HISTOIRE DE FRANCE

TOME PREMIER. — TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE.

DEUXIÈME PARTIE. — DESCRIPTION RÉGIONALE.

LIVRE II. — ENTRE LES ALPES ET L'OCÉAN.

 

II. — LE MASSIF CENTRAL.

CHAPITRE PREMIER. — L'ENSEMBLE DU MASSIF CENTRAL.

ENTRE les plaines du Centre et celles du Sud de la France s'interpose, de Lyon jusque vers Limoges, un groupe de hautes terres qu'on appelle aujourd'hui Massif ou Plateau central. Sous les noms de Limousin, Auvergne, Montagnes d'Auvergne, Velay, Rouergue, Gévaudan, etc., il était depuis longtemps connu dans l'histoire. Par la latitude c'est plutôt au Midi de notre pays qu'il appartient ; de même par la langue, la civilisation, le droit. Sa participation à la civilisation dite provençale fut active et brillante. Foyer d'habitants tenaces, ambitieux de fonctions publiques, émigrant facilement, cette contrée était apte à exercer de l'influence autour d'elle. Cela n'a pas manqué. Si, par l'Église, par les habitudes administratives ou juridiques, ou autrement, le Midi de la France a exercé une grande action sur nos destinées générales, c'est surtout aux populations du Massif qu'il le doit. Sans elles cette action n'aurait été ni si persévérante ni si énergique. Les influences méridionales se sont consolidées dans ce Midi robuste et montagnard. Les habitudes traditionnelles dont le Midi avait plus directement hérité que le Nord, ont disposé d'un levier grâce auquel elles ont pesé d'un plus grand poids. On se trouve donc en présence d'un ensemble qui mérite autant l'attention de l'historien que celle des géologues.

Dans l'enquête sur le passé de la Terre, l'étude du Massif central forme un chapitre presque aussi fécond en enseignements que celle des Alpes. Elle ne remonte guère plus haut. L'initiative vint de Guettard, vers le milieu du XVIIIe siècle. Il y a l'intérêt d'une date scientifique dans le mémoire qu'il adressait en 1752 à l'Académie des Sciences, et où il signalait en Auvergne, sans prévoir que ses affirmations restaient encore au-dessous de la réalité, des montagnes qui avaient été des volcans peut-être aussi terribles que ceux dont on parle aujourd'hui. Plus tard Dufrénoy et Élie de Beaumont, le premier surtout, fixèrent les traits essentiels de la structure. Il restait après eux, non seulement à introduire les rectifications que devait naturellement amener une étude plus détaillée, mais à rattacher l'histoire géologique du Massif Central à celle d'une partie de l'Europe dans laquelle effectivement elle rentre. Tel a été le résultat des études combinées dans les trente dernières années en France et dans les contrées voisines. Le Massif central a été reconnu comme un des principaux anneaux dans une longue série de massifs analogues. Il est entre les Vosges et l'Armorique le lien interrompu, quoique visible, de chaînes qui sillonnèrent aux temps primaires l'Europe occidentale. Tel que l'ont façonné des accidents de divers âges, c'est une masse en partie détruite, où des compartiments étendus se sont enfoncés ; c'est un fragment, énorme il est vrai, de roches archéennes.

De là, sa configuration irrégulière et découpée. Ébréché par la fracture centrale où s'est établi le cours de l'Allier, il s'ouvre largement vers le Nord. Entre le Lyonnais et le Morvan, il est réduit à une bordure, à travers laquelle des passages multiples ont pu s'établir entre la Saône et la Loire. Vers le Sud-Est, où pourtant son talus surélevé se dresse brusquement, il est entamé par des découpures, pareilles à des articulations littorales, que l'érosion a pratiquées dans les roches de l'époque houillère, grâce à leur moindre résistance. De toutes parts il entre en contact intime avec les régions contiguës ; et c'est ainsi que sa périphérie nous offre assez souvent le spectacle de parties qui se sont historiquement combinées avec les parties adjacentes : Bourbonnais, Beaujolais, Vivarais, Rouergue, etc. En outre, il lui manque cette espèce d'unité que la Bohême, autre fragment de massif ancien, doit à l'existence d'un chenal unique par lequel s'écoulent les eaux. Les rivières du Massif central se dispersent vers tous les coins de l'horizon.

Il n'en est pas moins vrai que ce nom de Massif central, de création savante comme la plupart des vocables génériques, représente un ensemble dans lequel les caractères communs l'emportent sur les différences. Cet ensemble (80.000 km2. environ) égale plus du sixième de la France. Il touche à Lyon, il avoisine Toulouse, il s'étend vers Bordeaux et Bourges. Et cependant sur tout cet espace l'œil retrouve aisément des affinités de sol, d'hydrographie, de végétation. Son talus oriental, qui tranche vivement les climats, a donné lieu à une des généralisations les plus anciennes qui aient été faites sur la France : l'extension jusqu'à Lyon du mot local de Cévennes[1]. Au Sud, de sombres lignes de montagnes trapues qui à Castres, Figeac, Brive, barrent l'horizon, marquent la limite du Massif. Au Nord et à l'Ouest la transition est plus ménagée ; mais même alors que le changement de relief est peu sensible, la végétation, l'aspect et la tonalité plus sombre du paysage sont des indices, souvent saisis par le langage populaire. On entre dans les terres froides, dans le domaine des fougères, bruyères, ajoncs, digitales, du ruissellement diffus des eaux, des races animales d'ossature menue, faute de phosphate de chaux, mais rustiques et vivaces. Ce fond commun est marqué de traits assez forts pour que, par exemple, du Nontronnais au Sidobre, l'un à l'extrême Ouest, l'autre à l'extrême Sud du Massif, il y ait plus de ressemblance, malgré 250 kilomètres qui les séparent, qu'avec les pays extérieurs qui leur sont immédiatement contigus.

C'est la nature des roches qui ramène les mêmes aspects. Le soubassement archéen, fait de gneiss et de micaschistes, s'étale en larges plateaux, couverts de petits arbres et de grands buissons, éventrés de profonds ravins. Les entrailles du sol semblent s'ouvrir par la crevasse béante où court la Truyère au-dessous de l'enjambée gigantesque du viaduc de Garabit. Le Lot en aval d'Entraigues, la Vézère vers Uzerche se tordent au fond de gorges aussi inhospitalières que celles que percent, si inutilement pour l'homme, les fleuves de la Meseta ibérique. Les parties granitiques se déroulent en mamelons ou en plateaux ondulés, semés souvent de blocs arrondis, saupoudrés d'arène grossière. Les rivières, voisines de leurs sources, n'y entaillent que faiblement leurs méandres entre des pâtis spongieux. Quelques-unes s'encaissent entièrement sous les blocs, au-dessous desquels on entend gronder leur flot. Plus âpre, au contraire, est le relief qu'une partie des monts du Forez doit au porphyre, dont les éruptions à la fin des temps primaires se sont épanchées sur le Forez, le Beaujolais et le Morvan.

Mais toutes ces cimes sont usées, émoussées, réduites à un niveau tangent à un plan peu incliné : elles portent les marques de l'usure subie pendant la période extrêmement longue où le Massif, à l'exception de quelques parties, est resté émergé. Si grand avait été l'abaissement général du niveau que, quand la mer envahit le Bassin parisien jusqu'au Sud de Paris, des lacs envahirent une partie de la surface du Massif. On retrouve aujourd'hui ces vestiges lacustres ; mais découpés, morcelés, portés à des hauteurs très inégales ; car c'est après leur dépôt seulement qu'un réveil des forces orogéniques, contemporain des convulsions alpines, vint rajeunir le relief d'une partie du Massif. Alors, dans la charpente de nouveau disloquée, des pans entiers furent surélevés ; quelques-uns, comme le Mont Lozère, jusqu'à 1 700 mètres. Des soupiraux volcaniques ne tardèrent pas à s'ouvrir ; et l'activité souterraine, avec des intermittences mais pendant une immense période, superposa sur le socle déjà remanié de véritables montagnes, piqua la surface d'une multitude de buttes ou pitons de couleur rousse, coiffa de noires coulées les versants des collines. La physionomie du Massif fut dès lors fixée, car les éruptions volcaniques nous conduisent jusqu'au seuil de la période actuelle ; elles duraient encore, quand on commence à constater la présence de l'homme.

Il y eut ainsi plus de variété de sol et de relief ; des principes de vie nouvelle s'introduisirent. Cependant la rénovation ne fut que partielle. Ce qui domine sur de grandes étendues, c'est le sol incomplet, dépourvu de calcaire, pauvre et froid, qu'engendre la décomposition des roches primitives : arène à gros grains, argile rouge feldspathique ; ou ce terreau acide, humus incomplètement formé, qu'on appelle terre de bruyère, si légère et si friable que les plantes ont peine à y prendre racine. Ce qui caractérise l'hydrographie, sauf dans la partie volcanique ou dans les Causses, c'est la diffusion morcelée, le ruissellement en minces filets, la multiplicité de petites sources presque à tous les niveaux.

