HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME. — LE CHRISTIANISME, LES BARBARES - MÉROVINGIENS ET CAROLINGIENS.

LIVRE II. — LA PÉRIODE MÉROVINGIENNE.

CHAPITRE II. — LES PETITS-FILS DE CLOVIS JUSQU'À LA RÉUNION DE LA MONARCHIE FRANQUE SOUS CLOTAIRE II (561-613).

 

 

I. — LES PREMIÈRES GUERRES CIVILES JUSQU'À L'ASSASSINAT DE SIGEBERT (561-575)[1].

 L'ÉPOQUE des petits-fils de Clovis présente un grand contraste avec la précédente. Les conquêtes sont désormais arrêtées ; les Mérovingiens vont tourner les uns contre les autres leur énergie guerrière et leur violence.

Le roi Clotaire Ier laissait quatre fils : Caribert, Gontran, Sigebert et Chilpéric. Ce dernier, plus entreprenant que les autres, essaya de s'emparer de tout le royaume. II enleva les trésors que Clotaire avait amassés en sa villa de Berny[2] ; puis il entra dans Paris dont l'importance devenait chaque jour plus grande. Mais ses trois frères l'obligèrent à partager le royaume conformément à la coutume. On suivit les mêmes errements qu'en l'année 511 ; pourtant, dans le détail, les lots subirent de grandes modifications : Caribert eut pour capitale Paris et pour royaume tout l'ouest de la Gaule depuis la Bresle jusqu'aux Pyrénées, avec Rouen, Tours, Poitiers, Limoges, Bordeaux et Toulouse ; — Gontran eut Orléans pour capitale et, pour royaume, le Berry et les vallées de la Saône et du Rhône ; — Sigebert s'établit à Reims et régna sur les pays de l'Est, arrosés par la Meuse et le Rhin, et, au delà de ce fleuve, sur les tribus germaniques jusqu'à l'Elbe ; on lui laissa en outre, comme jadis à Thierry, l'Auvergne et une partie de la Provence ; — Chilpéric eut la part de beaucoup la plus petite, Soissons pour capitale et les cités du Nord-Ouest : Amiens, Arras, Cambrai, Thérouanne, Tournai et Boulogne. Et ce domaine allait bientôt être réduit : profitant d'une expédition de Sigebert contre les Avares, Chilpéric se jeta sur Reims ; mais son frère lui reprit ce qu'il avait conquis, et, en outre, s'empara de Soissons qu'il garda.

L'acné de ces rois, Caribert, mourut en l'année 567. Ses États furent divisés entre les trois frères survivants d'une façon assez étrange. Chilpéric en obtint la partie nord et la partie sud, Rouen, Évreux, Angers, la Bretagne d'une part ; Bordeaux, Cahors, Limoges, le Béarn, le Bigorre de l'autre. A Sigebert furent assignées les cités de Tours et de Poitiers ; à Gontran celles de Saintes, d'Angoulême, de Périgueux. Par suite de ces partages successifs, les divers lots s'enchevêtraient les uns dans les autres, et la tentation de s'arrondir au détriment du voisin et de supprimer ces enclaves était grande chez chacun des rois. Les trois frères ne purent s'entendre sur la possession de Paris ; aussi décidèrent-ils de laisser la ville indivise et de la gouverner en commun ; aucun d'eux n'en pourrait franchir les portes sans la permission des deux autres.

L'année même où mourut Caribert apparaissent les deux femmes dont le nom remplit l'histoire de cette période. Le roi Sigebert avait des mœurs plus douces que ses frères ; il n'avait point contracté comme eux d'union avec des servantes ; il rêvait de se marier avec une fille de roi. La cour des Wisigoths d'Espagne jetait à ce moment un vif éclat ; il n'était bruit chez les Francs que des splendeurs de Tolède : Sigebert envoya une ambassade auprès du roi Athanagilde. et demanda la main de sa fille Brunehaut. Elle lui fut accordée ; les Wisigoths espéraient que cette union mettrait fin aux longues guerres que les Francs leur avaient faites. Brunehaut abjura l'arianisme et confessa la sainte Trinité. Le mariage fut célébré dans la ville de Metz. Il s'y trouvait alors un jeune poète, Fortunat, qui venait de quitter Trévise, sa patrie, de parcourir le sud de l'Allemagne et qui cherchait des moyens d'existence chez les Francs. Fortunat chanta l'épithalame en des vers où interviennent toutes les divinités de l'Olympe : les Francs chrétiens entendirent l'Amour vanter la vaillance de Sigebert, et Vénus elle-même célébrer la beauté de Brunehaut, nouvelle perle que l'Espagne a mise au monde. La jeune reine fit sur son entourage une impression profonde. L'évêque Grégoire de Tours vante les charmes de sa figure, la grâce de son maintien, l'agrément de son discours. Élevée à cette cour d'Espagne où la civilisation romaine s'était maintenue, elle avait reçu une éducation brillante ; elle parlait fort bien le latin et fut sans doute la seule de toute l'assistance à comprendre les allusions dont le poète avait rempli ses vers. Mais à cette date Brunehaut n'avait pas encore d'idées de gouvernement. Elle dut être d'abord dépaysée et inquiète dans ce monde inconnu où la fortune l'avait jetée. Plus tard seulement se développeront ses facultés d'énergie et de persévérance et ses talents politiques.

Ce mariage valut à Sigebert un grand renom, et Chilpéric fut jaloux de son frère. Il avait épousé Audovère, dont il avait eu trois fils : Théodebert, Mérovée et Clovis ; puis il l'avait répudiée et vivait dans la débauche, soumis à l'empire d'une servante, Frédégonde. Mais, après le mariage de Sigebert, il renvoya la servante, et demanda à Athanagilde la main de sa fille aînée, Galswinthe. Le roi des Wisigoths consentit ; on convint de la dot. Chilpéric, de son côté, promit de laisser à sa femme, comme douaire, les cités et les régions du Midi qui venaient de lui échoir dans l'héritage de Caribert : Bordeaux, Cahors, Limoges, le Béarn et le Bigorre. Galswinthe vint en Gaule, et, au début, son mari l'aima beaucoup car elle avait apporté avec elle de grands trésors. Mais bientôt il se lassa de cette compagne douce et résignée, et retourna à ses anciennes amours.

Un matin, on trouva Galswinthe étranglée dans son lit. Peu de jours après, le roi épousa Frédégonde, et donna l'ordre de mettre à mort sa première femme Audovère.

Sigebert, pour venger sa belle-sœur, prépara la guerre. Mais Gontran imposa sa médiation et l'on traita. Un meurtre peut toujours se racheter par une composition : Chilpéric renonça à la possession des territoires qui formaient le douaire de Galswinthe et les livra à Sigebert. La guerre civile fut ainsi évitée ; elle n'éclatera que six années plus tard, en 573, et elle se poursuivra, avec des trêves plus ou moins longues, jusqu'en 613.

Quel fut le véritable caractère de ces luttes ? On y a vu souvent la rivalité de deux femmes, Brunehaut et Frédégonde. Mais il parait bien qu'elles n'ont joué, ni l'une ni l'autre, au début, le rôle qu'on leur a prêté. Brunehaut avait accepté le prix du sang, lorsque son mari avait reçu le douaire de Galswinthe, et il ne lui était plus licite de poursuivre une vengeance. La haine entre ces deux femmes a rendu la guerre civile atroce ; mais l'origine de la lutte doit être cherchée ailleurs.

