HISTOIRE DE FRANCE

TOME PREMIER. — TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE.

DEUXIÈME PARTIE. — DESCRIPTION RÉGIONALE.

LIVRE PREMIER. — LA FRANCE DU NORD.

 

IL faut maintenant pénétrer dans l'intimité de cet être géographique. Mais quelles divisions adopter, et par où commencer ? La Méditerranée a éclairé nos origines ; mais c'est dans le Nord que s'est formé l'État français. Entre la mer du Nord, la Manche, le Massif central et le Rhin, se déroulent des régions naturelles qui s'appellent l'Ardenne, les Flandres, le Bassin parisien, le Pays rhénan. Chacune a sa physionomie ; mais unies entre elles par des rapports faciles, toutes pénétrées d'influences générales, elles se combinent dans un ensemble qu'il ne faut pas morceler, la France du Nord. C'est cet ensemble qui a servi de berceau à un grand État. Il ne serait même pas suffisant, pour l'intelligence de son développement historique, de se borner à la France du Nord. Il faut tenir compte du voisinage. Car, ainsi qu'un arbre dans une forêt, un État ne se sépare pas du milieu où vivent à côté de lui, en contact et en concurrence avec lui, d'autres États. Essayons donc d'abord de retracer ce milieu, avant d'aborder la description régionale.

 

I. — ARDENNE ET FLANDRE.

CHAPITRE PREMIER. — LE CONTACT POLITIQUE DE LA MER DU NORD.

LA partie d'Europe où les Pays-Bas expirent en face de l'Angleterre et qui s'ouvre, entre l'Ardenne et le Pas de Calais vers le Bassin parisien, est une région historique entre toutes. Peu de contrées comptent plus de souvenirs de guerres. Il n'est presque pas une motte de terre, entre la Sambre et l'Escaut, l'Oise et la Somme, qui n'ait été foulée par les armées. Et, le plus souvent, ces rencontres d'armées étaient des rencontres de peuples : Celtes et Germains, Gallo-Romains et Germains, Français, Anglais et Allemands. Les luttes par lesquelles durent se constituer races et États, pressés les uns contre les autres dans les étroits espaces que leur mesure notre Europe, se sont en grande partie déroulées sur ce théâtre.

C'est en effet un carrefour auquel aboutissent les principales routes de l'Europe. On y venait, par terre, de la Méditerranée, depuis les temps les plus lointains. Par terre également, les routes du Rhin et de la Basse-Allemagne y aboutissaient. Par mer, les navigations frisonnes et scandinaves, dans leur expansion vers le Sud, abordaient au pays de Kent et sur la côte flamande qui lui fait face. De cette convergence de routes, de cette concentration de rapports, il résulta que cette contrée devint peu à peu un puissant foyer de vie générale. C'est par là que la propagande chrétienne s'avança vers le Nord : Reims, Tournai, Noyon, Corbie devinrent ainsi des centres d'influence lointaine, religieuse et artistique. Plus tard, le commerce des Flandres fut vraiment un commerce universel, au sens que pouvait avoir ce mot au XIVe siècle.

Conflits ou rencontres pacifiques, l'effet de ces rapports a été de mettre en branle les forces vives de la géographie politique. Nulle contrée n'a subi plus de vicissitudes, plus d'attractions en sens contraire ; n'a vu plus de remaniements territoriaux. Les frontières politiques n'ont pas cessé de varier. Déjà antérieurement à la conquête romaine une Belgique se distinguait de la Gaule ; Rome consacra cette division, le Belgium ; et cette Belgique romaine se décomposa à son tour pour donner naissance à des marches-frontières appelées Germanies. Celles-ci se perpétuent, après la chute de l'Empire, dans les provinces ecclésiastiques de Reims et de Cologne ; mais de leurs domaines ne tardent pas à se détacher les germes vigoureux de la Hollande et de la Flandre. Ainsi la sève créatrice de formations politiques nouvelles ne s'est jamais ralentie. Dans les contrées de l'Ouest ou du Centre de la France, les noms des anciens peuples, Poitou, Limousin, Berry, etc., persistent sur les lieux qu'ils ont jadis occupés : dans cette arène ouverte au voisinage de la mer du Nord, les noms, à peu d'exceptions près, ont été renouvelés.

Cette mer qui s'ouvre au Nord des falaises de Gris-Nez et de Douvres, avec ses pêcheries, ses estuaires, ses fœhrden, ses sunds, ses viks, ses îles, n'est entrée que relativement tard dans l'histoire. Nous recueillons chez les auteurs classiques l'impression encore fraîche de sa découverte. A l'époque où elle commençait pourtant à attirer l'attention politique, au premier siècle de notre ère, Pline a pour désigner ses rives et ses riverains, pauvres hères qui brûlent à des feux de tourbe leur nourriture et leur ventre raidi par le froid[1], des expressions qui nous feraient penser aux parages d'Alaska et des îles Aléoutiennes. Cependant, de plus en plus peuplée sur ses rives, envahie par les navigateurs du Nord, elle ne devait pas tarder à mériter le nom de mer Germanique. Quelque amélioration dans le mode de construction des navires fut sans doute l'humble origine de cette révolution, qui eut pour effet de constituer, autour de la mer du Nord, une forme nouvelle du germanisme, la plus envahissante de toutes, le germanisme maritime et insulaire.

Ce germanisme, dans la partie qui nous touche de près, aboutit à la création de la Flandre et de l'Angleterre.

Nous étudierons plus loin la Flandre. Notons seulement ici que, par ses attaches maritimes, par ses relations avec le Nord de l'Europe, elle représente une formation politique de type nouveau. Elle rompt avec les anciens centres politiques du pays, ceux de l'époque romaine : Tournai, Térouanne ; elle leur en substitue d'autres, voisins de la mer : Thourout, Bruges, Gand.

L'invasion au vie siècle des Anglo-Saxons, venus de l'Elbe inférieur, produisit la substitution d'une Angleterre germanique à une Bretagne celtique ; et ce fut un phénomène très net de colonisation maritime. Lorsqu'on observe la répartition des tribus jutes, anglaises, saxonnes qui s'établirent le long des côtes depuis le Forth jusqu'au Sussex, il semble qu'on ait sous les yeux la bande de colonies anglaises, scandinaves, hollandaises qui s'échelonnèrent, au XVIIIe siècle, le long des côtes orientales de l'Amérique du Nord. C'est toujours avec la préoccupation de garder le contact de la mer, par conséquent le long du littoral, que se développent les colonisations. Les unes, comme celles des Grecs ou plus tard celles des Germains et des Suédois de la Baltique, restent littorales. Mais dans la grande île bretonne il n'en fut pas ainsi. La possession des côtes orientales mettait aux mains des envahisseurs germains les fleuves, les parties les plus fertiles et les plus ouvertes, l'axe même de la contrée. Des germes déposés le long des côtes naquit donc un État, l'Angleterre ; et ce fut, à la place du celtisme refoulé, le germanisme que la France vit s'établir sur la côte qui lui fait face.

Ainsi une zone d'étroit contact entre le monde roman et le germanisme se constitua au seuil de la mer du Nord. Il est permis de voir dans ce fait une des conditions initiales de la formation d'un État  français. Un État n'est pas, comme un pays, l'expression naturelle et presque spontanée de rapports issus du sol ; c'est une œuvre de concentration artificielle et soutenue, qui vit d'actions et réactions réciproques. C'est à leur position au point le plus exposé que les Marches d'Autriche et de Brandebourg, parmi les Allemagnes ; que la Moscovie, parmi les Russies, durent leur valeur politique. Là où l'antagonisme crée l'effort, se fixe la puissance. Quelque chose de semblable se produisit sur la ligne de rencontre où la vieille civilisation romane dut faire face au néo-germanisme constitué sur la mer du Nord. Dès les derniers temps de l'Empire romain, l'effort de résistance et par conséquent de contraction s'était visiblement porté vers la Gaule septentrionale : Trèves, Metz, Reims, Paris même prennent alors une importance croissante. De plus en plus désormais, c'est dans la France du Nord que se concentrent les événements décisifs.