Le climat, avec ses rudesses et ses caprices, présente, suivant l'altitude et la position, des types assez différents. Dans les parties élevées du Sud et de l'Est, la persistance de la couche de neige jusqu'en mai, le retard du printemps et ses températures relativement basses tiennent du climat de montagnes. Souvent les couches froides de l'air s'amoncellent et par les temps calmes d'hiver restent stagnantes au-dessus des plaines qu'encadrent presque entièrement les hauteurs. En vertu de ce phénomène d'inversion des températures, bien connu dans les Alpes, il peut arriver que Clermont, à 388 mètres d'altitude seulement, soit soumis à un froid plus vif que le sommet du Puy de Dôme. En tout cas, même dans la plaine, le printemps est tardif, la feuillaison de la vigne ne se montre guère que le 11 avril, à peu près comme en Lorraine. Mais, en revanche, de beaux automnes achèvent l'œuvre d'étés très chauds, mûrissent la vigne et les fruits.

Dans l'Ouest, la rigueur hivernale est moindre, le printemps se montre au moins sept jours plus tôt à Limoges qu'à Clermont. On a moins à craindre les gelées tardives ; aussi le sarrasin, plante de climat océanique autant que de sol siliceux, occupe-t-il une grande place. Mais, dès octobre, les pluies et les brouillards prennent possession de la contrée. Les hautes croupes limousines, solitudes sans arbres qu'assombrit un revêtement de bruyères courtes, se voilent de tristesse sous les épais brouillards qui les envahissent.

Il n'y a plus place, sur ces parties élevées, ni déjà même au-dessus de 700 mètres, pour la gaie châtaigneraie, compagne de la vigne et des plantes méridionales. Jadis cette culture nourricière des montagnards du Sud de l'Europe entourait comme d'une ceinture continue le noyau du Massif. Elle tend aujourd'hui à se morceler, à se restreindre. Cependant elle garnit encore les terrasses du Vivarais et des Cévennes ; elle donne aux prairies limousines un aspect de parc ; ailleurs, c'est par bouquets épars, par petits groupes qu'elle se conserve sur les flancs des ravins trop abrupts pour admettre d'autre culture. Mais il est significatif, malgré les changements d'habitude qui ont dépossédé cet arbre d'une partie de son importance humaine, de le trouver si souvent, en troncs séculaires, aux abords des maisons de paysans. Aussi fidèle à s'y montrer que le petit potager ou que le pré de derrière la grange, il fait partie comme eux des éléments essentiels de la vie rurale, telle qu'elle est pratiquée par le petit propriétaire ou pagès. Certainement l'occupation du sol trouva en lui un puissant auxiliaire ; et comme les anciens rapports laissent une empreinte durable, on peut constater même aujourd'hui que la zone de la châtaigneraie qui, dans le Vivarais et les Cévennes, s'étend environ de 400 à plus de 700 mètres, correspond à une densité de population très nettement supérieure.

Il semblerait d'après les analogies avec les montagnes de même hauteur dans l'Europe occidentale, que la forêt dût se superposer à cette zone moyenne. Le hêtre, le sorbier, le bouleau, le sapin argenté seraient les successeurs qu'on s'attendrait à trouver au châtaignier dans le sens de l'altitude. Sans doute il en fut ainsi jadis ; mais la forêt n'est plus aujourd'hui qu'un accessoire dans la physionomie du Massif central. Les cultures de forte endurance, qui ont le privilège d'accomplir vite leur cycle, l'orge et le seigle, ont empiété bien au-dessus de la limite de 700 mètres. La pâture, plus encore, a contribué à détruire les forêts des régions supérieures. Quand les qualités du sol, servies par l'humidité du climat, augmentées par l'irrigation ont pu transformer les pâturages en tapis herbeux comme il y en a dans le Velay, l'Aubrac, le Cantal, on n'est plus tenté de regretter la forêt. Mais le plus souvent celle-ci n'a eu pour héritier que la lande : cette lande du Massif central, qui n'est pas la garigue méditerranéenne, mais un épais fourré de fougères, bruyères, genêts, ajoncs. Les touffes de ces plantes tenaces embroussaillent le sol ; elles s'accrochent aux levées de terre, et montrent à nu leurs racines dans les tranchées des chemins creux.

Nous sommes ainsi amenés à constater dans la nature du Massif central la trace d'une longue occupation de l'homme, ce grand destructeur de forêts. A sa manière, cette région présente les stigmates des vieilles contrées historiques du pourtour de la Méditerranée. Les ravages, certes, n'ont pas atteint le même degré que dans certaines contrées de ce littoral, et même de nos Pyrénées ou de nos Alpes ; la douceur des pentes et l'humidité du climat ont conjuré une partie, mais une partie seulement des effets dus aux abus de la culture et du pâturage.

Ce serait se mettre en désaccord avec les résultats les mieux acquis de la science anthropologique, que de considérer ces populations du Massif central comme formant un tout homogène. Elles se composent de couches différentes, successivement introduites, dont quelques-unes semblent se rattacher aux plus anciennes races préhistoriques. Des brachycéphales occupant les régions les plus élevées, des dolichocéphales bruns dans le Sud-Ouest, des populations petites et brunes au Sud du Cantal, tandis qu'au Nord du Lioran, dans la partie septentrionale du Limousin, dans les montagnes du Forez et du Velay les blonds se montrent en proportions assez fortes : tel est l'ensemble composite dont nous pouvons aujourd'hui nous former l'idée. La force des cadres locaux, dans ces pays de communications difficiles, a maintenu ces différences. 11 est à remarquer que chacune de ces variétés humaines est en rapport de type avec des populations limitrophes : les unes avec les races brachycéphales qui se succèdent de la Savoie à la vallée de la Garonne, les autres avec les races dolichocéphales brunes dont le Périgord semble être chez nous le principal foyer. Il n'y a pas de races propres au Massif central.

Mais elles y sont assez anciennement établies pour que l'adaptation soit devenue intime entre leur genre de vie et le sol. C'est elle qui marque les habitants d'une effigie originale. Les moyens de communications et de transport rencontrent de grands obstacles dans le Massif. De toutes les rivières qu'il distribue autour de lui, aucune, —à l'exception, pour le temps jadis, de l'Allier, — n'est navigable dans les limites qu'il circonscrit. Beaucoup de prétendues vallées ne sont que la ligne d'intersection de deux versants abrupts, entre lesquelles il n'y a place que pour un torrent écumant. Le charroi est difficile sur les sentiers raboteux. Réduit aux ressources locales, et obligé de compter sur ses bras, l'homme a fondé son existence sur un mode d'exploitation qu'expliquent à la fois la nature du terrain et le morcellement de la contrée. Si l'on met à part des régions favorisées sur lesquelles nous reviendrons, une agriculture mi-pastorale s'est emparée de vastes espaces. La jachère y fait succéder la lande aux cultures ; l'écobuage substitue temporairement quelque récolte aux pâtis. La grande étendue de biens communaux, l'espace considérable (1.200.000 hectares environ) occupé par des landes, sont le témoignage encore actuel de ces pratiques invétérées Si maigres qu'elles fussent, des cultures étendues, grâce à la position méridionale du Massif, ont pu s'élever très haut ; et avec elles des bourgs, des lieux habités. La forêt a pâti de ce voisinage ; pourchassée des croupes, elle s'est réfugiée sur les flancs.

Les bourgs sont surtout des marchés pour les transactions que nécessite une agriculture pastorale. Les causes de formation de villes agissent faiblement. Il faut pour les concentrations humaines l'assistance de grandes rivières navigables, ou en tout cas d'une large circulation terrestre. C'est ce qui manque ; mais en revanche la présence multiple de l'eau a favorisé la dissémination en hameaux, mas, petites fermes, répandus dans certaines parties jusqu'à un point extraordinaire. Ces petites unités sont la forme ancienne, fondamentale de groupement. Le mas représente l'unité familiale, qui tombe à la charge de l'aîné, pagel ou pagès, et dont l'existence reste attachée à la conservation du bien héréditaire : les cadets vont chercher fortune au dehors. De cet effort traditionnel et opiniâtre, dont les bras de la famille font surtout les frais, est résulté l'aménagement patient des cultures en terrasses sur les flancs des Cévennes et du Vivarais, l'appropriation ingénieuse des petites sources dans les innombrables réservoirs et rigoles du Limousin, et tant d'autres indices de travail minutieux, individuel, âprement poursuivi de génération en génération. Mais parmi ces habitudes enracinées, le sens de l'association végète. La vie générale, à laquelle les organes font défaut, n'a pas pénétré assez fortement pour entamer le fond d'idées et de coutumes inspirées par les conditions locales.

La vie extérieure pénètre pourtant, mais comme tout le reste, individuellement ; elle filtre par petits courants. De tout temps le Massif central a subi l'influence des attractions périphériques qui surgissent des plaines adjacentes. Il a vers le Bas-Languedoc, le Poitou ou la vallée du Rhône, échangé son bétail pour le grain, le vin, les denrées qui lui manquaient. Ces relations élémentaires lui ont appris le chemin de l'émigration périodique, devenue peu à peu source régulière de gain. Dès le Moyen âge les rapports sont suivis entre les montagnes d'Auvergne et les foires de Champagne ou les pèlerinages fameux de Saint-Jacques de Compostelle. C'est à la terre finalement, à l'arrondissement de l'héritage ou à sa conservation que revenait le gain.

