HISTOIRE DE FRANCE

TOME PREMIER. — LA GAULE INDÉPENDANTE ET LA GAULE ROMAINE.

DEUXIÈME PARTIE. — LA GAULE ROMAINE.

LIVRE II. — L’HISTOIRE ET LE GOUVERNEMENT DE LA GAULE DU IIe AU IVe SIÈCLES AP.  J.-C.

 

CHAPITRE III — LE GOUVERNEMENT LOCAL

 

I. - LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES[1].

LA pénurie des documents sur la deuxième moitié du IIIe siècle ouvre une lacune dans l’histoire des assemblées provinciales. Elle reprend quand nos sources sont redevenues plus abondantes, à partir de Constantin, et elle se prolonge jusqu’aux derniers temps de la domination romaine, au milieu des invasions et en présence des premiers royaumes barbares.

[SÉCULARISATION. LE PRÊTRE PROVINCIAL] Leur physionomie s’est transformée dans l’intervalle. Le christianisme vainqueur a enlevé à ces réunions leur motif ou leur prétexte religieux. Il a aboli le culte impérial, interdit les sacrifices à l’Empereur, renversé l’autel de Rome et d’Auguste. L’autel de Lyon n’existait plus au Ve siècle. Nous savons qu’il avait fait place dès cette époque à l’église Saint-Pierre. Il se peut qu’il ait disparu plus tôt. Debout ou jeté à bas, il avait cessé depuis longtemps d’être desservi. Ce qui subsiste de l’ancien culte, dans la province comme dans la cité, c’est le prêtre. Mais du prêtre ce personnage n’a plus que le nom. Encore a-t-on pris soin de retrancher de son titre la mention du dieu auquel il était autrefois consacré. Il est le prêtre de la province (sacerdos provinciae). Il n’est plus celui d’Auguste ni de Rome. Ses fonctions se bornent à célébrer les jeux que l’Église tolère tout en les condamnant, et à gérer les biens du temple jusqu’au jour où les confiscations n’auront plus rien laissé du temple et de ses biens.

[COMPOSITION DES ASSEMBLÉES] Les assemblées, devenues exclusivement politiques, ont été modifiées dans leur composition. Aux représentants, aux chefs des curies (principales)[2], se sont joints tous les honorati de la province, c’est-à-dire tous ceux qui ont rempli les charges donnant accès dans la noblesse sénatoriale. Ils tiennent le premier rang, d’abord ceux qui ont rempli ces charges effectivement, ensuite ceux qui, sans les avoir remplies, en ont reçu le brevet honorifique. Ils peuvent d’ailleurs se contenter d’envoyer à leur place des mandataires appelés procurateurs. Les plus éminents d’entre eux, les ex-préfets, ne se dérangent pas On va chez eux recueillir leur avis. Les clarissimes, alors même qu’ils n’ont exercé aucune fonction publique, sont admis aux séances, mais ils prennent place au dernier rang, debout, et leur tour de parole et de vote n’arrive jamais. Les assemblées provinciales comprennent donc tout ce que la province offre de plus distingué ; mieux encore chue jadis elles sont à même de connaître et de défendre les intérêts des populations. La présidence n’est plus, comme autrefois, attachée à la prêtrise. On suppose qu’elle était donnée à l’élection. Le gouverneur assiste aux délibérations pour y intervenir à l’occasion.

[DROITS DES ASSEMBLÉES] La sollicitude du gouvernement impérial pour ces assemblées ne s’est pas démentie. Il semble, au contraire, qu’elle est devenue plus vive depuis que, s’étant sécularisées, elles ont cessé d’être considérées comme des associations en quelque sorte privées pour être rangées officiellement parmi les grands corps de l’État. Les constitutions qui les concernent sont nombreuses et conçues dans l’esprit le plus libéral. Elles font honneur aux empereurs qui les ont rendues. Sans doute ils ne vont pas jusqu’à étendre légalement les prérogatives des concilia. Pas plus qu’avant ils ne leur reconnaissent un pouvoir propre, indépendant, excédant les limites du droit de pétitionnement. Mais plus que jamais ils tiennent à s’assurer leur concours. Ils ne négligent rien pour encourager leurs travaux. Ils admettent, ils provoquent leur intervention dans les questions concernant le fisc, le droit administratif, le droit privé. Ils acceptent leur ingérence, non seulement dans les actes du gouverneur, mais même dans ceux de la politique impériale. Ils veillent à ce que leurs délibérations ne soient ni entravées par les fonctionnaires locaux, ni soustraites à la connaissance de l’autorité souveraine. Ils procurent aux députés chargés de leur en transmettre les résultats tous les moyens de transport, toutes les facilités d’accès désirables. Les sessions étaient restées périodiques et, selon toute apparence, annuelles. Mais il pouvait y en avoir d’extraordinaires. Il suffisait pour cela d’une pétition émanant de la province, autrement dit des membres de la diète, et adressée au préfet du prétoire. Ce fonctionnaire avait pour instruction formelle de n’apporter aucun obstacle à la réalisation de ce vœu. Il se bornait à fixer le jour et le lieu de l’assemblée, qui se tenait dans la ville la plus peuplée.

[IMPUISSANCE DES ASSEMBLÉES] On se demande comment une pareille institution n’a pas été plus bienfaisante et plus féconde. Elle a contribué certainement, nous en avons la preuve, à la répression de quelques abus. Tout compte fait néanmoins, elle n’a remédié en rien aux maux qui rongeaient l’Empire et l’acheminaient vers sa ruine. La faute en est sans doute à l’indifférence des populations, trop indolentes, trop déshabituées de la vie publique pour user hardiment de l’arme remise entre leurs mains. Leur zèle n’aurait pas eu besoin d’être stimulé si l’insuffisance n’en avait été reconnue. Mais cette timidité tenait elle-même, en bonne partie, à des causes qu’il n’était pas en leur pouvoir de supprimer. Trop d’intermédiaires intéressés à lui cacher la vérité se dressaient entre le maître et ses sujets. Trop de complicités étouffaient les réclamations des uns et paralysaient la bonne volonté de l’autre. Dans ces conditions, il est naturel qu’on se soit abstenu le plus souvent de doléances compromettantes pour s’en tenir aux formules banales de l’adulation officielle.

[NOMBRE DES ASSEMBLÉES PROVINCIALES] Le nombre des assemblées provinciales s’était accru avec celui des provinces. Il est permis de supposer que chacune avait la sienne, bien que pour la plupart la preuve fasse défaut. En ce qui concerne la Gaule, il y a trois provinces seulement où l’existence du concilium est attestée, sinon directement, du moins par une démarche qu’on peut lui prêter ou par une allusion plus ou moins transparente. Le procès intenté en 359 par la Narbonnaise à son gouverneur Numérius l’a été sans aucun doute par la diète[3]. C’est la diète de la Novempopulanie qui est visée dans une inscription en vers datant du Ve siècle et découverte à Valentine, dans la vallée supérieure de la Garonne[4]. Enfin il est question dans une lettre de Sidoine Apollinaire de l’assemblée de la première Lyonnaise[5].

