HISTOIRE DE FRANCE

TOME PREMIER. — TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE.

PREMIÈRE PARTIE. — PERSONNALITÉ GÉOGRAPHIQUE DE LA FRANCE. - EN QUEL SENS LA FRANCE EST UN ÊTRE GÉOGRAPHIQUE.

 

 

IL semble presque paradoxal de poser même la question suivante :  La France est-elle un être géographique ? Ce nom a pris à nos yeux une forme concrète ; il s'incarne dans une figure à laquelle les cartes nous ont tellement habitués, que nous aurions de la peine à en concevoir les parties groupées d'après des affinités différentes. Volontiers nous serions portés à la considérer comme une unité faite d'avance ; plusieurs diraient comme un cadre fourni par la nature à l'histoire.

C'est pourtant la première question sur laquelle il soit utile de s'expliquer, si l'on veut comprendre quelles ont été dans ce pays les relations de la nature et de l'homme. La réponse n'est pas aussi simple qu'on le croirait tout d'abord. Ce n'est pas au point de vue géologique que la France possède ce qu'on peut appeler une individualité. On peut parler d'harmonie entre ses diverses parties ; mais il serait contraire aux résultats les moins contestables de la science de croire qu'un seul et même plan a présidé à sa structure.

Ce que nous disons de la géologie peut se répéter du climat, de la flore et de la faune sur ce territoire que nous appelons la France. Dans la variété de ses climats on distingue plusieurs types tranchés, qui ne lui sont pas particuliers. Il en est de même de ses espèces de plantes, d'animaux, de ses populations humaines. Elles se rattachent par leurs affinités, les unes au bassin méditerranéen, les autres à l'Europe centrale. Rien ne s'accorde avec l'idée d'un foyer de répartition situé dans l'intérieur de la France, d'où elles auraient rayonné en commun sur le reste du territoire.

Cependant nous répétons volontiers ce mot de Michelet : La France est une personne. Nous regardons comme un témoignage significatif et vrai les paroles souvent citées par lesquelles, il y a près de vingt siècles, Strabon caractérisait en raccourci l'ensemble de cette contrée. De quelle nature est donc cette personnalité, et comment faut-il l'entendre ?

Une individualité géographique ne résulte pas de simples considérations de géologie et de climat. Ce n'est pas une chose donnée d'avance par la nature. Il faut partir de cette idée qu'une contrée est un réservoir où dorment des énergies dont la nature a déposé le germe, mais dont l'emploi dépend de l'homme. C'est lui qui, en la pliant à son usage, met en lumière son individualité. Il établit une connexion entre des traits épars ; aux effets incohérents de circonstances locales, il substitue un concours systématique de forces. C'est alors qu'une contrée se précise et se différencie, et qu'elle devient à la longue comme une médaille frappée à l'effigie d'un peuple.

Ce mot de personnalité appartient au domaine et au vocabulaire de la géographie humaine. Il correspond à un degré de développement déjà avancé de rapports généraux.

Ce degré a été atteint de bonne heure par la France. De cet état vague et rudimentaire où les aptitudes et les ressources géographiques d'une contrée restent à l'état latent, où rien ne ressort encore de ce qui accuse une personnalité vivante, notre pays est sorti plus tôt que d'autres. Il est un de ceux qui ont pris le plus anciennement figure. Tandis que, dans la partie continentale de l'Europe, les grandes contrées de l'avenir, Scythie, Germanie, n'apparaissaient que dans une pénombre indistincte, on pouvait déjà discerner les contours de celle qui devait s'appeler la France.

Il nous a semblé qu'avant d'aborder une description détaillée, l'examen de ce fait était digne d'attention. Comment un fragment de surface terrestre qui n'est ni péninsule ni île, et que la géographie physique ne saurait considérer proprement comme un tout, s'est-il élevé à l'état de contrée politique, et est-il devenu enfin une patrie ? Telle est la question qui se pose au seuil de ce travail.

 

CHAPITRE PREMIER. — FORME ET STRUCTURE DE LA FRANCE.

I. — LA FORME.

TA forme de la France, engagée dans le continent, niais dans une partie effilée de ce continent, tire sa raison d'être de faits très généraux, excédant de beaucoup son cadre.

Le doigt d'un enfant, suivant sur une carte ou un globe les contours de l'ancien monde, serait insensiblement conduit vers un point où les lignes qui encadrent la plus vaste masse continentale se rapprochent, convergent presque, de façon à dessiner une sorte de pont entre la Méditerranée et l'Océan, qui s'écartent de nouveau ensuite. Au point le plus resserré, entre Narbonne et Bayonne, l'intervalle n'a guère plus de 400 kilomètres.

Ceci n'est pas un trait fortuit et local. Tandis qu'à l'extrémité orientale de l'ancien monde, le continent arrondit ses flancs convexes vers des mers rangées en bordure, un type terrestre tout différent prévaut à l'extrémité occidentale. Le continent se projette hardiment ; deux systèmes de mers l'échancrent en sens transversal, et cette configuration est un héritage lointain du passé. Les mers que représentent actuellement la Méditerranée d'une part, la Baltique et la mer du Nord de l'autre, ont beaucoup varié, au cours des périodes antérieures, dans leur forme et leur étendue, mais non dans leur direction générale. Une distinction, attestée par la nature des faunes, s'accuse persistante entre les deux systèmes maritimes du Nord et du Sud. On peut s'en rendre compte en considérant les cartes où les géologues reconstituent pour les époques antérieures les divisions générales des terres et des mers. Les mers du Nord et du Sud de l'Europe y sont séparées par une suite de massifs émergés qu'elles n'ont, dans le cours des âges, envahis qu'en partie, temporairement, et par-dessus lesquels les communications n'ont jamais été que restreintes. Le seuil du Poitou, en France, ainsi que les croupes intermédiaires entre le Morvan et les Vosges, marquent l'emplacement de tels de ces détroits, depuis longtemps fermés. La digue entre les deux systèmes de mers subsiste, bien que mutilée ; c'est la charpente du continent européen.

Mais elle a subi, surtout du côté de la Méditerranée, de fortes brèches. Cette mer, par des empiétements récents, a projeté de longs bras vers le Nord. Ainsi, graduellement, le continent européen s'amincit : entre Odessa et la Baltique la distance se réduit à 1200 kilomètres ; vers Trieste, à 900. Mais pour que le rapprochement entre les deux systèmes de mers persiste et prenne le caractère d'un rapport de correspondance soutenue, il faut arriver à l'intervalle compris entre le golfe du Lion et la Manche. A partir de Langres, aucun point de notre territoire n'est distant de la mer de plus de 400 kilomètres.

Dans le signalement de la France voilà un trait essentiel : c'est la contrée sise au rapprochement des deux mers. Et comme, aussitôt après, l'épaisse Péninsule ibérique restitue à l'Europe des dimensions quasi continentales, notre pays se montre également le point de jonction entre deux masses terrestres.

Notre imparfaite terminologie géographique ne fournit pas de nom qu'on puisse appliquer, sinon par métaphore, à ces contrées qui, sans avoir l'étroitesse d'un isthme, se dessinent comme un pont d'une mer à une autre. Cependant, dès l'antiquité, l'attention des géographes avait été particulièrement frappée de cette forme intermédiaire, qui se répète avec des variantes, mais avec une insistance singulière, dans la partie de l'ancien monde sur laquelle s'est exercée leur observation. Ce resserrement, qui ne va pas jusqu'à l'étranglement, ils l'avaient remarqué à l'endroit où l'Asie Mineure se détache de l'Asie, où le Caucase s'interpose entre la Caspienne et la mer Noire, l'Iran entre la Caspienne et le golfe Persique. Ils l'avaient même supposé entre le Palus-Méotide et l'Océan septentrional. Ce trait ne pouvait manquer, dès qu'il fut aussi signalé en Gaule, de prendre place parmi les lignes fondamentales de leur cartographie. Ce fut en effet dans le labyrinthe des formes un trait conducteur, et sans doute le premier acheminement pour eux vers la notion d'une grande contrée individualisée.

Cette conception est d'origine évidemment commerciale. Il fallait, pour qu'elle se fît jour, que le commerce eût appris à connaître les rapports de distance qui existent dans cette partie de l'Europe entre les deux mers. Dès que les marchands marseillais eurent découvert quelle facilité offrait leur arrière-pays pour communiquer avec les mers extérieures, les géographes ne tardèrent pas à tirer de ce fait une définition de la contrée tout entière. Strabon est l'interprète d'observations inspirées déjà par plusieurs siècles d'expérience commerciale, lorsqu'il vante la correspondance qui s'y montre sous le rapport des fleuves et de la mer, de la mer intérieure et de l'Océan[1]. Ces fleuves sont des auxiliaires qui facilitent les relations entre les mers ; cette correspondance, si rare en effet autour de la Méditerranée, et qui se rencontre ici, lui suggère l'idée d'un organisme composé à souhait, comme en vertu d'une prévision intelligente. La phrase est justement célèbre ; il se mêle une sorte de solennité dans ce premier horoscope tiré de notre pays. En réalité les premières observations de la science grecque, inspirées par une connaissance très sommaire de la contrée et très imparfaite du reste de l'Europe, ne pouvaient être qu'un pressentiment. H est significatif cependant que déjà quelques-uns des mots les plus justes et les plus fortement frappés aient été dits sur notre pays.

II. — TRAITS GÉNÉRAUX DE STRUCTURE.

Sur le sol français se juxtaposent deux zones distinctes par leur évolution géologique et par leur aspect actuel. Il faut, pour expliquer ces différences, rappeler brièvement les résultats auxquels sont arrivés les géologues sur la structure de l'Europe occidentale. Cette région a été remaniée à deux reprises par des contractions de l'écorce terrestre. D'abord, à la fin de la période primaire[2], se dressa une puissante chaîne, dont on a pu reconnaître l'unité en raccordant entre eux les plis de la Bohême, du Harz, de l'Ardenne, des Vosges, du Massif central, de la Bretagne et du Sud-Ouest de l'Angleterre. Il semble qu'ensuite, pendant de longues périodes, les forces internes soient restées en repos. Vers le milieu de la période tertiaire, elles se réveillèrent ; et c'est alors que de nouvelles contractions produisirent les plissements des Pyrénées, des Alpes, des Apennins, etc. Ces derniers accidents affectèrent surtout la région voisine de la Méditerranée ; mais leur contrecoup se fit sentir sur la partie contiguë de l'Europe qui avait déjà subi jadis l'assaut des forces internes. Ici, toutefois, comme l'effort vint se heurter à des masses depuis longtemps consolidées et qu'un tassement prolongé avait rendu moins plastiques, il se traduisit, non par des plissements nouveaux, mais par des dislocations et des fractures. Ces fractures accompagnées de pressions latérales eurent pour résultat de surélever certaines parties de la surface, tandis que d'autres s'affaissèrent.