Le Massif s'est partagé ainsi entre des influences divergentes. Historiquement il a été disputé entre la France et l'Aragon, le roi de France et le roi d'Angleterre. Au point de vue ecclésiastique il s'est divisé entre Bourges, Lyon et Albi. Jamais, même à l'époque où César nous montre le Quercy, le Velay et le Gévaudan groupés sous l'hégémonie arverne, il n'a réussi à se constituer en un tout. La force centrifuge l'emporte décidément, et le partage entre les régions centralisées qui l'environnent. Son action, pourtant, n'a pas été indifférente, nous l'avons dit, sur l'histoire générale. Mais ce n'est pas par grande masse, à la façon du Bassin parisien, pesant de tout son poids sur nos destinées ; c'est par voie d'impulsions individuelles, partielles, d'ailleurs infiniment répétées, qu'il a agi autour de lui. Il subit l'attraction parisienne ; mais il entre aussi comme élément important dans la vie économique de Bordeaux et de Marseille.

 

CHAPITRE II. — DU LANGUEDOC À L'AUVERGNE.

PAR une disposition résultant de sa structure, le Massif central s'ouvre dans le sens du Sud au Nord ou inversement. De la Méditerranée si voisine, hommes et plantes s'insinuent à travers les fentes du talus, pourtant raide et élevé, qu'il oppose. Bien que cet angle Sud-Est du Massif en soit la partie culminante, la nature y a frayé des passages, noué des rapports.

Là s'étendent, sur plus de 5.000 kilomètres carrés de superficie, les plateaux calcaires qui forment la région des Causses. Lorsque d'un de ces sommets où les vents d'Ouest et d'Est se livrent de furieuses batailles, l'Aigoual par exemple, on aperçoit d'une part le miroir brillant de la Méditerranée et de l'autre ces Causses immenses dont les ondulations à peine sensibles ne se laissent deviner qu'aux alternances d'ombre et de lumière, cette contiguïté de deux mondes frappe vivement l'esprit. Ces Causses jetés ainsi comme une draperie étrangère par d'anciennes transgressions marines, lambeaux calcaires enchâssés à de grandes hauteurs entre les parois disloquées des roches de granit et de schistes, ont beau présenter aujourd'hui à la surface l'aspect d'une désolation presque absolue ; l'abondance des monuments mégalithiques montre que leur sol chaud, et moins sec quand il n'avait pas encore été dépouillé de ses bois, fut habité de préférence par les anciens hommes. Même aujourd'hui, dès que sur les croupes granitiques du Gévaudan apparaît un fragment isolé de Causse, témoin de la formation en partie disparue, on en est averti par la présence de champs cultivés, de maisons et des sources qui garnissent le pourtour.

Si les Causses Méjean, Noir, Larzac, etc., ont perdu avec leurs taillis leurs anciennes populations, il y a entre eux des vallées profondes qui sont de rares, mais puissantes artères de vie. Entre les hauts et bizarres promontoires, les rivières recueillent silencieusement le tribut souterrain des eaux. Elles s'avancent avec rapidité, mais sans tumulte, bordées de cultures. Leur ruban émeraude se déroule entre la végétation touffue d'un vert sombre et de blanches tramées de galets. Ce sont les voies par lesquelles se propagent les espèces vivantes. Les hommes en ont tiré parti. Le long de la lisière méridionale du Causse Larzac se faufilait, par Lodève et Millau, une importante voie romaine pénétrant dans l'intérieur du Massif.

D'autres voies se glissaient, à l'autre extrémité des Causses, vers les hauts plateaux, aussi tristes que les altos ou parameras castillans, où naît l'Allier. Ici c'est dans la masse schisteuse elle-même que les pluies et les rivières ont pratiqué de profondes entailles. Entre le Tanargue et l'Aigoual , le versant exposé aux violents orages d'automne et aux affouillements énergiques des torrents méditerranéens, est constitué par des schistes ardoisés, très friables. Leurs flancs ruisselants d'éboulis luisent au soleil, dans les intervalles que ne couvre pas l'ombre des châtaigniers. Entre ces masses découpées, des vallées profondes encaissent la Boume, le Chassezac, la Cèze, les Gardons, toute la troupe bruyante de torrents qui presque immédiatement au pied de leurs sources dévalent de 500 à 600 mètres. Des cultures en terrasses et des châtaigneraies garnissent les versants de ces vallées. Les arêtes, sortes de cloisons, qui les séparent s'appellent des Serres ; et leur sommet, comme entre les vallées profondes du Pinde dans l'Acarnanie ou l'Épire, est suivi par les routes. Çà et là une nappe de grès ou de calcaire, épargnée par l'érosion, s'étale et forme ce qu'on appelle une Camp. Cet ensemble est le pays vraiment Cévenol, aux centaines de hameaux, épars dans la verdure et sur les pentes, parmi les gradins et les rigoles d'irrigation.

 Par la crête qui domine le Val Francesque et gagne vers Florac la vallée du Tarn, par la Serre des Mulets, qui s'élève vers les landes et les pâturages coupés de taillis de hêtres de la montagne du Goulet, par l'arête qui, séparant la Cèze et le Chassezac, accède au collet de Villefort et de là au pays Lozerot, abondent les vestiges d'antique circulation partant de Nîmes ou du Rhône. A mesure qu'on s'élève au-dessus de la région des ravins, le paysage se compose plus largement ; le modelé se calme ; la physionomie devient monotone. Des sentiers ou pistes, suivis de temps immémorial par les moutons transhumants, écorchent les flancs de ces ternes plateaux de pâture. Ces drailles, comme on les appelle, servaient jadis aux troupeaux pour atteindre les pâturages du Gévaudan, de la Margeride, de l'Aubrac même. Il y avait là une vie pastorale, à laquelle fait allusion Pline l'Ancien. Mais, comme toutes ces montagnes pastorales des bords de la Méditerranée, le pays s'est peu à peu dépouillé de ses forêts ; après avoir subi, à travers les âges géologiques, l'usure des météores, il a subi celle des hommes ; le nom du peuple des Geais subsiste à peine dans celui du pauvre village de Javols. Les mines, comme les industries pastorales, ont délaissé la contrée.

C'est par elle, pourtant, qu'on accède vers la grande trouée, jalonnée de failles, de filons métallifères, de sources thermales, de soupiraux volcaniques, que l'Allier ouvre à travers le Massif central. De Vialas à Largentière s'étend la zone injectée de galène argentifère qui était encore exploitée au Moyen âge. A Saint-Laurent, au pied du Tanargue, comme à Bagnols au sud du Goulet, jaillissent des eaux thermales fréquentées à l'époque romaine. A Langogne, sur les bords de l'Allier naissant, une butte isolée marque le témoin le plus avancé vers le Sud des éruptions du Velay. Bientôt, à Monistrol, les coulées de basalte deviennent envahissantes et pendent le long de la vallée. Puis, à Paulhaguet, Brioude, apparaissent les dépôts lacustres qui vont se succédant, de plus en plus amples, vers la Limagne et vers le Bassin parisien. Autant de signes d'une topographie plus variée, d'une hydrographie plus concentrée, d'une nature plus riche.

L'homme a depuis longtemps connu et pratiqué ces avenues du Massif. C'est par les vieux établissements, tours et oppida, dont il les a jalonnées, qu'a été préparée une combinaison territoriale qui de bonne heure se fait jour dans la formation politique du royaume de France : la soudure du Languedoc et de l'Auvergne. Entre la Guyenne divergente et la vallée du Rhône devenue extérieure au Royaume, là fut longtemps la seule attache du Nord et du Sud.

 

CHAPITRE III. — LES CONTRÉES VOLCANIQUES.

LE Massif central contient trois groupes principaux de contrées volcaniques : celui du Velay, voisin du cours supérieur de la Loire ; celui du Cantal ; celui du Mont-Dore et des Puys d'Auvergne à gauche et le long de la vallée de l'Allier. Ces régions ne forment guère que la cinquième partie du Massif ; mais c'est de beaucoup la plus vivante. Un sol imprégné de potasse, chaux, acide phosphorique, plus facilement échauffé à cause de sa couleur, communiquant à l'irrigation des qualités fertilisantes, tel est le legs qu'en Auvergne et en Velay, comme en Écosse et ailleurs, ces anciennes éruptions ont laissé. Sur certains points elles ont édifié des montagnes dont les cimes ont nourri des glaciers, et qui, si décapitées qu'elles soient aujourd'hui, conservent encore assez d'altitude pour condenser les nuages et entretenir l'humidité sur les flancs exposés aux vents pluvieux. Par le rajeunissement du relief qui a été la conséquence de ces révolutions, un nouveau creusement de vallées a commencé ; une nouvelle impulsion a été imprimée à toutes les forces vives des eaux ; elles ont taillé des bassins, formé des lacs ; elles ont filtré à travers les nappes de basalte, pour sortir à leur base en sources puissantes.

Cette période volcanique est en rapport de temps et d'effet avec les dislocations produites par le contrecoup des mouvements alpins. Mais elle se prolongea au delà ; et les mouvements de plissements et de fractures avaient depuis longtemps cessé, quand en Auvergne ou dans le Velay les soupiraux volcaniques continuaient à émettre des basaltes, des phonolithes et autres laves. On voit le long de la vallée du Rhône le basalte du Coiron recouvrir d'une nappe unie, que rien n'est venu déranger, le substratum très disloqué d'un plateau calcaire.