A vrai dire, le contact du monde germanique n'est pas pour nous borné, comme il l'est pour l'Italie, à un seul côté. Il enveloppe, il pénètre la France par l'Est comme par le Nord. Il s'exerce moins par chocs intermittents que par pression continue. Mais il y a une différence sensible de configuration et de conditions géographiques entre le germanisme danubien-rhénan et celui de la mer du Nord. La Suisse, la Souabe, la Franconie, l'Alsace, la Lorraine sont des contrées naturellement circonscrites, plus capables de réaliser un certain degré d'autonomie régionale que de s'élever par elles-mêmes au rang de grandes unités politiques. Combien plus étroits étaient les rapports, et plus âpre aussi le frottement, du côté où notre organisme national naissant rencontrait la contigüité du germanisme commercial et maritime !

Principal marché de l'Europe, but de voies de commerce traversant, par la vallée du Rhône et la Champagne, notre territoire, la Flandre était plus qu'une voisine : ses relations s'enchevêtraient étroitement avec nos intérêts ; sa vie puissante était chez nous un exemple, une tentation et un stimulant de vie urbaine. Et quant à la vieille Angleterre historique, tournée vers ses Cinq-Ports, sa Tamise et son bassin de Londres, elle était bien plus proche de nous, bien plus engagée dans nos affaires que l'Allemagne danubienne et même rhénane. Cette Angleterre-là n'avait guère d'autre voisin que la France, d'autre expansion possible qu'à nos dépens ; elle ne trouvait que chez nous le levier pour agir en dehors de son fie. L'étranger pour nous fut d'abord le Normand, l'homme du Nord ; puis l'Anglais. Tour à tour ou à la fois suivant les temps, la Flandre, Calais, le Ponthieu, la Normandie, la Bretagne, le Poitou et la Guyenne, furent des champs clos où piétina une ardente rivalité. L'histoire offre peu d'exemples d'un tel corps-à-corps.

 

CHAPITRE II. — LE MASSIF PRIMAIRE DE BELGIQUE ET DE L'ARDENNE.

ÉTROITEMENT unies dans une même zone de contact, les plaines   du Nord et le Bassin parisien ne sont pas moins des contrées foncièrement distinctes.

Les plaines par lesquelles la Belgique confine à la France apparaissent au premier abord comme une contrée aussi uniforme par la nature des couches superficielles du sol que par le niveau général et le climat. Sur de grands espaces s'étendent des nappes limoneuses, amortissant les inégalités du relief. On les voit à Rocroi, à Maubeuge, à Mons-en-Pévèle, comme à Fleurus, Seneffe, et dans les larges ondulations qui dessinent le champ de bataille de Waterloo. Ces couches de limon présentent sans doute entre elles des différences : ici plus sèches, là plus humides ; ici couvertes de moissons de blé, là verdoyantes de prés et d'arbres. Cependant, à ne juger que d'après la surface, l'œil retrouve un peu partout quelques-uns des horizons qui lui sont familiers dans les plaines également limoneuses qui se répartissent autour de Paris.

Il y a pourtant une grande différence entre ces plaines du Nord et celles du Bassin parisien. Si elle ne s'impose pas au regard, elle se trahit à bien des signes. Le sol est ressemblant, mais le sous-sol diffère. Dans le Bassin parisien les couches géologiques anciennes s'enfoncent à une grande profondeur ; ici elles restent voisines de la surface. Parfois en saillie, parfois dans les creux, à fleur de sol ou à une faible profondeur, des roches appartenant aux âges silurien, dévonien, carbonifère et houiller, se maintiennent à portée de la vie extérieure, elles exercent directement une action sur l'homme. Les richesses minérales, qui manquent trop au Bassin parisien, foisonnent ici. En réalité l'Ardenne et les plaines de la Belgique qui lui sont contiguës, font partie d'un même massif.

Il suffit, en effet, dans le Hainaut et le Brabant, que l'érosion des rivières ait quelque peu raviné la surface, pour voir affleurer, à Hal, à Gembloux, des schistes et des quartzites exploités de longue date ; à Ath, Maubeuge, Tournai, les calcaires anciens qui ont fourni ces marbres bleuâtres si recherchés de tout temps dans les constructions du Nord de la France. Dans les plaines de Lens ou dans celles de Jemappes, au Nord de Mons, la surface ondule sous les moissons. Ici ce n'est pas par des pointements avivés par les eaux que se révèlent les vestiges du Massif archaïque, mais par les débris que l'homme y arrache et qu'il en rejette. Sans les montagnes de scories noires qui s'élèvent çà et là, on ne soupçonnerait pas la vie intense qui s'agite dans les galeries du sous-sol. Le substratum primaire n'est point, en effet, comme dans le Brabant, immédiatement recouvert par les dépôts tertiaires ; les mers de la craie ont par transgression envahi cette partie de la région[2]. Mais les couches qu'elles ont laissées comme trace de leur séjour temporaire sont assez minces pour que l'homme ait pu les traverser sans trop de peine et retrouver la houille sous le plongement qui la dissimule.

Or, ces roches faiblement enfouies ou qui pointent çà et là, dans le Hainaut, le Brabant, une partie de la Flandre française et de l'Artois, jusque dans le Boulonnais enfin, on les retrouve occupant les surfaces, constituant des crêtes et des creux, des plateaux et des vallées, dès qu'on franchit, de Charleroi à Liège, la Sambre et la Meuse. La houille affleure au sol ; les calcaires dressent des escarpements couleur de rouille. Un monde de roches, aux tonalités sombres, où pourtant les schistes verts ou violacés sont pénétrés par moments par la blancheur des veines de quartz, prend possession de la contrée.

L'esprit est assez naturellement amené à conclure que nous avons ainsi sous les yeux les parties d'un même tout, et que, sous des oscillations qui en ont légèrement enfoncé une partie tandis que l'autre était légèrement relevée, c'est le même massif primaire qui, dans l'Ardenne comme dans les plaines qui s'y appuient au Nord-Ouest, constitue la charpente essentielle du sol. Telle est bien, en effet, la conclusion qui résulte, non seulement de l'analogie des roches, mais de celle des accidents auxquels elles ont participé. Il ne faut pas se laisser tromper par l'allure tranquille du relief extérieur dans les parties où le substratum primaire a plongé sous la surface. Ces croupes faiblement ondulées recouvrent un paysage souterrain étonnant par l'intensité des failles et des dislocations qu'il révèle. Les veines de houille plongent tout à coup, sont brusquement étranglées ou tranchées par les bancs de grès qui les encadrent. C'est un massif tourmenté, énergiquement tordu et plissé, usé par les agents météoriques, qui se dérobe à peine sous une mince couverture récente. Il y a quelque chose de saisissant dans ce contraste, et les réflexions qu'il éveille dans l'esprit de l'auteur de la Face de la Terre viennent naturellement à l'esprit : La charrue, dit-il, creuse tranquillement son sillon sur l'emplacement des plus formidables cassures[3].

Ce que le sous-sol révèle seulement aux yeux du mineur dans la partie actuellement enfoncée du massif, les coupes naturelles des vallées le présentent à l'œil nu dans la partie actuellement émergée et saillante. Cette partie a un nom : c'est l'Ardenne. Vieux mot celtique qui, comme celui de Hardt, semble associer l'idée de hauteur à celle de forêt.