[ASSEMBLÉES DIOCÉSAINES] Le diocèse n’eut point comme la province de représentation régulière. Mais il fut autorisé à s’en donner une toutes les fois qu’il le jugeait utile. Une constitution de l’an 382 lui reconnaît ce droit sur lequel l’Espagne avait anticipé dès 364. De ces assemblées diocésaines nous ne pourrions rien dire ou presque rien sans une innovation intéressante qui se produisit en Gaule, dans les premières années du Ve siècle, sous le règne d’Honorius (395-423).

[L’ÉDIT D’HONORIUS] Elle nous est connue par une constitution de cet empereur datée de 418 ap. J.-C.[6] Nous y voyons que quelques années plus tôt, très vraisemblablement entre 401 et 405, le préfet Pétronius avait imaginé de rendre périodique et annuelle l’assemblée du diocèse des Gaules. La mesure reçut un commencement d’exécution, puis survint l’invasion de 407, suivie de la double usurpation de Constantin et de Jovien. Quand le calme fut revenu, Honorius, sur les conseils du préfet Agricola, reprit l’idée émise par Pétronius. Ce fut l’objet de l’édit de 418.

L’assemblée devait se réunir à Arles où la préfecture venait d’être transférée. Pourtant les seules provinces appelées à s’y faire représenter furent la Viennoise, les deux Narbonnaises, la Novempopulanie, les deux Aquitaines, les Alpes Maritimes. Ces sept provinces avaient formé d’abord le diocèse de Vienne, puis elles s’étaient fondues en un diocèse unique avec les dix provinces du Nord[7]. L’assemblée n’était donc pas strictement diocésaine, puisque, sur les dix-sept provinces composant le diocèse des Gaules, elle n’en représentait que sept. Nous ignorons si Pétronius l’avait constituée sur des bases plus larges de manière à embrasser la Gaule tout entière. Ce qui est positif, c’est qu’en 418 la domination romaine était fort ébranlée dans la Gaule septentrionale. Le Midi s’en détacha d’autant mieux qu’il revenait ainsi au régime des deux diocèses, régime aboli récemment et justifié par de réelles différences entre les deux contrées.

L’assemblée d’Arles comprenait, comme les assemblées provinciales, les honorati du ressort et les délégués des curiales, non tous les principales indistinctement — ils eussent été trop nombreux —, mais une députation élue au sein de chaque curie. Elle comprenait en outre les juges, en d’autres termes les gouverneurs des sept provinces. Les membres de l’assemblée étaient tenus de s’y rendre sous peine d’amende. En raison de la distance, les gouverneurs de la Novempopulanie et de la seconde Aquitaine étaient autorisés à se faire suppléer en cas d’empêchement. Les séances avaient lieu, non sous la présidence, mais en présence du préfet.

[RAISONS DE L’ÉDIT] On s’est perdu en raisonnements sur les motifs qui ont inspiré la décision d’Honorius. Ils sont pourtant fort simples et ressortent assez clairement du texte même de l’édit. Un des avantages de l’assemblée provinciale était de centraliser les affaires et par là d’économiser aux diverses cités les frais d’une légation particulière. L’Empereur, de son côté, trouvait son compte à n’être pas encombré par ces députations. L’assemblée diocésaine opérait, sur une plus vaste échelle, une simplification du même genre. Elle réduisait les légations des provinces comme l’assemblée provinciale réduisait celles des cités. En rendant annuelle l’assemblée du diocèse viennois, Honorius assurait à ce diocèse, d’une manière permanente, l’avantage en question. Et si la même mesure n’a pas été prise partout, c’est qu’il n’y avait pas lieu. L’Italie avait le Sénat de Rome, avec lequel une diète italienne eût fait double emploi. L’Afrique, relevant pour une partie du vicaire et pour l’autre étant directement subordonnée à l’Empereur, ne présentait pas l’unité nécessaire. L’Espagne, la Bretagne étaient, comme la Gaule du Nord, aux mains des Barbares. Raison de plus pour s’intéresser à des provinces demeurées romaines de fait comme de cœur, pour resserrer le lien qui les unissait entre elles et pour fortifier du même coup, par ces démonstrations périodiques, celui qui les rattachait à l’Empire.

[ÉCHEC DE LA RÉFORME] L’édit de 418 précéda d’une année au plus l’établissement des Wisigoths dans l’Aquitaine. Cet événement, avec les désordres qui s’ensuivirent, fut vraisemblablement la cause qui fit échouer la réforme d’Honorius. L’assemblée instituée par cet empereur fait très peu parler d’elle, si peu qu’on a le droit de douter qu’elle ait réellement fonctionné, ou autrement qu’à de longs intervalles. Une ou deux fois au plus on saisit ou l’on croit saisir la trace de son activité, en 455 dans l’élévation d’Avitus à l’empire et en 468 dans le procès intenté au préfet Arvandus devant le Sénat[8]. Mais si son intervention dans le deuxième cas ne peut guère être contestée, il s’en faut qu’elle soit aussi évidente dans le premier.

[RÔLE DES ASSEMBLÉES AU Ve SIÈCLE] Les concilia se tinrent en dehors des révolutions du IVe siècle comme ils avaient fait pour celles du troisième. C’est seulement vers le milieu du Ve siècle, dans le désarroi causé par les invasions, quand les pouvoirs réguliers étaient impuissants ou vacants, que nous voyons les diètes provinciales élargir leurs attributions et intervenir, à diverses reprises, dans les questions purement politiques. Il y a là, dans leur histoire, une dernière et intéressante période, mais qui ne rentre pas dans les limites assignées à ce volume.

 

II. — LES CITÉS. LE RÉGIME MUNICIPAL[9]

SI l’on compare la liste des cités dans la Notice des Gaules à celle qu’on a pu dresser pour le début de l’ère impériale, on constate entre les deux la différence suivante. Certaines cités ont disparu. D’autres ont été créées. Mais, somme toute, le nombre des cités a été augmenté. Il est maintenant de 114 au lieu de 97 pour l’ensemble des provinces gauloises[10].

[CITÉS NOUVELLES DANS LES TROIS PROVINCES] Les 12 provinces qui, dans l’organisation dioclétiano-constantinienne équivalent aux anciennes provinces de l’Aquitaine, de la Lyonnaise, de la Belgique et des deux Germanies comprennent maintenant 18 cités, ce qui fait une augmentation de 14 sur les 64 qui existaient à l’origine.

Le démembrement s’est opéré dans 13 cités.

Des Tarbelles se sont détachées 4 cités : les Benarnenses (Lescar en Béarn), les Boiates (la Teste-de-Buch), les Aturenses (Aire), les Iluronenses (Oloron).

Des Ausees, 2 : les Elusates (Eauze), les Lactorates (Lectoure).

Des Convènes, 2 : les Consoranni (Saint-Lizier de Consérans), Turba (Tarbes).

De chacune des dix autres cités s’est détachée une cité nouvelle.