On distingue ainsi, sur notre territoire, deux types de structure. L'un est la zone d'anciens massifs qui se succèdent de la Bohème au pays de Galles, soit par le Massif rhénan et, l'Ardenne, soit par les Vosges, le Massif central et l'Armorique, fragments de la grande chaîne dressée à la fin des temps primaires. Entre ces piliers restés debout, de grandes surfaces, comme privées de support, ont cédé à un mouvement prolongé d'affaissement. On voit ainsi entre les pointements des anciens massifs s'étendre des aires d'enfoncement : tantôt des bassins comme ceux de Souabe, de Paris, de Londres ; tantôt une fosse comme la vallée du Rhin. La mer, qui occupait jadis ces dépressions, ne les a pas complètement évacuées. La Manche, la mer du Nord interrompent, par transgression, la continuité d'anciens massifs. Mais la nappe dont elles recouvrent le socle continental est mince. Ce sont des mers à fonds plats, dont les flots dissimulent sous des profondeurs inférieures à 200 mètres une partie du bassin de Paris, de celui de Londres, du Massif armoricain.

L'autre zone est celle qu'occupent les chaînes de plissements récents qui s'allongent le long de la Méditerranée, en partie aux dépens du lit de méditerranées antérieures. En longues guirlandes se déroulent les chaînes élevées, aériennes : de Berne, Grenoble, Pau, on les voit, par un temps favorable, s'aligner sous le regard. La destruction s'exerce sur elles avec une activité à peine amortie[3]. Les chaines courent en général parallèlement aux rivages ; ou bien, comme les Pyrénées orientales, elles sont brusquement, en pleine hauteur, interrompues par eux. La mer se creuse à leur pied en fosses profondes ; des abîmes de plus de 2.000 mètres sont, entre Nice et Toulon, aussi bien que sur la côte méridionale du golfe de Gascogne, tout voisins du littoral. Dans les parties que la mer a délaissées depuis les derniers temps géologiques, la nature des dépôts indique souvent des profondeurs considérables ; la faune fossile diffère entièrement de celle des anciennes mers qui ont envahi le bassin parisien. Il est visible que la nature a travaillé dans ces deux régions sur un plan différent. La diversité actuelle de physionomie est l'avertissement de diversités invétérées et séculaires.

Nous ne pousserons pas plus loin, pour le moment, ces comparaisons. On voit que la structure de la France n'a rien de l'unité homogène qu'on se plat parfois à lui attribuer. Le Massif central, par exemple, ne peut être considéré comme un noyau autour duquel se serait formé le reste de la France. De même que la France touche à deux systèmes de mer, elle participe de deux zones différentes par leur évolution géologique. Sa structure montre à l'Ouest une empreinte d'archaïsme ; elle porte, au contraire, au Sud et au Sud-Est, tous les signes de jeunesse. Ses destinées géologiques ont été liées pour une part à l'Europe centrale, pour l'autre à l'Europe méditerranéenne.

Mais l'individualité géographique n'exige pas qu'une contrée soit construite sur le même plan. A défaut d'unité dans la structure, il peut y avoir harmonie vivante ; une harmonie dans laquelle s'atténuent les contrastes réels et profonds qui entrent dans la physionomie de la France.

Cette harmonie est en effet réalisée. Elle tient surtout à la répartition suivant laquelle se coordonnent, en France, les principales masses minérales[4]. Les massifs anciens avec leurs terres siliceuses et froides, les zones calcaires au sol chaud et sec, les bassins tertiaires avec la variété de leur composition, se succèdent dans un heureux agencement. Les massifs ne sont pas, comme dans le Nord-Ouest de la Péninsule ibérique, concentrés en bloc. L'Ardenne, l'Armorique, le Massif central, les Vosges, alternent avec le bassin parisien, celui d'Aquitaine, celui de la Saône. En vertu de cette disposition équilibrée, aucune partie n'est en état de rester confinée à part dans un seul mode d'existence.

Partout, sur la périphérie des différents groupes — entre montagne et plaine, terres froides et terres chaudes, bocage et campagne, bon et mauvais pays, — éclatent des contrastes dont s'est emparé et qu'exprime avec sûreté le vocabulaire populaire. Si les hommes ont saisi ces différences, c'est qu'elles les touchaient de près, qu'elles se traduisaient en réalités pratiques. Ces réalités, c'était pour eux la manière de se nourrir, de se loger, de gagner sa vie. Suivant que le sol est calcaire ou argileux, pauvre ou riche en substances fertilisantes, suivant que l'eau se ramasse en sources, ou court en mille filets à la surface, l'effort de l'homme doit se concerter autrement. Ici il se livrera aux cultures de céréales ; là il combinera avec une agriculture plus maigre un peu d'élevage, ou un peu d'industrie ; ailleurs il saura pratiquer l'art de diriger et de rassembler ces eaux diffuses qui semblaient vouloir échapper à son action. Tout cela s'exprimera pour lui dans un nom : celui d'un pays qui souvent, sans être consacré par une acception officielle, se maintiendra, se transmettra à travers les générations par les paysans, géologues à leur manière. Le Morvan, l'Auxois, la Puisaye, la Brie, la Beauce et bien d'autres correspondent à des différences de sol.

Ces pays sont situés, les uns par rapport aux autres, de façon à pouvoir recourir aux offices d'un mutuel voisinage. Le bon pays est tout au plus à quelques jours de marche du pays plus déshérité, dont l'habitant a besoin d'un supplément de gains et de subsistances. Celui-ci peut trouver à sa portée les ressources qu'en d'autres contrées il faudrait aller chercher bien loin, avec moins de certitude, avec plus de risques. La France est une terre qui semble faite pour absorber en grande partie sa propre émigration. Une multitude d'impulsions locales, nées de différences juxtaposées de sol, y ont agi de façon à mettre les hommes à même de se fréquenter et de se connaître, dans un horizon toutefois restreint.

Plus on analyse le sol, plus on acquiert le sentiment de ce qu'a pu être en France la vie locale. Aussi des courants locaux, facilement reconnaissables encore aujourd'hui, se sont formés spontanément à la faveur de la variété des terrains. Leurs buts sont rarement éloignés : marchés, foires ou fêtes dans le voisinage, tournées périodiques aux époques de morte-saison, enrôlements au temps des moissons. Mais ces dates attendues et espérées prennent place dans les préoccupations ordinaires de la vie. Les différences qui sont mises par là en rapport ne sont pas de celles qui ouvrent des horizons lointains ; ce sont des contrastes simples et familiers, qui s'expriment par dictons, proverbes ou quolibets. Malgré tout il en résulte une ventilation salubre. On est moins étranger l'un à l'autre. Il se forme un ensemble d'habitudes dont s'est visiblement imprégnée la psychologie du paysan de France.

Des courants généraux se sont fait jour à travers la foule des courants locaux. Car la vie générale a trouvé aussi des facilités dans la structure de la contrée. Elle s'est frayé des voies à la faveur des seuils qui séparent les massifs, et des dépressions qui longent les zones de plissement. La vallée du Rhône, sur le bord extérieur des Alpes, le couloir du haut Languedoc sur le front septentrional des Pyrénées, rentrent dans cette seconde catégorie. A la première appartiennent les seuils qui, entre les Vosges et le Morvan (Bourgogne), entre le Limousin et l'Armorique (Poitou), séparent les anciens massifs.

Si remarquables dans l'économie générale de la contrée, ces seuils ne sont en réalité que les parties surbaissées de rides souterraines qui rattachent ici les granits des Vosges à ceux du Morvan, là ceux du Massif central à ceux de la Gâtine vendéenne. Les dépôts sédimentaires qui les recouvrent dissimulent cette connexion, que trahissent seulement, en Bourgogne comme en Poitou, quelques pointements isolés au fond des vallées. Il aurait suffi que l'érosion, qui sur tant d'autres points a débarrassé les terrains primitifs de leur couverture sédimentaire, poussât un peu plus avant son œuvre pour que la liaison granitique qui existe souterrainement se poursuivit au grand jour. Qu'en serait-il résulté pour les communications, privées de la facilité que les dépôts calcaires ménagent à la circulation ? Sans doute les relations entre les hommes seraient devenues plus malaisées. Peut-être les voies du commerce eussent-elles pris d'autres directions. Assurément les séparations seraient restées plus fortes entre le Nord et le Sud. Cela n'a pas eu lieu ; et l'on voit ainsi comment une circonstance, qu'on peut qualifier de secondaire au point de vue de l'évolution géologique, est devenue capitale au point de vue de la géographie humaine.

Mais une réflexion doit nous retenir de pousser plus loin. Les rapports dont il vient d'être parlé supposent dans une région un certain degré de vie générale. Or, comment naît et s'éveille une vie générale, c'est ce que nous n'avons pas examiné encore. Nous sommes amenés à cette question.

 

CHAPITRE II. — LES INFLUENCES DU DEHORS. - LA MÉDITERRANÉE.

IL n'est guère de question plus importante pour la géographie politique que de chercher comment, quand et par quelles voies une

vie générale parvient à s'introduire à travers la diversité des pays locaux. Aucune étape n'est plus décisive et ne met plus de différences entre les contrées. Il y en a qui ne la franchissent pas. Elles restent morcelées à l'état de petits groupes que relie un lien très lâche, ou qui même sont à peu près isolés. Thucydide remarquait que de son temps la moitié de la Grèce, dans les montagnes et dans l'Ouest, n'était pas sortie de cet état social rudimentaire : on ne serait pas en peine encore de nos jours de citer des exemples pareils, sur les bords mêmes de la Méditerranée : l'Albanie, le Rif marocain nous montrent des types à peu près intacts de sociétés primitives. La tribu, le clan, le pays, le village sont, suivant les lieux, les cadres de cette vie. L'Afrique centrale ne nous a-t-elle pas révélé récemment, sur des étendues énormes, un état de dispersion politique à travers lequel nous voyons, aujourd'hui seulement, filtrer, avec l'Européen ou l'Arabe, les premiers filets de relations générales ?