Vue de la large et fertile vallée de la Meuse entre Sedan et Mézières, la ligne de l'Ardenne se présente moins comme hauteur que comme forêt. Une ligne sombre et basse barre l'horizon. Depuis Hirson jusqu'à Sedan et au delà, elle frappe, elle obsède la vue par sa continuité. Et par-dessus la vallée riante où luisent les eaux, ce fond d'Ardenne donne l'impression d'un monde différent, plus froid, plus rude, moins hospitalier. Les coteaux calcaires qui, sur l'autre versant de la vallée, dessinent le pourtour du bassin parisien, ne sont par endroits guère moins élevés que le bord immédiat qui leur fait face. N'importe : L'œil aperçoit et devine des campagnes entre les bois qui parsèment leurs flancs secs et rougeâtres[4] ; il y retrouve les traits d'une topographie qu'on pourrait suivre tout le long de la Lorraine et de la Bourgogne : l'Ardenne, au contraire, semble la subite apparition de quelque fragment d'Europe archaïque.

La Meuse, en s'enfonçant dans le massif, permet d'en discerner la structure. Lorsqu'à Charleville elle quitte la direction de l'Ouest pour celle du Nord, elle enlace d'une boucle étroite un roc schisteux qui déjà tranche sur le paysage environnant. Désormais l'aspect de ses bords change, comme sa direction. La vallée se rétrécit entre des versants boisés ; d'anciennes terrasses, plaquées d'alluvions anciennes, marquent à diverses hauteurs les phases du travail accompli par le fleuve à l'approche du bloc résistant où il s'engage. Toutefois, ce n'est qu'à Château-Regnault qu'entre les plis des schistes et des grès cambriens, la Meuse s'encaisse étroitement. De là à Fépin, pendant plus de 30 kilomètres, elle serpente dans la gaine où l'emprisonnent de raides parois. Leurs couches presque partout à vif, rarement dissimulées sous des éboulis, trahissent une énergie de plissements qui ne le cède à aucune des plus hautes montagnes : elles sont ployées et redressées parfois jusqu'à la verticale. Mais, à 250 ou 300 mètres environ au-dessus de la vallée, elles s'arrêtent brusquement tranchées par le plan de surface. Où l'on s'attendrait à voir les plis redressés se projeter en pics et en cimes, règnent des plateaux. Les bords alternativement convexes et concaves se correspondent par-dessus la vallée. Si quelques dentelures s'y dessinent par hasard, comme aux Quatre Fils Aymon, à Château-Regnault, c'est que quelques arêtes de quartz ont opposé à l'érosion une dureté encore supérieure à celle des schistes cambriens. Mais ces murailles ne sont que le soubassement de plateaux singulièrement uniformes, étendus, compacts. Si l'on gravit, par un des rares sentiers qui se détachent à droite ou à gauche, les pentes fangeuses et noires qui montent à travers bois, et que l'on atteigne un point découvert, on embrasse un vaste et plat horizon. De longues lignes unies s'enchevêtrent. Le sentiment de la hauteur ne résulte pas du modelé du relief, mais de la sauvagerie mélancolique de cet horizon de taillis et de tourbières. La forêt, immense forêt de petits arbres, dit Michelet, semble approcher de sa limite d'altitude, qu'abaisse en effet singulièrement l'humidité du climat. L'illusion de la montagne persiste, sans la montagne.

C'est qu'en effet cette extrémité de l'Ardenne est le noyau le plus anciennement émergé de montagnes que l'usure des âges a aplanies. Quoiqu'elle ait été affectée par des accidents nombreux et répétés, dont quelques-uns récents, la partie du massif que constituent les roches d'âge cambrien n'a pas cessé pendant de longs âges de rester émergée, soit comme 11e, soit comme continent. Elle a donc subi durant d'énormes périodes l'action des météores. Récemment un mouvement de bascule en a relevé le bord méridional ; mais la topographie nivelée, arasée, conserve intact le type de relief qui rappelle nos plaines ordinaires, et que les géographes, pour cette raison, ont pris l' habitude de désigner par le nom de pénéplaine.

Ce n'est pas en saillie, mais en creux que s'accentue le modelé. Avant que le bord méridional du massif se relevât, la Meuse s'engageait de plain-pied sur la surface alors plus basse de l'Ardenne ; on distingue ses alluvions anciennes jusqu'à des niveaux de plus de 80 mètres. Le mouvement de relèvement se produisit d'une façon assez graduelle, pour que la rivière n'eût pas à abandonner son lit ; mais elle dut l'approfondir. Elle a buriné de plus en plus profondément sa vallée, dans son effort pour rétablir le profil de pente que la surrection avait dérangée. C'est aux dépens de roches très dures que ce travail a dû s'accomplir : aussi la rivière est-elle encore comme ankylosée dans sa vallée. Elle n'a pu, du moins partout, exercer sur ses flancs latéraux le travail normal par lequel les fleuves dépriment leurs versants et préparent des sillons pour leurs tributaires. Il y a des sections de son cours qui ne présentent ni cônes d'éboulis, ni flancs évasés, ni affluents. Mais à ces gorges inflexibles où la Meuse est comme encaissée dans un étau, succèdent des boucles et, des méandres extrêmement prononcés. Chaque fois, en effet, que l'enchevêtrement des formations lui fait rencontrer des couches plus entamables, elle se dédommage. Elle en profite pour allonger par des sinuosités le profil de son lit. Après être parvenue ainsi à se tailler aux dépens des roches les moins résistantes une rive concave, elle ne cesse pas de la ronger. Or à mesure qu'elle se rejette vers la concavité qu'elle rase et qu'elle ronge de plus en plus, elle abandonne sur le bord convexe une succession d'anciens lits. Leur ensemble finit par former un cône d'alluvions s'élevant en pente douce jusqu'au sommet du talus. Ce sommet, point résistant autour duquel a pivoté le travail d'érosion, est étroitement serré par la rivière ; il se présente souvent comme un isthme conduisant à une péninsule circulaire comprise dans la boucle[5] fluviale. Ainsi se sont achevés, par un travail successif, mais possible seulement sur certains points favorables, ces méandres caractéristiques, non seulement de la Meuse, mais de la plupart des rivières ardennaises.

Il fallait s'arrêter sur cette forme d'énergie fluviale ; car c'est d'elle que dépend le site des cultures et des établissements humains dans l'étroitesse de ces vallées. Là seulement où la rivière a pu, par ses déplacements successifs, étendre un tapis légèrement incliné d'alluvions, les champs, prairies et. jardins ont trouvé place. Jalouse de ne rien perdre du sol utile, la petite ville a pris généralement position sur le seuil rocheux qui ferme la boucle. On voit ainsi, à Revin, les vieilles et noires maisons en schistes se presser étroitement. Ces bourgs ardennais semblent à la gêne, et rivés, comme dans les pays de montagnes, à certaines conditions de site. Dans l'élargissement momentané de la vallée, aucun autre bourg et village ne leur fait face, tant la rive concave est abrupte. Et la vallée ne tardant pas à se resserrer de nouveau, chacun de ces cirques qui se succèdent ainsi, de Monthermé à Revin, de là à Fumay, est comme un petit monde fermé. La rivière y semble un lac. Malgré l'industrie et l'activité de ces essaims de forgerons-agriculteurs, la vie reste recueillie et comme enveloppée de solitude. Le moindre bruit, celui d'une parole, du choc d'une poutre, d'un cri d'oiseau est perçu d'une rive à l'autre.

