comme précédemment à la cuisson : c'est alors l'émail champlevé, c'est-à-dire où le fond, le champ, a été creusé.

Cet art, fait pour éblouir les yeux, était fort apprécié des rois mérovingiens. Grégoire de Tours raconte que Chilpéric, lui montrant un plat d'or de 50 livres, lui dit : Je l'ai fait pour donner de l'éclat au peuple des Francs. J'en ferai bien d'autres, si Dieu me prête vie. A Paris les orfèvres tenaient boutique sur la place, devant la cathédrale. Le plus célèbre d'entre eux fut saint Éloi[17]. Né près de Limoges en 588, il fut élève d'Abbon, orfèvre limousin, entra au service de Clotaire II, puis à celui de Dagobert, travailla aux tombeaux de saint Germain, sainte Geneviève, saint Denis, saint Martin, fut fait évêque de Noyon, et mourut vers 665. Il est impossible de se prononcer sur les pièces d'orfèvrerie, au nombre d'une vingtaine, qui lui sont attribuées par la tradition : fauteuil de bronze doré dit de Dagobert conservé à la Bibliothèque nationale, calice de Chelles, croix et coupe de jade de Saint-Denis. Sous le nom d'œuvres de saint Éloi, on semble avoir désigné au Moyen Age toutes les belles œuvres d'orfèvrerie ancienne. Ce qui est certain, c'est que l'orfèvrerie mérovingienne n'est ni un art nouveau, ni un art isolé. Elle se rattache à l'orfèvrerie barbare dont elle continue les procédés, et des pièces semblables à celles qu'elle a produites ont été trouvées çà et là, en dehors de Gaule. Bien des motifs qu'elle emploie ont leur origine en Asie, notamment en Perse : les Barbares les ont emportés avec eux au cours de leurs longues migrations.

En résumé, de quelque côté qu'on envisage l'époque mérovingienne, tout se décompose. La civilisation antique s'est effondrée, mais sur ses ruines on ne voit point encore s'élever une civilisation nouvelle. L'Église, dont l'action avait paru d'abord si puissante, se désorganise au VIIIe siècle avec la société qui l'entoure. La nuit s'épaissit sur les intelligences, tandis que les institutions politiques s'affaiblissent, et que la violence se déchaîne.

 

 

 



[1] SOURCES. Les écrits historiques et hagiographiques de Grégoire de Tours, réunis dans l'éd. Arndt et Krusch, 1885. Fortunat, éd. Leo, 1881. Epistola merovingicævi, 1892. Passiones vitæque sanctorum ævi merovingici, éd. Krusch, 1896. Concilia ævi merovingici, éd. Maassen, 1893. Ces divers ouvrages ont paru dans les Monumenta Germaniæ historica, série in-4°. Dom Bouquet, t. II, III, IV. Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule. Voir Molinier, Les sources de l'histoire de France, 1901, p. 94 et suiv.

OUVRAGES À CONSULTER. Outre les ouvrages de Waitz, Fustel de Coulanges, etc. Lœning, Geschichte des deutschen Kirchenrechts, t. II ; Das Kirchenrecht im Reiche der Merowinger, 1878. Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. I, 2e édit. Marignan, Études sur la civilisation française, t. I ; La société mérovingienne, t. II : Le culte des saints sous les Mérovingiens, 1899. Lavisse, La décadence mérovingienne ; La foi et la morale des Francs, Revue des Deux Mondes, 1885 et 1886. Bernoulli, Die Heiligen der Merowinger, 1900. Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, 1894 et 1900. Weyl, Das fränkische Staatskirchenrecht zur Zeit der Merowinger, 1888. Imbart de la Tour, Les paroisses rurales du IVe au XIe siècle, 1900. Vacandard, Vie de saint Ouen, évêque de Rouen, 1902 : Les élections épiscopales sous les Mérovingiens ; L'idolâtrie en Gaule au VIe et au VIIe siècle, Revue des Questions historiques, 1898, 1899. Malnory, Saint Césaire d'Arles, 1894. Arnold, Cæsarius von Arelate und die gallische Kirche seiner Zeit, 1894.

[2] Le mot Vosges s'entendait alors non seulement des montagnes que nous désignons ainsi, mais des Faucilles et du plateau de Langres.

[3] Malnory, Quid Luxovienses monachi ad regulam monasteriorum atque ad communem ecclesiæ profectum contulerint, 1894.

[4] Giry, Manuel de diplomatique, 1894, p. 394 et suiv.

[5] Outre les ouvrages déjà cités : Le Brun, Histoire critique des pratiques superstitieuses, 1732. Maury, La magie et l'astrologie dans l'antiquité et au Moyen Age, 1860 ; Croyances et légendes da Moyen Age, nouv. éd. des Fées par Longnon et Bonet-Maury, 1896 ; les commentaires de Caspari dans ses éditions du De correctione rusticorum de Martin de Bracara, Christiania, 1883, de l'Homilia de sacrilegiis, 1861, des Dicta abbalis Pirminii dans ses Kirchenhistorische Anecdota, t. I, 1883 ; Gaidoz, La rage et saint Hubert, 1887.