Le volcanisme du Massif central embrasse une énorme période ; il a connu des assoupissements, puis de brusques réveils ; il a superposé à de longs intervalles sur les mêmes lieux des éruptions différentes. Néanmoins on distingue deux ou trois types dans les contrées qu'il a transformées.

I. — LE VELAY.

DANS le Velay, surtout dans la partie orientale, le soubassement granitique est très élevé. C'est sur un socle de t 300 mètres que se dressent les phonolithes du Mézenc. Ce volcan, ainsi que le Mégal, son voisin d'une quinzaine de kilomètres au Nord, n'est que le débris d'une masse qui fut autrement puissante. Cependant les éruptions qui se sont greffées sur ce haut voussoir de granit ne se sont pas superposées, comme dans le Cantal, pour résumer leurs efforts en un gigantesque édifice : elles se sont juxtaposées. C'est par centaines qu'à l'est du Puy se comptent les sucs ou pitons isolés qui parsèment de leurs formes accentuées et bizarres un paysage qu'on a appelé avec raison phonolithique. Dégagé de l'enveloppe de tous les matériaux meubles qui pouvaient l'étoffer, leur charpente se révèle à nu sous forme de pilier, de cône, de dent comme au Mézenc, de cloche comme au Gerbier de Jonc. Autour d'eux d'innombrables orifices, atrophiés maintenant et méconnaissables, ont épanché des coulées fluides de basalte. Originaires de diverses époques, les unes antérieures, les autres postérieures aux phonolithes, elles ont étendu ces grandes nappes herbeuses, lubrifiées par les pluies ou les neiges, par lesquelles on s'élève presque insensiblement vers les deux cimes dentelées du Mézenc. Là, comme si le sol se dérobait sous les pas, on découvre à ses pieds un abîme. Des ravins s'enfoncent brusquement de 600 mètres, et des torrents fuient vers la vallée du Rhône. L'étonnement redouble, si l'on considère que le Mézenc n'est qu'une des parois déchiquetées du volcan, et que ces abîmes en remplacent la partie centrale.

Vers l'Ouest, au contraire, c'est entre de hauts pâturages que tâtonnent les premières eaux de la Loire. Au prix d'hésitations qui contrastent avec la netteté rectiligne de l'Allier, la Loire est arrivée, plus tard que son prétendu tributaire, à frayer sa route. C'est entre deux régions volcaniques d'époques différentes qu'elle a dû tracer son sillon : l'une, la plus ancienne, qui monte, hérissée de cônes, jusqu'au Mézenc ; l'autre, plus récente, qui couvre de ses nappes basaltiques la voûte de granit qui la sépare de l'Allier.

Des éperons de roches archéennes viennent, en outre, obstruer sa voie. L'un après l'autre, elle doit les traverser ; et son cours n'est alors qu'une alternance de gorges et de bassins. Elle entre ensuite dans la triste et haute plaine du Forez, dont les bords flanqués de buttes coniques et de sources minérales marquent l'extrême limite qu'a atteinte au Nord le volcanisme tertiaire ; mais une nouvelle digue formée de tufs porphyriques, c'est-à-dire des débris d'un volcanisme d'âge primaire, lui oppose une dernière barrière. A Roanne seulement, vieille étape fluviale, le fleuve est émancipé.

Ces bassins successifs, préparés par le ravinement dans des lambeaux d'anciens lits lacustres, semblent perdus entre les masses qui de toutes parts les surmontent. Celui du Puy n'est qu'un nid, creusé à deux ou trois cents mètres au-dessous de plateaux dont les corniches plates se prolongent, s'interrompent, se répètent sur les deux tiers de l'horizon. Ce que l'œil aperçoit surtout, ce sont des pentes où des murs en gradins soutiennent des vergers et des vignes entre des pierrailles noires ou des fragments de prismes basaltiques. Mais du fond de la vallée d'arbres et d'eaux vives, surgissent les deux piliers de la Roche-Corneille et de Saint-Michel. On les croirait jaillis du sol ; et cependant il n'en est rien : ce sont des débris restés debout dans un amas de projection qu'ont balayé les eaux. Accrochée aux flancs du principal rocher, la sombre église-forteresse du Puy se dresse dans un enchevêtrement de ruelles, de rampes, de couvents. Elle garde dans sa physionomie rude une sorte de fierté sauvage. Il semble que la ville qui s'est groupée à la base du roc lui soit étrangère. Tout, là-haut, respire le passé. Sur ce rocher bizarre un temple païen a précédé l'église épiscopale, des cultes se sont succédé, des pèlerinages ont afflué ; et cette persistance exprime l'impression que ces lieux ont faite sur l'imagination des hommes

Églises ou châteaux forts, souvent l'un et l'autre à la fois, surmontent les buttes ou lambeaux de roches, que les volcans ont semés partout. A leur base et au contact des masses poreuses avec les marnes ou argiles, des sources naissent, auprès desquelles se groupent souvent ville ou village. Mais la raideur des flancs isole le vieux débris féodal ou ecclésiastique. Il n'y a pas eu, comme ailleurs, fusion intime et enveloppement du château ou de l'église par le flot grandissant des maisons. La plus hautaine de ces forteresses est celle qui a pour soubassement le fragment basaltique de Polignac. Surveillant les abords de la ville épiscopale et les routes des pèlerins, ce fut longtemps une roche redoutée. Entre elle et le roc sacré de la Vierge noire, la guerre fut invétérée ; le roi mit la paix.

Sous ces apparences féodales, une vie diffuse et laborieuse couvre depuis très longtemps le pays. Elle n'est pas concentrée dans les étroits bassins où l'abaissement du niveau permet des cultures plus variées. Elle règne aussi sur les plateaux et hautes terres, entre 700 et 1.000 mètres d'altitude, sous forme d'innombrables hameaux. La nappe basaltique qui s'étend à l'ouest du Puy est entièrement en cultures ; c'est seulement lorsque — vers Fix, ancienne limite du Velay et de l'Auvergne — ce sol rocailleux, mais fertile, fait place aux terrains primitifs, que les bois commencent à se montrer en masses plus épaisses. Plus populeux encore sont les plateaux hérissés de sucs qui montent graduellement, à l'est du Puy, jusqu'à la région des grands pâturages. La variété qu'a revêtue dans le Velay le relief volcanique, l'abondance des eaux, la présence des matériaux de construction fournis par la lave, et surtout par certaines roches détritiques[2] déjà utilisées à l'époque romaine, ont visiblement facilité l'établissement des hommes. En se multipliant, ils surent trouver, dans l'adjonction de nouvelles cultures et l'invention d'industries locales, le moyen de résoudre le problème de l'existence. Avec ce sol cultivé à force de bras, avec ces maisons où l'on se succédait de père en fils, s'est noué un contrat difficile à rompre. La vie traditionnelle, comme dans la plupart des contrées à population disséminée, a mieux résisté. La population, sur ces hautes terres[3], sans grande industrie ni grandes villes, atteint encore maintenant une densité que ne connaissent plus les riches plaines agricoles de France, et qui dépasse de beaucoup celle de la vallée de Brioude et de la plaine forézienne : presque 80 habitants au kilomètre carré. Ce petit peuple du Velay garde avec son nom son autonomie historique ; en lui s'exprime une des plus vivaces individualités de la France.

II. — LE CANTAL.

LORSQUE venant de Mende, à travers le terne Gévaudan, on atteint Saint-Flour et qu'on voit à l'Ouest s'allonger la silhouette du Cantal, on éprouve une délivrance joyeuse. Tout depuis longtemps semblait mort et éteint. L'arène grise du granit se rayait de quelques bois de sapins sur des ondulations sans formes. A l'Est, les croupes monotones, moitié bois, moitié landes, de la Margeride n'engendraient que laideur et tristesse. On voit au contraire se dérouler de longues lignes qui se combinent harmonieusement ; d'une allure lente et continue elles paraissent monter vers un centre commun ; l'effort, il est vrai, qu'elles font pour se rejoindre est vain : des échancrures et des saillies interrompent le fronton qui voudrait s'achever. Mais ces dentelures prennent une individualité ; une unité, en tout cas, se dessine. Il semble que le pénible enchantement ait cessé, et qu'on rentre dans le domaine de la vie.

Le Cantal doit la variété de ses formes à celle des actions volcaniques qui s'y sont accumulées. D'autres contrées volcaniques, comme l'Aubrac, son voisin vers le Sud, ne se manifestent de loin que comme de simples talus étagés, amortis par l'aplanissement des basaltes. Mais, dans le Cantal, les roches d'espèces et d'âges si divers qui ont concouru à l'édifice, témoignent de la complexité et de la durée de son histoire.