Aussi est-ce avec un sentiment de délivrance que l'on échappe, entre Fumay et Givet, à l'oppression de cet étau. Le pays se découvre, les villages se répondent d'un bord à l'autre de la vallée, les forêts s'écartent et se font rares. Ce qui frappe singulièrement la vue, ce sont des roches calcaires, d'apparence dénudée, qui pointent de toutes parts. L'aspect du pays est bien encore celui des terrains anciens ; ce sont en effet des roches primaires qui constituent la surface. Mai s elles appartiennent à un autre âge, plus récent ; elles racontent un autre épisode de la même histoire. On est, en réalité, sorti de l'Ardenne. Ce qui commence c'est la région détritique et récifale qui s'est formée en bordure du vieux massif émergé. Lorsque l'Ardenne était séparée du Brabant par un bras de mer, les débris arrachés au massif s'accumulaient sur ses bords, et les coraux y construisaient des séries de récifs analogues à ceux qui bordent aujourd'hui les côtes orientales d'Australie. De là ces grès, ces calcaires, ces marbres, qui désormais accidentent le relief. Châteaux et forteresses ont pris possession des rocs calcaires. Givet, Marienbourg, Chimay, Philippeville, Avesnes, hérissant, comme Mézières au débouché opposé, les abords du massif, lui donnent un aspect féodal et guerrier. Les eaux, suintant sur le sol imperméable en nombreux ruisseaux, ou étalées en étangs, se rassemblent peu à peu pour former les premiers filets de l'Oise, pour envoyer à la Sambre ses premiers affluents.

La Sambre a creusé son lit dans la direction des bandes ; elle coule, dans son cours supérieur, du Sud-Ouest au Nord-Est, conformément à la direction des couches géologiques. Au contraire, la Meuse, de Givet à Namur, traverse perpendiculairement les différentes formations qui se succèdent du Sud au Nord. Sa vallée est désormais plus large, mais reste encaissée. Dinant et Bouvignes, les villes jadis ennemies, se serrent étroitement aux flancs de leurs rochers. Le roc de Namur porte une vieille forteresse historique. L'aridité des escarpements calcaires contraste avec la fraîcheur verdoyante qu'entretient l'imperméabilité du sol schisteux.

Mais graduellement des couches géologiques moins anciennes se présentent à la surface ; et c'est ainsi qu'aux calcaires et grès dévoniens succèdent ceux de la période carbonifère, et qu'enfin la houille affleure à la surface dans le très ancien synclinal où la Sambre et la Meuse elle-même à partir de Namur ont pris place.

Ce synclinal[6], où se sont amassés les végétaux dont la décomposition a donné la houille, est un des traits les plus essentiels et les plus durables de la géographie de ces régions. Bien longtemps après l'époque primaire, il se dessinait encore comme un long détroit entre l'Ardenne et le massif alors émergé du Brabant. Enfin, après avoir été définitivement évacué par la mer, il a pris la forme d'un long couloir dissymétrique où les eaux ont tantôt érodé, tantôt mis à nu le charbon de terre. L'industrie moderne y fait flamber ses usines ; les routes de la Seine au Rhin en suivent le talus septentrional, comme jadis les voies romaines unissant la deuxième Belgique à la Germanie inférieure, Bavay à Cologne. C'est donc aussi une ligne directrice des courants humains. Dès qu'on l'a franchie au Nord, les couches primaires, tout en restant voisines de la surface, plongent sous la nappe d'épais limon où règne depuis plus de deux mille ans une riche agriculture.

Le contraste s'accuse ainsi de plus en plus avec les pauvres et maigres contrées de l'Ardenne proprement dite. Nous en avons décrit la partie méridionale, qui est française ; mais ce n'est que la moindre fraction d'une contrée qui s'étend vers le Nord-Est jusqu'à Spa, Malmédy, Montjoie et les abords d'Aix-la-Chapelle ; cette contrée s'élève à 695 mètres dans les Hautes-Fagnes de Botranche, et enfin, par le Schnee-Eifel (700 m.), se lie au Massif schisteux rhénan. Sur toute cette surface de 13 500 kilomètres carrés environ c'est le même sol pauvre, infertile, le même climat rude, la même difficulté de communication. Sur ces flancs froids et boisés montent en brouillards, en neige et en pluies les vapeurs charriées par les vents d'Ouest ; sur ces plateaux sans pente l'humidité décompose le schiste en une pâte imperméable dont l'imbibition produit des tourbières ; il faut la souplesse et l'intelligence des petites vaches ardennaises pour opérer les charrois dans ces sentiers fangeux. Si pauvre pourtant que soit ce pays, une vie très ancienne s'y est implantée ; et justement à cause de sa pauvreté, cette adaptation de la vie aux conditions locales s'est maintenue presque intacte. On y voit une race d'hommes généralement petite et brune mais résistante, comme le sont les bestiaux et les chevaux de chétive apparence qui vont, la nuit, chercher librement leur nourriture dans les taillis. Ces taillis, de temps en temps livrés aux flammes, fournissent par leurs cendres un amendement temporaire dont on profite pour une ou deux récoltes de seigle. Autour des champs sur lesquels se concentre la culture, s'étendent de vastes espaces de landes, propriété commune où le berger du village mène paître la herde. Des générations d'hommes ont vécu dans ces petites maisons en moellon, couvertes de schistes, souvent isolées ; ils y ont pratiqué, pendant les loisirs d'une culture fort intermittente, les industries variées du fer. C'est par des défrichements souvent temporaires, sarts ou essarts, qu'ils sont parvenus à étendre peu à peu, assez faiblement en somme, le domaine des cultures sur celui des landes, des forêts et des bruyères. Les abbayes, nombreuses dans l'Ardenne[7], ont été la seule force directrice capable d'imprimer quelque impulsion de vie générale.

Projeté sur l'histoire, ce genre de pays et de vie se traduit par quelque chose d'arriéré et d'archaïque. L'Ardenne est restée en dehors des grands courants qui l'entourent ; elle est le môle autour duquel ils se divisent. En pointe entre le Rhin et les Néerlandes germaniques, elle est demeurée wallonne, c'est-à-dire française. En elle les langues romanes atteignent vers le Nord l'extrémité de leur extension ; jusqu'au delà de Liège et de Verviers le français est la langue du pays. Peu favorable par elle-même à un développement de vie générale, la région ardennaise détermine par opposition les contrées qui lui sont contiguës. A la faveur de l'abri que ménage son brusque talus méridional, la nature met quelque chose de plus riche, de plus brillant, de plus animé[8] dans ces vallées souriantes, que l'on désigne volontiers sous le nom de petites Provences, et qui relient, à travers le Luxembourg, la Lorraine au Bassin de Paris. Même entre la plaine germanique et la Basse-Belgique, sous les mêmes latitudes, il y a des nuances appréciables. Tandis que les plaines appuyées au bord occidental de l'Ardenne, directement exposées aux vents Sud-Ouest, leur doivent un printemps précoce, les plaines qui s'adossent au revers oriental n'en reçoivent le souffle que refroidi sur ces hautes surfaces. Les arbres fruitiers sont en fleurs dans la Hesbaie et les environs de Liège, quand la campagne est encore nue et dépouillée dans la plaine de Cologne. Mais, en revanche, septembre, trop souvent pluvieux dans la Basse-Belgique, est un mois généralement clair dans la plaine rhénane. L'Ardenne divise les populations et les climats. Elle contribue à individualiser autour d'elle les régions limitrophes.

 

CHAPITRE III. — LES FLANDRES.