Des Rutènes se sont détachés les Albigenses (Albi). Des Carnutes les Aureliani (Orléans). Des Éburovices les Sagii (Sées). Des Vénètes les Coriosopites (Quimper ?). Des Morins les Bononienses (Boulogne-sur-Mer). Des Médiomatriques les Verodunenses (Verdun). Des Tricasses les Catuellauni (Châlons-sur-Marne). Des Éduens les Autessioduri (Auxerre). Des Vangions les Alogontiacenses (Mayence).

Total : 18 cités nouvelles auxquelles s’ajoutent Cologne (civitas Agrippinensium) et Nyon (civitas Equestrium) qui autrefois, en leur qualité de colonies romaines, ne figuraient pas dans le catalogue des cités gauloises et dont l’addition ne constitue pas du reste une acquisition réelle. Des deux autres colonies romaines fondées dans les trois Provinces et non cataloguées parmi les cités gauloises du Haut-Empire, l’une, Augusta Rauracorum, s’est incorporée à la cité de Bâle ; l’autre, celle de Lyon, a absorbé la cité des Ségusiaves, devenus les Lyonnais. La liste des cités ne compte donc pas non plus, de leur chef, une unité de plus.

[CITÉS DISPARUES] Les cités qui ont disparu sont au nombre de 4 : les Vadicasses, dont la position n’a pu être déterminée avec certitude, les Calètes, absorbés par les Rouennais (Rotomagenses, anciennement les Veliocasses) ; les Arvii, absorbés par les Rédons, et enfin les Bataves qui, envahis par les Germains, ne font plus partie de l’Empire.

[CITÉS NOUVELLES ET CITÉS DISPARUES DANS LA NARBONNAISE ET LES PROVINCES ALPESTRES] Les cités nouvelles dans les provinces correspondant à l’ancienne Narbonnaise sont au nombre de 5. De la cité de Vienne se sont détachés les Genavenses (Genève) et les Gratianopolitani (Grenoble). La cité des Voconces s’est fractionnée en 4 cités : les Deenses (Die), les Vasienses (Vaison), les Vapincenses (Gap), les Segesterii (Sisteron). Mais, d’autre part, les cités de Ruscino (Castel-Roussillon) et de Carcaso (Carcassonne) ont été supprimées.

Les provinces alpestres (Alpes Grées et Poenines et Alpes Maritimes), réduites désormais aux cités du versant occidental de la chaîne, ont subi, relativement à ces dernières, quelques changements. Dans les Alpes Grées et Poenines les quatre cités du Valais se sont fondues en une qui a son centre à Octodurus Varagrorum (Martigny). La Tarentaise qui, pendant le Haut-Empire, parait avoir été privée d’organisation municipale, s’est formée en cité autour de Tarantasia (Moutiers en Tarentaise). Les Alpes Maritimes comptent 8 cités parmi lesquelles celles de Digne, détachée de l’ancienne Narbonnaise, et d’Embrun, léguée par la province des Alpes Cottiennes, depuis qu’elle a été rattachée à l’Italie. Sur les 6 autres il y en a 2 nouvelles, Chorges et Glandèves. Mais la cité de Briançon, qui formait avec celle d’Embrun les deux cités des Alpes Cottiennes sur notre versant, a été rayée.

[CAUSES DE CES REMANIEMENTS] S’il nous est impossible de discerner les raisons qui ont fait décider chacun de ces remaniements en particulier, nous voyons assez bien les causes qui les ont motivés dans l’ensemble.

La colonisation avait été trop largement pratiquée dans la Narbonnaise pour y laisser beaucoup de place à des unités nouvelles. Seules les deux cités des Viennois et des Voconces parurent assez vastes pour se prêter à un démembrement. Il en était autrement dans la Gaule du Centre et du Nord, où les grands États étaient nombreux. Aussi l’augmentation du nombre des cités est-elle beaucoup plus marquée dans ces régions.

On se tromperait si l’on attribuait aux empereurs l’intention d’égaliser les territoires des cités. Ils demeurèrent très inégaux. Les cités de Bourges, de Poitiers, de Besançon, et plusieurs autres équivalent à deux ou trois de nos départements. Beaucoup n’en représentent qu’un. Il en est même, comme celles de Boulogne, de Senlis, dont la superficie est moindre. Ce n’est donc pas ce motif qui a déterminé l’augmentation du nombre des cités. La vraie raison a dû être la multiplication des centres urbains. Et inversement la décadence de certains chefs-lieux a amené leur déchéance politique.

L’Aquitaine ibérique est, dans les trois Provinces, la contrée qui a formé le plus de cités nouvelles. Ce n’est pas que les cités constituées par Auguste dans cette partie de la Gaule aient été fort étendues. Mais ici c’est une cause historique qui a agi. Nulle part en effet le morcellement n’avait été poussé aussi loin avant la domination romaine. Les cités ibériques, en se démembrant, ne faisaient donc que revenir à leurs traditions, et c’est aussi pour revenir au passé qu’elles se détachèrent de l’Aquitaine celtique et formèrent la province de Novempopulanie.

[DATES] Les données nous manquent pour assigner une date à la plupart de ces suppressions ou de ces créations. Une inscription de l’an 239 nous apprend que dès cette époque toute la côte jusqu’aux Pyrénées relevait de Narbonne, en d’autres termes que la suppression des cités de Carcassonne et de Castel-Roussillon était un fait accompli. Nous savons qu’avant d’atteindre le total de 12 cités, la Novempopulanie possédait déjà dans la deuxième moitié du IIIe siècle, antérieurement à Dioclétien, les 9 dont elle tient son nom et dont les dernières formées étaient celles des Consoranni, des Lactorates, des Botates et peut-être des Iluronenses. Une inscription qui n’est pas postérieure au ne siècle mentionne les duumvirs des Consoranni. Une autre de l’an 241 a été dédiée par l’ordre de la cité des Lactorates. Il est question d’un citoyen Botate dans une troisième inscription qui paraît être à peu prés du même temps. Et enfin la cité d’Iluro est nommée sur une pierre milliaire de la bonne époque[11]. Les villes de Metz et de Verdun sont séparées sur la carte routière dite Itinéraire d’Antonin par une station appelée Fines (Frontière), d’où il résulte qu’elles formaient deux cités distinctes à la date où fut rédigé ce document, c’est-à-dire entre 211 et 217, sous le règne de l’empereur Antonin, plus connu sous le nom de Caracalla[12]. La ville de Cenabum, appelée dans la Notice des Gaules civitas Aurelianorum (Orléans), du nom d’Aurélien (270-275), a été très vraisemblablement érigée en cité par cet empereur. On a supposé que Dioclétien et Maximien accordèrent la même faveur à la ville de Cularo (Grenoble), alors qu’ils l’entourèrent d’une enceinte fortifiée entre 286 et 292, mais il se peut aussi qu’elle soit restée un simple vicus jusqu’au jour où elle reçut de l’empereur Gratien (375-383) le nom qu’elle a gardé, Gratianopolis. Autessiodurum (Auxerre) ne prend le titre de cité que dans une inscription de la fin du IVe siècle[13].