Telle est, en effet, la marche naturelle. Le choc vient du dehors. Aucune contrée civilisée n'est l'artisan exclusif de sa propre civilisation. Ou du moins elle ne peut engendrer qu'une civilisation bornée, comme une horloge qui, après quelque temps de marche, s'arrête court. Il faut, pour qu'elle s'élève à un degré supérieur de développement, que sa vie soit en communication avec celle d'un domaine plus vaste, qui l'enrichit de sa substance et glisse en elle de nouveaux ferments. Ces sources de vie n'ont pas manqué à la France. Elle y a puisé de divers côtés. Essayons de voir quelles ont été ses relations, d'abord avec la Méditerranée, puis avec la Péninsule ibérique, enfin avec l'Europe centrale.

Par la Méditerranée la France est en rapport avec le domaine terrestre où se constituèrent les premières grandes sociétés : les plaines alluviales de la Mésopotamie et du Nil, les contrées découvertes, enrichies de débris volcaniques qui s'étendent au pied du Taurus d'Arménie ou d'Asie Mineure, en général enfin l'Asie occidentale. La géographie botanique, qui étudie l'origine des plantes cultivées et qui en suit les migrations, est parvenue par ses recherches à jeter quelque jour sur l'antique histoire humaine. Elle constate que l'homme n'a trouvé nulle part, si ce n'est peut-être en Chine, des moyens de subsistance plus variés que dans les contrées qui viennent d'être nommées. Plus de la moitié des céréales et graines nourricières connues sont originaires de cette partie du continent. Là, depuis une antiquité qu'il est difficile d'évaluer, car elle précède les grands empires que nous fait connaître l'histoire, apparaît constitué un système d'agriculture fondé sur la charrue, dans lequel le bœuf a son emploi comme animal de trait.

Parmi les céréales venues d'Asie, les unes, comme le seigle et l'avoine, sont restées longtemps étrangères aux contrées de la Méditerranée et semblent n'y être arrivées qu'après avoir passé par l'Europe centrale ; mais les autres y apparaissent de très bonne heure.

L'orge primitivement et plus tard le blé sont devenus, pour les riverains de cette mer, le fond de la nourriture. Parmi les plantes textiles figure au premier rang le lin, avec lequel ils tissent des étoffes. C'est sur ce mode d'existence que se greffèrent, suivant les localités, d'autres variétés d'exploitation du sol, inspirées par les conditions du relief et de climat : l'élevage avec transhumance périodique, dans les régions montagneuses qui se pressent le long de la Méditerranée ; les cultures d'arbres et d'arbustes, sur les terrasses abondantes en sources, et dans les plaines où l'eau s'infiltrant ne peut être atteinte que par les plantes à longues et profondes racines. Toute une légion d'arbres fruitiers, portée par des migrations humaines, vint, avec la vigne, garnir les bords de la Méditerranée, et faire au pays de Chanaan, à l'Apulie et la Sicile cette renommée légendaire dont nos esprits ne sont pas encore affranchis. Cet art des plantations, que les Grecs distinguaient par le mot φυτεύειν, est, comme l'indique fort bien Thucydide, un art délicat qui a pris naissance ultérieurement, et a progressé comme un luxe de civilisation avancée. Il achève de caractériser, par l'usage de l'huile et du vin combiné avec celui du blé et du pain, une manière de vivre qui s'est formée et propagée dans la zone qui comprend l'Asie occidentale et les bords orientaux de la Méditerranée. Malgré toutes les acquisitions dont s'est accru le patrimoine du monde méditerranéen par des emprunts faits à l'Inde, au Soudan et à l'Amérique, l'existence humaine, en tant que mode de culture et de nourriture, y reste constituée sur les mêmes bases, figée et désormais à peu près invariable, comme toutes choses remontant très haut dans le passé.

On comprend sans peine l'influence que ce type de civilisation matérielle, peu à peu enrichi par les prestiges de l'industrie et de l'art, servi par des courtiers comme les Phéniciens et les Grecs, a exercée autour de lui. La Méditerranée fut un des traits d'union, le principal certainement qui nous en rapprocha.

Il semblera peut-être qu'on ne puisse apprécier trop haut le rôle de la Méditerranée dans nos destinées. Cependant la France n'est ni une péninsule ni une île. Elle a sur la Méditerranée moins de façade que l'Espagne. Elle ne touche à cette mer que par un littoral qui n'a guère plus de 600 kilomètres. En outre, entre le Rhône et les Pyrénées, la côte est mal abritée, battue du mistral.

Mais ce littoral doit une signification unique à sa position entre les Pyrénées et les Alpes. Les Pyrénées s'abaissent à son approche et ouvrent au col du Pertus et sur la côte des issues telles que pour en trouver de semblables il faudrait aller à l'autre extrémité de la chaîne. Les plantes s'y sont avancées librement ; on compte plus de cinquante espèces végétales, d'origine ibérique, qui les ont franchies et ne disparaissent que vers Montpellier. Ce fut aussi un passage pour les hommes. La circulation, rejetée vers la côte, continue à la serrer de près, car elle y trouve la communication la plus directe vers l'Italie. De la Catalogne au Piémont, c'est un trait de liaison qui a fait sentir son influence sur la civilisation provençale, et sans lequel la formation de ce que l'on a appelé ainsi serait inintelligible.

De leur côté les Alpes achèvent sur ce littoral le grand demi-cercle concave qu'elles opposent à la Méditerranée. Cette mer a peu d'ouvertures vers l'intérieur ; presque partout elle est bloquée par des montagnes. Mais il y a, aux deux extrémités de la chaîne des Alpes, deux lacunes importantes de la barrière qui ferme l'Europe centrale. De l'Adriatique au Danube, comme du golfe du Lion au Rhin, il est possible de tourner les Alpes. Des voies de commerce très anciennes s'avancèrent dans ces directions ; Hérodote en a connaissance[5] et malgré les mythes dont elles s'enveloppent, elles traversent de quelques traits de clarté l'obscurité de l'Europe primitive.

Enfin le Rhône, continué par la Saône, ouvre en droite ligne une voie fluviale de plus de 700 kilomètres, dirigée vers le Nord. Quoique la vallée du Rhône se compose en réalité d'une série de bassins, l'atténuation qu'éprouve ici l'obstacle dressé devant la Méditerranée est sensible. Par cette trouée du Sud au Nord, une carrière plus libre s'offre aux échanges de la nature et des hommes. Cette avenue conduit à d'autres : la Loire à Roanne n'est séparée du Rhône que de 70 kilomètres ; on gagne aisément la Seine par les rampes calcaires de Bourgogne, et l'on arrive par la vallée du Doubs à l'un des carrefours de l'Europe. Ainsi des voies naturelles, parties du littoral méditerranéen, traversent la Gaule vers l'Espagne, les Iles Britanniques, l'Europe centrale.

Mais il fallait qu'un intérêt considérable et permanent appelât le commerce vers ces routes qui s'ouvraient. Seul l'attrait d'un de ces minéraux dont l'usage est indispensable à une société civilisée pouvait attirer chez nous les marchands et les voyageurs de la Méditerranée orientale, et amener entre des contrées aussi éloignées que les deux extrémités de la Gaule des relations assez régulièrement suivies pour exercer sur ce pays une profonde action géographique.

Ce fut le commerce de l'étain qui joua ce rôle. L'étain était pour des raisons bien connues un des métaux les plus recherchés par le commerce antique, mais les plus rares[6]. Parmi les contrées privilégiées où on le trouve sont les massifs de roches archéennes qui, dans la Galice, dans notre Bretagne, et dans la Cornouaille anglaise, se projettent en saillie sur l'Océan. Les mines d'étain de la Cornouaille (anciennes Cassitérides) conservaient hier encore le premier rang dans la production du globe. Celles de la Galice (ancien pays des Artabres), quoique moins riches, continuent à être exploitées. Notre Bretagne a cessé de fournir de l'étain ; mais elle prit certainement sa part dans l'approvisionnement d'étain de l'ancien monde.

Le bassin de la Vilaine est une région éminemment stannifère. Le minerai affleure près du promontoire de Piriac entre l'embouchure de la Loire et celle de la Vilaine. On sait aujourd'hui que l'exploitation ne se borna pas aux alluvions et au minerai de la côte. Assez loin dans l'intérieur, près de Ploërmel et aux environs de Nozay, on a relevé des traces considérables de travail, qui ne laissent aucun doute sur l'extension de cette ancienne métallurgie de l'étain. Ce n'est probablement pas une coïncidence fortuite que l'existence, aux abords de ces gisements, d'un peuple de renommée ancienne, les Vénètes. Rien de plus naturel que la formation d'une puissance maritime et commerciale à proximité des gisements d'un minerai précieux, et sur une côte découpée, bordée d'îles, propice aux débuts de la navigation, comme celle qui s'étend entre Quiberon et Le Croisic. Le nom du peuple vénète n'attendit pas pour être connu que le conflit avec César le rendit célèbre ; il figure dans des témoignages de bien plus ancienne provenance[7] comme habitant l'extrémité de la Celtique. C'était un des peuples qui pouvaient disputer aux Artabres et aux Bretons insulaires le titre de derniers des hommes, vers les confins occidentaux de la terre habitée ; ses relations allaient jusqu'à l'Irlande, et il est permis de voir dans cette marine vénète l'aînée de ces marines celtiques qui explorèrent le Nord de l'Atlantique avant les Scandinaves.

Ce ne fut donc pas à l'aveugle, à travers l'inconnu, que les navigateurs de la Méditerranée ou de Gadès (Cadiz actuelle) se lancèrent vers les lointaines Cassitérides. Des régions où la métallurgie était connue et pratiquée leur ménagèrent des étapes. Lorsque le voyageur marseillais Pythéas, au ive siècle avant notre ère, alla visiter Pile de Bretagne, son trajet, commencé à Gadès, au Sud de l'Espagne, suivit sans doute les voies fréquentées par les marins de cette ville. Son itinéraire est visiblement lié aux relations qui unissaient dès lors les principaux foyers du commerce océanique. C'est ainsi que nos côtes armoricaines furent parmi celles qu'il décrivit en détail. Il dépeint à l'extrémité de la Celtique une vaste protubérance découpée de promontoires et d'îles ; il y a là le cap Cabœon, le peuple des Ostimii, l'île d'Uxisama[8]. Grâce aux renseignements commerciaux, la péninsule armoricaine est une des premières contrées dont quelques détails se dessinent dans le Far-West européen. Ce que l'on commence à signaler, ce sont les traits propres à frapper des commerçants et des marins, tout ce qui sert de repère à la navigation, caps, promontoires et îles. La contrée s'éclaire par les extrémités. Une auréole légendaire flotte, dans la Méditerranée, sur ces caps où se dressent des sanctuaires de Melkhart-Hercule ou d'Astarté-Vénus ; et dans l'Océan, sur ces îles lointaines, comme la pauvre petite île de Sein, dont on se raconte les mœurs et les costumes étranges.