L'ARDENNE s'efface vers l'Ouest. La sombre ligne boisée plonge, au delà d'Hirson, sous la nappe limoneuse. On ne voit plus que

çà et là pointer quelques rocs, d'apparence désormais exotique, dans les plaines. Le pays que domine Avesne, de sa grosse tour, est encore une transition, comme un prolongement atténué de l'Ardenne. Le relief légèrement accidenté, le sol froid d'aguaize, issu de la décomposition du sous-sol argileux, mais peu à peu confiné dans les vallées, enfin la population par son type et ses allures, tiennent encore de la physionomie ardennaise. Mais au delà de la Sambre la contrée s'incline d'une pente insensible ; et désormais, jusqu'à la mer, l'œil n'aura plus à s'arrêter que sur de rares monticules sableux entre les plaines basses qui s'étalent.

Le continent primaire semblerait avoir définitivement disparu. Il s'est enfoncé en effet, et entre Valenciennes et Béthune c'est parfois à plusieurs centaines de mètres de profondeur qu'il faut chercher les veines de houille sous les marnes et conglomérats crayeux qui les recouvrent. Mais les mouvements qui se sont produits au début de l'époque tertiaire ont ramené en partie le massif primaire au voisinage de la surface. Le long d'une ligne qui va de l'Artois au Boulonnais et au Weald britannique, des failles, des ondulations souterraines, des pointements isolés révèlent l'existence d'un grand accident. Il s'est formé un axe anticlinal, bien marqué dans la topographie par une série de bombements, qui se prolonge de l'Artois au Hampshire, des deux côtés du Pas de Calais. Le détroit n'existait pas pendant cette période : c'est bien postérieurement qu'il s'est ouvert, et que la mer a rompu la voûte qui pendant toute la série des temps tertiaires avait interposé sa barrière entre le bassin de Paris et celui de Londres. Ce détroit est devenu un des carrefours du monde. Les navires y circulent en foule. Les marées y vont et viennent, et continuent à élargir la brèche qu'elles ont ouverte. C'est peu de chose que ce fossé d'une trentaine de kilomètres ; par un temps clair on aperçoit distinctement de Boulogne les blanches falaises d'en face. Et cependant, de combien de séparations, politiques et morales, cette légère entaille au dessin des terres n'a-t-elle pas été le principe !

Mais le présent ne doit pas absorber entièrement la pensée du géographe. L'accident épisodique qui a rompu la continuité des rivages n'a pas effacé les traces de la longue période pendant laquelle s'élevait à leur place une barrière séparant deux bassins distincts. Seul l'état antérieur fournit encore la clef des grandes divisions régionales de l'époque actuelle. Le seuil aujourd'hui ébréché séparait, comme il sépare encore, deux régions d'enfoncement opposées dos à dos, bien qu'ayant parfois communiqué l'une avec l'autre ; au Sud le Bassin parisien ; au Nord celui de Londres et des Flandres, parties d'un même tout. De là, en effet, les couches s'inclinent en sens inverse, au Sud vers Paris, au Nord vers Anvers et l'embouchure de l'Escaut.

L'évolution géologique a pris une tournure différente dans les deux bassins. Depuis que les mers de la dernière période éocène ont déposé jusqu'au Sud de Paris les sables marins qui portent nos forêts de Fontainebleau et de Rambouillet, la mer n'a plus poussé d'audacieuses transgressions jusqu'au centre du Bassin parisien. Au contraire le procès de la terre et de la mer a duré, bien au delà de ce temps, autour de la mer du Nord ; on peut dire qu'il n'est pas encore entièrement terminé. C'est une alternative de conquêtes et de pertes pour les terres, une suite de reculs et de retours offensifs de la mer : histoire dont le détail semble très compliqué, mais dont la marche générale s'explique très bien, si l'on se rappelle que ces vicissitudes ont pour théâtre le soubassement à peine immergé du massif primaire, une plate-forme continentale sur laquelle les mers n'ont jamais été bien profondes. Il suffit ici de remarquer que l'ouverture du Pas de Calais n'a pas mis un terme à ces oscillations. Au contraire : en ouvrant aux marées de la Manche l'accès de la mer du Nord, elle a été une nouvelle cause de perturbation. Sous l'action des marées cherchant leur équilibre, les rivages ont été modifiés, plusieurs fois la mer les a envahis, chassant devant elle les riverains. Les plus anciennes des invasions marines qu'ait constatées l'histoire remontent au ive siècle avant notre ère ; malgré la résistance organisée par l'homme, la mer n'a pas cessé, même de nos jours, d'empiéter sur les rivages ; et au total ses conquêtes l'emportent de beaucoup sur les dépouilles que l'homme a pu lui arracher[9].

C'est entre le rivage de la mer du Nord et le cours de l'Escaut jusqu'à ses embouchures, que s'est fixé le nom historique de Flandres. La structure de la contrée est celle d'un bassin ; mais le sol présente des différences, et l'aspect change, suivant que le limon, les sables ou les alluvions y dominent.

L'argile est le sous-sol commun et caractéristique des Flandres. Conformément à la pente générale de la contrée, elle s'incline vers le Nord ; mais la pente des couches géologiques est plus forte que celle de la surface. Aussi, à mesure que l'argile plonge en profondeur, les formations ultérieures, en couches sableuses de plus en plus épaisses, prennent possession de la superficie. De là, une différence de fertilité naturelle entre le Sud et le Nord. Lorsqu'on a dépassé vers le Nord Ypres et Courtrai, le sol s'amaigrit. Ce n'est qu'au prix d'un travail immense qu'on est parvenu à l'amender en partie en ramenant à la surface, pour les mélanger au sable du sol, le sable argileux ou l'argile des couches sous-jacentes. Si le pays de Waës, entre Gand et Anvers, fait aujourd'hui l'effet d'un grand et populeux verger où partout les fermes en briques brillent entre les haies d'arbres, c'est une transformation, fruit d'un travail séculaire. Sans l'effort obstiné d'une race flegmatique et patiente, ce maigre sol serait une lande, continuation de la Campine. Encore n'est-on pas parvenu à modifier partout la stérilité naturelle. La triste plaine de bois de pins et de bruyères qui s'étend entre Thourout, Eecloo et Bruges, garde l'image primitive. Et pourtant ce pays stérile fut le véritable berceau des Flandres : indice à noter des conditions artificielles qui ont présidé à la formation de cette contrée historique.

On pourrait s'attendre à ce que l'affleurement successif de couches diverses eût engendré dans la topographie une série de gradins, comme c'est le cas dans le Bassin de Paris. Mais ici ce sont des sables n'offrant qu'une faible résistance, que ramène à la surface l'ordre chronologique des formations. Facilement dispersés, ce n'est que sous forme de lambeaux ou témoins qu'ils se présentent. Il y en a assez pourtant pour accidenter le sol. Au-dessus de la grande plaine maritime et des dépressions déblayées par le passage des principales eaux intérieures, la Flandre se présente comme un pays de monticules et de collines, plus varié qu'on ne le croit. Çà et là, mais surtout aux environs de Tournai, au Sud d'Ypres, à Cassel, des silhouettes de taupinières isolées ou de minces rangées de collines se proposent à l'attention. Leurs flancs, parfois rougis par des carrières de sable, montent entre les haies et de petits bois, jusqu'à des cimes de 150 à 160 mètres, suffisantes pour découvrir un large horizon. Celui du mont Saint-Aubert près de Tournai, celui de Cassel sont célèbres. Le dernier surtout a suscité d'hyperboliques enthousiasmes. Une couche d'argile, voisine par hasard du faîte, a fourni à Cassel l'approvisionnement d'eau nécessaire à une ville forte. Cassel fut ainsi un vieil oppidum vers lequel convergent les voies romaines (Steene Straete), et comme Tournai, une des clefs historiques du pays flamand.