[LES CITÉS APRÈS LA CHUTE DE L’EMPIRE] L’histoire des cités gallo-romaines n’est pas close après la chute de la domination de Rome. II ne nous appartient pas de les suivre dans leurs destinées ultérieures. Il suffira de rappeler brièvement comment elles ont subsisté à l’entrée du Moyen âge. Lorsque l’Église organisa son gouvernement, elle adopta pour son compte les cadres créés par l’État. Elle installa ses évêques dans les chefs-lieux des cités, ses archevêques, ses métropolitains dans les métropoles ou capitales des provinces. Les cités, de même que les provinces, se présentèrent alors avec un caractère double, politique et religieux. Aujourd’hui encore, après 89, le rapport est manifeste entre les divisions territoriales de la Gaule au Ve siècle et la liste de nos villes archiépiscopales et épiscopales, avec les ressorts qui en dépendent.

Les provinces cependant n’étaient que des unités artificielles au prix des cités. Ces dernières avaient une individualité autrement vivace, car elles plongeaient par leurs racines au plus profond du passé. Aussi comprend-on que les provinces, en tant que divisions politiques, aient disparu presque partout avant Clovis. Elles ne survécurent que dans la hiérarchie ecclésiastique, comme l’Église elle-même survécut parmi les ruines accumulées autour d’elle. Il n’en fut pas de même des cités. Elles restèrent les seules circonscriptions administratives après la disparition des provinces, et demeurèrent sous les rois francs ce qu’elles avaient été sous les empereurs romains. Le morcellement, en se poursuivant après les invasions, put réduire les limites de plusieurs d’entre elles, mais l’organisation dans son ensemble resta intacte.

[ÉVOLUTION DU RÉGIME MUNICIPAL] Deux faits dominent, dans cette période, l’évolution du régime municipal et en accusent la décadence : l’intervention de plus en plus marquée du gouvernement central dans les affaires intérieures des cités, et la désertion progressive des fonctions publiques.

Au commencement du II’ siècle, les cités se trouvèrent pour la plupart dans une situation difficile. Elles avaient exécuté de grands travaux sans prévoyance ni méthode. Les empereurs avisèrent. Ils autorisèrent les legs des particuliers. Eux-mêmes ils donnèrent énormément. L’accroissement de richesse qui résulta de ces libéralités de sources diverses imposa à l’État des devoirs nouveaux. La fortune des communes était devenue une part considérable de la fortune publique ; il ne se crut pas le droit de s’en désintéresser. De cette époque date la surveillance plus directe exercée par le gouverneur sur les finances municipales. A cette époque aussi remonte l’institution des curateurs (curatores reipublicae ou civitatis).

[LES CURATEURS DES CITÉS] Le curateur, en droit privé, est donné, non aux mineurs qui ont un tuteur, mais aux incapables, aux prodigues, aux fous. Il est donné, non à leur personne, mais à leurs biens. Tel est le curateur donné par l’Empereur à la cité. Il vérifie les comptes, recouvre les dettes, autorise ou interdit les aliénations du domaine, les réparations et constructions d’édifices, mais il n’a ni pouvoir politique ni pouvoir judiciaire. Dans la cité dont les intérêts lui sont confiés il n’est ni magistrat, ni citoyen, ni même résident, car il peut être curateur pour plusieurs cités à la fois et qui ne sont pas nécessairement dans la même province. Libre de toute attache locale, il n’en est que mieux placé pour s’acquitter de son mandat, avec fermeté et impartialité. Volontiers il cumule avec son titre celui de patron. Le plus souvent il est pris parmi les fonctionnaires de l’ordre sénatorial ou équestre ; quelquefois pourtant il né s’est pas élevé au-dessus des honneurs municipaux.

[LES CURATEURS EN GAULE] En Gaule, et c’est un privilège qui parait particulier à ce pays, les curateurs sont des Gaulois qui, après avoir gouverné leur propre cité, sont délégués pour les cités voisines. Un Poitevin est curateur à Bordeaux, un Sénon à Vannes, un Véromanduen à Soissons, un Nîmois à Aix. Un autre Nîmois est curateur en même temps pour Avignon, Cavaillon, Fréjus. Les colonies romaines recevaient pour curateurs de grands personnages ayant passé par les hautes charges de l’État. Ainsi Narbonne et Lyon. Pourtant ce n’était pas là une règle absolue. Fréjus a eu pour curateur un ex-magistrat de Nîmes, et d’autre part la curatelle d’Avignon, simple colonie latine, est déférée à un sénateur, ancien préteur[14].

[DÉVELOPPEMENT DE L’AUTORITÉ DU CURATEUR] Les empereurs n’étaient pas hostiles, de propos délibéré, aux franchises municipales. Elles n’avaient rien qui pùt leur porter ombrage. Loin de faire obstacle à leur toute-puissance, elles prêtaient un utile concours à leur administration. Mais le despotisme est envahisseur de sa nature et la force des choses l’emporta. La nouvelle institution contenait d’ailleurs en germe ses développements ultérieurs. Il ne faut pas se laisser tromper par la lettre des formules juridiques. Entre le curateur et le tuteur, la distinction en droit privé était purement formelle. Elle ne pouvait avoir plus de réalité sur cet autre terrain. La cité soumise à un curateur était, par le fait, mise en tutelle, et le tuteur ne pouvait manquer à la longue d’y prendre la première place. Si l’on ajoute à cela le prestige qu’il tirait de la nomination impériale, on comprend comment la curatelle du IIe siècle est devenue celle du IVe. Elle n’avait été d’abord qu’une commission extraordinaire et exceptionnelle. Elle se transforma finalement en une magistrature régulière et la plus haute de toutes.

[LE CURATEUR CHEF DE LA CITÉ] Il nous est difficile, pour ne pas dire impossible, de suivre la transition. Quelques points seulement transparaissent à travers les Codes et les inscriptions. De bonne heure nous voyons le curateur étendre sa compétence en dehors du contrôle financier jusqu’à des fonctions plus actives. Il acquiert une sorte de juridiction administrative. Il empiète sur les attributions de l’édilité. Cette magistrature, relevant plus spécialement de la curatelle, devait être la première absorbée. Elle ne fut pas la seule. Le curateur du Bas-Empire a hérité non seulement des édiles, mais des duumvirs et des quinquennaux. Il a le soin de la voirie, des travaux publics, de la police. Il a le maniement des fonds municipaux. Il procède aux adjudications. Il dresse et tient sous sa garde les registres du cens. Il concentre dans ses mains tout le gouvernement de la cité. Il en est le père, pater civitatis. C’est le titre qu’on lui donne couramment au Ve siècle. La question délicate, et malheureusement non résolue avec certitude, est de savoir ce qu’il représente désormais, dans cette phase nouvelle, la cité dont il est le chef ou le pouvoir central. Sans doute il n’est plus un étranger au milieu de ses administrés. Cette curie, à laquelle il préside, il en fait partie, il est tiré de son sein. Mais, quoi qu’on en ait dit, il n’est nullement prouvé qu’il ait cessé dès lors d’être nommé par l’Empereur. C’est seulement en 409 qu’une loi relative à la Gaule nous le présente comme issu de l’élection[15]. On notera qu’à cette époque les cités s’étaient vu enlever la majeure partie de leurs revenus et de leur patrimoine, tantôt pour enrichir l’Église, tantôt pour subvenir au déficit du trésor impérial. Il n’y avait donc nul inconvénient, après les avoir dépouillées de presque tous leurs biens, à leur rendre la gestion du peu qui en restait.