On a prétendu aussi que ce conflit était celui de deux races : on a parlé d'une opposition entre la France de l'Ouest, où l'élément romain était resté prépondérant, et la France de l'Est, où dominaient les Germains et où s'installaient sans cesse de nouveaux barbares, venus de l'autre côté du Rhin. Ce serait déjà la rivalité de la Neustrie et de l'Austrasie. Mais le mot de Neustrie est tout à fait inconnu à Grégoire de Tours[3]. Cet historien emploie les termes d'Austria et d'Austrasii, pour désigner la région de l'Est, le royaume et les sujets de Sigisbert ; mais nulle part il n'indique une différence fondamentale entre les Austrasiens et les habitants du royaume de Chilpéric et ne donne à croire que les uns fussent animés contre les autres d'une haine de peuple à peuple. Au nord du royaume de Chilpéric, des Germains étaient établis en masse sur le sol ; d'autre part, la population était en grande majorité gallo-romaine autour des villes de Reims, de Toul et de Metz, dans le royaume de Sigebert. Chilpéric et Sigebert avaient reçu la même éducation, et leurs sentiments ne devaient pas différer beaucoup. Les guerres civiles n'eurent donc point pour cause l'opposition entre deux régions ; mais elles créèrent cette opposition : à force de se battre les uns contre les autres, les habitants de l'Ouest et ceux de l'Est devinrent ennemis. La rivalité entre la Neustrie et l'Austrasie n'existe pas au VIe siècle ; mais elle existera au vue ; elle fut une résultante de ces luttes perpétuelles[4].

La vraie cause de la guerre civile au VIe siècle, ce fut l'ambition des rois. Une passion unique occupe l'âme de ces princes : ils veulent augmenter leur part de royaume aux dépens du voisin. Il y avait, d'ailleurs, dans chaque royaume, des éléments de guerre civile. Dans chacun, les grands demandent au roi honneurs et richesses, et, s'il refuse, sont prêts à le trahir. Un roi qui veut faire la guerre à son voisin trouve immédiatement des complices parmi ces mécontents. Dans le royaume de Chilpéric, Gontran et Sigebert ont leurs créatures, et réciproquement. De loin en loin seulement, quelqu'un de ces princes comprend qu'il fait fausse route ; il essaie alors d'opposer aux grands une ligue ou une alliance des rois ; mais ce ne sont que des velléités, et le désordre s'accroit dans chaque royaume.

Lorsque la guerre civile éclata en 573, ce fut encore Chilpéric qui donna le signal. Il se jeta sur les cités de l'Aquitaine qui appartenaient à Sigebert, et, pendant trois années (573-575), ce furent des pillages atroces. Un fils de Chilpéric, Théodebert, incendia les églises, enleva ou tua les clercs, jeta par terre les monastères d'hommes, souilla les abbayes de femmes et ravagea tout. Il y eut en ce temps plus de gémissements dans l'Église qu'à l'époque de la persécution de Dioclétien. Sigebert, de son côté, fit appel aux Germains. Ces barbares aussi pillèrent, brûlèrent et massacrèrent. Longtemps les environs de Paris et de Chartres gardèrent les traces de leur passage. Grâce à leur concours, Sigebert finit par être victorieux. Il entre à Paris au mépris de la convention de 567 et y fait venir sa femme Brunehaut, ses filles et son jeune fils Childebert ; puis il poursuit Chilpéric jusqu'à Tournai. Chilpéric est abandonné par les grands qui proclament Sigebert leur roi et l'élèvent sur le pavois dans la villa de Vitry[5]. Mais, pendant la cérémonie, deux esclaves réussissent à s'approcher du triomphateur et le frappent de deux coups de scramasax ; dans la rainure des poignards Frédégonde avait fait couler du poison (575).

 

II. — SUITE DES GUERRES CIVILES JUSQU'A L'ASSASSINAT DE CHILPÉRIC (575-584)[6].

À la mort de son rival, Chilpéric retourna vers Paris. Un seigneur fidèle, le duc Gondovald, réussit à sauver le fils de Sigebert, un enfant de cinq ans : il le conduisit à Metz, où il le fit. reconnaître roi le jour de Noël ; mais Brunehaut et ses filles demeurèrent prisonnières ; les filles furent détenues à Meaux, Brunehaut emmenée à Rouen. Les places de l'Aquitaine qui appartenaient au royaume de l'Est, notamment Tours et Poitiers, furent enlevées par Chilpéric.

Chilpéric, dès lors très puissant, put donner cours à ses fantaisies. Il est le type parfait du despote mérovingien. L'ambition et la soif des richesses sont ses passions dominantes. Pour augmenter son trésor, il accable son peuple d'impôts, qui sont levés avec la plus grande rigueur. La justice est pour lui un instrument : ses sentences frappent surtout les riches, dont les possessions sont confisquées. Il est jaloux de l'Église à cause de l'étendue des terres qu'elle possède. Il a coutume de répéter : Voici, notre fisc est demeuré pauvre, et toutes nos richesses ont été transférées aux églises ; seuls les évêques règnent ; notre puissance a péri et a passé aux évêques des cités. Et il casse les testaments faits en faveur des évêques ou des abbés ; il révoque même les dons que son père leur a laissés. Il se procure de l'argent par tous les moyens ; il vend les évêchés au plus offrant. Sous son règne, bien peu de clercs parviennent à l'épiscopat ; de riches laïques, ses créatures, lui achètent le sacerdoce et reçoivent le même jour tous les ordres de la cléricature. Chilpéric fait la guerre à ses frères et à ses neveux, avant tout pour étendre ses États, pour gagner des trésors. En même temps qu'avide, il est débauché, gourmand, buveur. Pour la luxure, dit Grégoire de Tours, il est impossible de rien imaginer qu'il n'eût en réalité accompli. Il est de plus très cruel. A la suite d'une révolte de la cité de Limoges, il fait étendre sur le chevalet de torture des prêtres, des abbés et des clercs. Au bas de ses édits, il inscrit cette formule : Si quelqu'un méprise notre ordre, il sera puni par la perte de ses yeux, et, à diverses reprises, cette menace est exécutée.

Mais, chose curieuse, ce roi a des idées qu'on s'étonne de trouver en ce temps-là. C'est un féministe. Il veut que, dans certains cas, la femme puisse hériter de la terre, contrairement à la loi salique ; il reconnaît les droits de la femme à la succession du mari. Il innove même en religion. Il s'est fait une conception rationaliste de la divinité : il n'admet pas qu'on distingue trois personnes en Dieu. Que signifient du reste ces désignations charnelles : le Père, le Fils, appliquées à l'Être suprême ? Et il ordonne par édit de nommer dans les prières non plus la sainte Trinité, mais Dieu seul. Il dit à Grégoire de Tours et aux autres prélats : Je veux que vous croyiez de la sorte. Mais il a affaire à trop forte partie, et, devant les résistances de Grégoire de Tours, de Salvius d'Albi, d'autres prélats encore, il cède. Chilpéric prétend régenter aussi la grammaire. Il ajoute à l'alphabet quatre lettres, empruntées aux Grecs, pour donner l'o long, le th sifflant, et le w. Elles ne sont point destinées à mieux rendre par l'écriture les sons germaniques ; Chilpéric méprise la langue allemande, et sa réforme s'applique à la langue latine. Il prescrit par circulaire d'apprendre à lire aux enfants avec la nouvelle méthode, d'effacer à la pierre ponce les anciens manuscrits et de les récrire avec les lettres additionnelles.

Ce barbare plein d'admiration pour la civilisation romaine a des prétentions littéraires et compose des poèmes. Il s'est donné comme modèle Sédulius. Ses vers d'ailleurs étaient boiteux, parait-il, et remplis de fautes de quantité ; ce qui n'empêche pas Fortunat de célébrer ses talents poétiques :

Regibus æqualis, de carmine major haberis,

Égal aux autres rois, tes vers te font plus grand qu'eux. Il compose même des hymnes, sans doute paroles et musique. Enfin, à la manière romaine aussi, il aime les jeux du cirque. Il fit bâtir des cirques dans les deux capitales qu'il habita, Soissons et Paris.

Au reste, il est superstitieux. S'il ne croit pas à la Trinité, il croit aux présages, à la vertu des reliques, aux sorciers. Toutes les fois qu'il commet un méfait, il cherche à se protéger par quelque supercherie religieuse. Un jour il veut arracher à l'asile de Saint-Martin de Tours l'un de ses ennemis : il rédige une supplique au saint, le priant de lui accorder l'autorisation ; il dépose la demande sur le tombeau et met à côté une feuille blanche pour la réponse. Quand il viole son serment de ne pas entrer à Paris, il fait précéder son cortège par de nombreuses reliques. Il attribue la mort des enfants de Frédégonde à des maléfices ; la reine, avec son consentement, fait saisir à Paris un certain nombre de femmes réputées sorcières ; elle les fait égorger ou brûler, tandis que Chilpéric livre aux tortures son préfet Mummole, accusé d'avoir trempé, lui aussi, dans ces crimes. Le même roi qui a dépouillé les églises prend peur quand ses enfants sont sur leur lit de mort : espérant les sauver, il fait des largesses aux pauvres et aux basiliques. Il est, en somme, un demi-civilisé, corrompu peut-être par la civilisation même, sans doute intelligent, mais capricieux, fantasque, violent, méchant. Grégoire de Tours, qui, en qualité d'évêque orthodoxe, était l'ennemi de Chilpéric, ne parait point l'avoir calomnié, lorsqu'il l'appelle le Néron et l'Hérode de son temps[7].