[6] Il est pourtant curieux de noter que déjà, en parlant de cet ennemi si redouté, l'esprit gaulois s'enhardit parfois à ces bouffonneries qui seront la joie du Moyen Age et qui de là passeront aux Callot et aux Teniers. (Grégoire de Tours, Vitæ patrum, XI, 1.)

[7] Gaston Paris, La littérature française au Moyen Age, 1900, p. 13 et suiv., qui a indiqué avec beaucoup de justesse les traits dominants de cette religion populaire.

[8] Histoire littéraire de la France par les Bénédictins, t. III et suiv. Ampère, Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle, t. II, 1839. Ebert, Histoire de la littérature latine du Moyen Age en Occident, trad. Aymeric et Condamin, t. I, 1883. Wettenbacb, Deutschlands Geschichtsquellen, 6e édit., t. I, 1893. Lœbell, Gregor von Tours und seine Zeit, 1869. Monod, Études critiques sur les sources de l'histoire mérovingienne, 1872. Rajas, Le origini dell' epopea francise, 1884. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, 1893. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, 1890. D'Arbois de Jubainville, La déclinaison latine en Gaule à l'époque mérovingienne, 1872 ; Études sur la langue des Francs à l'époque mérovingienne, 1900. Brunot, Origines de la langue française, dans le tome I, de l'Histoire de la littérature française, publiée sous la direction de Petit de Julleville.

[9] In gloria martyrum ; De passione et virtutibus sancti Juliani ; De virtutibus sancti Martini ; Vitæ Patrum ; In gloria confessorum, etc.

[10] Liber historia Francorum, c. 36. La légende de la forêt qui marche, Immortalisée par Shakespeare, se rencontre souvent au Moyen Age. J'ai emprunté cet exemple à Kurth. Il ne faudrait pas cependant pousser trop loin, comme il lui arrive parfois, et reconnaître des chants germaniques dans tous les récits pittoresques ou poétiques. D'autre part, un récit populaire n'est pas nécessairement un chant épique.

[11] Flumina de sanguine, pour flumina sanguinis, parietes de cellula pour parietes cellulæ. Per se substitue aussi à l'ablatif instrumental : seductus per malorum consilium, adprehensa per comam puella.

[12] Promissum habemus, nous avons promis, pour promisimus ; episcopum incitatum habat, j'ai invité l'évêque.

[13] Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France, 1896. Herm. Paul, Grundriss der germanischen Philologie, t. I, p. 527-529. En Alsace, l'allemand a fait quelques progrès, mais en Lorraine, au contraire, il a perdu un peu de terrain : Pfister, La limite de la langue française et de la langue allemande en Alsace-Lorraine, 1890.

[14] J'emprunte tous ces exemples à Gaston Paris, La littérature française au Moyen Age, p. 22 et suiv. Hatzfeld et Damsteter, Dictionnaire général de la langue française, t. I, p. 14-16.

[15] SOURCES. Œuvres de Grégoire de Tours et de Fortunat dans les Monumenta Germaniæ historica, série in-4°. Indication des textes principaux dans J. von Schlosser, Quellenbuch zur Kunsigeschichte des abendländischen Mittelalters, 1896.

OUVRAGES À CONSULTER. Enlart, Manuel d'archéologie française, t. I, 1902. Courajod, Leçons professées à l'École du Louvre, t. I, 1899. Marignan, Louis Courajod, t. I, 1899. Brutails, L'archéologie du Moyen Age, 1900. Marignan, Études sur la civilisation française ; t. II, Le culte des saints sous les Mérovingiens, 1899. Lindenschmit, Die Alterthamer der merovingischen Zeit, 1880. F. Moreau, Album Caranda, 1881-1888. Clemen, Merovingische und Karolingische Plastik, 1892. Quicherat, Mélanges d'archéologie et d'histoire, t. II. R. de Lasteyrie, L'église Saint-Martin de Tours, Mémoires de l'Académie des Inscriptions, 1892. S. Reinach, Antiquités nationales : Description raisonnée du Musée de Saint-Germain-en-Laye, 1889, Em. Molinier, Histoire générale des Arts appliqués à l'industrie, t. IV, L'orfèvrerie. Barrière Flavy, Les arts industriels des peuples barbares de la Gaule, 1901.

[16] On trouve aussi dans Fortunat et Grégoire de Tours le mot oratoire (oratorium) appliqué aux églises de petites dimensions, soit de ville, soit plutôt de campagne.

[17] Voir la Vita sancti Eligii, attribuée à saint Ouen, et C. de Linas, Les Œuvres de saint Eloi et la verroterie cloisonnée, 1864 ; articles de Bapst dans la Revue archéologique, 3e série, t. VII et VIII, 1886 ; Em. Molinier, Histoire des Arts appliqués à l'industrie, t. IV, p. 18 et suiv., avec d'abondantes notes bibliographiques.