Ailleurs c'est sous forme de larges croupes dominant d'une trentaine de mètres les dépressions fluviales, que se déroulent les parties échappées à l'érosion. Telle est, entre Tournai et Douai, la Pévèle, tant de fois foulée par les armées. Sur la convexité de ce dos de pays, le limon seul se montre à la surface, et au loin, dans l'horizon laiteux, s'estompent les meules de paille, les larges fermes et les grands arbres. Mais une frange sablonneuse dessine la périphérie ; on la devine au loin aux bouquets de pins ou aux touffes de genêts qui la garnissent. Jusque dans ces contrées si transformées par l'homme, subsistent ainsi quelques touches de nature libre, quelques débris des anciens bois. C'est presque toujours à la faveur des bandes de sable qui ont pu échapper aux puissantes actions diluviales.

Il y a encore une autre Flandre, celle des polders et des digues, la plus jeune par la géologie comme par l'histoire. Les Flamands de Cassel disent Noordland en parlant de la zone qui commence à Bergues et s'étend vers Furnes, Dunkerque, Gravelines. Et ceux de la zone maritime appellent Pays du bois le pays qui s'annonce par la berge assez raide d'une terrasse encore en partie boisée, bordée de villages. La distinction est, en effet, sensible.

L'une de ces zones est celle qui continue jusqu'à Calais la série des alluvions littorales qui frange le continent depuis le Jutland. La houle marine balayant le fond sableux de son lit range les débris dont elle se jaunit, en cordons de dunes derrière lesquelles se ralentissent ou s'arrêtent les eaux intérieures. Au moyen des alluvions déposées d'un côté par la mer, de l'autre par les eaux intérieures, l'homme construit ses polders, ses marschen, ses champs ou ses prairies cernées de fossés et bordées de saules. Mais c'est au prix d'un système compliqué et soigneusement entretenu d'écoulement, au moyen de canaux, fossés, watergands. Car aux dangers d'irruptions marines par quelque rupture du rideau protecteur s'ajoutent ceux des infiltrations. Sournoisement introduite à travers les sables que surmontent les alluvions, l'eau de mer ronge par le bas ces précieuses surfaces que les inondations menacent par le haut, puisqu'elles sont en partie inférieures au niveau des hautes marées. La Flandre maritime n'a échappé que tard à ces reprises de l'élément salé. Les irruptions de la mer qui se produisirent à la fin du IIIe siècle de notre ère y ont fait disparaître presque toute trace d'occupation romaine. La population en a été renouvelée. Elle constitue ainsi un pays distinct, non seulement par le sol, mais par l'âge de sa civilisation. Sur la mer, tapis dans les dunes, se succèdent des villages de pécheurs, dont l'occasion fit des corsaires. La grosse tour de Dunkerque s'accusant vigoureusement dans la moiteur du ciel, sur les tons ternes des dunes et des eaux, annonce de loin le grand port qui est né de ces humbles commencements. Adossée aux chaussées, aux watergands, la file des maisons, comme en Hollande, s'allonge. Parfois, bien que rarement, elles se ramassent en petits groupes ; et ces ham ou hem pelotonnés autour de l'église (kerque) fournissent un centre et un nom à la petite collectivité rurale.

Sur les croupes agricoles voisines la population est encore germanique de langue, bien que visiblement plus mêlée d'éléments anciens. Là elle s'est disséminée plus à l'aise. Le hofstede, ou ferme, est le vrai centre de peuplement. Il semble éviter les grandes routes, les abandonner aux auberges et estaminets. Ces fermes se répandent sur tout le pays, sans laisser entre elles les grands intervalles vides qu'on observe dans l'Île-de-France. Avec toutes ses parties et dépendances, le hofstede est une unité robuste et ample, qui se suffit à elle-même. Le huis, ou maison d'habitation, bâti en bois et en torchis, couvert de chaume, situé à portée des fossés ou ruisseaux, parfois sur une motte de terre (terp), est séparé des bâtiments d'exploitation. Parmi ceux-ci l'étable, réservée aux bêtes à cornes, plus nombreuses et de plus belle race que dans le pays wallon, est le principal. Autour de la ferme s'étale, outre le potager où manquent rarement les fleurs, l'enclos spacieux (hof) entouré de beaux ormes et de haies vives ; c'est là que, sous l'œil du maitre, paissent les troupeaux de la ferme. Le tout forme un ensemble autonome, où respire, avec les habitudes d'existence et les goûts propres au pays flamand, l'individualisme profond de la race. Pour les services publics, école, poste, etc., quelques maisons, groupées autour du clocher, forment le platz. Mais le noyau vivant est la ferme.

Partout, dans la zone maritime comme dans la Flandre du limon ou celle du sable, l'eau est présente. Là est le trait commun. Elle suinte et circule sur la surface, ou sous elle presque à fleur de sol. On ne peut faire un trou sans la trouver. Le subtil élément, ennemi aujourd'hui dompté[10], ne se manifeste plus que par ses qualités bienfaisantes. Il est le principe de fertilité, de mouvement et de vie.

On serait averti, quand on vient du Cambrésis ou de l'Artois, de cette présence universelle de l'eau, rien qu'à voir la beauté des arbres. Arbres et moissons poussent drus. Pas de partie nue et vide dans l'abondance qui couvre le sol. Les rivières, si rares sur les plateaux picards, se multiplient. Les unes venues déjà de loin, d'autres nées à la faveur des failles qui découpent les collines d'Artois, toutes, dès qu'elles débouchent en Flandre, grossissent soudainement. C'est que les sources abondent le long de la zone où les croupes crayeuses, en s'abaissant, laissent de leur filtre souterrain s'échapper les eaux. Les rivières s'y enflent du tribut que leur fournit leur propre vallée. Celle qu'a creusée la Lys étonne par sa largeur ; mais si l'on considère les dimensions des galets qu'elle a entraînés à une époque antérieure, on s'explique comment elle a pu ouvrir, d'Aire à Armentières, cette large trouée qui semble avoir été le grand passage des eaux vers le Nord. Des marais accompagnent les rivières à leur entrée en plaine. De Saint-Omer, par Aire, Béthune, Ariens, Marchiennes, on les suit bordant presque la lisière de Picardie et d'Artois. Elles traçaient d'avance les directions de canaux, elles assuraient leur alimentation. Il fut facile de combiner ainsi le réseau cohérent qui donna aux Flandres leur unité. Ces rivières étaient assez égales de débit, assez régulières de pente pour servir d'instruments dociles et maniables entre les mains de l'homme. Il les a dirigées, canalisées, détournées au besoin. Dans le lacis de leurs ramifications s'est niché le berceau de villes puissantes, Gand, Lille. Surtout la possession d'une force de transport souple et multiple, chose autrefois si rare, a été pour cette contrée l'inestimable avantage qui lui a donné l'avance sur les autres.

Ce sont des causes commerciales qui, de cet ensemble varié de pays, ont formé une contrée politique.