L'activité volcanique commença de bonne heure à se manifester dans le Cantal. Comme dans le Velay, des coulées de basalte, issues d'une multitude d'orifices disséminés, marquèrent le premier acte. Mais une longue période de repos suivit ; et ce fut par un brusque réveil, comparable à la catastrophe du Vésuve en l'an 79, que s'ouvrit une nouvelle ère d'éruptions. Des troncs d'arbres ensevelis, debout sur les entassements de cendres et lapilli venus d'un foyer voisin du col du Lioran, racontent ces scènes grandioses. Désormais les éruptions se concentrèrent, et ce fut sur l'emplacement du Cantal actuel que, jusqu'à l'époque du pliocène supérieur, c'est-à-dire jusqu'au seuil de la période actuelle, des éruptions de trachytes, andésites, phonolithes, puis, de nouveau, de basaltes ne cessèrent d'entasser des coulées, des blocs et des projections diverses. Ainsi s'édifia une pyramide colossale, dont nous ne pouvons plus mesurer la cime, car elle a été détruite par les convulsions du volcan lui-même, mais dont nous pouvons encore estimer la périphérie et le diamètre. Si la hauteur de la principale cime (1.838 m.) est inférieure de 2.000 mètres à celle du géant sicilien, le diamètre, qui est de 60 kilomètres environ, dépasse d'un tiers celui de l'Etna. Les pentes s'élèvent de tous côtés lentement vers un cône qui n'est plus, et à la place duquel un cirque immense marque la région des cratères. Les parois qui l'entourent sont comme des murs-maîtres subsistant dans un édifice effondré. Un lambeau de basalte, qui, épargné par les dénudations, surmonte une corniche de cette enceinte, forme la rugosité qu'on désigne sous le nom de Plomb (Pom ou Pomme) du Cantal[4] ; des buttes plus saillantes, parfois pyramidales, de phonolithe ou d'andésite dessinent les autres sommets.

Cet Etna découronné nous apparaît aujourd'hui tel que l'ont fait, après les convulsions volcaniques, les démantèlements qui furent l'œuvre des glaciers quaternaires. La destruction n'a pas été cependant poussée assez loin pour lui faire perdre la régularité générale de formes qui distingue ses contemporains et ses pareils. Les vallées qui creusent ses flancs, se déroulent en éventail, et divergent toutes d'un centre commun. A mesure que l'intervalle diminue entre elles, les passages deviennent plus faciles et plus courts ; souvent même l'extrémité supérieure de la vallée se relie par un col à celle qui lui correspond sur le versant opposé. Ces cols sont relativement élevés ; plusieurs restaient jadis impraticables en hiver ; mais leur corrélation et leur groupement ont contribué à attirer la circulation dans les parties supérieures du Massif.

La structure de ces vallées est digne d'attention. On s'attendrait à retrouver le développement progressif, ordinaire en pays de montagnes, qui change peu à peu une gorge étroite en une vallée de plus en plus large, animée et populeuse. Les principales vallées du Cantal débutent, au contraire, et se continuent en forme d'auges ; elles acquièrent, dès l'origine, une largeur qui atteint souvent 3 kilomètres, et gardent cette ampleur, parfois interrompue par un étranglement, tant qu'elles traversent les formations volcaniques. Mais dès qu'au sortir de la région brûlée elles entament le soubassement de roches primitives, elles se changent en anfractuosités profondes, sans cultures et presque sans habitants. On avait auparavant le spectacle d'une vie ample et joyeuse : entre les lambeaux de bois de hêtres, les prairies coupées de haies vives, les rocs aigus pointant çà et là, les habitations humaines se disséminaient sur les versants et se concentraient à leur pied en gros villages. Une population nombreuse se groupait sans interruption de 600 à plus de 900 mètres d'altitude. Cette vie disparaît, et la rivière, devenue torrent, s'encaisse en d'âpres escarpements.

Entre ces vallées, le sol formé par les lits de cendre et les coulées éruptives, se découpe en sections de plateau uniformes de structure, mais non de climats. La différence de versants se traduit par une grande inégalité dans la quantité de pluie. Celui de l'Est ne reçoit pas directement l'assaut des vents pluvieux ; la hauteur annuelle des précipitations n'y dépasse guère 600 millimètres : c'est la haute plaine, très peu découpée, frangée d'escarpements basaltiques, qu'on nomme la Planèze. Les bois s'y font rares ; l'élevage est peu pratiqué, mais le sol rocailleux qu'ont formé d'immenses coulées basaltiques n'est point ingrat, il porte d'abondantes moissons de seigle. A une altitude qui reste presque partout supérieure à 900 mètres, une population rurale, dont la densité dépasse 30 habitants par kilomètre carré, s'est créé des conditions d'existence. Pour le Lozerot des régions granitiques, la Planèze est une terre de bénédiction où il va chercher le travail et l'aisance. Il y a peu d'agrément pour l'œil dans ces paysages où l'habitation humaine, en harmonie avec la tristesse des lieux, se ramasse et se contracte. Un même toit, parfois une même porte, donne asile au bétail et aux hommes. Cependant ce terroir nourricier, venteux et sec, est peut-être dans la Haute-Auvergne celui qui a attiré les plus précoces établissements. Des dolmens, des tumulus, des restes de constructions en pierre attestent une très ancienne occupation.

Un autre climat a façonné de longue date le versant de la chaîne volcanique qui, du Cantal au Mont-Dore, sur plus de 100 kilomètres de longueur, est frappé par les vents d'Ouest. On peut ici comme dans les Vosges observer, à travers la variété des effets et la succession des âges, la persistance atténuée des mêmes causes météorologiques. Car le versant qui, d'après les mesures actuelles, reçoit la plus grande quantité de pluie[5], est aussi celui que l'action glaciaire a marqué de l'empreinte la plus forte. Il y a dans l'hémicycle formé par le Cantal, le Cézallier et le Mont-Dore, une des rares contrées de France qui, en dehors des Pyrénées et des Alpes, conservent une topographie en partie glaciaire. Des moraines, des blocs erratiques, des nappes de matériaux détritiques, jonchent la surface. Çà et là se dressent des buttes rocheuses, arrondies sur la face qu'elles présentaient aux glaciers, abruptes sur l'autre. Des marais ou dépressions tourbeuses subsistent entre les barrages qui ont gêné l'écoulement des eaux.

La vie pastorale du Cantal est en rapport avec ces conditions de climat. C'est sur le versant Nord-Ouest, le plus découpé, le plus boisé dans la région supérieure, que s'étalent autour de Salem, entre 850 et 1.200 mètres d'altitude, les pâturages gras et mous, dont les troupeaux envahissent chaque été la solitude. Le sol de basalte, profondément désagrégé, forme une couche végétale et profonde que l'humidité imbibe. Il semble qu'une zone privilégiée de fraîcheur, sous l'action sans cesse renouvelée des pluies, des nuées, brouillards ou rosées, commence au-dessus de 800 mètres. Là, parmi les sources d'eaux vives, sont les montagnes où les propriétaires des vallées envoient, de mai à octobre, de 10 ou 20 kilomètres de distance, parfois davantage, les troupeaux de bœufs à pelage marron. De petites constructions en pierre, appelées burons, abritent le pâtre occupé à la fabrication des fromages. Les bêtes vivent en plein air, sans autre abri que des claies en planches derrière lesquelles elles se garantissent de l'orage et passent la nuit. Puis en octobre, quand il faut retrancher du troupeau le contingent que les foins engrangés ne suffiraient pas à nourrir pendant les six mois d'hiver, c'est le moment des grandes foires de bétail, des principales transactions de l'année. On reconnaît les traits essentiels de la vie pastorale, telle qu'elle se pratique en Savoie et en Suisse. Qu'elle remonte, dans cette partie du Cantal, à une date fort ancienne, c'est ce que prouvent l'existence du vocabulaire spécial qui s'y rattache, le caractère primitif des procédés d'industrie laitière, la formation enfin d'une race de bétail très caractérisée. Cependant elle reste étroitement associée à la petite culture. La plupart des fermiers de grandes propriétés « à montagnes » sont eux-mêmes de petits propriétaires de domaines qu'ils cultivent. Quoique, aujourd'hui, l'étendue des domaines pastoraux tende à s'accroître, c'est toujours la petite propriété, sous forme d'exploitation directe, qui reste par excellence le mode d'existence auvergnate.

Elle tient sans doute à de vieilles habitudes enracinées ; mais surtout, essentiellement, à cette structure du pays qui rapproche et met en contact plus intime que dans les Alpes les hautes vallées fertiles et les plateaux d'élevage. Les cultures et l'exploitation pastorale s'y combinent plus aisément que dans les Alpes. A l'origine même des hautes vallées sont des bourgs populeux, Mandailles, Le Falgoux, Saint-Jacques-des-Blats, qui ne s'élèvent guère moins haut que les régions de pâture, et qui s'y relient par des files de maisons, hameaux, burons. Cette population de cultivateurs et vendeurs de bétail est si bien groupée en harmonie avec les conditions naturelles, que son cantonnement dans une zone d'altitude relativement considérable n'a rien qui surprenne. On peut évaluer à une centaine de mille le nombre d'habitants qui vivent dans le Cantal au-dessus de 800 mètres : beaucoup plus qu'à pareille altitude on ne trouverait dans les Alpes françaises. Rien ne suggère et ne justifierait l'idée qu'ils aient été refoulés vers ces hauteurs et chassés de régions plus basses.