Grégoire, qui est si dur à Chilpéric, parait d'une indulgence excessive envers Gontran, qu'il nomme à toute occasion le bon roi Gontran. C'est que ce roi n'est jamais tombé dans l'hérésie. Il a fait des donations nombreuses aux basiliques et aux abbayes ; il s'est toujours montré plein de déférence envers les prélats. L'Église lui attribue des guérisons miraculeuses, et le peuple enlevait les franges de son vêtement pour s'en faire des amulettes. D'ailleurs, Gontran savait se montrer généreux : quand il entrait dans une ville, il jetait l'or à poignées. Il était familier avec les marchands et allait volontiers dîner avec eux, comme fera plus tard Louis XI.

Mais Gontran a les mêmes mœurs que Chilpéric, les mêmes amours ancillaires, et de misérables querelles d'office deviennent chez lui des querelles de palais. Puis Gontran est lâche : il ne va pas à la guerre ; il a peur d'être assassiné : un cortège de gardes du corps veille sur sa personne. Quelque temps après le meurtre de Chilpéric, dans l'église de Paris, il s'adresse à la foule : Hommes et femmes ici présents, je vous adjure de me garder une foi inviolable : ne me tuez pas, comme vous avez fait de mes frères ; laissez-moi élever pendant trois années encore mes neveux ; sans quoi, il n'existera plus de notre race un rejeton assez vigoureux pour vous défendre. Et toute la communauté pria le ciel de garder les jours du roi Gontran. Cette crainte de la mort rend le bon roi très cruel. Il fait périr, sur un simple soupçon, les grands de son royaume. Il redoute partout les conspirations contre la royauté, prévient ses frères et neveux de celles qui se trament contre eux et rêve d'une coalition des rois contre les révoltes des seigneurs.

Ce peureux a une politique pacifique. Il n'attaque jamais ses voisins. Sa situation l'oblige à prendre part aux luttes qui divisent les deux royaumes de l'Est et de l'Ouest, et il cherche à maintenir entre eux une sorte d'équilibre. Il se prononce d'ordinaire pour le parti le plus faible, changeant de camp selon les hasards de la lutte. Au début, après l'assassinat de Galswinthe, il a soutenu Sigebert contre Chilpéric ; puis il s'est déclaré pour Chilpéric contre Sigebert, quand le roi d'Austrasie a fait venir en Gaule la horde des Germains. Maintenant qu'en Austrasie règne un faible enfant, il le prend sous sa protection ; il veut le garder tout ensemble et contre le roi Chilpéric et contre les usurpations des grands, assassins de rois. Plus tard, quand Chilpéric sera tué, il protégera de même son jeune fils contre Childebert ; et peut-être cette politique intéressée a-t-elle encore contribué au renom de bonté dont a profité Gontran, bien qu'il ne valût pas mieux que Chilpéric.

A la mort de Sigebert (575), la plupart des grands d'Austrasie cherchèrent à profiter de la minorité de Childebert pour augmenter leur pouvoir et usurper les prérogatives du roi. Parmi eux on voyait Egidius, évêque de Reims, très brouillon et avide, puis des seigneurs laïques, le duc Gondovald, qui avait sauvé le jeune roi à Paris ; Gontran-Boson, méchant et traître ; Ursion et Berthefried, deux hommes féroces, et surtout le duc Rauching, le pire de tous. Rauching s'amusait à éteindre les flambeaux contre les jambes nues de ses esclaves ; un jour, après avoir promis à un évêque de ne jamais séparer un serf et une serve qui, malgré lui, avaient contracté mariage, il les fit enterrer vivants, enfermés dans un tronc d'arbre.

A ces grands s'opposait un petit nombre de seigneurs, demeurés fidèles à la royauté parmi lesquels Gogon, gouverneur du roi, et Loup, duc de Champagne. Ce parti acquit une grande force, quand Brunehaut, échappée de sa prison de Rouen à la suite des plus romanesques aventures[8], fut rentrée en Austrasie.

Les deux factions qui se disputaient le pouvoir suivaient au dehors une politique différente. Le parti royaliste s'appuyait sur Gontran, qui était, nous l'avons vu, l'ennemi des grands et redoutait leurs intrigues même en Austrasie. Comme il n'avait point de fils, il espérait que l'appât de sa succession déciderait Childebert à faire cause commune avec lui De leur côté, en haine de Gontran, les seigneurs austrasiens s'allièrent à Chilpéric. Il se trouva que celui-ci qui avait fait périr les enfants d'Audovère et vu mourir les fils de Frédégonde, fut un moment sans héritier ; et le roi d'Austrasie hésitait ainsi entre deux successions et deux politiques.

Au début, les amis de la royauté l'emportèrent. Gontran eut une entrevue à Pompierre sur la Mouzon, non loin de Neufchâteau, avec Childebert. A cause de mes péchés, dit-il, je suis resté sans enfant ; je demande donc que ce neveu devienne mon fils. Et il l'assit sur son siège, le déclara son héritier, en prononçant ces paroles : Qu'un même bouclier nous protège ; qu'une même lance nous défende. Les deux rois envoyèrent ensuite une députation à Chilpéric, pour l'inviter à restituer les places de la Loire, qu'il détenait aux dépens du royaume de l'Est (577).

Mais, à la mort de Gogon, en 581, les grands reprirent le dessus en Austrasie. Ils persuadèrent à Childebert de quitter l'alliance de la Bourgogne et de se rapprocher de Chilpéric, dont les enfants venaient de mourir ; Chilpéric, à son tour, adopta Childebert : A cause du poids de mes péchés, mes fils ne me sont point demeurés ; et je n'ai d'autre héritier que le fils de mon frère Sigebert, à savoir le roi Childebert ; et il me succédera en tout ce que je puis acquérir. Cependant la royauté conservait des fidèles, parmi lesquels Loup de Champagne. Ursion et Berthefried levèrent une armée contre lui. Brunehaut essaya de séparer les combattants : Ne commettez point, ô hommes, un tel méfait ; cessez de poursuivre un innocent ; pour un seul homme ne livrez point un combat qui fera périr les forces vives de ce royaume. Mais Ursion répondit : Retire-toi, ô femme ; qu'il te suffise d'avoir gouverné du vivant de ton mari ; maintenant ton fils règne, et ce n'est pas sous ta protection, mais sous la nôtre que le royaume est placé. Retire-toi, si tu ne veux pas être foulée par terre sous les sabots de nos chevaux. Brunehaut réussit à empêcher le combat ; mais les biens de Loup furent pillés, et lui-même fut obligé de chercher un asile chez le roi Gontran.

L'alliance entre les Austrasiens et Chilpéric fut de courte durée. Une révolte du peuple y mit fin. Au moment où l'armée d'Austrasie était convoquée pour marcher contre Gontran, le minor populus se souleva : Qu'on enlève de la face du roi les traîtres qui vendent son royaume, qui soumettent ses villes à l'autorité d'autrui, qui livrent ses sujets à un autre prince. La foule se précipita dans la tente du roi ; l'évêque Egidius et ses partisans eurent grande peine à se sauver. Le coup avait été préparé par Brunehaut. Childebert, délivré du joug de l'aristocratie, se rapprocha de nouveau de Gontran, lui demandant pardon de ses méfaits[9]. L'accord de Pompierre fut rétabli ; au reste, à ce moment même, Frédégonde mettait au monde l'enfant qui devait être Clotaire II, et tout espoir de succéder au royaume de Chilpéric était perdu pour Childebert.