Pendant longtemps le souvenir des régions naturelles a survécu dans la dénomination commune : jusqu'au XIIe siècle les chroniqueurs écrivaient les Flandres. La Flandre primitive est le Franc de Bruges, la lande aride qu'échancrait l'ancien golfe du Zwyn. Les Flamands, dans les textes les plus anciens, sont distingués des peuples de Courtrai, de Gand et de Tournai, reliés au contraire aux Anversois et aux Frisons ; ils font partie d'une chaîne de peuples qui suit la mer du Nord et s'est constituée sur la zone littorale d'alluvions qui s'étend du Slesvig au Pas de Calais. C'est visiblement le long des côtes que se sont propagées ces tribus d'éleveurs et de pécheurs, barbari circa maris littora degentes[11], destinés à devenir des peuples historiques. Tous n'eurent pas la même fortune : les Frisons, relégués à l'écart des grandes voies continentales, furent condamnés par l'isolement à une relative insignifiance politique. Cet isolement se manifeste encore, chez les insulaires de la Zélande, par l'originalité tranchée des costumes et même des types. Il en fut autrement dans les parties de ce littoral germanique où aboutissaient des voies depuis longtemps fréquentées par le commerce. C'est aux embouchures du Rhin que se forma le noyau de la Hollande. Celui de la Flandre se forma aussi sous l'influence de relations commerciales préexistantes.

Il y avait, à proximité du point où un gendre de Charles le Chauve éleva, en 865, contre les incursions normandes, la forteresse de Bruges, un important réseau de voies romaines. Elles se reliaient aux grandes voies partant de Cologne et de Reims, par ce carrefour de Bavai, d'où rayonnaient sept voies ou chaussées de Brunehaut. C'était donc là qu'aboutissaient les lignes d'une circulation active pénétrant de deux côtés différents dans l'intérieur du continent. Des foires fameuses, à Thourout, puis à Bruges et ailleurs, furent l'expression de ces rapports. On y venait de Basse-Allemagne comme de Champagne. C'est par groupes de foires, se succédant à des dates diverses pour la commodité des marchands que se constituaient jadis des foyers commerciaux. L'industrie, certaine d'y trouver des débouchés, avait avantage à s'y établir. Ainsi naquit une pépinière de villes, ateliers d'industrie, foires ou ports maritimes, au premier rang desquelles brilla cette cité née entre la boue des alluvions et le sable des landes, Bruges. La solitude est revenue autour d'elle et l'on cherche entre les prairies et les peupliers la place où se pressaient les flottes ; on n'entend plus passer entre ses canaux silencieux la rumeur quotidienne de ses grandes foules d'artisans. Mais ce n'est qu'un déplacement de la vie commerciale, dont aujourd'hui a hérité Anvers. Cette partie d'Europe, quand les guerres n'y ont pas mis obstacle, a toujours été un pays de transit, un lieu de rencontre entre le Nord et le Sud, entre le continent et l'Angleterre. C'est sa vocation, déterminée par sa position géographique. Elle apparaît, dès le Moyen âge, comme la plus véritablement européenne des contrées de l'Occident, celle où marchands d'Angleterre, de France et d'Italie, marins catalans, vénitiens et hanséates, se rencontrent. La renommée en retentit au loin ; on en connaît les aspects, les paysages, les digues. Dante lui emprunte des comparaisons[12]. Quant à Paris, il a toujours été, comme il est encore, par une ligne presque ininterrompue de voies fluviales, en communication naturelle avec les Flandres. On a, de Paris même, la sensation de ce contact. Par la fente ouverte entre Ménilmontant et Montmartre, canaux, usines, chemins de fer se pressent ; et la plaine elle-même semble fuir vers le Nord.

Bien avant qu'au XVIe siècle Guichardin écrivît que la Flandre était une ville continue, les étrangers s'étaient montrés étonnés de la multitude de populations qui s'y pressaient. Suger, dès le XIIe siècle, en exprime sa surprise[13]. Comme aujourd'hui il y avait là un réservoir d'hommes dont le trop-plein se déversait au dehors, quelquefois au loin. Et c'était un problème toujours renaissant que d'assurer la subsistance de ces grandes populations urbaines ou industrielles. Pour cela il fallut créer une agriculture intense. Il se passa au Moyen âge, dans ces contrées, le phénomène qu'on remarque aujourd'hui dans certains cantons stériles où la houille a concentré de grandes agglomérations : la terre se transforme, le sol s'enrichit grâce aux ressources que la ville met à son service et au marché qu'elle lui offre. C'est ainsi qu'aux abords de Gand le pays de Waës, lande sablonneuse, fut transformé en culture. Pour que ce maigre sol devint un des terrains agricoles les plus riches de l'Europe, il fallut l'effort de générations, et l'aiguillon de la nécessité. La vie urbaine stimula en Flandre la vie rurale, qui devait subvenir à ses besoins.

On comprend quelle fut, dans ces conditions, l'importance capitale des commodités de transport. Ce pays industriel et urbain demanda la matière première de son travail, la laine, à l'Angleterre ; mais ce fut surtout aux plaines limoneuses du Sud qu'il fut amené à demander sa subsistance. Les abords immédiats ne suffisaient pas pour ces multitudes. Heureusement des rivières, navigables jusque dans leur cours supérieur, offraient une voie facile vers les riches plaines du Midi des Flandres. Les pays de Tournai, de la Pévèle, de Lille, Béthune, Hazebrouck, Bergues, de l'Artois même devinrent les greniers naturels des centres industriels du Nord. La riche agriculture de ces régions s'est développée en rapport avec les débouchés qui lui étaient ouverts. Ce sont encore aujourd'hui les céréales qui dominent dans les plaines argileuses des Flandres ; elles l'emportent de beaucoup sur les prairies ; et ce fait, que n'explique pas suffisamment la nature du sol, tient peut-être à d'anciennes habitudes fondées sur des rapports historiques. Tout foyer urbain exige une zone d'approvisionnement. La nature y avait pourvu en mettant en communication facile avec les pays du sable les pays nourriciers du limon.

Le Nord et le Sud des Flandres sont en multiple corrélation de besoins. Comme, vers le Sud, les couches anciennes se rapprochent de la surface, les matériaux de construction n'y manquent pas non plus : ce sont les grès des environs de Douai, les calcaires marmoréens de Tournai, les bancs de craie solide qui affleurent près de Lille. On a tant exploité les grès de Douai et du Quesnoi, que les carrières en sont aujourd'hui épuisées. Mais Tournai ne cesse de fournir au reste des Flandres, et même au Nord de la France, ses marbres bleuâtres, si renommés qu'on les retrouve employés, même dans la Picardie et l'Île-de-France, comme décoration de tant de vieilles églises. Enfin, les croupes crayeuses fendillées qui limitent la Flandre au Sud recèlent dans leurs flancs des sources abondantes et vives, où puisent aujourd'hui les grandes agglomérations urbaines.

Le groupement original des Flandres repose sur ces rapports de solidarité réciproque, de commerce assidu. Une empreinte générale se marque dans les habitudes malgré les différences ethniques, s'exprime dans l'art et subsiste malgré les séparations politiques. D'unité proprement dite il ne saurait être question entre ces personnalités vigoureuses dont chacune s'incarne dans une ville avec ses monuments, ses fêtes, son histoire. Mais un air de civilisation commune enveloppe la contrée : civilisation urbaine municipale, qui fut avec celle de l'Italie et de quelques parties de l'Allemagne, un des fruits exquis de l'histoire de l'Europe.

Il y avait en effet dans la réciprocité des besoins et les facilités de circulation, le germe d'un riche développement de vie urbaine. Son expression la plus brillante fut au Moyen âge, où, dans un espace restreint, on vit ports maritimes, centres industriels, stations de batellerie, marchés à grains se correspondre comme les pièces d'un organisme économique. Mais les racines dont naquit cette féconde et exubérante frondaison urbaine remontent plus loin dans le passé.