[DISPARITION DES ANCIENNES MAGISTRATURES] Que devenaient cependant les anciennes magistratures? Elles ne furent point supprimées. Une loi de Constantin en imposait l’exercice préalable au futur curateur et, conformément à cette disposition, une inscription, datée de 352 ap. J.-C., nous fait connaître un curateur de Cologne qui a été antérieurement édile et duumvir[16]. Toutefois les textes qui les mentionnent sont trop rares pour laisser croire qu’elles ont subsisté partout. Il est probable que de plus en plus on négligea de les pourvoir de titulaires. Le fait est qu’elles n’avaient plus de raison d’être. Elles s’étaient morcelées en diverses curatelles dont la curatelle de la cité n’était que la plus honorifique et la plus onéreuse. Il y a là un nouveau type d’administration municipale dont il faut expliquer maintenant l’avènement.

[DÉSERTION DE LA CURIE] La répugnance pour les fonctions publiques ou, plus exactement, pour les frais qu’elles entraînent, se manifeste d’assez bonne heure. C’est pour stimuler, par l’appât d’une prime, les tièdes et les récalcitrants qu’on imagina, vers le milieu du IIe siècle, une forme nouvelle de la latinité, le droit latin majeur, le Latium majus, différent du Latium minus en ce qu’il assurait, non pas seulement aux magistrats des cités latines, mais aux simples décurions la concession de la cité romaine[17]. C’est sans doute vers la même époque que l’on ouvrit aux incolae ou étrangers domiciliés l’accès des honneurs municipaux. Nous voyons, en Gaule, un Voconce appelé dans la curie de Lyon, un Trévire parcourant toute la carrière des magistratures chez les Éduens[18].

On trouve dès les Antonins des décurions malgré eux. Avec les Sévères commence la série des lois édictées contre ceux qui tentent de se soustraire aux charges du duumvirat et du décurionat. A la même préoccupation répond la formation de l’ordre des possesseurs (possessores). Il se compose des propriétaires qui ne sont pas décurions, mais qui, étant aptes à le devenir, constituent pour la curie comme une réserve. C’est là qu’on va puiser quand il y a des vides à combler. L’ordre des possesseurs est mentionné en Gaule, sous le Haut-Empire, dans les inscriptions d’Aix en Savoie[19]. Aix était un vicus de la cité de Vienne et les possesseurs y devaient tenir le haut du pavé, n’ayant pas à s’effacer devant les décurions.

[INFLUENCE DU CHRISTIANISME SUR LA DÉSERTION DE LA CURIE] Les progrès du christianisme au IIIe siècle contribuèrent à dépeupler la curie. A la crainte de la dépense s’ajoutèrent les scrupules religieux. Les chrétiens n’étaient pas, comme les juifs, dispensés des pratiques païennes imposées par l’exercice des fonctions publiques. Ils n’avaient d’ailleurs pour ce genre d’activité qu’un goût médiocre. Leurs visées allaient plus haut. Cet état d’esprit ne se modifia pas complètement après leur victoire. Ils se réconcilièrent avec leurs devoirs civiques, mais le zèle pour la patrie terrestre était refroidi. Les fondations pieuses absorbaient les libéralités des fidèles, si bien que les cités, dépouillées par l’État au profit de l’Église, étaient encore frustrées par elle des dons qu’elles pouvaient attendre de la générosité privée.

Toutefois ni la concurrence de l’Église triomphante ni l’hostilité de l’Église persécutée ne suffisent pour rendre compte de la décadence plus profonde du régime municipal dans les deux derniers siècles de l’Empire. Elle s’explique par la conception fiscale que nous avons décrite précédemment[20].

[CAUSE DÉCISIVE. LE RÉGIME FISCAL] Ce qui la caractérise essentiellement, c’est d’abord la substitution à l’État des individus et des corps constitués pour un bon nombre de fonctions qui lui sont d’ordinaire réservées, et c’est, en second lieu, la diversité de l’impôt sous toutes ses formes, impôt en espèces, en nature, en corvées, suivant les différentes classes de la société. De toutes ces classes et de tous ces corps, les décurions sont les plus grevés. Ils ne paient pas seulement la capitation du sol en tant que propriétaires, et, en tant que décurions, l’or coronaire. Ils ne sont pas seulement tenus, comme parle passé, d’offrir des jeux, des spectacles. Ils ont encore d’autres obligations qui sont de beaucoup les plus onéreuses.

[NOUVELLE ADMINISTRATION MUNICIPALE. LES CURATELLES] C’est au milieu du ne siècle, et sans doute pour alléger le fardeau en le divisant, que l’on commence à détacher des magistratures ces curatelles dont la liste va s’allongeant indéfiniment à mesure qu’on descend vers le Bas-Empire. Il serait fastidieux de la donner complète, et d’ailleurs elle varie selon les besoins locaux. Dorénavant, il n’est pas un des services autrefois concentrés entre les mains des duumvirs, des édiles, des questeurs qui ne soit partagé entre des commissaires spéciaux. Ce que sont leurs rapports avec les anciens magistrats ou avec le curateur suprême qui les a remplacés, on ne le voit pas clairement. Leur compétence est restreinte en raison de leur nombre. L’entretien des rues, des bains, des temples, des édifices, des aqueducs, des remparts, l’approvisionnement en blé, la panification, les distributions gratuites, autant de fonctions distinctes dont chacune met en réquisition un membre de la curie. D’autres sont employés au registre des créances ou du cens, d’autres sont chargés de représenter la cité en justice, d’autres enfin sont députés pour défendre ses intérêts auprès du gouverneur ou de l’Empereur. En outre des services municipaux, il y a ceux qui concernent l’administration générale. Il faut surveiller les mansiones ou bâtiments servant à la fois de magasins publics, de relais de poste, d’hôtels pour héberger l’Empereur ou les grands personnages voyageant en son nom. Il faut procurer les chevaux pour les transports. Il faut réunir les conscrits ou la somme stipulée pour leur remplacement. Il faut faire rentrer les impôts.

[CHARGES DES DÉCURIONS] Les décurions nous apparaissent à cette époque comme un  groupe de fonctionnaires, en acte ou en puissance, car un roulement équitable, et contrôlé d’ailleurs par le gouverneur, amène successivement à l’une ou à l’autre de ces fonctions tous ceux qui ne peuvent alléguer, pour s’y soustraire, une des causes de dispense prévues par la loi, l’âge, les infirmités, l’absence pour motif d’utilité publique, le nombre des enfants, la qualité de vétéran, l’exercice de certaines professions libérales et enfin l’insuffisance des ressources, la pauvreté, qui n’est pas à proprement parler un cas d’exemption puisqu’elle équivaut à une incapacité naturelle. Ces fonctionnaires sont en effet d’une espèce particulière. Ils ne sont pas payés. Ils paient eux-mêmes de leur temps, de leur peine, de leur bourse.