Chilpéric, effrayé du rapprochement de Gontran et de Childebert, se retira à Cambrai, à l'extrémité nord de ses États, emportant avec lui ses trésors. Puis, Childebert étant, sur ces entrefaites, parti pour l'Italie, il retourna à Paris. Mais un soir que, rentrant de Chelles où il avait chassé, il allait descendre de cheval, un homme le frappa de deux coups de couteau (584). L'historien appelé Frédégaire insinue que Brunehaut fut l'auteur du crime ; c'est peu vraisemblable. D'autres prétendent que Frédégonde voulait faire disparaître son mari qu'elle trompait ; mais, avec Chilpéric, elle perdait son protecteur et son soutien. Frédégonde elle-même accusa du meurtre le cubiculaire Éberulf, qui alla chercher refuge à Saint-Martin de Tours et, par sa conduite désordonnée, y causa beaucoup d'ennuis à Grégoire.

 

III. — HISTOIRE INTÉRIEURE JUSQU'A LA MORT DE GONTRAN (593) ET DE CHILDEBERT (596). RÉVOLTE DES GRANDS[10].

AUSSITÔT après l'assassinat de son mari, Frédégonde se sauva avec son enfant dans l'église Notre-Dame, et, comme elle apprit que déjà Childebert s'était avancé vers Meaux, elle envoya des messagers à Gontran : Que mon seigneur vienne et reçoive le royaume de son frère ; j'ai un petit enfant que je désire mettre en ses bras ; pour moi, je me soumets en toute humilité à sa domination. Gontran, fidèle à sa politique d'équilibre, répondit à son appel. Les grands reconnurent le jeune Clotaire, et firent prêter serment aux cités en son nom et en celui de Gontran. Le roi de Bourgogne se montra du reste bienveillant à tous ; il répara les violences commises par Chilpéric, donna de nombreux biens aux églises, déclara valables les testaments qui cédaient des terres aux évêchés et aux monastères, et distribua des présents aux pauvres.

Childebert rappela à Gontran leurs conventions ; mais celui-ci put répondre avec raison que les Austrasiens avaient été autrefois infidèles à la parole donnée, et il leur montra le pacte qu'ils avaient signé avec Chilpéric. Il refusa de livrer Frédégonde, et même de rendre aux Austrasiens les cités de Tours et de Poitiers. Les grands d'Austrasie, rentrés en grâce, l'évêque Egidius, Gontran-Boson, d'autres encore, protestèrent dans un plaid qu'ils tinrent avec Gontran ; des propos aigres furent échangés ; et, quand ils s'en allèrent, le roi leur fit jeter du crottin de cheval, de la paille, du foin pourri et de la boue. Mais un épisode singulier, la révolte de Gondovald, obligea Gontran à se rapprocher de son neveu.

Gondovald était bâtard de Clotaire Ier. Sa mère l'avait confié à son oncle Childebert Ier, qui n'avait point d'enfant : Voici ton neveu, le fils du roi Clotaire ; comme il est odieux à son père, recueille-le ; car il est ta chair. Clotaire réclama cet enfant et lui fit couper ses longues tresses, en déclarant qu'il n'était pas son fils. Après 561, Gondovald passa à la cour de Caribert, puis à celle de Sigebert, qui, une seconde fois, fit tomber sa chevelure, et le garda à vue à Cologne. Gondovald réussit à s'échapper, passa en Italie, où il fut accueilli par le général byzantin Narsès ; il se maria, eut des enfants, enfin partit pour Constantinople. Il y vécut pendant de longues années dans le calme et la retraite. Un jour, il reçut la visite de Gontran-Boson, qui le persuada de faire valoir ses droits au royaume mérovingien. Gondovald devint de la sorte un instrument entre les mains des seigneurs austrasiens et du roi Childebert, qui, à ce moment, était tout soumis à l'aristocratie. Faut-il croire que l'empereur d'Orient Maurice ait favorisé son entreprise et qu'il ait voulu par cet intermédiaire rétablir l'autorité impériale en Gaule ? Les preuves qu'on a données de cette opinion ne paraissent pas concluantes ; en effet, lorsque Gondovald arriva en Gaule, ce fut sans troupes ni escorte. La réconciliation de Gontran et de Childebert (583) ajourna les espérances du prétendant. Il se retira dans une île de la Méditerranée.

L'assassinat de Chilpéric, la protection accordée par Gontran au jeune Clotaire II, la brouille du roi de Bourgogne et de Childebert poussèrent Gondovald à de nouvelles aventures. Il quitta sa retraite, et rejoignit à Avignon le patrice Mummole, qui, disgracié par Gontran, s'y était réfugié. Tous les seigneurs mécontents, tous ceux qui avaient quelque méfait à se reprocher, comme ce duc Didier de Toulouse, qui venait de voler les trésors de Rigonthe, fille de Chilpéric, s'unirent à eux. Le Midi fut bientôt en pleine révolte. Les cités se déclarèrent pour Gondovald contre Gontran et Clotaire II. A Brive-la-Gaillarde, le prétendant fut élevé sur le pavois, d'où il faillit tomber pendant que, pour la troisième fois, on le portait autour de l'assemblée. Il s'empara d'Angoulême, de Périgueux, de Toulouse, de Bordeaux, et nomma les évêques, les ducs et les comtes.

Gontran, redoutant que Childebert ne s'allie à Gondovald, se rapproche lui-même de son neveu. Il lui dénonce la tentative de l'usurpateur comme une entreprise des grands contre l'autorité royale, et lui propose d'opposer à la conjuration des seigneurs celle des rois. Pour la troisième fois, il l'adopte et le déclare son unique héritier, en lui mettant une lance à la main : C'est l'insigne par lequel je te livre tout mon royaume. Tu peux considérer désormais comme tiennes toutes mes cités. Et il prend le jeune homme à part, lui murmure à l'oreille les noms des conseillers dont il doit se défier, les noms de ceux qu'il doit écouter ; puis, devant toute l'armée, il le proclame majeur. Childebert venait d'atteindre sa quinzième année.

La cause de Gondovald était perdue ; ses adhérents l'abandonnèrent un à un. Il se réfugia dans la petite ville de Comminges, où il fut trahi et livré par Mummole. Un comte franc lui jeta une grosse pierre qui lui brisa la tête. Et tout le peuple accourut, perça son cadavre de coups de lances, et, lui ayant lié les pieds par une corde, ils le traînèrent à travers tout le camp ; ils lui arrachèrent les cheveux et la barbe, et le laissèrent sans sépulture à l'endroit même où il avait été tué. La population de Comminges fut massacrée, les prêtres exterminés au pied des autels ; les Francs mirent le feu à la ville et ne laissèrent que le sol nu (585). La cité ne se releva qu'au XIIe siècle[11].

Vers ce moment, mourut le gouverneur du roi Childebert, Wandelin, qui paraît avoir été une créature des grands. On ne le remplaça point, puisque le jeune roi avait été proclamé majeur. En réalité sa mère Brunehaut régna désormais sous son nom et engagea contre l'aristocratie une lutte féroce, où le roi Gontran la soutint. Brunehaut osa sévir contre le duc Gontran-Boson, qui venait de commettre dans une basilique de Metz le crime de violation de sépulture ; elle le cita devant un plaid, et, comme il refusait de comparaître, elle fit saisir tous ses biens et le livra, pour le jugement, au roi Gontran. Elle se débarrassa d'autres seigneurs par l'assassinat. Un jour Childebert manda l'un d'eux, Magnovald, au palais de Metz, sous prétexte de le aire assister à la lutte d'une bête fauve contre une meute de chiens. Magnovald suivait ce spectacle d'une fenêtre et riait à gorge déployée, lorsqu'un serviteur royal lui trancha la tête d'un coup de hache.