On vit de bonne heure, à l'Est comme à l'Ouest de l'Escaut, des villes se former sur la zone où les croupes crayeuses s'inclinent au seuil de la dépression humide. A portée des grandes voies romaines qui se dirigeaient vers la Bretagne et la Germanie, au sommet des croupes, aux issues des vallées, sur les éminences détachées, naquirent des postes militaires, noyaux de villes : Térouanne dans la partie bien définie et non marécageuse de la vallée de la Lys, Arras entre une ceinture de coteaux, Cambrai au débouché de l'Escaut, ou bien sur les monticules isolés dans la plaine, Cassel, Tournai. Telle fut la première série urbaine qui tint longtemps les clefs de la contrée et même des contrées voisines. L'arrivée des Francs à Tournai, Cambrai, fut l'indice précurseur de leur prépondérance dans le Bassin parisien.

La vie urbaine resta primitivement attachée à cette première zone : c'est seulement plus tard, surtout du IXe au XIIe siècle, que, dans les marais longtemps disputés par la mer, dans les tourbières qui de Saint-Omer à Marchiennes bordent la lisière de l'Artois, ou dans les lacis fluviaux enveloppant des îles, naquit une nouvelle génération de cités, bien plus variées, plus originales et destinées à une bien autre fortune : Lille, Gand, Bruges, etc., virent le jour. C'est alors que la vie s'insinua par nombre d'artères jusque dans l'intérieur même de la contrée ; qu'elle créa, en rapport avec les villes maritimes, les marchés de grains de Béthune, Saint-Omer, Bergues, Douai ; qu'elle ébaucha, par la ligne des marais qui sillonnent le pied des côtes crayeuses, le système futur de canalisation. Plus tard, ces marais servirent de fossés à des places fortes. Elles sont nombreuses, les villes grandes ou petites qui, derrière leurs larges fossés, ont arrêté des invasions, soutenu des sièges et conservé une légende guerrière. Serrées dans leurs rouges remparts de briques, elles ont presque toutes quelque histoire glorieuse de frontière à raconter, et ce n'est pas sans regrets que la plupart voient aujourd'hui tomber leur armure.

Chaque époque de l'histoire a fait surgir sur ce sol de nouvelles rangées de villes ; quelques-unes s'éteignaient, pendant que d'autres venaient au monde : la formation urbaine ne s'est pas arrêtée. Le sous-sol y collabore à son tour. C'est vers 1846 que la poursuite du bassin houiller, déjà reconnu depuis cent ans à Valenciennes, s'est avancée jusqu'à Lens et Béthune. Alors, à côté de la ville, unité harmonique dans un cadre restreint, s'est formé çà et là un type que le passé ne connaissait pas, l'agglomération industrielle. Autour des puits de mines dont les silhouettes bizarres hérissent la plaine agricole de Lens, les rangées de corons s'alignent uniformément par huit ou dix : tristes petites maisons que rien ne distingue entre elles, nées à date fixe pour encadrer les mêmes existences multipliées comme les zéros d'un nombre. Parfois le contraste prend une forme saisissante : Valenciennes, signalée au loin, comme dans les tableaux de Van der Meulen, par les flèches élégantes de ses édifices, ramasse ses rues étroites autour de sa grande place ; mais à ses portes, comme une excroissance, s'étend l'énorme banlieue désarticulée, avec ses files de maisons, d'estaminets et d'usines.

Il y a donc dans cette Flandre, à côté de villes qui ont eu leur moment, mais qui semblent aujourd'hui figées dans leur passé, d'autres où la vie fermente, encore discordante dans sa croissance hâtive. La sève urbaine n'est pas éteinte. Elle est dans l'histoire et dans le sang des habitants. C'est comme citadins que les Flamands se sont sentis eux-mêmes, qu'ils ont lutté contre l'étranger, lequel souvent n'était autre que le roi de France. Leur patriotisme se personnifie dans des monuments ou des emblèmes urbains. Si Tournai, la vieille ville épiscopale, a sa fière cathédrale aux sept tours, il n'en est guère qui ne puisse montrer qui ses halles, qui son hôtel de ville, qui sa merveille, beffroi et carillon, symbole et voix de la cité. Même dans les villes mortes, la place vaste et irrégulière, faite pour les rassemblements populaires, évoque le souvenir des foules d'autrefois. Ces villes ont été en guerre, mais aussi en relations constantes de commerce, d'institutions, d'art et de fêtes. Par-dessus les différences de langues et de frontières, qui ne nous paraissent si fortes que parce que nous les voyons par les cartes plutôt que dans la réalité vivante, elles continuent à fraterniser. Une certaine joyeuseté anime cette vie urbaine. Tournai échange avec Lille des quolibets plus goguenards qu'injurieux. Le reuse de Dunkerque rend visite au gayant de Douai. Une sorte de folklore citadin, surtout développé dans les dialectes populaires, rouchi et wallon, a inspiré des poètes, des chansonniers, surtout des dictons moqueurs d'une ville à l'autre. Tant il est vrai que, dans toutes les associations humaines, l'imagination a sa part ! Il faut qu'elles émeuvent les sentiments, qu'elles frappent la vue par des spectacles, qu'elles s'incorporent aux habitudes et aux plaisirs. Par là, en Flandre, la vie urbaine a conservé sa saveur. C'est comme citoyen d'une ville, membre d'une corporation, habitant d'un quartier, que le Flamand se sent de son pays.

 

 

 



[1] Pline, XVI, 1 : Misera gens tumulos obtinet altos... captumque manibus lutum ventis magis quam sole siccantes, terra cibos et rigentia septemtrione viscera sua urunt.

[2] C'est sous les couches de craie qu'à Bernissart (Hainaut), des fouilles, entreprises en 1877 pour les mines, ont fait découvrir les ossements d'iguanodon, reptiles gigantesques qui habitaient une vallée profondément encaissée dans le terrain houiller (Musée royal d'histoire naturelle de Bruxelles). Les dépôts de la craie, en s'étalant en couches horizontales, avalent comblé ces inégalités du relief primaire.

[3] Suess, La Face de la Terre (Des Antlitz der Erde), trad. française, t. I, chap. XII (Paris, Armand Colin, 1897-1902, 3 vol.)

[4] Par exemple, à la Marfée, en face de Sedan.

[5] Boucle de Revin.

[6] Dans une région qui a été plissée, les couches de terrain présentent une série de courbures alternativement saillantes et creuses : on appelle les premières des anticlinaux et les secondes des synclinaux. Il est bon de faire remarquer que ces noms s'appliquent à la disposition des couches, sans que ces traits de structure correspondent nécessairement à des traits analogues de relief. Ainsi il n'est pas rare qu'un pli synclinal se dessine en saillie, ou inversement qu'un anticlinal se dessine en creux. Car le relief est surtout déterminé par la dureté des roches et le degré de résistance qu'elles sont capables d'opposer à l'érosion.

[7] Hastières, Saint Hubert, Stavelot, Malmédy.

[8] Houzeau, Essai d'une géographie physique de la Belgique (Bruxelles, 1854), p. 228.

[9] La preuve que dans cette lutte la mer n'a pas désarmé, c'est que, sans remonter au-delà du XIXe siècle, des irruptions se sont produites en 1825, 1853, 1855, 1881, sur les côtes de Frise et de Hollande.

[10] Cependant une inondation a encore, en 1880, couvert une partie de la Flandre maritime.

[11] Vie de Saint Éloi, liv. II, chap. III (Rec. des historiens des Gaules et de la France, publ. par Dom Bouquet, t. III, 1741, p. 557).

[12] Enfer, c. 15, v. 4-7.

[13] Terra valde populosa. Vie de Louis le Gros, chap. XXIX (éd. A. Molinier, dans la Collection de textes pour servir à l'étude et à renseignement de l'histoire, Paris, Picard, fasc. 4, 1887).