Mais l'étain des Cassitérides voyagea aussi par la Gaule. En concurrence avec la voie de mer, une voie terrestre, qu'il nous parait difficile de considérer comme antérieure au Ve siècle avant l'ère chrétienne, fut organisée par les Marseillais. Posidonius, un siècle avant J.-C., dit que l'étain britannique était expédié à Marseille[9] ; et Diodore décrit le système de transport par chevaux qui le faisait parvenir en trente jours du Pas de Calais à l'embouchure du Rhône[10].

Ainsi se glissèrent en Gaule, soit indirectement par le détour de l'Océan, soit directement par les voies intérieures, de nombreux ferments de vie générale. Des nœuds de rapports se fixent alors ; des points de concentration s'établissent : ce sont, dans le développement de l'être géographique que nous étudions, quelque chose d'analogue à ces parties constituantes, à ces points d'ossification dans lesquels les naturalistes nous montrent le commencement de l'être humain. Un grand pas est fait dans le développement géographique d'une contrée quand les fleuves ou rivières, au lieu d'être simplement recherchés comme sites de pêche ou fossés de défense, deviennent des voies de communication, suscitent des marchés aux confluents ou aux embouchures, des établissements aux étapes où la batellerie doit changer ses moyens de transport. Avant même la domination romaine, mais surtout depuis, Vienne, Lyon, Chalon-sur-Saône, Roanne, Decize, Nevers, Gien, Orléans, Troyes, Melun, Paris, etc., préludent ainsi à la vie urbaine. Par là s'introduit à travers les habitudes de vie locale le mouvement entretenu par une population dont l'existence est vouée au trafic et au transport. Les premiers renseignements historiques sur la Gaule nous montrent des habitudes de circulation active, par les routes plus encore que par les fleuves. Sans doute sur les plateaux calcaires ou à silex qui occupent, surtout dans le Nord, une grande étendue, les matériaux s'offraient d'eux-mêmes à l'empierrement, et la nature faisait presque les frais des routes. Mais ce qui prouve qu'elles servaient déjà à des relations lointaines, c'est la curiosité même qui y attirait les populations ; on y accourait pour savoir les nouvelles[11].

Il y avait déjà chez ces peuples quelque chose que les Grecs du Ve siècle avant J.-C. traduisaient par le mot philhellène[12]. Cela voulait dire des gens accueillants pour les étrangers, aptes à apprécier les avantages et à se conformer aux habitudes du commerce. C'est dans le même sens que les habitants des districts métallurgiques de la Cornouaille étaient réputés pacifiques, que plus tard on parla de la douceur des Sères ; et qu'Éginhard, plus tard encore, louait l'esprit de douceur des habitants de la côte de l'ambre.

La Gaule ne fut pas la seule contrée médiatrice entre la Méditerranée et les mers du Nord. Sur le haut Danube, autour de Hallstatt, le sel et le fer attirèrent des voies de commerce. Par la plaine danubienne et la Moravie était la route que prit l'ambre de la Baltique pour parvenir à l'Italie. La Dacie fut exploitée pour ses mines d'or. La Russie méridionale ouvrit ses fleuves aux colonies grecques de la mer Noire. Chacune de ces contrées servit à sa manière d'intermédiaire avec les contrées de la Baltique et de la mer du Nord. Celles-ci, isolées par une ceinture de marais et de forets dont les peuples du Midi ne parlaient qu'avec horreur, tirèrent de leur propre fonds une civilisation originale qui ne commença que tard, à peine cinq siècles avant notre ère, à entrer en contact direct et en relations fréquentes avec la Méditerranée. Mais bien auparavant, la civilisation du Sud s'était fait jour dans les contrées intermédiaires. Ce grand foyer avait projeté autour de lui une auréole de demi-culture qui embrassait les contrées du Danube, du Rhin et de la Gaule. Celle-ci en profita plus qu'aucun autre. Vers 500 ou 600 avant J.-C., elle avait assez de besoins généraux pour que la civilisation des bords de la Méditerranée fût pour elle comme une table richement servie. Le passage de la civilisation du type de Hallstatt qui fait place, vers 400 avant notre ère, à la période dite de la Tène, exprime une accélération de progrès qu'il n'est que juste de rapporter à l'accroissement des relations avec la Méditerranée[13].

En mettant en contact l'Orient méditerranéen et l'Ouest de l'Europe, la mer remplit le rôle qui semble lui appartenir dans le domaine de la civilisation comme dans le monde physique, celui d'amortir les contrastes, de combler les inégalités.

Des mers qui baignent notre pays, la Méditerranée est la seule dont l'influence se soit fait puissamment sentir sur nos origines. Ce qu'elle nous a surtout communiqué, c'est ce que la barque du commerçant porte avec elle, le luxe dans le sens du superflu nécessaire à la civilisation, l'éveil et la satisfaction de besoins nouveaux. Elle fut une initiatrice ; et c'est pourquoi son nom éveille en nous le charme qui s'attache aux souvenirs d'enfance.

Ce que la Méditerranée avait été pour notre pays aux débuts lointains, elle le resta longtemps encore. Pendant longtemps tout ce qui présentait un degré de vie supérieur, tout ce qui éveillait une idée de raffinement intellectuel et matériel, continua à émaner de la Méditerranée. Jusqu'à l'époque étonnamment tardive où l'Europe connut d'autres contrées tropicales que celles auxquelles la Méditerranée donne accès, cette mer fut la seule voie d'où pouvaient provenir certains produits dont la civilisation avait fait une nécessité. La foire de Beaucaire était encore, il y a cinquante ans, dans le Midi, l'objet de dictons rappelant ce passé.

Cependant les rôles avaient changé, s'étaient presque intervertis entre l'Orient et l'Occident. Mais sur l'Orient déchu, pulvérisé, réduit en miettes de peuples et de sectes après les invasions arabes, reflua la force compacte du royaume de France. Son rôle fut tel que c'est dans son nom que se résuma, pour les populations syriennes échappées à l'Islam, l'idée de l'Occident chrétien, — idée associée à celle de protection et de patronage. Le nom de France acquit un prestige dont les restes sont encore assez vivants pour arracher parfois un aveu à nos rivaux.

 

CHAPITRE III. — LES INFLUENCES DU DEHORS (suite). - LE CONTINENT.

LA France, malgré sa position sur les deux mers, adhère largement au tronc continental. Elle s'incorpore au continent, comme une statue aux trois quarts encore engagée dans le bloc. Elle en est partie intégrante. Qu'on songe en effet qu'avec nos terres armoricaines se termine la plus longue bande continentale du globe : de nos côtes à celles de l'Asie orientale les terres se déroulent sans solution de continuité sur 140 degrés de méridien, en s'élargissant de plus en plus vers l'Est. Il y a donc pour la contrée qui expire entre 46° et 51° de latitude sur l'Océan, soit de la Rochelle à Calais, un hinterland énorme, dont une partie au moins, n'étant pas séparée d'elle par de hautes montagnes, pèse de tout son poids. La pression des influences continentales s'y exerce dans sa plénitude, tandis qu'elle s'atténue plus ou moins sur l'Italie, l'Espagne, la Grande-Bretagne, les Iles et péninsules qui rayonnent autour d'elle.

Les naturalistes analysent les différences que présente la marche de la vie végétale et animale, selon qu'elle se produit dans les îles ou sur les continents. Ils nous montrent que le nombre d'espèces va diminuant dans les îles, suivant la distance qui les sépare du continent. A la grande complexité qui caractérise sur les continents le tableau de la vie, se substitue dans les îles une simplicité relative. Les éléments qui composent le monde vivant étant ici moins nombreux, il en résulte que les conditions de la lutte pour l'existence sont différentes. Certaines espèces que leur faiblesse vouerait sur le continent à une destruction rapide, parviennent, dans les îles, à se conserver longtemps ; et leur nombre, relativement considérable, imprime un cachet d'autonomie aux flores et aux faunes insulaires. Il est vrai que cet état d'équilibre est vite rompu si les circonstances introduisent des espèces plus vigoureuses et envahissantes. Devant ces nouveaux champions qui entrent en lice, la résistance des espèces qui n'avaient d'autre garantie que leur isolement ne tient guère. On voit alors des changements d'autant plus brusques et radicaux que l'isolement avait été plus complet. L'arrivée des Européens aux Mascareignes, à la Nouvelle-Zélande, a été le signal de révolutions de ce genre.

On peut faire application de ces notions aux faits de la géographie humaine. Les fies et, dans une certaine mesure, les péninsules puisent dans un fond ethnique moins riche que les continents. Elles offrent le spectacle de développements autonomes, interrompus de temps en temps par des révolutions radicales. C'est une conséquence de l'espace limité et relativement étroit alloué aux sociétés qui s'y sont formées. Le cadre où elles sont contenues est pour elles une sollicitation permanente d'autonomie. Elles y tendent comme vers leur état naturel. Cette autonomie, plus facilement réalisée qu'ailleurs, s'étend aux habitudes, au caractère, parfois jusqu'à l'histoire. L'exemple de l'Angleterre et de l'Espagne montre comment des parties complètement ou à demi détachées du continent et plus libres ainsi de s'absorber dans une tâche unique, peuvent porter dans leur histoire le caractère de spécialisme qui distingue chez elles la nature vivante. Mais nulle part non plus on n'a observé de changements plus radicaux. N'est-ce pas dans des tles ou des péninsules que se sont produites, et là seulement que pouvaient se produire, des ruptures telles que la substitution d'une Angleterre saxonne à une Bretagne celtique, d'une Espagne chrétienne à une Espagne moresque, d'un Japon moderne à un Japon féodal, et peut-être jadis d'une Grèce hellénique à une Grèce mycénienne ? Ces révolutions frappent par un certain caractère de simplicité dans la façon dont elles s'accomplissent et par la possibilité de les ramener à peu près à des dates déterminées.