Les seigneurs austrasiens , Rauching , Ursion et Berthefried, s'entendirent alors avec les grands du royaume de Clotaire II ; ils projetaient de tuer Childebert et de régner au nom de ses jeunes fils, Rauching en Champagne avec Théodebert, Ursion et Berthefried sur le reste du royaume avec Thierry. Gontran découvrit le complot, et le révéla à Childebert. Celui-ci convoqua Rauching à Metz, sous le premier prétexte venu, s'entretint amicalement avec lui ; mais, au moment où le duc sortait de l'appartement, des esclaves lui fracassèrent la tête en si menus morceaux que ce ne fut plus qu'une bouillie, semblable à la cervelle. Cependant Ursion et Berthefried s'approchaient de Metz avec une armée ; en route, ils apprirent la découverte de leur complot : ils se hâtèrent de se réfugier dans un château fort de la Woëvre. Tandis qu'une armée royale se rassemblait pour réduire les deux rebelles, Gontran et Childebert eurent, en présence de Brunehaut, une entrevue aux confins de leurs États, au bourg d'Andelot, le long de l'ancienne voie romaine qui conduisait de Langres à Toul.

Par le pacte qu'ils y signèrent le 28 novembre 587, ils se jurèrent une amitié éternelle. Ils fixèrent les limites de leurs États. Ils décidèrent que celui des deux souverains qui mourrait le premier aurait pour héritier, s'il ne laissait pas de fils, le survivant : tout indiquait qu'un jour Childebert profiterait de cette clause. Le roi d'Austrasie promit de livrer les leudes[12] de Gontran, qui s'étaient réfugiés dans son royaume ; en échange Gontran devait livrer les leudes rebelles de l'Austrasie. Aucun des deux souverains ne pourrait désormais attirer les leudes de son voisin ni les recevoir sur son territoire. Toutes les donations que les rois ont faites à leurs fidèles ou aux églises seront maintenues ; on leur rend même celles qui leur ont été injustement enlevées. Des historiens se sont exagéré la portée de concessions faites aux seigneurs demeurés dévoués au roi : ils ont vu dans ce pacte d'Andelot une sorte de charte imposée par les grands à la royauté ; tuais ce document n'est qu'un acte de circonstance, un traité entre les deux rois qui ont resserré leur alliance et s'apprêtent à punir les seigneurs rebelles.

Traduit devant le tribunal du roi de Bourgogne, Gontran-Boson fut condamné à mort. Il se réfugia, à Andelot même, dans la demeure qu'occupait l'évêque de Trèves, Magnéric, éloigna les serviteurs, ferma les portes, et, le glaive nu, se précipita sur le prélat : Tu jouis d'une très grande faveur auprès du roi Childebert ; donc ou tu obtiendras de lui ma grâce, ou nous périrons ensemble. Magnéric lui répondit : Mais je ne puis rien faire si tu me retiens ici ; laisse-moi aller près du roi, afin que j'invoque sa miséricorde. — Je n'en ferai rien, envoie au roi quelqu'un de tes prêtres, pour lui exposer l'affaire. Les rois ordonnèrent de mettre le feu à la maison. On réussit à sauver Magnéric ; Gontran-Boson, en voulant s'échapper, fut percé de tant de coups que les javelots le soutinrent et qu'il demeura debout après avoir rendu l'âme.

Une armée de Childebert marcha aussitôt contre Ursion et Berthefried et les cerna dans le château fort de la Woëvre[13] ; une basilique de Saint-Martin leur servit de refuge ; on y mit le feu. Ursion fut tué, Berthefried courut à bride abattue jusqu'à Verdun, où l'évêque Airy lui donna asile dans l'oratoire de son palais épiscopal.

Mais les soldats défoncèrent la toiture et le tuèrent à coups de tuiles. L'aristocratie était désormais vaincue en Austrasie comme en Bourgogne ; les ducs et les comtes, coupables de connivence avec les rebelles, furent destitués et remplacés par des hommes dévoués à la royauté ; tout pliait devant la volonté de Brunehaut.

Depuis le pacte d'Andelot et la défaite des grands jusqu'à la mort du roi Gontran, le royaume des Francs jouit de la paix intérieure. Avec un profond dépit, Frédégonde constatait qu'aucune parcelle de l'héritage de Gontran n'était réservée à son jeune fils ; pour briser l'ordre de succession arrêté en 387, elle tenta à diverses reprises d'assassiner Childebert et ses enfants ; mais ses complots échouèrent et ses complices furent dénoncés, arrêtés et châtiés. Quand le roi Gontran succomba, le 28 avril 593, Childebert recueillit paisiblement son héritage. Il songea même à enlever à Clotaire II sa part très modeste et à réunir toute la monarchie franque sous sa domination. Il mourut (596), âgé seulement de vingt-six ans, laissant deux enfants, l'un de onze, l'autre de neuf ans. Il avait été père dès sa quinzième année. Ces unions précoces contribuèrent à enlever à la dynastie mérovingienne sa force et sa vigueur : la race s'épuise et les enfants ne sont plus que des avortons. Au reste, Childebert semble n'avoir été pendant tout son règne qu'un instrument entre les mains des grands, de sa mère Brunehaut et du roi Gontran.

 

IV. — BRUNEHAUT ET SES PETITS-FILS (596-631).

LE royaume de Childebert fut partagé entre ses deux fils. Théodebert l'aîné eut l'Austrasie ; Thierry, la Bourgogne. Pourtant on ajouta à la part du second, l'Alsace, où il avait été élevé dans la villa de Marlenheim[14]. Le nom de cette province, Alsatus, celui de ses habitants, Alesaciones, paraissent en ce moment pour la première fois dans l'histoire. Thierry revendiquait en outre la Champagne et certains pays de la région qui plus tard s'appellera la Lorraine : le Saintois et le pays de Toul. Ces modifications apportées aux limites des deux royaumes déchaîneront la guerre civile.

Brunehaut gouverna au nom des enfants de Childebert. L'aristocratie laïque et religieuse dut obéir à ses lois. Mais la reine d'Austrasie eut à compter avec Frédégonde, qui voulut profiter du changement de règne pour revendiquer les droits de son fils au royaume de Gontran. Sans déclaration de guerre, Frédégonde s'empara des cités voisines de Paris, et gagna une bataille à Laffaux[15], entre Soissons et Laon. C'est alors que cette femme, auteur de tant de meurtres et de complots que n'excuse pas son sauvage amour pour ses enfants, mourut tranquillement dans son lit (597). Son fils Clotaire II, battu à Dormelles[16] par les fils de Childebert (600), perdit une partie de ses États.

Brunehaut était débarrassée d'une ennemie ; mais une longue série de malheurs allait commencer pour elle. Les seigneurs austrasiens coalisés l'obligent à chercher un asile en Bourgogne, où elle continue la lutte contre les grands. Elle se débarrasse de tous les personnages qui la gênent, fait tuer le patrice Egila, exile dans une île de la Méditerranée l'évêque Didier de Vienne, nomme à tous les emplois des hommes qui lui sont dévoués. Elle appelle à la mairie du palais, qui est devenue, comme nous le verrons plus loin, la première dignité de l'État, le Gallo-Romain Protadius, qui lève les impôts avec une grande rigueur. Mais elle sait bien que les seigneurs de Bourgogne trouvent appui chez ceux d'Austrasie ; c'est à Metz qu'il faut les vaincre. Aussi pousse-t-elle Thierry à faire la guerre, non à son frère aîné, mais à l'aristocratie qui le gouverne. Quand les deux armées sont en présence, les grands de Bourgogne se révoltent et se refusent à cette lutte fratricide ; ils tuent Protadius dans la tente du roi (605). Brunehaut projette une entrevue avec Blichilde, femme de Théodebert, pour apaiser les différends ; les grands d'Austrasie empêchent leur reine de s'y rendre (608). L'entrevue de Selz, au nord de l'Alsace, entre Théodebert et Thierry, au lieu d'amener la fin des discordes, provoque la guerre (610). Le roi d'Austrasie y était arrivé, contrairement aux conventions, avec une armée, et Thierry fut obligé de lui restituer l'Alsace et les autres pays en litige. En outre, le roi de Bourgogne attribua à une intervention de son frère une invasion des Alamans, qui, à ce moment, se jetaient sur le pays d'Avenches. Après lui avoir déclaré la guerre, il s'avança le long de l'antique voie romaine par Langres, Andelot, Naix, jusqu'à Toul, dont il s'empara. Théodebert accourut, et, sous les murs de cette ville, s'engagea une bataille terrible. Le roi d'Austrasie vaincu s'enfuit jusqu'à Cologne. Il fit appel aux Germains d'outre-Rhin, Saxons, Thuringiens et autres ; mais de nouveau il fut battu à Tolbiac (612). Peu après, il fut pris sur la rive droite du Rhin, et emmené prisonnier à Chalon-sur-Saône, où l'on ne tarda pas à le mettre à mort. Il laissait un fils du nom de Mérovée : un guerrier bourguignon prit l'enfant par les pieds et, lui frappant la tête contre un rocher, en fit jaillir la cervelle.