[LES MUNERA] On distingue entre les charges personnelles, qui mettent à contribution la personne du curiale (munera personae) et les charges financières, patrimoniales, qui mettent à contribution sa fortune (munera patrimonii). Cette division n’est pas toujours bien tranchée. Sans doute le curateur de l’annone n’a pas à acheter de ses deniers le blé dont il approvisionne la ville, de même que le curateur d’un temple n’a pas à l’entretenir à ses frais. Mais ils sont entraînés l’un et l’autre à des dépenses, et ils encourent en tout cas une responsabilité pécuniaire. D’un autre côté, il n’est guère de charge patrimoniale qui n’exige de celui qui la remplit un travail personnel. Aussi n’est-il pas étonnant que les jurisconsultes se soient embarrassés quelquefois dans cette classification. Ils se tirent d’affaire en s’attachant au caractère dominant, et là où les deux caractères dominent également, en imaginant une troisième catégorie, celle des charges mixtes (munera mixta) qui engagent à la fois et au même degré la personne et les biens. De toutes ces charges, la plus lourde, on le sait, était la perception de l’impôt avec obligation d’en faire l’avance au besoin, sauf à se rembourser par tous les moyens sur les contribuables. Triste besogne dans un temps où l’impôt rentrait si difficilement et qui trop souvent ne laissait de choix qu’entre la ruine et l’exécration publique.

[SERVITUDES DES CURIALES] Sur les curies reposait, avec l’administration de la cité, tout le système fiscal de l’Empire. Plus que jamais il était nécessaire de les tenir au complet. La transmission héréditaire du décurionat devint strictement obligatoire. Les fils des décurions, en attendant qu’une vacance se produisit, formaient la classe des curiales, c’est-à-dire des candidats désignés par la curie, liés et enchaînés à la curie par le fait de leur naissance (subjecti, nexi curiae). Mais il ne suffisait pas de maintenir l’effectif de la curie. Il fallait préserver son patrimoine, composé du patrimoine de chacun de ses membres. Les curiales en effet étaient solidaires, en ce sens que tous répondaient pour chacun. Ils constituaient, pour la cité et l’État, comme une caisse de garantie qu’il importait de conserver intacte. De là une série de mesures tendant à immobiliser, entre les mains de chacun d’eux, la majeure partie ou la totalité de son avoir. Il était interdit au curiale de se livrer au commerce, considéré comme trop chanceux. Il lui était interdit de vendre ses immeubles ou ses esclaves, sinon en cas de nécessité urgente et en vertu d’une autorisation du gouverneur. Les donations qu’il se permettait, par testament ou entre vifs, étaient frappées d’un impôt au profit de la curie. Bientôt même toute libéralité de ce genre fut prohibée. Sa succession enfin, si elle passait à des personnes étrangères à la curie, subissait une retenue du quart qui finit par s’élever aux trois quarts.

[EFFORTS DES CURIALES POUR SORTIR DE LA CURIE] Entre les curiales qui s’efforçaient d’échapper à leur condition et les empereurs qui prétendaient les y retenir, un conflit s’ouvrit où l’avantage ne resta pas à ces derniers. Pour sortir de la classe des curiales, le moyen qu’on employait de préférence, quand on le pouvait, était d’entrer dans celle des sénateurs. On sollicitait les titres ou les diplômes qui en ouvraient l’accès. On les achetait le plus souvent, car l’Empire, avant notre monarchie, s’était avisé de cette ressource. Au besoin on les fabriquait. Les curies qui perdaient ainsi, l’un après l’autre, leurs principaux membres, réclamèrent. Les empereurs virent le danger. Ils refoulèrent parmi les curiales tous ceux qui étaient convaincus de n’avoir pas suivi jusqu’au bout la filière des magistratures municipales. Ils décidèrent que, même après l’accomplissement de ses devoirs municipaux, le curiale ne deviendrait sénateur que s’il laissait à sa place un enfant ou un suppléant cautionné. Ils retinrent dans la curie tous ceux de ses enfants qui étaient nés avant qu’il en fût sorti. Une constitution de 409, relative à la Gaule[21], exigea quinze ans d’attente pour ceux-là même qui étaient en règle, avant qu’ils ne fussent quittes.

Il serait trop long d’énumérer toutes ces mesures et de les expliquer dans le détail. Leur multiplicité, leur rigueur croissante prouvent assez qu’elles ne furent guère efficaces. La faute en était aux empereurs eux-mêmes, trop faibles pour résister aux demandes qui les assiégeaient. Elle était plus encore à la vénalité des bureaux où les diplômes des dignités impériales se vendaient à l’encan. Aussi ne risque-t-on pas de se tromper en affirmant qu’une bonne partie des curiales réussit à passer dans l’ordre sénatorial.

[LES CURIES NE RÉPARENT PAS LEURS PERTES] Le mal n’eût pas été grand, et même il n’y eût pas eu de mal si les curies avaient regagné dans les rangs inférieurs de la société ce que les autres leur enlevaient. On ne verrait dans ce double phénomène qu’un effet naturel de l’ascension continue des classes, et c’est là, on ne l’ignore pas, un des signes par où se manifestent la santé et la prospérité des États. L’Empire, dans ses beaux jours, avait connu cette poussée bienfaisante imprimée d’un bout à l’autre du corps social. Mais depuis le nie siècle le mouvement s’était graduellement ralenti et arrêté. Un trait qui caractérise cette époque c’est, comme on le montrera plus loin, le développement de la grande propriété au détriment des classes moyennes. Les curies ne réparaient donc pas leurs pertes. C’est en vain qu’elles finirent par s’annexer l’ordre des possesseurs tout entier. Les possesseurs n’étaient que des petits propriétaires qui, plus vite que les grands, succombaient sous le fardeau. Ils essayèrent eux aussi de s’y soustraire par les voies qui leur étaient ouvertes. Trop pauvres pour entrer dans l’ordre sénatorial, ils s’engageaient dans le clergé, s’enrôlaient dans l’armée, se réfugiaient dans les bureaux, les manufactures impériales, les corporations ouvrières. On en vit qui se firent colons. Quelques-uns allèrent jusqu’à demander asile aux Barbares.