La marche de la vie sur les continents est différente. Elle se déroule sur un plan plus vaste. Plus de forces sont à l'œuvre pour faire continuellement succéder un nouvel état de choses à l'ancien ; mais le changement rencontre aussi plus de résistances. L'aire de propagation des espèces vivantes, et en particulier des mouvements humains, embrasse des étendues d'autant plus considérables que la limite la plus difficile à franchir, celle de la mer, est plus éloignée. La juxtaposition en Europe des races germaniques et slaves, les invasions turques et mongoles, l'extension de la civilisation chinoise, sont par excellence des faits continentaux. Une complexité plus grande règne dans les choses. Lorsqu'on cherche à approfondir, on s'aperçoit qu'une même teinte de civilisation ou de langue couvre des éléments ethniques très différents, et qui n'ont nullement, sous l'étiquette qui les dissimule, abjuré leurs différences.

Engagée, bien que moins profondément que la Germanie et la Russie, dans la masse continentale, la France tire de cette position les éléments essentiels qui composent chez elle la nature vivante. Elle est à cet égard un morceau d'Europe. Par sa végétation, par sa composition ethnique et par les traces primitives de civilisation, elle sert de prolongement à des phénomènes qui ont eu pour se développer un champ considérable d'étendue. Son rôle, comme nous verrons, est de les résumer.

Les influences continentales auxquelles la France est soumise ne forment pas un seul tout. Elles l'ont assiégée de divers côtés, elles proviennent de centres d'action très différents. On peut dire qu'il y a, pour nous, contiguïté continentale au Sud et à l'Est.

§ 1.

Les anciens qui visitaient la Gaule étaient frappés, aux approches de la Garonne, de changements dans le type, la langue, les mœurs des habitants ; ils traduisaient cette impression en disant que les Aquitains tenaient des Ibères plus que des Gaulois. Plus de vingt siècles ont contribué à amortir ces différences ; cependant elles ne laissent pas de se manifester encore à l'observateur, et les recherches, si incomplètes qu'elles soient encore, de l'anthropologie, confirment cette impression. Elles nous montrent en outre que ces analogies remontent aux temps préhistoriques, bien au delà de l'époque déjà avancée où un nom commun, celui d'Ibères, était parvenu à s'établir sur la péninsule.

Au Nord des Pyrénées, vers l'Ouest comme vers l'Est, la composition du monde végétal garde une empreinte ibérique ; car il n'est pas douteux que ce soit en Espagne qu'il convient de placer le centre de formation où se sont multipliés, pour rayonner en sens divers, les genres d'ulex, cistes, thyms, génistées, etc., dont les espèces s'avancent vers le Rhône et vers la Loire.

D'autre part, dès le Périgord on se trouve en présence de groupes humains dolichocéphales à cheveux très noirs, dont le type s'écarte autant des brachycéphales du Massif central que des dolichocéphales blonds du Nord de la France[14]. Traversé par d'autres races, modifié par les croisements, ce type persiste néanmoins à réapparaître dans toute la zone méridionale qui s'étend jusqu'aux Alpes. Les populations proprement pyrénéennes sont, il est vrai, assez différentes entre elles : le Navarrais à visage long et mince ; le Basque aux tempes renflées et au menton pointu, aux larges épaules et aux hanches rétrécies comme un ancien Égyptien ; le Catalan à large face et à épaisse encolure, ne se ressemblent guère. Mais ils représentent des éléments qui n'existent pas ailleurs dans la composition ethnique de la France ; ce sont les avant-gardes dont il faut chercher le centre au delà, vers le Sud.

C'est ainsi qu'à travers nos contrées sub-pyrénéennes apparaît l'image d'une contrée plus vaste, de ce continent en petit qu'on nomme la Péninsule ibérique. Avec sa superficie qui dépasse d'un cinquième celle de la France, elle pèse sur la partie rétrécie qui lui succède immédiatement au Nord, et il faut ajouter que cette masse compacte n'est séparée de l'Afrique que par un fossé de 14 kilomètres, de formation assez récente pour que le roc de Gibraltar conserve encore un groupe de singes, marquant l'extension extrême de ces animaux terrestres vers le Nord. Les zoologistes distinguent dans la faune de l'Espagne plusieurs espèces par lesquelles elle se rattache à celle du Nord de l'Afrique : il serait imprudent de ne pas tenir compte dans l'histoire des hommes de relations terrestres dont la trace reste imprimée sur la répartition actuelle des espèces vivantes, et dont l'interruption est encore d'étendue insignifiante. Dans les cadres de civilisations primitives, tels qu'on peut aujourd'hui les entrevoir, le monde ibérique parait inséparable des pays de l'Atlas jusqu'aux Canaries inclusivement et même des grandes îles de la Méditerranée occidentale, Sardaigne et Corse. Les observations de l'anthropologie et de l'ethnographie confirment le lien d'affinité que pouvait faire soupçonner l'examen de la flore et de la faune. Lorsque les observateurs grecs entrèrent pour la première fois en relations avec les peuples ibériques, surtout des cantons reculés du Nord-Ouest de l'Espagne, ils furent profondément frappés de ce qu'offrait de particulier leur manière de se nourrir, de se vêtir, de combattre, de danser. Poussant plus loin leurs observations ethnographiques, ils signalèrent, en ce qui concerne l'hérédité, le rôle de la femme, etc., des usages en désaccord avec ce qu'ils connaissaient. Visiblement ils se trouvaient en présence de formes spéciales de civilisation. L'isolement pouvait expliquer la persistance des coutumes ; mais ces coutumes elles-mêmes gardaient une saveur d'originalité, dont les Grecs ne trouvaient pas chez eux l'équivalent. Et en fait, les progrès de l'archéologie préhistorique révèlent chez ces peuples les indices de plus en plus nombreux d'une civilisation primitive foncièrement différente de celle de l'Europe centrale. Le groupe d'animaux domestiques n'est pas le même ; il ne se compose à l'origine que de la chèvre, du mouton, du chien ; le bœuf et le porc ne semblent y avoir été introduits que plus tard ; la chèvre est par tradition l'animal qui sert à la nourriture[15]. La langue enfin nous a conservé une preuve frappante de l'originalité du monde ibérique : le dialecte ibère encore actuellement en usage aux confins de la Gascogne ne ressemble à aucune des langues de l'Europe ; c'est une sorte de témoin linguistique, dernier représentant d'une famille de langues qui dut être nombreuse, et grâce auquel on peut expliquer l'analogie de certains noms de lieux épars du Sud de la France au Sud de l'Espagne[16].

Ce monde ibérique représente en son état actuel une réduction d'un état ancien qui embrassait un groupe considérable de peuples ayant entre eux des rapports de culture commune. Les témoignages classiques sont nombreux et précis pour attester son extension au Nord des Pyrénées. Ils nous la montrent, au Ve siècle avant notre ère, embrassant le Sud de notre pays jusqu'à la Garonne et au Rhône ; mais quelle a pu être, antérieurement à cette époque, la surface occupée par ces anciennes couches de population ? Voilà ce qu'il est difficile, dans l'état présent des recherches, de déterminer.

On peut affirmer toutefois que cette surface avait couvert au Nord des Pyrénées une étendue plus ample que celle qu'indiquent les textes. Cette civilisation, si profondément empreinte d'archaïsme, nous reporte à une période assez lointaine pour qu'il soit naturel de tenir compte, en l'étudiant, des conditions créées en Europe par la grande extension des glaciers quaternaires[17]. C'est dans les régions restées à peu près indemnes des changements apportés alors à la nature vivante, c'est-à-dire en Espagne et dans le Nord de l'Afrique, que s'était formée cette civilisation : son expansion fut naturellement dirigée vers les contrées qui avaient échappé le mieux à ces mêmes changements. Aucune ne pouvait être plus favorable au développement de peuples primitifs que la région basse et ensoleillée qui s'étend en diagonale de la Garonne au Midi de la Bretagne. Sans doute on y trouve encore des preuves nombreuses de l'existence du renne, tandis qu'elles manquent au Sud des Pyrénées. Mais par la faiblesse du niveau, la nature sèche du sol, la lumière, cette région s'est dégagée plus tôt et plus complètement de l'influence exercée par le voisinage des glaciers qui avaient envahi les Alpes, les Pyrénées et une partie du Massif central. Le ciel et le sol s'y montrent également cléments. Ces contrées, dont la nature nous séduit encore par sa douceur un peu molle, furent des premières de l'Europe occidentale où l'humanité primitive commença à s'épanouir.

§ 2.

Cependant la région de contact par excellence est pour la France l'arrière-pays continental qui s'étend à l'Est. De ce côté, pas de séparation naturelle. La France s'associe complètement aux parties d'Europe adjacentes. Ce n'est pas contact qu'il faudrait dire, mais pénétration. Aux analogies déjà notées de structure, se joignent celles de climat et de végétation. Tandis que la végétation de l'Europe centrale pénètre dans l'intérieur de la France, divers avant-coureurs de notre végétation océanique ou méridionale s'avancent en Allemagne : le houx aux feuilles luisantes jusqu'à Rugen et à Vienne, le buis jusqu'en Thuringe, l'if, comme le hêtre, bien au delà, jusque vers le Dnieper. Nos arbres méridionaux amis de la lumière, le châtaignier, le noyer, se montrent l'un jusqu'à Heidelberg, l'autre jusque dans les vallées du Neckar et du Main. Le type de hauteur boisée, qui fait de forêt le synonyme de montagne, Forêt-Noire, Forêt de Thuringe, domine également des deux côtés du Rhin. Nulle part ne se concentre un ensemble de différences capable de frapper la vue, de suggérer d'autres habitudes et d'autres manières de vivre. La France a éprouvé du côté de l'Allemagne une difficulté particulière à dégager son existence historique et à marquer ses limites.

Par là, des influences venues de loin se sont toujours fait sentir. On aperçoit distinctement à travers l'obscurité des temps préhistoriques que la marche des migrations, plantes et hommes, a suivi des directions parallèles à celles que tracent les Balkans, les Carpates, les Alpes, de l'Est à l'Ouest. Il semble bien prouvé que non seulement le blé, l'orge et le lin, cultivés aussi sur les bords de la Méditerranée, mais encore le seigle, l'avoine et le chanvre, cultivés seulement dans le Centre et le Nord de l'Europe, sont venus de l'Est. Mais il y a eu aussi des mouvements en sens contraire ; et l'Ouest de l'Europe n'a pas eu un rôle seulement passif dans ces échanges. Il faut admettre une longue série d'actions et réactions réciproques. La France a participé, vers l'Est, aux palpitations d'un grand corps ; beaucoup d'éléments nouveaux sont entrés par là dans sa substance et dans sa vie.