Thierry était maitre des deux royaumes d'Austrasie et de Bourgogne lorsqu'il mourut, en 613. Il laissait quatre fils. Brunehaut rompit avec la tradition mérovingienne des partages et fit proclamer roi l'aîné seulement, nommé Sigebert. Elle espérait régner sous son nom, comme jadis sous celui de Thierry.

Mais les grands d'Austrasie ne voulurent point retomber sous le joug de cette femme Contre elle, ils appelèrent le roi Clotaire II. Ils avaient à leur tête Arnoul, évêque de Metz, et Pépin, les deux ancêtres des Carolingiens, dont les noms apparaissent ici pour la première fois dans l'histoire. Clotaire s'avança jusqu'à Andernach, sans rencontrer de résistance. Pourtant Brunehaut parvint à lever une armée contre lui et le força à se replier jusque sur les bords de l'Aisne. La bataille allait s'engager, quand les seigneurs burgondes tournèrent bride, à un signal donné, et abandonnèrent leur reine. Brunehaut chercha un asile en Bourgogne, poursuivie de près par le roi de Neustrie : elle fut prise en sa villa d'Orbe, sur les bords du lac de Neuchâtel, et menée devant le fils de Frédégonde à Renève-la-Vingeanne[17]. Deux de ses arrières-petits-fils furent mis à mort ; un troisième fut épargné parce que Clotaire était son parrain ; le quatrième prit la fuite et on ignore ce qu'il devint. Brunehaut fut torturée pendant trois jours. On l'assit en signe d'opprobre sur un chameau et on la livra aux outrages de l'armée. Enfin on l'attacha par les cheveux, un bras et un pied à la queue d'un cheval, que des coups de fouet entraînèrent en une course rapide, et bientôt son corps ne fut plus qu'une loque informe (613).

Brunehaut apparaît comme la figure la plus remarquable de cette terrible époque. Honnête dans sa vie privée, incapable du crime qui lui fut imputé d'avoir pris plaisir aux débauches de ses petits-fils afin de pouvoir régner à leur place, elle eut des qualités d'homme d'État, et une politique. Contre l'aristocratie elle voulut maintenir intacts les droits du roi, revendiquant le libre choix des fonctionnaires, exigeant de ceux-ci la fidélité. Elle essaya de sauver les derniers restes des impôts romains ; elle fit renouveler le cadastre dans les cités, pour décharger les pauvres et soumettre les riches au tribut public. Elle demanda le service militaire à tous ceux qui le devaient, et leva des armées jusqu'en Germanie pour la cause royale. Elle rendit à tous une justice équitable, et leur haut rang ne protégea point les puissants. Elle tenta de détruire la funeste coutume des partages et d'y substituer le droit d'aînesse.

Avec l'Église, elle eut une conduite déférente, mais ferme. Elle fit des donations aux évêchés et construisit un certain nombre d'abbayes, Saint-Vincent de Laon, Saint-Martin d'Autun, et peut-être Saint-Martin près de Metz. Une correspondance assez active fut échangée entre elle et le pape Grégoire le Grand (590-604), et ainsi se nouèrent de nouveau des relations entre le royaume franc et la cour de Rome. Grégoire lui envoya des reliques : il accorda à sa prière le pallium à l'évêque d'Autun Syagrius[18] ; il conféra à Virgile d'Arles le titre de vicaire pontifical ; il la pria de prendre sous sa protection les patrimoines de l'Église romaine situés en Gaule ; il lui recommanda les missionnaires qui allaient, par delà le détroit, convertir les Anglo-Saxons païens. Il compta sur elle pour réformer l'Église franque et ne lui ménagea pas les éloges. Mais, si Brunehaut écoutait avec respect les avis du pontife, c'est à sa propre autorité qu'elle entendait soumettre les évêques aussi bien que les seigneurs laïques. Elle disposait à son gré des sièges épiscopaux et les donnait souvent à des laïques. Elle revendiquait comme un droit de l'État la surveillance des monastères. Le célèbre missionnaire Colomban veut un jour interdire aux officiers royaux de pénétrer dans l'abbaye de Luxeuil, et il se répand en plaintes contre le despotisme du roi : Thierry, sur les conseils de Brunehaut, le fait saisir, et l'envoie en exil à Besançon. Colomban revient à Luxeuil ; il est arraché une seconde fois à son monastère, et conduit sous bonne escorte à Nantes, d'où l'on se dispose à le renvoyer en Irlande. Mais il réussit à gagner le royaume de Théodebert et évangélisa les Alamans autour du lac de Constance. Quand Thierry et Brunehaut eurent conquis le royaume de Théodebert, Colomban ne se sentit plus en sûreté dans ces régions et se rendit en Italie, où il acheva ses jours.

Comme les grands princes, Brunehaut aime à bâtir. La légende lui attribue la construction d'un certain nombre de châteaux ; mais quelques-uns au moins de ces monuments remontent à l'époque romaine : ainsi la tour de Brunehaut à Cahors, le château de Brunehaut à Vaudémont en Lorraine. La reine d'Austrasie encourage aussi le commerce et entretient les grandes routes romaines ; dans certains pays, on nomme encore celles-ci chaussées de Brunehaut ou chaussées de la Reine. Brunehaut en somme a été conduite toute sa vie par une idée, et non pas exclusivement, comme la plupart des barbares mérovingiens, par des caprices et des passions. Elle a voulu maintenir, avec l'absolutisme royal, les principes d'ordre et de bonne administration.

 

V. — LES GUERRES DES FRANCS CONTRE LES BRETONS ET LES BASQUES. EXPÉDITIONS AU DEHORS.

DANS la période de 561 à 613, les rois francs firent, de temps en temps, trêve aux guerres civiles, soit pour réduire des populations incomplètement soumises, les Bretons et les Basques, soit pour porter leurs armes en Italie, en Espagne et dans les plaines germaniques.

Les Bretons ne cessaient de s'étendre au détriment de la population romane ; le fameux chef Waroch, établi autour de Vannes', finit par s'emparer de cette ville et refusa de la restituer, malgré les sommations de Chilpéric. En 578, le roi franc leva une armée dans les cités de Tours, de Poitiers, d'Angers et du Mans ; il fit appel aux Saxons établis près de Bayeux, et alla camper sur les bords de la Vilaine. Waroch lui infligea une grande défaite, pourtant il finit par traiter et s'engagea à payer tribut. Mais, en 579, il recommença ses ravages et les porta jusqu'à Rennes d'un côté, de l'autre jusqu'à Nantes. Ces razzias se reproduisirent presque chaque année. La Bretagne passa de la domination de Chilpéric à celle de Gontran, puis à celle de Childebert : ces rois ne furent pas plus heureux que leur prédécesseur. Pourtant nous retrouvons, à la fin du VIe siècle, Vannes au pouvoir des Francs. Vannes, Rennes et Nantes continuèrent de former les boulevards de la population romane contre les invasions des Bretons celtes.

Au sud des Pyrénées habitait, au début du VIe siècle, une population parlant une langue qui ne se rattache à aucune autre : c'étaient les Vascons ou Basques, débris de l'ancienne race ibérique[19]. Ils eurent à supporter les attaques des Suèves et des Wisigoths, et, sans doute pour y échapper, ils cherchèrent fortune sur le versant nord. Là ils se soumirent, mais de mauvais gré, à la domination franque. Souvent ils descendaient dans la plaine et portaient leurs déprédations jusqu'à Bordeaux. De temps à autre les rois organisaient contre eux des expéditions qui, en général, ne furent pas heureuses. En 581, le duc Bladaste, envoyé par Chilpéric, perdit la plus grande partie de son armée. En 587, le duc Austrovald, général de Gontran, ne réussit pas à venger cette défaite. En este, les rois Théodebert et Thierry marchèrent contre les Basques et leur imposèrent tribut ; mais ils leur donnèrent un duc particulier, sans doute un duc national, Génialis. C'était reconnaître leur indépendance, sous la vague suzeraineté des Francs. Les Basques ont, dans l'intervalle, gagné du terrain et se sont étendus jusque vers la Garonne. L'ancienne Novempopulanie devient la Vasconie. Les Vascons conservent en partie leur caractère, leurs mœurs. Au IXe siècle encore, on les reconnaît à leur costume : petit manteau rond, chemise aux larges manches, culottes bouffantes, bottines armées d'éperons. On verra plus tard les conséquences, dans notre histoire nationale, de cet établissement d'un nouveau peuple au midi de la Gaule.