Sans doute il ne faut user qu’avec réserve des textes juridiques. Les cas qu’ils prévoient ne se présentent pas pour cela très fréquemment. Il est vrai aussi qu’il faut se garder des conclusions trop générales. La curie de Bordeaux nous apparaît encore, à travers les œuvres d’Ausone, comme un corps riche et considéré. Mais l’Aquitaine, après les dévastations du nie siècle, vécut paisible et relativement florissante jusqu’à l’irruption des Wisigoths en 407. On n’en saurait dire autant des régions de l’Est, du Nord et du Centre, où l’invasion sévissait à l’état chronique. C’est un préfet des Gaules, Florentius, qui fit cette réponse à Valentinien un jour que le terrible empereur, dans un de ces accès de colère auxquels il était sujet, ordonnait, pour un délit de peu de gravité, de mettre à mort trois curiales dans plusieurs villes : Et si quelqu’une de ces villes n’en compte pas trois ? Faut-il attendre qu’elle ait complété le nombre?[22] Assurément il n’y a là qu’une boutade, mais le mot n’en est pas moins à relever comme jetant un triste jour sur la désertion et l’appauvrissement des curies.

[ORGANISATION INTÉRIEURE DE LA CURIE] Nous sommes mal renseignés sur l’organisation intérieure des assemblées municipales du Bas-Empire. L’album découvert à Thamugas, dans la Numidie, et dont la date doit se placer dans les années immédiatement antérieures à 367, probablement en 364, contient sans doute trop de particularités africaines pour être cité au même titre que l’album de Canusium auquel il fait pendant[23]. Pourtant on y relève un trait qui concorde assez bien avec ce que nous pouvons conjecturer au sujet des corps similaires dans le reste de l’Empire. Ce document énumère, faisant suite aux patrons de rang sénatorial et équestre ainsi qu’aux personnages ayant exercé le sacerdoce provincial, le curateur, les duumvirs, les flamines, les pontifes, les augures, les édiles, le questeur, et enfin, à la queue, les ex-duovirs. Il ne comprend donc, outre les membres d’honneur, que des magistrats, des prêtres et des ex-magistrats. Il n’admet aucun de ceux que l’on appelait autrefois les praetextati et les pedani et qui maintenant sont des curiales, au sens large du mot. Les curiales participent aux charges de la curie, mais ils ne figurent pas sur la liste de l’assemblée et, s’ils assistent aux séances, ce doit être comme membres passifs et comme spectateurs muets. Quant au droit d’y siéger assis, il parait réservé, d’après une constitution du Code Théodosien[24], aux décurions émérites, c’est-à-dire qui ont passé par toutes les magistratures.

Une constitution du même Code, datée de 409[25], nous signale, pour la Gaule, la classe des principaux (principales), identiques probablement aux décurions émérites, et aussi à ceux qu’on appelle les primores ou les primates. Ce sont les mêmes qui, dans les inscriptions du Haut-Empire, se disaient : omnibus honoribus functi. Ils tiennent le premier rang dans la curie et, bien que leur nombre soit nécessairement variable, on ne voit pas comment les distinguer des dix premiers (decem primi), qui eux aussi sont à la tête de l’ordre et achètent d’ailleurs cet avantage par des charges plus lourdes, notamment par un rôle plus actif et une responsabilité plus directe dans la perception de l’impôt.

Le christianisme vainqueur introduisit dans l’assemblée un membre nouveau, l’évêque, qui ne tarda pas à y prendre une situation prépondérante, à côté et en réalité au-dessus du plus haut magistrat civil. Ce magistrat n’était plus à la fin du IVe siècle le curateur. Il avait été remplacé ou relégué au second plan par le défenseur de la cité.

[LE DÉFENSEUR] Rien n’atteste mieux que cette institution le désarroi profond de l’administration impériale, les abus qui en viciaient le fonctionnement et l’impuissance des gouvernants à les réprimer. Ce fut Valentinien qui, en 364, imagina cette sorte de modérateur entre les populations et les agents de tout grade qui les pressuraient. Le défenseur de la cité avait pour mission essentielle de protéger les contribuables contre les exactions du fisc. Aucun impôt ne devait être payé sans son consentement. Pour qu’il s’acquittât de son mandat avec plus d’indépendance, il était nommé par l’Empereur ou le préfet du prétoire et choisi, en dehors de la cité, parmi les sénateurs ou tout au moins parmi les perfectissimes. L’État renversant les rôles cherchait en dehors de lui-même un recours contre les exactions de ses fonctionnaires, c’est-à-dire contre sa propre faiblesse. L’institution du défenseur de la cité n’est pas d’ailleurs un fait isolé. Vers la même époque furent institués les défenseurs du Sénat, préposés au nombre d’un ou deux par province à la défense des privilèges des sénateurs, les défenseurs du clergé, les défenseurs des colons. Ces créations rentrent elles-mêmes dans un phénomène plus général. La substitution du patronage à l’action gouvernementale est en effet un des traits qui caractérisent cette société en décomposition. Mais ici c’est l’État qui, pour combattre l’extension du patronage privé, imagine cette sorte de patronage public.

[LE DÉFENSEUR DEVENU MAGISTRAT MUNICIPAL] Les sénateurs se dégoûtèrent bien vite d’une fonction qui les ramenait par une voie détournée aux corvées de la curie et qui, du plus, s’ils la remplissaient consciencieusement, les exposait à des  rancunes dangereuses. Aussi voit-on que, dès 387, le défenseur a pris place parmi les magistrats municipaux, et d’ailleurs à leur tête. Il est élu alors pour cinq ans, parmi les principales, par toutes les classes de la société, également intéressées au choix de ce patron universel. Et c’est bien la preuve que jamais les empereurs n’ont nourri de pensée hostile à ce que nous appelons les franchises des cités. Mais il n’a plus, dans ces conditions, l’autorité nécessaire pour le rôle qu’on lui avait assigné primitivement. Il ne représente plus que ses concitoyens ; il n’est plus qu’un curiale comme les autres, supérieur aux autres sans doute, mais non plus étranger à eux, et absorbé en outre par les soins du gouvernement local qui finit par lui incomber tout entier. On avait cru bien faire en lui concédant une petite part de la juridiction attribuée autrefois aux duumvirs, de manière à rétablir, pour les procès de peu d’importance, une justice plus expéditive et moins coûteuse, et il est certain que, en tant que juge de paix, il rendit des services. Seulement ce n’étaient pas ceux qu’on s’était promis quand on l’avait institué.

 

 

 



[1] SOURCES : Voir liv. I, chap. II, § 1. Code Théodosien, XII, 12. Sidoine Apollinaire, passim, etc.

OUVRAGES À CONSULTER : Voir liv. I, chap. II, § 1.

[2] Voir § 2.

[3] Ammien Marcellin, XVIII, 1.

[4] Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, 595, A.

[5] I, 6.