Si l'on jette les yeux sur la carte où nous avons essayé de tracer, pour la partie de l'Europe qui nous intéresse, les conditions naturelles des groupements primitifs, on voit que plusieurs avenues sillonnent l'Europe centrale de l'Est à l'Ouest : l'une, par la vallée du Danube, aboutit à la Bourgogne ; une autre, par la plaine germanique et la Belgique, pénètre en Picardie et en Champagne ; une troisième suit jusqu'en Flandre les alluvions littorales des mers du Nord. Entre ces zones de groupement et ces voies de migrations, de vastes bandes de forêts ou de marécages s'interposent.

Nous aurons à justifier ces divisions ; mais cette carte suggère une première remarque. L'hinterland continental nous assiège, non partout également, mais seulement par quelques voies. Les migrations humaines ne nous sont parvenues que déjà divisées, canalisées en courants distincts. Et cela explique que les populations qui ont atteint notre pays par la vallée du Danube n'eurent ni le même mode de civilisation, ni la même composition ethnique que celles qui nous sont venues par la Belgique, et ressemblèrent encore moins à celles qui ont suivi le littoral du Nord.

Le secret de ces civilisations primitives est géographique autant qu'archéologique ; comment la géographie n'aurait-elle pas son mot à dire sur les conditions qui les ont formées, et sur les voies qu'elles ont suivies ?

Les fleuves, dans nos contrées d'Europe, n'ont pas été, autant qu'on le dit, des chemins primitifs de peuples. Leurs bords, encombrés de marécages, d'arbustes et de broussailles, ne se prêtaient guère aux établissements humains[18]. Les hommes se sont établis de préférence sur les terrains découverts, où ils pouvaient pourvoir le plus facilement à ces deux besoins essentiels, abri et nourriture. La qualité des terrains fut surtout ce qui les guida. Il y a des terrains où l'homme pouvait plus aisément mouvoir sa charrue, bâtir ou se creuser des demeures : pendant des siècles les populations ont continué à se concentrer sur ces localités favorisées. Successivement de nouveaux venus plus forts s'y sont substitués ou plutôt superposés à d'anciens occupants : toujours sur les lieux mêmes qui avaient déjà profité d'une première somme de travail humain. Quand des migrations se produisaient, elles étaient dirigées par le désir d'obtenir des conditions égales ou meilleures, mais toujours analogues, d'existence. Comme aujourd'hui c'est la terre noire que le paysan russe recherche en Sibérie, c'était en quête de terres fertiles et faciles à cultiver, déjà pourvues d'un certain degré de richesse, que se sont acheminés les Celtes dans leurs migrations successives vers la Gaule ou vers le bas Danube, les Germains dans leur marche ultérieure des bords de l'Elbe à ceux du Rhin. Tout le mouvement et toute la vie ont été longtemps restreints à certaines zones. Lutter contre les marécages et les forêts est une dure et rebutante tâche à laquelle l'homme ne s'est décidé que tard. Ce n'est qu'au moyen âge que le défrichement, dans l'Europe centrale, commença à attaquer en grand la forêt.

Assurément la surface forestière est loin de représenter dans son étendue présente l'étendue que les forêts occupèrent aux débuts de la civilisation de l'Europe. Mais elle en retrace les linéaments. Si la forêt a cédé du terrain à la culture, elle est restée, du moins dans la partie centrale et occidentale de l'Europe, en possession des sols que leur nature rendait rebelles ou très médiocrement propices à tout autre genre d'exploitation. Elle a persisté sur place, en se transformant il est vrai. De la forêt primitive, chaos d'arbres pourris et vivants, horrible et inaccessible, il n'y a dans l'Europe centrale que quelques coins retirés du Bœhmer Wald qui, dit-on, offrent encore une image. Mais la forêt, même humanisée, est un héritage direct du passé. Les arbres qui enveloppent nos Vosges plongent leurs racines dans un sol élastique et profond qui résonne sous les pas et qui est le résultat de la décomposition séculaire de ceux qui les ont précédés. La forêt actuelle se dresse sur les débris des forêts éteintes.

Morcelées et traversées de toutes parts, les forêts ont cessé de séparer les peuples. Mais elles ont joué longtemps ce rôle d'isolatrices. On distingue encore les linéaments des anciennes limites forestières. Elles soulignent d'un trait vigoureux la distinction entre la Bohême et la Bavière ; elles encadrent nettement la Thuringe ; la Franconie est séparée par une série de massifs boisés de la Souabe et de la Hesse. La Lorraine est presque entièrement encadrée de forêts. Leurs bandes s'allongent entre la Champagne et la Brie. Elles tracent une bordure assez nette encore au Berry. Même dans nos contrées de l'Ouest, où les forêts ont été plus entamées, assez de lambeaux subsistent pour rappeler d'anciennes séparations historiques. Quelques bois parsèment la marche sauvage qui s'étendait jadis entre l'Anjou et la Bretagne ; d'autres, au centre de la Bretagne, jalonnent la zone solitaire qui séparait le pays gallo du pays breton. Entre le Poitou et la Saintonge une série de bois, échelonnés de Surgères à la Rochefoucauld, laisse encore apercevoir l'antique séparation de deux provinces et de deux peuples. En Angleterre le Weald a divisé les gens de Kent de ceux de Sussex.

Séparation ou défense, marche-frontière, surface échappant à la propriété privée, la forêt a servi de cadre aux embryons de sociétés par lesquels a préludé la géographie politique de cette partie du continent. Elle nous enveloppe encore de ses souvenirs. Elle nous berce avec les contes et les légendes dont l'a peuplée l'imagination enfantine des anciens habitants. Parmi les essences qui entraient dans la composition de ce vêtement forestier, c'est surtout l'arbre des sols peu humides, des forêts de faible altitude, le chêne, qui est entré dans l'usage de la vie quotidienne. Son bois robuste a fourni la charpente et le mobilier de nos constructions. Ses glands ont donné lieu à l'élevage des troupeaux de porcs, ce genre d'industrie auquel longtemps le Nord de l'Europe resta étranger, et qui fut au contraire, de la Pannonie à la Gaule, une de celles que pratiquaient avec zèle les peuples de l'Europe centrale[19]. Quelques-unes des habitudes les plus invétérées dans la manière de vivre de nos paysans rappellent ainsi le voisinage de l'antique forêt. C'était l'asile aux temps de grandes détresses.

Quantité de preuves montrent que la forêt, quoi qu'on en ait dit, n'a pas couvert toute l'Europe. De tout temps d'assez grandes éclaircies naturelles ont existé entre les massifs boisés ; et l'on conçoit de quel intérêt il peut être de déterminer géographiquement les sites de ces contrées, les plus propices en fait aux établissements humains.

L'étude des sols dans l'Europe centrale est arrivée, par l'observation des restes d'animaux fossiles, à cette conclusion remarquable, qu'après la période glaciaire et dans les intervalles de cette période une nature de steppes s'est étendue sur une partie de l'Europe centrale. L'extension n'a pu être que partielle, car précisément ces indices révélateurs font défaut dans les régions où la forêt, par sa persistance, se montre bien chez elle. Mais au contraire ils abondent dans les nappes de limon calcaire, connu sous le nom de lœss. Les descriptions de Richthofen ont rendu célèbre cette espèce de terrains qu'on trouve dans la zone centrale de l'Europe comme dans la Chine du Nord, et que caractérisent leur couleur jaune clair, leur composition friable et pulvérulente, leur tendance à se découper par pans verticaux permettant d'y creuser des demeures. C'est en premier lieu dans la vallée rhénane, où il occupe de vastes plates-formes, que le lœss a été caractérisé ; mais il se déroule aussi à quelque distance au Nord des Alpes et le long de la lisière septentrionale des montagnes allemandes.

Il est naturel, au point de vue du parti tiré par l'homme, de rapprocher du lœss certains terrains qui lui ressemblent par leurs propriétés essentielles. Telles la fameuse terre noire, qui, couvre en Galicie, Podolie, Russie méridionale, des surfaces de plus en plus étendues vers l'Est ; et les nappes de limon qui, particulièrement épaisses sur les plateaux de la Hesbaye et de la Picardie, occupent dans l'ensemble du Bassin parisien une étendue qu'on peut estimer à cinq millions d'hectares. Voilà, avec quelques autres variétés plus éparses, choisies d'après leurs affinités physiques, quels sont les sols dont nous avons esquissé la répartition, autant que les cartes géologiques et les autres documents en donnent actuellement les moyens.

Ces terrains peuvent avoir leurs égaux et même leurs supérieurs en fertilité, mais nulle part ne s'offraient des conditions plus favorables aux débuts de l'agriculture. Partout aujourd'hui ils se montrent sous l'aspect de campagnes découvertes. La sécheresse entretenue à la surface par la perméabilité du sol favorise plutôt la croissance des céréales que des arbres ; et ceux-ci, d'ailleurs, trouvant peu de prise sur ces couches friables, n'opposaient que peu de résistance au défrichement. La charrue se promène à l'aise sur ces plateaux ou ces molles ondulations naturellement drainées, et préservées par leur hauteur moyenne (200 mètres environ) des dangers d'inondation qui menacent les vallées. Dans l'apprentissage agricole que la nature de l'Europe impose à l'homme, ces régions étaient les moins revêches. Il y fut préservé du rude ennemi qu'il n'a vaincu qu'à la longue, la forêt marécageuse, contre laquelle le feu ne peut rien. Ce n'est pas seulement par la facilité de culture, mais encore par la salubrité qu'y furent attirés les établissements humains : le soleil et la lumière avaient libre jeu, sur ces surfaces découvertes, pour écarter les exhalaisons malsaines entretenues ailleurs par l'épaisseur des forêts. Sur les fonds argileux et tenaces, sur les terrains raboteux de granit ou de grès, dans les régions morainiques où parmi les étangs et les lacs gisent les blocs abandonnés par les anciens glaciers, la forêt se défendit longtemps. Ici, au contraire, point de ces luttes obstinées contre les arbres ; point de ces jours amers passés à défricher la forêt jusque dans l'entrelacement de ses racines, dont Schiller a recueilli le souvenir dans les vieilles légendes germaniques :

Und hallen manchen sauren Tag, den Wald

Mit weit verschlungenen Wurzeln auszuroden !