L'Italie vit encore à plusieurs reprises les armées franques. Mais les rois ne songeaient plus, comme au temps de Théodebert Ier, à la conquête de la péninsule. Ils n'étaient poussés que par l'amour du gain et le désir de la vengeance.

En effet les Lombards, qui, en 568, s'étaient établis dans la plaine du Pô, ne s'étaient pas arrêtés à la barrière des Alpes ; dans le premier élan de la conquête, ils avaient franchi les cols des montagnes, envahi la Provence et le Valais, et fait un riche butin. Gontran leur opposa le patrice Mummole. Celui-ci les battit en 571 à Chamousses[20], au nord d'Embrun ; en 572, il défit à Estoublon[21], dans la cité de Riez, un corps de Saxons qui avaient émigré avec eux ; les années suivantes, il repoussa encore les Lombards de la Crau dans le delta du Rhône, de Grenoble et d'Embrun. Pendant toutes ces années, le pays entre les Alpes et le Rhône eut beaucoup à souffrir ; on conçoit que les rois francs aient accepté avec empressement l'offre que leur firent les empereurs byzantins d'une guerre en commun contre les Lombards.

Les relations entre les rois francs et Constantinople étaient restées courtoises depuis 561. Sigebert envoya des députés à Justin II ; Chilpéric fut en relations suivies avec Tibère, qui lui adressa, entre autres présents, des médailles en or de grand module. Le successeur de Tibère, Maurice, reprit les plans de Justinien : il rêva la restauration de l'Empire et, contre les Lombards, il fit appel aux Francs, particulièrement au roi d'Austrasie Childebert. Il lui donna 50.000 sous d'or, afin qu'il expulsât les barbares de la péninsule ; il l'adopta même comme son fils. En 584, Childebert passa les Alpes ; les Lombards se réfugièrent derrière les murs de leurs places fortes, et la vallée du Pô fut cruellement ravagée. Finalement ils offrirent aussi de l'argent, et le roi franc, ayant touché des deux côtés, se retira. L'empereur réclama les sommes versées ; mais Childebert, confiant en sa puissance, ne daigna même pas répondre.

Il retourna pourtant à diverses reprises en Italie. A chaque fois que la paix est consolidée avec Gontran, il fait une descente dans la péninsule. Nous l'y trouvons en 585, après la défaite de Gondovald ; en 588, après le pacte d'Andelot ; en 590 encore. Mais toutes ces expéditions manquèrent, soit à cause des dissensions qui éclatèrent dans l'armée, soit parce que les Byzantins et les Francs ne surent pas combiner leurs efforts, soit parce que les soldats furent décimés par la maladie. L'empereur Maurice eut beau gourmander le jeune roi : Nous sommes étonnés, s'il est vrai que tu veuilles maintenir l'ancienne concorde des Francs et du peuple romain, que tes actes aient jusqu'ici si peu répondu à tes assurances d'amitié, renouvelées dans tes lettres, confirmées par les évêques, garanties par des serments terribles.... Si tu souhaites véritablement notre amitié, nous désirons que tu agisses sans délai ; il ne faut pas seulement proclamer cette amitié en paroles, mais exécuter les paroles virilement, comme il sied à un roi. Childebert laissa dire et ne bougea plus. Les expéditions franques en Italie sont suspendues jusqu'au jour où le pape Étienne II fera un appel solennel au roi Pépin.

De 561 à 585, les Francs paraissent avoir vécu en paix avec les Wisigoths d'Espagne, maîtres de la Septimanie. Les alliances qui unissaient les familles des rois semblaient assurer l'amitié des deux nations ; mais, en 585, Gontran, affichant un grand zèle pour l'orthodoxie, ouvrit tout d'un coup les hostilités contre ce peuple demeuré arien. L'une des armées qu'il envoya s'empara de Carcassonne, tandis que l'autre échouait devant Nîmes. Toutes deux durent se retirer devant le prince Reccared, qui prit le château d'Ugernum (Beaucaire). Sur ces entrefaites Reccared fut proclamé roi des Wisigoths (586). Il abjura l'arianisme et força ses sujets à embrasser l'orthodoxie ; cette conversion annonça celle des Lombards, et le catholicisme allait être partout victorieux en Occident. Gontran néanmoins garda une attitude hostile ; il interdit tout commerce entre ses sujets et la Septimanie ; en 589, il fit même une nouvelle incursion en ce pays, et réussit une seconde fois à prendre Carcassonne. Finalement la Septimanie demeura aux Wisigoths ; elle passa avec l'Espagne sous la domination arabe, et il fallut attendre l'avènement des Carolingiens et le règne de Pépin pour que cette belle région du Bas-Languedoc fit partie du royaume franc.

Sous les fils de Clotaire Ier, les peuplades germaniques restèrent, ce semble, fidèles aux Francs, payant avec régularité leur tribut. Derrière l'Elbe et la Saale, les Slaves n'étaient pas encore redoutables. Mais, au début du VIe siècle, une seconde invasion asiatique s'est jetée sur l'Europe. Les Avares, population apparentée aux Huns, poussant devant eux d'immenses troupeaux, menacent la Germanie. Dès 562, à la nouvelle de la mort de Clotaire Ier, ils se jettent sur la Thuringe ; mais Sigebert leur inflige une défaite sur les bords de l'Elbe. En 566, ils reviennent ; cette fois, Sigebert est battu, fait prisonnier ; mais il gagne ses adversaires par des présents et de bonnes paroles, et conclut même un traité d'amitié avec leur chef, le kakhan. Les Avares se joignent dans le bassin de la Theiss aux débris des Huns et occupent sur le moyen Danube une partie des pays que le départ des Lombards en Italie a laissés vacants ; ils restent ensuite tranquilles jusqu'au règne de Théodebert et de Thierry. En 396 ils envahissent à nouveau la Thuringe. Brunehaut, qui, à ce moment, fait face à de grandes difficultés, achète leur départ. Les historiens ne font nulle mention, pendant les années suivantes, des Avares, qui achèvent sans doute leur établissement en Pannonie. Dans la suite, Charlemagne aura raison de cette tribu barbare.

Dans cette période de 561 à 613, les frontières de l'empire franc, à part quelques incursions des Avares en Thuringe, des Wisigoths dans le Midi, restèrent intactes. Mais l'élan des conquêtes est arrêté chez les Francs : les descentes de Childebert en Italie ne sont que des expéditions de pillage sans effet durable, et Gontran échoue en Septimanie. Les rois ne réussissent qu'imparfaitement à soumettre les Bretons et les Basques.

La guerre civile, en revanche, sévit sans trêve. Dans ces luttes fratricides, il n'y a ni grandeur, ni générosité, presque plus de courage. Tous les moyens paraissent bons pour triompher de l'adversaire. Contre Childebert, Chilpéric s'allie aux grands de l'Austrasie ; il se fait ainsi le destructeur de cette autorité royale dont il revendique les prérogatives ; Frédégonde crée l'habitude de tuer les rois. Les guerres civiles brisent l'unité du royaume et le partagent définitivement en quatre parties ennemies : Austrasie, Neustrie, Bourgogne et Aquitaine. Elles sont, avec la dissolution des mœurs et les crimes, la cause véritable de la décadence des Mérovingiens.