Ce qui ne s'est développé que lentement et péniblement dans ce pays, c'est la vie urbaine. Des marchés, des lieux périodiques de rencontre et de transactions, des châteaux forts comme Carlat, ou même, comme Salers, de petites cités murées sur un promontoire entre deux vallées, ne suffisaient pas à la constituer. Il manque les rivières navigables, la convergence de voies naturelles. Les flancs mêmes du Cantal se sectionnent en compartiments entre lesquels les rapports sont difficiles. Les Romains, ces grands créateurs de vie urbaine, ne parvinrent à fonder, dans toute cette haute région qui comprend le Velay, le Gévaudan et la Haute-Auvergne, que des villes éphémères, peu robustes, qu'emporta la première tourmente des invasions. Ce qui reconstitua la ville, ce fut l'Église, qui, pendant longtemps, resta en ces contrées le seul agent de vie générale. De l'effort même qu'elle dut faire pour convertir ces régions peu accessibles, échappant par la dissémination des habitants aux influences générales, naquirent des abbayes et des villes. Ces églises romanes, noires et basses, qu'on y voit en grand nombre, accrochées aux flancs des rochers, racontent avec une insistance significative quel travail persévérant et tenace il fallut, dans ces pays de Haute-Auvergne, pour atteindre l'habitant chez lui, pour s'implanter en ces contrées de paysans, longtemps synonymes de païens. Aurillac, Saint-Flour, comme Mende et Le Puy furent des créations ecclésiastiques. Saint-Flour, évêché démembré au XIIIe siècle de celui de Clermont, domina les anciens passages du Velay et du Gévaudan ; ses tours noires se dressent aux abords des Causses, et des vastes solitudes où fut fondé au XIVe siècle l'hospice d'Aubrac pour les pèlerins se rendant à Conques, à Rocamadour ou à Saint-Jacques-de-Compostelle. Uzerche, Tulle, Conques, Brioude, Saint-Yrieix et tant d'autres villes du Massif, naquirent d'une abbaye. A Aurillac, le confluent de deux riches vallées, aux débouchés du Lioran et du coi de Cabre, passages vers la vallée de l'Allier, fit la fortune d'une petite bourgeoisie commerçante.

Cependant ce n'est pas par ces hauts passages, barrés souvent par les neiges, que les Montagnes d'Auvergne entrèrent en communication avec le Nord. Vers l'extrémité occidentale du Cantal, au point où les coulées basaltiques viennent mourir, sans atteindre pourtant le cours de la Dordogne, Mauriac est un petit centre très ancien, dont les abords présentent de nombreux restes archéologiques. Par là surtout se sont mêlés les hommes et les peuples. Les plateaux arasés de schistes cristallins qui s'étendent à l'Ouest de la rangée volcanique, sur le bord de la dépression houillère qui semble la limite naturelle entre l'Auvergne et le Limousin, servirent de passage aux plus anciennes migrations que l'histoire peut atteindre. Les vestiges gallo-romains s'y rencontrent plus nombreux qu'ailleurs. L'union politique qui existait, au temps de César, entre l'Auvergne et le Quercy, ne s'explique guère que par cette voie de circulation. Par là ont également pénétré, mais en avant-garde et comme à l'extrémité de leur domaine, les Arvernes blonds venus du Nord. Bien différente, en effet, est la population de petite taille et de couleur brune qui occupe le Sud et la plus grande partie du Cantal. Ainsi, dans l'enchevêtrement des races qui se sont superposées et pénétrées, ce haut massif volcanique est un des rares points d'arrêt dont l'influence se laisse distinctement saisir.

III. - LA LIMAGNE.

L'ÉPANOUISSEMENT de la vallée de l'Allier entre Clermont- Ferrand et Riom est depuis longtemps célèbre sous le nom de

Limagne. C'était, dans notre vieille France, un des deux ou trois paysages que nos pères avaient l'habitude de vanter pour leur beauté tranquille, leur opulence bienfaisante. Il ne manque même pas d'un air de grandeur. Les montagnes l'encadrent majestueusement à droite et à gauche, et la plaine semble se perdre à l'infini dans les arbres.

Involontairement on songerait à l'Alsace. Mais la pensée comme la vue reviennent vite de cette illusion. Il n'y a point ici un large fossé creusé entre deux chaînes symétriques. Le contraste est complet entre les monts du Forez et la chaîne des Puys. L'une et l'autre cependant reposent sur une partie du soubassement archéen que les dislocations et les fractures ont attaquée avec une sorte de prédilection depuis les âges les plus anciens. Des roches éruptives se sont fait jour dans les deux chaînes, mais à des époques et dans des conditions très différentes, créant un modèle et des aspects profondément dissemblables. La vallée de l'Allier en a subi les effets. C'est moins une vallée qu'une série de dépressions que relient des défilés et que découpent des failles. A Brioude, pour la première fois, la rivière débouche dans un bassin spacieux, dont l'altitude rapidement décroissante ne tarde pas à tomber au-dessous de 400 mètres. Mais ce premier bassin se ferme à Issoire ; et là, entre les couches affaissées, on a la surprise d'un pointement granitique, dont la réapparition subite est un témoignage des mouvements inverses qu'ont engendrés en sens vertical les accidents de l'écorce terrestre.

L'Allier rase ce fragment granitique ; et c'est alors qu'à travers des collines marneuses, souvent couronnées de buttes basaltiques, il débouche enfin dans une plaine à fond de marnes, d'argiles et de sables, couverte d'alluvions. C'est la Limagne qui commence. Lés montagnes s'écartent. La présence des marnes, dépôt des grands lacs qui recouvrirent antérieurement une partie du Massif central, ne se trahit plus que par l'imperméabilité du sous-sol et les marais qu'elles entretiennent.

Le volcanisme a transformé et vivifié le sol. Ses débris de toute espèce, coulées d'âges différents, conglomérats et tufs, cendres impalpables emportées par les vents, ont à la fois couvert et imprégné ces surfaces. Elles les ont saturées des principes fertilisants qui leur manquaient ; et par l'élan qu'elles ont imprimé à la végétation, créé ce pays de Limagne que sa fécondité a rendu depuis longtemps célèbre.

Son étude est, par là, inséparable de la chaîne volcanique qui en a transformé le sol et dont les flancs gorgés d'eaux vives ruissellent, au contact des marnes, en sources magnifiques.

Les éruptions de basalte, d'andésites et de phonolithes qui ont édifié le Mont-Dore semblent remonter aussi loin dans le passé que celles du Cantal. Cependant, malgré l'altitude atteinte par le Puy de Sancy, le volcan n'a ni l'ampleur, ni la régularité de son rival. Mais ce qui le caractérise, ainsi que la zone des Puys qui lui succède vers le Nord, c'est une reprise d'activité qui a persisté en grand jusqu'après la période humide des climats quaternaires, après l'extension de glaciers et le creusement des vallées actuelles. Les eaux interceptées par les barrages de coulées récentes ont formé des lacs. Ils abondent autour du Mont-Dore. Non moins nombreux sont les cônes d'éruptions, Montcineyre, Tartaret, etc., d'où se sont écoulés des courants de lave moulant les vallées préexistantes. Le temps ne les a pas désagrégés ; et plusieurs sont encore à l'état d'amoncellements pierreux, appelés cheires, qu'on dirait sortis d'hier de l'orifice volcanique. L'une de ces cheires barre la Sioule à Pontgibauld ; une autre fournit à Volvic les pierres de taille d'où a tiré tant de matériaux la vieille architecture auvergnate. Certaines coulées de lave se prolongent d'une façon continue depuis le socle granitique, où elles sont venues au jour, jusqu'au bord de la plaine. Sous leur carapace perméable cheminent les eaux infiltrées, pour reparaître à Royat, Fontanas, etc., en belles sources, qui de temps immémorial ont fixé la place d'établissements humains.

Nulle part, dans la région volcanique du Massif, l'impression de phénomènes récents n'est plus saisissante. Au pied du Puy de Gravenoire, le bien nommé, les scories ressemblent à des débris d'usines. La chaleur interne se manifeste encore par les sources thermales, et même, d'après les constatations de plusieurs sondages, par un degré géothermique anormal. Le sol palpite encore sous l'impression des phénomènes dont il a été le théâtre. De fissures nombreuses sort l'acide carbonique, stimulant la végétation.

Ce qui, dans la ligne des 60 volcans qui se succèdent vers le Nord, le long des grandes failles occidentales de la Limagne, est une cause toujours nouvelle d'étonnement et d'admiration, c'est la fraîcheur des formes, comme nées d'hier. Le Cantal et le Mont-Dore sont des ruines, les sucs du Velay n'offrent que des formes émaciées : au contraire, cette succession de Puys, soit qu'ils se terminent en dômes, soit qu'ils affectent le profil de cônes ébréchés, semble telle encore qu'elle a été modelée par les éruptions de laves diverses, de lapilli et de cendres. L'étrange assemblée se groupe avec ses silhouettes caractéristiques sur le soubassement de granit. Chaque Puy doit son nom distinct à cette individualité, non amortie par l'usure des âges. Quand autour du Mont-Dore et jusqu'à l'entrée de la plaine de Limagne on a vu quelles traînées d'alluvions et de blocs les glaciers ont arrachées aux flancs des volcans antérieurs, les formes intactes de la chaîne des Puys se montrent par comparaison un indice frappant de jeunesse.

Majestueux entre tous se dresse le Puy de Dôme, celui dont la cime reconnaissable de si loin quand on vient du Nord, est le signalement de l'Auvergne. Il doit les belles lignes unies et régulièrement ascendantes de son profil à la conservation de l'enveloppe de matières meubles qui revêtent la cheminée centrale. Les vieux volcans paraissent auprès de lui des squelettes décharnés. Ce sommet fut un endroit sacré de la vieille Gaule, un de ces points connus et célèbres, dans lesquels l'imagination résume l'idée d'un pays entier. Les émigrants, à leur retour, interrogeaient l'horizon pour l'apercevoir. Sur le piédestal qui le porte jaillissent les sources ; dans l'amphithéâtre qui se creuse à ses pieds, la végétation est celle d'un jardin, auquel manquent peut-être un peu trop les arbres.