Telles que nous venons de les caractériser, ces natures de sol, terre noire, lœss, limon des plateaux, sont circonscrites dans la partie moyenne de l'Europe ; au Sud elles n'atteignent pas la Méditerranée ; on ne les rencontre plus, au Nord, par delà les lignes de moraines qui marquent la limite méridionale qu'ont atteinte, dans les plus récentes de leurs invasions, les glaciers scandinaves. Comme les formations analogues de la Chine et de l'Amérique du Nord, elles sont attachées à une zone déterminée et se succèdent dans le sens des latitudes. La structure coupée de l'Europe occidentale ne leur permet pas de se dérouler avec la même continuité qu'en Russie et que dans la Chine du Nord. On distingue pourtant deux zones qui s'étendent, morcelées il est vrai, de la Bohême à la France : l'une par la plaine du Danube ; l'autre par une série de Börden, pays plats et fertiles[20], depuis longtemps distingués par le langage populaire, qui se déroulent de Magdebourg à la Westphalie, et qui, interrompus par les alluvions rhénanes, trouvent leur prolongement dans les croupes limoneuses de la moyenne Belgique. Ce sont les deux voies qui ont été tout à l'heure indiquées, l'une aboutissant à la Bourgogne ; l'autre, par la plaine germanique, à la Picardie et à la Champagne.

Cette étude nous fournit un fil conducteur. Ce ne peut être une coïncidence fortuite que l'on saisisse dans ces contrées les traces d'un développement plus précoce, d'une marche plus rapide de civilisation. Le fer fut exploité aux époques les plus reculées dans les plaines découvertes de la Moravie ; des relations commerciales établies entre l'Oder et le Danube aboutissaient à ces plaines. Le haut bassin danubien, éternel théâtre de luttes entre les peuples, attira un commerce actif qui sut de bonne heure se frayer des voies à travers les Alpes orientales. Les régions les plus fertiles sont toujours les plus disputées. C'est ainsi que dans la région limoneuse du Nord de la Bohème l'établissement des Gaulois Boïens, qui ont laissé leur nom au pays, se superpose exactement au site dont une population antérieure avait déjà développé la richesse agricole.

Sans doute les trouvailles archéologiques nous font connaître surtout des armes, des instruments de luxe. Mais d'heureux hasards ont exhumé aussi des témoignages de la vie agricole que menaient les peuples au Nord des Alpes : le blé, l'orge, quelques fruits, des tissus fabriqués de lin, ont été trouvés dans les plus anciennes stations lacustres. On voit ces populations primitives déjà en possession des principaux animaux domestiques, bœuf, mouton, chèvre, porc[21]. Plus tard, quand les Romains firent connaissance avec le Nord de la Gaule, ils y rencontrèrent des pratiques agricoles dont l'originalité et la supériorité les frappèrent. L'invention de la charrue à roues, de la moissonneuse à roues, s'explique fort naturellement sur des plateaux découverts à faibles ondulations, tandis que l'araire léger et facile à manier est à sa place sur les terres accidentées du Massif central et des bords de la Méditerranée.

Est-on en droit d'admettre l'existence de relations suivies entre les peuples qui occupaient ces régions limoneuses ? L'examen comparatif des trouvailles archéologiques nous montre, soit entre les contrées danubiennes et l'Est de la France, soit entre le Nord de notre pays et les contrées situées à l'Est du cours inférieur rhénan, des analogies dûment constatées, qui sont preuves de connaissance réciproque et d'échanges. Une vie circule à travers l'Europe centrale. Il est donc permis de parler d'anciennes voies de migrations et de commerce ayant relié la partie du continent qu'occupe la France à celle qui s'étend vers l'Est par le Danube ou par les plaines méridionales de la Russie.

C'est au sujet de la voie danubienne qu'un des plus profonds connaisseurs des civilisations primitives, Worsaae, a écrit : De nouveaux flots de vie et de sang jeune n'ont pas cessé pendant longtemps de couler par là chez les habitants des vallées circumvoisines[22]. Quelque réserve qu'imposent ces questions d'origine, il est difficile de chercher ailleurs les sources communes de ces flots de vie, que dans la région de l'Asie occidentale qui s'étend au Sud du Caucase. C'est bien de là que semblent s'être acheminées vers nous les plantes nourricières ou utiles, et la plupart des arbres fruitiers et animaux domestiques que nous voyons acclimatés de bonne heure dans notre Europe occidentale. Cette acclimatation suppose une haute antiquité de rapports humains. La géographie n'apporte-t-elle pas un témoignage considérable en faveur de cette antiquité, si elle est en mesure de montrer, comme nous avons essayé de le faire, par quelles voies naturelles ils ont pu se transmettre ?

La France garde le pli ineffaçable de ses origines profondément continentales. Le groupement de ses populations semble s'être accompli sous l'influence de refoulements partis de l'Est. Il serait difficile d'expliquer autrement bien des faits ; entre autres, le mode de répartition sur notre territoire des dolmens. Si fréquents dans l'Ouest, on sait qu'ils se montrent très rares dans la partie orientale de notre pays. Si ce type de constructions primitives a pu se répandre depuis le Nord de l'Afrique jusqu'à l'Irlande, quel obstacle, sinon la pression de peuples arrivant par d'autres directions, a empêché son expansion ou supprimé ses traces vers l'Est ?

Les populations brunes et fortement brachycéphales qui sont de longue date dominantes dans le Massif central, la Savoie, une grande partie de la Bourgogne, se rattachent par des affinités anthropologiques, non aux Ibères actuels, mais plutôt à celles qui, sous des mélanges divers, peuplent encore la région danubienne. Elles occupent l'extrémité de cette chaîne d'anciens peuples qui a mis en culture la zone de terres fertiles qui traverse de part en part le continent de l'Europe. Lorsqu'on essaie de chercher les causes des tendances et des aptitudes invétérées d'une population, la prudence conseille de ne pas s'en tenir à l'étude de leur milieu actuel, mais de considérer aussi les antécédents. C'est peut-être par des habitudes importées, autant que par l'influence directe du sol, que s'explique le tempérament obstinément agricole de la majorité de nos populations.

§ 3.

La troisième des voies de migrations que nous avons indiquées longe jusqu'en Flandre le littoral de la mer du Nord. Elle suit la zone d'éternelle verdure, celle des marschen, polders, watten ou alluvions littorales, dont la carte montre l'étendue. Elle est séparée au Sud de la zone de lœss ou de limon qui se déroule de l'Elbe à l'Escaut par une série de landes et de tourbières : Campine, Peel, Bourtange, Landes de Lunebourg ; sols ingrats de graviers et de sable, provenant en partie de débris de moraines glaciaires ; espaces déshérités, où l'éternelle alternance de bois de pins, de maigres champs, de bruyères brunes attriste la vue. On ne peut imaginer le plus frappant contraste que celui qui existe entre ces régions encore aujourd'hui assez solitaires et les deux zones fertiles et populeuses qui la limitent au Nord et au Sud.

Ces terres amphibies, menacées par les revendications de la mer, et où l'eau, subtil et sournois destructeur, s'insinue et suinte dans le sous-sol, offraient certainement des conditions plus difficiles que les plates-formes limoneuses de l'intérieur. On s'explique cependant les avantages qui attirèrent les hommes. Il est prouvé que les espaces découverts le long des côtes, à distance des exhalaisons et des dangers de la forêt, furent pour les habitants primitifs du Jutland et des îles danoises les sites favoris d'établissements. De tels espaces ne manquaient pas le long de la mer du Nord. La forêt n'a jamais étendu ses masses impénétrables sur ce littoral : les arbres y ont trop à lutter contre la violence des vents d'Ouest. Pourvu qu'un monticule, créé artificiellement au besoin, pût protéger l'habitation de l'homme, son heim, contre les eaux, son existence était assurée, en attendant que commençât l'ère des grands endiguements ; ce qui n'eut lieu qu'au Moyen âge. En outre il trouvait un moyen de circulation facile dans le lacis des bras fluviaux. L'herbe, plus que les céréales, est ici le produit naturel ; aussi l'élevage se montra-t-il dès le début la vocation naturelle de ces futurs manufacturiers de lait, de viande et de bétail. Les peuples qui se groupèrent le long de la mer du Nord furent des éleveurs avant d'être des marins. Il y eut sans doute de bonne heure des groupes particuliers qui surent se hausser à un certain degré de réputation et de puissance par leur habileté nautique ; Tacite en connaît. Mais l'élevage resta le fond de l'existence. La nomenclature singulièrement imagée que les marins des mers du Nord appliquèrent aux îles et aux écueils à travers lesquels ils avaient à diriger leurs navires, emprunte la plupart de ses expressions métaphoriques au bétail et à la vie de pâturage.

Ces communautés grandirent longtemps à part, retranchées dans des conditions originales d'existence, contractées dans le sentiment de leur autonomie. Elles n'entrèrent que tard dans l'histoire, que quelques-unes devaient remplir de leur nom[23]. Leur fortune est liée au développement de l'Europe moderne. Assez tôt cependant ce littoral devint une pépinière de groupes transportant sur des rivages analogues leur mode d'existence. De là partirent des émigrations sur lesquelles l'histoire est muette, et qui précédèrent les invasions qu'elle connaît. Sur la côte opposée au vieux pays frison, celle du Fen britannique, entre Lincoln et Norfolk, les mêmes conditions de vie n'eurent pas de peine à s'installer. Mais c'est surtout dans le Nord-Ouest de l'Europe et notamment dans la basse plaine germanique qu'elles étaient destinées à faire fortune. Ces contrées font partie de la surface qu'avait recouverte, dans leur dernier retour offensif, les grands glaciers scandinaves. L'empreinte glaciaire y est encore sensible. Le desséchement des innombrables marécages qu'y avait laissés le vagabondage torrentiel consécutif à la fusion des glaces fut une des grandes œuvres de la colonisation systématique du Moyen âge et des temps modernes. Grâce au travail de l'homme ce furent les prairies qui succédèrent aux dépressions marécageuses ; et l'on peut dire que nulle forme de culture, avec le genre de vie qu'elle implique, n'a gagné autant de terrain en Europe depuis les temps historiques.

En France le développement continu de la zone d'alluvions cesse au Boulonnais. Ensuite, bien que le climat reste favorable, la nature du sol ne se prête qu'avec intermittences au développement des prairies. Cependant nos races de gros bétail et particulièrement celles de chevaux sont jusqu'au delà du Cotentin en rapport de parenté avec celles du Nord-Ouest de l'Europe. Quand les Normands arrivèrent, ils trouvèrent déjà des prédécesseurs sur nos rivages. Il faut donc tenir compte aussi, dans nos origines, de ces attaches avec les premières civilisations des mers du Nord, bien que postérieures par la chronologie et certainement moindres en importance que les rapports d'âge immémorial avec l'Ibérie et l'Europe centrale.