Ces luttes s'accompagnent des ravages les plus épouvantables. Elles ont pour conséquence le brigandage et la misère. Les habitants dévalisés gagnent les forêts qui s'étendent ainsi aux dépens des champs, enveloppant dans leur ombre les ruines des villes et des villas. Ils vivent à leur tour de pillages, et, désormais hors la loi, détroussent les voyageurs. Grégoire de Tours raconte comment, se rendant en Bourgogne, il fut attaqué par des brigands dans les forêts qui avoisinent la Bèbre : il les mit en fuite en invoquant saint Martin. Ou bien encore les miséreux s'enrôlent dans la foule des chemineaux, des mendiants qui s'en vont demandant l'aumône de porte en porte. Et leur nombre augmente sans cesse avec les famines qui désolent cette population et les épidémies qui fondent sur elle.

En 571, en Auvergne, la peste (lues inguinaria) fait d'innombrables victimes. Les sarcophages et les cercueils manquant, on ensevelissait dans une même fosse six corps et même plus. Un même dimanche, dans une église consacrée à saint Pierre, on compta trois cent morts. On mourait en deux ou trois jours. En 580, la dysenterie sévit sur la Gaule entière. Beaucoup croyaient à l'existence d'un venin caché. En 581, une nouvelle épidémie, la variole, fait de terribles ravages. Les forêts, les marécages multipliaient les fièvres le manque d'hygiène, la malpropreté, la débauche favorisaient la propagation des maladies de la peau, notamment de la lèpre. Déjà on parquait les lépreux dans des hôpitaux spéciaux. Les maladies nerveuses sont fréquentes. Les énergumènes affluent aux sanctuaires célèbres : ils se croient poursuivis par des démons, possédés par des bêtes immondes et ils se roulent à terre, l'écume sanguinolente à la bouche. Ainsi apparaissent tous ces maux et toutes ces contagions qui donneront au Moyen Age un aspect si triste.

Guerres civiles, brigandages, épidémies : tel est le résumé de cette période de 561 à 613 où sombre la faiblesse des Mérovingiens. Déjà la race de Clovis est marquée d'un signe fatal. Un jour, dans le vestibule de la villa royale de Berny, l'évêque de Tours Grégoire rencontra Salvius, évêque d'Albi. Les deux amis s'éloignèrent un peu, et tout d'un coup, Salvius demanda en désignant la maison : Vois-tu sur ce toit ce que j'y aperçois ?Je vois, répondit Grégoire, un pigeonnier, que le roi vient de faire construire. — Et tu ne vois point autre chose ?Mais non, répliqua le prélat, qui croyait à une plaisanterie. Si tu vois autre chose, dis-le. Et Salvius, poussant un profond soupir : Je vois le glaive de la colère divine suspendu sur cette maison.

 

 

 



[1] SOURCES. Outre Grégoire de Tours et Marius d'Avenches, voir Fortunat. Opera poetica et pedestria, édit. Leo et Krusch dans les Monumenta Germaniæ, in-4°, Auctores antiquissimi, t. IV ; traduction française de Ch. Nisard (au t. XXVIII de la collection Nisard). Cf. Ch. Nisard, Le poète Fortunat, Paris, 1890.

OUVRAGES À CONSULTER. Outre les ouvrages indiqués au chapitre précédent, Aug. Thierry, Récits des temps mérovingiens (dans les Œuvres complètes, t. VII et VIII). Huguenin, Histoire du royaume d'Austrasie, Paris, 1862. A. Digot, Histoire du royaume d'Austrasie, 4 vol., Nancy, 1863 (ouvrage rempli de dissertations curieuses et intéressantes). Gérard, Histoire des Francs d'Austrasie, 2 vol., Bruxelles, 1866. Gaillard, Mémoire sur Frédégonde et Brunehaut, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXX (1764). A. Flobert, Brunehaut, étude historique, Colmar, 1863. Drapeyron, La reine Brunechilde et la crise sociale du VIe siècle, Besançon, 1867. G. Kurth, La reine Brunehaut, dans la Revue des Questions historiques, t. XXVI (1891). E. Roussel, Le roi Chilpéric, dans les Annales de l'Est, 1897.

[2] Canton de Vic-sur-Aisne, arrondissement de Soissons (Aisne).

[3] Le mot Neustrii se trouve pour la première fois, au début du VIIe siècle, dans la Vie de Colomban, par Jonas, chap. XLVIII.

[4] Quand cette rivalité exista, la Bourgogne chercha de son côté à garder son autonomie et elle la défendit contre les Neustriens et les Austrasiens. Il se produisit du reste vers 570 un événement qui fait présager la future séparation des trois régions. Au début, les capitales des rois se touchaient au centre ; mais Sigebert choisit comme résidence, au lieu de Reims, la cité de Metz, l'antique ville de Divodurum, encore en terre romane, proche toutefois des régions où se parle exclusivement la langue germanique ; Gontran alla s'établir d'Orléans à Chalon-sur-Saône, non loin des contrées où jadis les Burgondes s'étaient installés. Ainsi se dessinent petit à petit trois royaumes, Neustrie, Austrasie et Bourgogne qui prendront des traits individuels et caractéristiques. Ces trois royaumes considérèrent longtemps l'Aquitaine comme une annexe, qu'ils se partageaient à leur fantaisie, jusqu'au jour où cette région, secouant le joug, voudra se donner une destinée indépendante.

[5] Vitry-en-Artois, arrondissement d'Arras (Pas-de-Calais).

[6] Mêmes sources et mêmes ouvrages que précédemment.

[7] D'après Sérésia, l'Église et l'État sous les rois francs, au VIe siècle, Gand, 1888, p. 139, il ne faudrait pas juger Chilpéric d'après les attaques passionnées de Grégoire de Tours ; et sans doute des restrictions sont ici nécessaires ; mais tous les faits que l'évêque nous rapporte paraissent bien exacts.

[8] Sa beauté avait vivement frappé le fils de Chilpéric, Mérovée ; celui-ci l'avait épousée en secret et avait favorisé sa fuite. Poursuivi par la haine implacable de Frédégonde, Mérovée dut se faire consacrer clerc, puis chercher un asile à Saint-Martin de Tours ; finalement il fut tué par les sicaires de la marâtre. Vers le même temps, Clovis, le dernier fils d'Audovère, se donnait la mort dans des circonstances mystérieuses. Théodebert avait déjà péri en 575 dans la lutte contre Sigebert.

[9] Il venait d'appeler contre Gontran l'usurpateur Gondovald.

[10] SOURCES. Grégoire de Tours mourut probablement le 17 novembre 594, et son histoire des Francs s'arrête en 591. A partir de cette date, nous avons comme source principale une chronique que Claude Fauchet en 1579 a attribuée à Frédégaire Scholastique ; on ne sait encore d'où provient ce nom. La chronique, dont la partie originale va de 584 à 642, a été écrite en Bourgogne par des auteurs différents. Le pseudo-Frédégaire a été édité par Krusch, dans les Scriptores rerum merovingicarum, t. II. La chronique a été étudiée avec grand détail par Gustave Schnurer, Die Verfasser der sogenannten Fredegar-Chronick, dans les Collectanea friburgensia, fascicule IX.

On consultera les mêmes ouvrages que précédemment.

[11] C'est aujourd'hui Saint-Bertrand-de-Comminges, arrondissement de Saint-Gaudens (Haute-Garonne).

[12] Les leudes (en allemand leule) sont les fonctionnaires du roi, les grands personnages qui vivent d'ordinaire à la cour, ceux qui se sont unis au roi par la recommandation.

[13] Cette scène se passe sans doute sur la montagne du Châtelet, dominant le village de Châtillon, au canton d'Étain (Meuse). Cf. Mlle Buvignier-Clouët, Notice bibliographique des dissertations relatives au Castrum Vabrense, Verdun, 1896.

[14] Canton de Wasselonne (Basse-Alsace).

[15] Canton de Vailly, arrondissement de Soissons (Aisne).

[16] Canton de Moret, arrondissement de Fontainebleau (Seine-et-Marne).

[17] Canton de Mirebeau, arrondissement de Dijon (Côte-d'Or).

[18] Le pallium est une large bande de laine blanche ornée de croix et qu'on portait autour du cou. Cet insigne était purement honorifique ; il ne conférait aucun droit.

[19] Badé, Les Vascons avant leur établissement en Novempopulanie, Agen, 1891.

[20] Commune de Châteauroux, canton et arrondissement d'Embrun (Hautes-Alpes).

[21] Canton de Mezel, arrondissement de Digne (Basses-Alpes).