[6] Cette constitution nous est parvenue à l’état détaché. Voir dom Bouquet, I, p. 766, et Carette, ouvr. cité, p. 450-463. Nous donnons ici la traduction de ce document :

Honorius et Théodose Augustes à l’illustre Agricola préfet des Gaules. — Clairement Instruit par le très utile rapport que nous a fait ta Magnificence sur divers points intéressant la chose publique, nous décrétons, pour qu’elles aient force de loi à l’avenir, les dispositions suivantes qui s’imposeront à nos Provinciaux : à savoir à ceux des Sept Provinces, dispositions telles qu’eux-mêmes auraient dû les souhaiter. Attendu que des motifs d’utilité publique ou privée amènent fréquemment, non seulement de chaque province, mais de chaque cité, soit des personnes ayant rempli ou remplissant de hautes fonctions (honorati), soit des députations spéciales, en vue de soumettre à l’examen de ta Magnificence des questions touchant les intérêts des propriétaires (possessores) ou le règlement des dépenses publiques, il nous a paru grandement opportun et profitable qu’à dater de la présente année il y eût tous les ans, à une époque fixe, pour les Sept Provinces, une assemblée tenue dans la ville métropolitaine, c’est-à-dire à Arles. En quoi nous nous proposons de pourvoir également aux intérêts particuliers et généraux. D’abord par la réunion des habitants les plus notables, en la présence illustre du préfet, si toutefois il n’en est pas empêché par les devoirs de sa charge, on pourra obtenir, sur chaque sujet, les avis les plus salutaires. Ensuite, rien de ce qui aura été discuté et arrêté, après mûr examen, ne pourra échapper à la connaissance des provinces plus éloignées. Or, il importe que les absents soient tenus de suivre les mémos règles d’équité et de justice. Enfin, en ordonnant qu’il se tienne tous les ans une assemblée dans la ville de Constantin, nous croyons faire une chose avantageuse non seulement aux affaires publiques, mais encore aux relations sociales. Suit ici un éloge de la ville d’Arles que nous citons plus loin, liv. III, chap. I, § 1. Puisque déjà, dans une pensée judicieuse et louable, l’illustre préfet Pétronius avait établi cette règle dont l’incurie des temps ou la négligence des usurpateurs a interrompu l’observance, nous décidons, très cher et très aimé parent Agricola, avec l’ordinaire autorité de notre Prudence, de la remettre en vigueur. En conséquence, ton illustre Magnificence, se conformant à notre présente ordonnance et à la tradition antérieure de son office, fera observer à perpétuité les dispositions suivantes. A l’un des jours quelconques qui séparent les ides d’août des ides de septembre, les personnages honorés de hautes fonctions (honorati), les propriétaires (possessores), les gouverneurs (judices) de chaque province sauront qu’ils doivent tenir une assemblée à Arles, et cela tous les ans. De plus, en ce qui concerne la Novempopulanie et la seconde Aquitaine, étant donné qu’elles sont de ces provinces les plus éloignées, il est spécifié que leurs gouverneurs, s’ils sont retenus par quelque occupation déterminée, doivent se faire remplacer par des députés, conformément à l’usage. Par ces dispositions nous entendons procurer à nos provinciaux autant d’agréments que d’avantages, et aussi ajouter un surcroît de lustre à la ville d’Arles, dont la fidélité nous a rendu de notables services, suivant les témoignages et les appréciations favorables de notre parent et Patrice. Que ta Magnificence sache aussi que ceux qui auront négligé de se rendre dans le temps prescrit au lieu désigné seront passibles d’une amende qui sera de cinq livres d’or pour les gouverneurs, de trois pour les personnages ayant rempli ou remplissant de hautes fonctions (honorati) ou pour les curiales. Donné le 15 des kalendes de mai (17 avril), reçu à Arles le 10 des kalendes de juin (23 mai), sous les consulats douzième d’Honorius et huitième de Théodose, Seigneurs et Augustes (418).

[7] Chap. II, § 1.

[8] Sidoine Apollinaire, Panégyrique d’Avitus. Epist., I, 7.

[9] SOURCES. Sur les cités, livre I, chap. u, § 9. Sur les institutions municipales, Digeste, L, 1.15. Code Théodosien, I, 29 ; XII, 1. Code Justinien, I, 55-56. Pour les historiens et écrivains divers, voir chap. I, § 1, chap. III, § 3, et livre III, chap. II, § 9.

OUVRAGES À CONSULTER. Voir livre I, chap. n, § 3, 4 et 5. Serrigny, ouvr. cité, livre II, chap. XI, § 1. Fustel de Coulanges, La Gaule romaine, p. 760 et suiv. L’invasion germanique, p. 31 et suiv. Lacour-Gayet, Curator civitatis, Dictionnaire des antiquités de Saglio. A. Desjardins, Defensor civitatis, ibid. Humbert, Duumviri juridicundo, ibid. Henzen, Sui curatori delle citta antiche, Annali dell’Instituto di Corrispondenza archeologica, 1851. Labatut, Études d’épigraphie et d’histoire. La municipalité romaine et les curatores reipublicae, M. Jullian, Les transformations politiques de l’Italie sous les empereurs romains, 1883, p. 91 et suiv. Degner, Quaestiones de curatore reipublicae, 1883. Liebenam, Curator reipublicae, Philologus, 1887. A. Desjardins, De civitatum defensoribus sub imperatoribus romanis, 1845. Lécrivain, Le mode de nomination des curatores reipublicae, Mélanges d’archéologie et d’histoire, 1884. Remarques sur les formules du Curator et du Defensor civitatis dans Cassiodore, ibid. Le Sénat romain depuis Dioclétien, 1888, p. 89 et 108 et suiv. Ohnesseit, Das niedere Gemeindeamt in den römischen Landstläten, Philologus, 1885. Chénon, Étude historique sur le Defensor civitatis, Nouvelle Revue historique du droit français et étranger, 1889.

[10] Il y a aussi le changement survenu dans la nomenclature des cités par suite de l’identification des noms du peuple et du chef-lieu. Nous avons étudié ce fait précédemment, livre I, chap. II, § 3, fin.

[11] Corpus inscript. latin., XII, 5366 et p. 604. XIII, 9, 511, 615, p. 52.

[12] Desjardins, Géographie de la Gaule, IV, p. 52. Il faut dire que ce document a subi des retouches.

[13] Corpus inscript. latin., XII. 2229. XIII, p. 444 et n° 921.

[14] Voir les index et les notices du Corpus inscript. latin., XII et XIII, et X, 8006. Voir aussi Allmer et Dissard, Musée de Lyon, II, p. 119. Il fout noter le cas d’un Sénon qui a été curateur de Cenabum (XIII. p. 472 et n° 3067), bien que cette ville ne fût encore qu’un simple meus, comme Il résulte du titre de ce personnage, curateur de Cenabum ou des habitants de Cenabum (curator Cenabensium), non de la cité de Cenabum.

[15] Code Théod., XII, I, 17.

[16] Code Théod., XII, I, 20. Brambach, 549.

[17] Livre I, chap. III, § 1.

[18] Corpus inscript. latin., XII, 1585 ; XIII, 2669. Cf. 2878.

[19] Corpus inscript. latin., XII, 2459, 2460, 2461.

[20] Chap. II, § 2.

[21] Code Théod., XII, I, 171.

[22] Ammien Marcellin, XXVII, 7.

[23] Corpus inscript. latin., VIII, 1, 2403. Cf. Ephemeris epigraphica, III, p. 77-84. Voir liv. I, chap. II, § 6.

[24] XII, I, 4.

[25] XII, I, 171.