Mais dans ce tableau, dont les chaînes du Forez achèvent le cadre, le regard est invinciblement ramené vers la plaine spacieuse qui le remplit presque. Tout, de loin, semble disparaître sous un immense rideau de saules, de peupliers et d'arbres fruitiers. De près, c'est une marqueterie de petits champs de formes irrégulières, voués à des cultures diverses qui se succèdent sans interruption, reliés entre eux par de petits sentiers, pistes bien suffisantes pour la circulation qu'exige le genre de culture. Car tout se fait ici à force de bras. L'homme a cultivé ce marais, encore incomplètement desséché, non à la façon des grandes plaines agricoles, mais comme un jardin. La bêche fourchue, suivie de l'araire primitif, est l'instrument qui a transformé le marais en terre nourricière. Les maisons tiennent peu de place dans cette oasis dont aucun lopin n'est perdu. La terre et les bras n'y chôment jamais. Ce qu'on y cultivait de préférence autrefois, c'étaient les céréales, froment, orge, avoine, d'autres plantes nourricières comme les fèves ; et enfin — souvenir presque effacé, — le chanvre, qui jadis se montrait à peu près partout aux entours des habitations humaines, et qui de la Limagne était expédié au loin vers la Loire et Nantes, ou même, par roulage, vers les ports de la Méditerranée. Dans ce pays si bien aménagé pour les cultures, on ne rencontre pas de prairies, malgré l'humidité du sol et l'abondance des eaux, qui sembleraient propices à l'élevage. Le paysan de ces plaines est un cultivateur, non un éleveur. L'herbe est pour lui l'ennemie, le parasite qui usurpe la place de cultures nourricières. Il a peu de goût pour l'engraissement du bétail, et s'y entend mal. Mais il a fait de son domaine une de ces merveilles qu'enfante la culture à la bêche, telle qu'on en voit aux abords des grandes villes, ou en Chine.

On a presque toujours lieu d'être étonné lorsqu'on constate les petites dimensions que possèdent en réalité ces pays dont la renommée pourtant s'étendait au loin. La Limagne, dans ses dimensions vraies, qu'on a parfois mal à propos étendues, ne dépasse guère 600 ou 700 kilomètres carrés. Elle correspond aux parties de la plaine sur lesquelles s'est répandue l'influence fertilisante des matériaux volcaniques. Il suffit de s'écarter de 22 kilomètres vers l'Est et de gagner la vallée de la Dore pour que cessent, dans le pays et les habitants, les caractères typiques. La plaine qui s'étend à l'est de Lezoux, ainsi que celle qui s'étend au nord de Gannat, était, il n'y a pas longtemps, soumise au régime d'étangs artificiels, comme la Dombes ou la Brenne. Elle n'avait rien de commun avec la Limagne. La culture est la seule industrie pratiquée sur les pentes qui se déroulent de Clermont à Riom : au contraire, les torrents qui débouchent des anfractuosités porphyriques des monts du Forez ont créé des nids d'industrie. La Limagne tire surtout parti des sources : à Thiers, au contraire, la force et la pureté des eaux courantes sont exploitées dans les coutelleries, de procédés souvent si primitifs, qui s'étagent sur les bords de la Durolle.

La Limagne s'ouvre vers le Nord. Aucun relief important ne vient plus barrer la vallée de l'Allier ; elle s'incline par une pente graduée jusqu'au Bourbonnais et au confluent de la Sioule. Et cependant l'aspect du pays change entièrement. Les forêts de plaine deviennent nombreuses. Au delà de Gannat, la forme des maisons, l'aspect du bétail, la prononciation ou le patois des habitants, avertissent qu'on a changé de pays.

Cette Limagne plantureuse, synonyme d'abondance pour les contrées plus pauvres entre lesquelles elle est enchâssée, introduit au cœur de la France centrale les influences venues du Bassin parisien. Elle atténue dans une certaine mesure l'isolement du Massif. Entre la Limagne et le Val d'Orléans, autre pays de civilisation précoce, les rapports sont anciens ; on a relevé dans l'architecture des traces d'échanges réciproques. Ces anciens groupements de population et de richesse se détachaient plus vivement autrefois sur le fond général ; ils exerçaient une attraction d'autant plus forte qu'ils étaient en petit nombre. La Limagne paya plus d'une fois par des invasions et des ravages sa renommée proverbiale. Elle inspirait à nos Mérovingiens un sentiment qu'on ne peut comparer qu'à celui qu'un beau gibier inspire au chasseur ; c'était avec un soupir de convoitise que l'un d'eux, Childebert, aspirait à revoir la belle Limagne !

C'est pour cela que de bonne heure ses rocs basaltiques, ses buttes isolées, ses fragments de plateaux se hérissèrent d'oppida et de châteaux forts. Celui de Montpensier surveillait l'entrée septentrionale de la Limagne ; Vic-le-Comte, au Sud, gardait les passages d'Issoire. En avant de l'hémicycle qui s'ouvre au pied du Puy de Dôme était campée Gergovie. Mais les grandes lignes d'établissements humains se constituèrent surtout au pied des côtes volcaniques. Une ceinture de gros villages, très rapprochés les uns des autres surtout entre Clermont et Riom, se déroule suivant la ligne de réapparition des eaux infiltrées sous la lave. Dans leur aspect d'aisance un peu fruste respire le caractère profondément rural du pays. Cependant la vie urbaine trouve ici des conditions plus propices que dans la Haute-Auvergne. Elle prit racine à Clermont, au pied du Puy de Dôme. Dans cet amphithéâtre de vignes et de vergers que réchauffent les poussières volcaniques, au milieu du jaillissement d'eaux thermales, minérales, et de sources vives, dans ce paysage où la nature semble évoquer du sol la fécondité sous toutes ses formes, la métropole de l'Auvergne apparaît comme fille de la montagne qui la surmonte et qui la signale.

 

CHAPITRE IV. — L'OUEST DU MASSIF CENTRAL ET LES ROUTES VERS L'AQUITAINE.

A l'Ouest de la chaîne des Puys, qui marque l'extrême limite dans cette direction des poussées volcaniques, le granit prend possession du sol ; à l'Auvergne succède le Limousin. L'altitude diminue graduellement. Nul point n'y atteint 1000 mètres, même sur le sauvage plateau de Millevaches, sorte de Highlands de la France centrale, avec leurs franges d'étroites et creuses vallées. L'aspect montagneux s'atténue ; de plus en plus la contrée se modèle sur un plan où les ondulations et les croupes en alternances régulières atteignent les mêmes niveaux. A partir du méridien de Limoges, le niveau s'abaisse encore davantage. Seules les croupes arrondies de quelques massifs isolés, comme les Monts de Blond et le Puy de Chalus, dressent encore quelques saillies au-dessus de 500 mètres. Encore une cinquantaine de kilomètres vers l'Ouest, et les roches primitives disparaîtront de la surface ; le Massif semblera terminé, et sa prolongation souterraine vers le Poitou ne se décèlera que par des pointements isolés.

Le gué ou passage qui a fixé la position de Limoges est un point vers lequel ont convergé naturellement les routes. La voie venant de l'Auvergne y rencontrait celle qui, des centres gaulois de Bourges et d'Argenton, se dirigeait vers Périgueux et les vallées du Sud-Ouest. Celle-ci était une très ancienne voie de peuples, qui préexistait certainement à la domination romaine. Traversant à son extrémité le Massif central, elle y rencontrait les vieilles exploitations d'étain dont les traces subsistent au sud des Monts de Blond[6]. Le nombre des monuments mégalithiques atteste dans l'Ouest du Limousin une fréquentation très ancienne. Il semble bien aussi que les traînées de population dolichocéphale blonde, que l'anthropologie constate entre Bourges et Limoges, aient suivi la direction de cette route.

Étape nécessaire au croisement des directions venues de l'Est et du Nord, nœud de routes vers Saintes et l'Océan, Limoges dut à sa position d'intermédiaire une importance précoce. Ce fut une ville tournée vers le dehors ; foyer de propagande chrétienne avec Saint-Martial, sanctuaire renommé et but de pèlerinages, comme Saint-Léonard son voisin. Ce fut aussi un centre commercial, où des colonies de marchands étrangers s'établirent. Dans l'art original de l'émaillerie qui fit sa gloire, dans les constructions romanes qui s'y élevèrent, dans la littérature des troubadours, on saisit les indices d'une vie très précoce, qui a ses sources propres, et dont l'éclosion n'a rien de commun avec les influences qui soufflaient alors au Nord de la Loire. Elle fleurit plus tôt que la vie du Nord ; elle décline quand l'autre commence.

Ces œuvres de haute civilisation expriment un degré avancé d'émancipation des conditions locales, une libre et ancienne communication avec le dehors. Ce sont là des avantages qui n'appartiennent guère, dans le Massif central, qu'à l'extrémité affaissée de la région limousine. Mais il. fallait aussi qu'à cette extrémité le Massif confinât à la région de grande circulation qui s'appelle le Seuil du Poitou.

Comme les passages qui tournent la Bohême à l'Ouest et à l'Est, comme la vallée du Rhône, ce seuil est une des articulations qui font communiquer le Nord et le Sud de l'Europe. Des plaines de la Champagne à la vallée de la Loire, puis par la Vienne et le Clain jusqu'aux plateaux calcaires que sillonne la Charente, s'ouvre une succession de contrées où les obstacles réduits au minimum ont facilité les mouvements de peuples. Nulle part la distance n'est plus abrégée entre la Loire et la Garonne ; des riantes vallées de la Touraine à celles de la Saintonge et du Bordelais, le pas est vite franchi. Il le fut par les Gaulois qui poussèrent de là jusqu'en Espagne, et par ceux qui fondèrent à Bordeaux une colonie de Bituriges. C'était vers ces terres promises qu'au début des campagnes de César se dirigeaient les Helvètes. Aussi la possession du seuil qui tient les avenues du Sud-Ouest a toujours paru de grande conséquence. Il a été disputé entre Visigoths et Francs, entre les soldats de Charles Martel et l'avalanche berbère venue du Sud ; le sort de l'Aquitaine et même du Royaume s'y est débattu entre Français et Anglais. Les traces matérielles de ces luttes ont disparu. C'est par d'autres signes que se révèlent encore les traces de cette circulation tant de fois séculaire. Tout au début des temps, ce sont des dolmens sur les plateaux, ou des camps fortifiés sur les promontoires escarpés qui dominent de très haut les rivières ; puis des restes de voies romaines qui, sous des noms divers, chaussades, chemins-boînes, servent encore ou qui vivent dans les souvenirs. Maintes fois les stations qu'elles reliaient sont tombées dans l'insignifiance ; mais alors l'histoire de ce passé semble revêtir sa forme suprême dans la consécration religieuse qui s'attache à certains lieux : ici se trouvent d'anciens cimetières chrétiens, là existent des monastères qui, comme à Ligugé, remontent aux premiers temps du christianisme ; ou des sanctuaires fameux, comme Saint-Hilaire de Poitiers, comparables dans la vénération des pèlerins de jadis à Saint-Martin de Tours, à Saint-Jean d'Angely, à Saint-Eutrope de Saintes.

Sur ces plateaux calcaires interposés entre les massifs primaires du Limousin et ceux de l'Ouest, le passage n'est pas concentré, comme en pays de montagnes, en un étroit couloir donnant lieu à une route unique. C'est une zone de circulation, large d'au moins 70 kilomètres, où, comme dans le lit d'un grand fleuve, les courants principaux se divisent et se déplacent. La permanence des mouvements est ce qui les distingue : les routes royales, puis les chemins de fer y ont succédé aux voies romaines. Mais si la voie principale se dirige aujourd'hui de Poitiers sur Angoulême, c'était autrefois Saintes qui était le but principal. De Poitiers à Brioux, où l'on passait la Boutonne, puis à Aunay de Saintonge courait la voie historique que suivirent longtemps les pèlerins se rendant à Saint-Jacques-de-Compostelle, et qui est encore désignée sous le nom de chemin de Saint-Jacques. Là jusqu'aux Pyrénées les souvenirs de Charlemagne, Roland, Charles Martel planaient sur les imaginations. On peut lire la description de cette route dans une relation poitevine du XIIe siècle. Les étapes s'y comptaient par des sanctuaires. Mais outre des sujets d'édification et de légendes, les voyageurs y trouvaient aussi occasion de noter les différences de pays et de peuples. Après les riches terres de Poitou, on passe en Saintonge, dont le langage parait un peu rustique ; mais il l'est bien plus encore dans le pays bordelais, d'ailleurs excellent en vin et fertile en poissons. Puis, après trois jours de fatigue dans les Landes, on fait connaissance avec la terre gasconne, dont on vante le pain blanc et le vin rouge, mais beaucoup moins les habitants.

Pendant des siècles les hommes du Nord sont par là entrés en contact avec les gens du Sud. Dans les courants qui s'y rencontrent, c'est visiblement celui du Nord qui l'emporte. N'est-ce pas à l'attraction de climats plus doux et de terres plus fertiles que cèdent les mouvements de peuples ? Le résultat de cette pente naturelle, c'est que les peuples venus du Nord poussent ici leur pointe au delà de leur ancien domaine. Tandis que le Limousin garde sa langue d'oc, à peine entamée au Nord vers les Marches, la langue d'oïl s'avance jusqu'à la Dordogne à Coutras et jusqu'à la Gironde à Blaye. Une chaîne de populations et de dialectes apparentés s'étend par le Berry, le Poitou et la Saintonge. Les gavaches, ainsi que les appellent les Gascons, pénètrent comme un coin en plein Sud-Ouest. Les langues, en effet, suivent les routes. La plupart des limites linguistiques qui existent actuellement, en Belgique et en Suisse, comme en Tyrol ou en Moravie, se coordonnent d'après les routes historiques qui ont implanté ou maintenu sur leur parcours des rapports ailleurs abolis. La pointe de la langue d'oïl par le Seuil du Poitou rappelle celle de l'allemand par le Brenner. La corrélation avec les routes est ici d'autant plus sensible que l'extension de la langue d'oïl s'arrête, non, comme on le dit souvent, à la lisière des terrains primitifs, mais à la zone des forêts qui, fort en avant du Massif central, empiètent sur les régions limitrophes[7]. Dans ces parties à l'écart des voies, la langue d'oïl n'a pas poussé ses empiétements.

Rencontre de langues et de races, croisements d'influences venues du Nord, de l'Est et du Sud : telle est la marque géographique de la contrée. Nulle partie de la France ne fournit une meilleure perspective pour discerner de quels éléments profondément divers se compose notre personnalité nationale. Les types humains caractéristiques du Sud-Ouest, dolichocéphales bruns des vallées de la Dordogne, de la Dronne et de l'Isle, s'y opposent avec une netteté singulière aux races brachycéphales du Massif central et à celles qu'ont poussées par le Berry et la Saintonge les dernières immigrations septentrionales.

Cette zone de plateaux calcaires qui s'étend entre la Loire et la Gironde, s'incline vers l'Océan. Elle fut mise en relation avec les Alpes et l'Italie par les ingénieurs romains. De Lyon, ils profitèrent des facilités de passage qui s'offrent vers le Forez pour relier à la métropole des Gaules Roanne, Vichy, Clermont et, par la vallée de la Sioule, pousser une voie jusqu'à Limoges. A Lodève, une autre voie, s'insinuant par les vallées des Causses, attaquait le Massif central ; elle rejoignait Rodez et Cahors et gagnait de là Périgueux. L'une et l'autre de ces voies principales aboutissaient à Saintes. Longtemps suivies après la domination romaine, ces routes furent des artères de vie générale.

Une fois sur les plateaux calcaires, rien de plus aisé que l'accès vers l'Océan. A partir du seuil qui divise les eaux du Clain et de la Charente, les pentes s'abaissent rapidement. L'Océan même semble venir à la rencontre de l'intérieur. Jadis un golfe, dont les alluvions marines dessinent les contours, pénétrait jusqu'à Niort. Ce golfe existait en grande partie à l'époque romaine ; et jusqu'au XVIe siècle la dépression marécageuse où se trahie la Sèvre nous est dépeinte comme une région amphibie, fréquentée par la pêche et la vie maritime.

La Charente, de son côté, cède à partir d'Angoulême à la pente générale vers l'Ouest. Son cours désormais plus abondant trace une voie navigable qui, du moins à partir de Cognac, fut toujours active. A Saintes elle commence à sentir la marée. Sur la douce colline où elle s'étale, l'antique cité, avec ses couvents entourés de grands jardins et ses ruines, fait penser à ces villes de Provence et d'Italie que Rome a marquée de son empreinte.

Ce furent, en effet, des souffles venus d'au delà des Alpes qui se firent sentir, à travers le Massif central, jusqu'à ces contrées de Saintonge. L'attention s'est détournée de ces antiques voies, parce que d'autres relations, dans le cours des siècles, ont prévalu. Mais leur signification s'affirme dans le passé. Les différences de civilisation qu'on observe chez nous entre le Nord et le Sud tiennent en grande partie à ce que le Midi d'Aquitaine garda pendant longtemps ses voies d'accès direct vers les pays transalpins.

Dès le seuil de ce bassin d'Aquitaine que baigne la Garonne et qu'encadrent les Pyrénées, on est averti de ces rapports par l'aspect que prend, à Poitiers, Angoulême, Périgueux, l'architecture religieuse. Des influences byzantines s'y font sentir. Elles étaient sans doute parvenues jusque-là par ces routes qui, parties d'Italie ou de Provence, pénétraient à travers le Massif central dans la contrée entre Loire et Garonne. Par elles se transmirent jusqu'à l'Océan quelques lointains rayons d'une civilisation qui brillait encore d'un vif éclat, quand celle du Nord de la France commençait à peine à poindre.

 

 

 



[1] Strabon, IV, I, 1.

[2] Arkoses tertiaires.

[3] Arrondissement d'Yssingeaux : 130 habitants au kilomètre carré. — Arrondissement du Puy : 77.

[4] Ant. Thomas (Annales de Géographie, t. V, 1895-96, p. 111).

[5] Les pluies y atteignent une intensité qui varie de 850 à 1.200 millimètres par an.

[6] Vaary.

[7] Forêt de Braconne ; la Double, etc.