 

CHAPITRE IV. — PHYSIONOMIE D'ENSEMBLE DE LA FRANCE.

LA France oppose aux diversités qui l'assiègent et la pénètrent sa force d'assimilation. Elle transforme ce qu'elle reçoit. Les contrastes s'y atténuent ; les invasions s'y éteignent. Il semble qu'il y a quelque chose en elle qui amortit les angles et adoucit les contours. A quoi tient ce secret de nature ?

Le mot qui caractérise le mieux la France est variété. Les causes de cette variété sont complexes. Elles tiennent en grande partie au sol, et par là se rattachent à la longue série d'événements géologiques qu'a traversés notre pays. La France porte les signes de révolutions de tout âge. Elle appartient à une de ces régions du globe, plus exceptionnelles qu'on ne pense, qu'à diverses reprises, par retouches nombreuses, les forces intérieures ont remaniées. Les parties mêmes qui sont entrées depuis longtemps dans une période de calme, n'ont pas perdu la trace des mouvements intenses qu'elles ont subis autrefois. L'usure des âges peut bien amortir les formes et abaisser les reliefs ; elle réussit moins à abolir les propriétés essentielles des terrains. Ne voit-on pas en Bretagne un pays — celui de Tréguier — redevable de la fertilité qui le distingue aux matériaux d'un volcan éteint depuis les premiers âges, et dont l'existence est depuis longtemps certes effacée du modelé terrestre ? En réalité les phases de l'évolution géologique, si compliquée, de la France sont encore en grande partie écrites sur le sol.

Les contractions énergiques qui, dans une période plus récente, ont plissé le Sud de la France, ont eu leur répercussion sur les massifs anciens qui leur étaient opposés. Elles ont eu raison de la résistance des parties les plus voisines, et leurs effets n'ont expiré qu'à grande distance du foyer d'action. Elles en ont renouvelé le relief et ravivé l'hydrographie. Le Massif central semblait définitivement émoussé par l'usure des âges, lorsque le contrecoup des plissements alpins y dressa des reliefs, y éveilla des volcans.

Puis, à peine l'œuvre de consolidation de nos grandes chaînes actuelles, à travers une série d'efforts et d'avortements, était-elle achevée, que la destruction en avait commencé. De ces chaînes qui n'ont été ébauchées que pour disparaître, ou de celles qui ont résisté mais en cédant chaque jour aux agents destructeurs une partie d'elles-mêmes, les torrents, les glaciers, enfin les rivières actuelles firent leur proie. Elles ont entraîné au loin des masses de débris. Longtemps on n'a pas apprécié à sa valeur l'importance de ces destructions. On sait maintenant que ce sont des débris de ce genre qui, au pied des Pyrénées et des Alpes, du Massif central et des Vosges, ont constitué des sols tels que les chambarans du Dauphiné, les boulbènes de Gascogne, les nauves de la Double, les brandes du Poitou, etc.

Ces variétés de sol se combinent avec des variétés non moins grandes de climat pour composer une physionomie unique en Europe.

En France, comme en Allemagne et en Italie, on pose volontiers l'antithèse du Nord et du Midi. C'est le moyen d'étiqueter sous une formule simple des différences très réelles. Mais on ne tarde pas à s'apercevoir que, chez nous, cette division se subdivise et se décompose en un plus grand nombre de nuances diverses que partout ailleurs.

Il faut distinguer d'abord le Midi du Sud-Est ou méditerranéen du Midi du Sud-Ouest ou océanique. C'est surtout l'image du premier, qui, lorsque nous parlons du Midi, se présente à notre esprit : la plus tranchée et, suivant le mot de Mme de Sévigné, la plus excessive. Cependant, il suffit qu'on s'éloigne de Narbonne d'une cinquantaine de kilomètres vers l'Ouest, pour que l'olivier, ce compagnon fidèle de la Méditerranée, disparaisse. Un peu plus loin cessent les tapis de vignes qui couvrent aujourd'hui les plaines : des champs de blé et de maïs, des bouquets, puis de petits bois de chênes-rouvres composent peu à peu un paysage de tout autre physionomie. C'est qu'insensiblement, en s'éloignant de la Méditerranée vers Toulouse, on passe de la région de pluies faibles et surtout inégalement réparties à une région de pluies plus abondantes, mieux distribuées qui, dans le Haut-Languedoc, le Quercy, l'Agenais, l'Armagnac, offrent un maximum au printemps. La transition est graduée : l'augmentation des pluies d'été, si rares sur le bord de la Méditerranée, déjà sensible à Carcassonne, se dessine nettement entre cette dernière ville et Toulouse. Graduellement aussi, mais plus loin vers l'intérieur, s'amortit la violence des vents, dont le chœur bruyant se démène autour de la Méditerranée. Le sol mieux lubréfié, moins balayé, se décompose en un limon tantôt brun, tantôt jaune clair. Le maïs, qui a besoin des pluies de printemps, dispute la place au blé.

Il y a donc au moins deux Midis dans le Midi. Celui de la Méditerranée, du Roussillon, du Bas-Languedoc, de la Provence calcaire est le plus accentué, surtout par l'empreinte que l'été imprime au paysage. Lorsque les campagnes ont supporté plusieurs semaines de sécheresse, une centaine de jours consécutifs de température supérieure à 20 degrés, qu'un manteau de poussière couvre tout, on a un instant cette impression de mort qui s'associe à l'été dans certaines mythologies de l'antiquité et du Mexique. L'humidité s'est réfugiée dans le sous-sol, où de leurs longues racines les arbres et arbustes vont la chercher. Les rivières dérobent leurs eaux sous un lit de galets. Sur les coteaux rocailleux il ne reste rien de la floraison riche et variée qui a éclaté au printemps. Mais les pluies cycloniques qu'amène généralement la dernière moitié de septembre mettent fin à cette crise de l'année. Octobre et novembre sont dans notre région méditerranéenne les mois pluvieux par excellence. Avec la fin de l'été se ravivent les brusques contrastes de température, dont l'influence parfois perfide, mais en somme plutôt tonique et raffermissante, est un des caractères de notre climat provençal.

Partout où la ceinture montagneuse règne autour de la Méditerranée, la transition du paysage est très brusque. Le contraste est complet à travers nos Cévennes : Karl Ritter, dans une de ses lettres de voyage, note combien, allant en diligence de Clermont à Nîmes, ce changement rapide le frappa. Au contraire, dans la vallée du Rhône ce spectacle se morcelle et se multiplie. C'est successivement que les formes végétales méditerranéennes prennent congé : l'olivier vers les gorges de Viviers, le chêne-vert au delà de Vienne ; le mûrier au pied du Mont d'Or lyonnais, à peu près au point où les vignes d'espèces bourguignonnes, gamay, pineau, etc., se substituent aux plants qui rôtissent sur les coteaux du Rhône. Mais encore plus loin on trouverait quelques émissaires de la végétation méditerranéenne blottis à l'abri des escarpements calcaires du Jura méridional. De même, par la région des Causses, l'amandier, se glissant dans les replis des vallées, pénètre jusqu'à Marvejols ; le chêne-vert jusqu'à Florac et même s'avance aux environs de Rodez. Il semble que la végétation méditerranéenne, soit douée, sous l'influence du climat actuel, de force envahissante, et que les roches calcaires, par leur chaleur et leur sécheresse lui facilitent la marche vers le Nord.

Mais vers Grenoble déjà, vers Vienne, le cadre et le tableau ont changé. Le soleil d'août, qui dessèche les vallées pierreuses de la Durance, fait étinceler dans la verdure celle du Graisivaudan. La prairie se mêle à la vigne et aux arbres fruitiers. La forêt couvre les massifs de la Grande-Chartreuse et du Vercors. Le feuillage clair du noyer s'épanouit dans un air humide quoique encore baigné de lumière. C'est que nous entrons dans la zone des étés mouillés, où l'été devient, suivant le régime de l'Europe centrale, la saison qui apporte la plus grande quantité de pluie. Ce sont les conditions qui règnent en Suisse, dans la Basse-Auvergne, et qui font de la Limagne un verger.

Lyon n'échappe pas entièrement au Midi ; il en a surtout les brusqueries de température, la bise, d'assez fortes amplitudes dans les différences de chaud et de froid. En somme, pourtant, une note plus septentrionale domine dans le paysage. Cet aspect, déjà sensible dans le Bas-Dauphiné, plus accentué dans la Dombes, résulte surtout de la composition du sol. L'empreinte des anciens glaciers n'a pas disparu. Sous forme de dépôts boueux, de graviers et cailloutis, de limon décalcifié, d'argiles épaisses, les éléments triturés des anciennes moraines constituent au seuil du Midi des terres froides aux fréquents brouillards. La Bresse même, que les glaciers n'ont pas atteinte, a un sol imperméable où le voisinage de l'eau se devine à la fréquence des arbres, des buissons, des prés, qui, avec les champs dont ils sont surmontés, se confondent en été dans un poudroiement de verdure.

La variété dans la France du Nord n'est pas moindre, mais elle est autre. Elle est faite de nuances, plus que de contrastes ; elle se fond dans une tonalité plus douce.

Le relief se montre dans le Nord plus uniforme. Pour peu que l'œil se soit habitué aux formes du Midi, il y a comme une impression de regret, une lueur de tristesse à laquelle peu de voyageurs échappent, dès qu'ils ont franchi le Massif central, devant la continuité des lignes et l'alanguissement des horizons.

Il résulte de cette uniformité de relief plus d'homogénéité dans le climat. C'est surtout de la France du Nord qu'on peut dire qu'elle est au vent par rapport à l'Atlantique. Les dépressions barométriques dont, en hiver, l'Atlantique-Nord est le foyer, obéissent dans leur mouvement de translation vers l'Est à des trajectoires qui rencontrent généralement l'Irlande et la Norvège ; mais l'ébranlement causé par ces tourbillons d'air humide et tiède se communique jusqu'à la Bretagne. C'est de là qu'à partir d'octobre, époque où ce régime a coutume de s'établir dans le Nord-Ouest de l'Europe, les pluies cycloniques ne tardent pas à gagner toute la France du Nord. De la Bretagne aux Vosges les mêmes perturbations, se propageant sans obstacles, amènent averses, grains ou pluies fines ; les rivières entrent en crues en même temps. Le vent Sud-Ouest charrie pardessus les plateaux de Bourgogne et de Lorraine ses colonnes de nuées noires.

La partie septentrionale de notre pays est donc celle où se fait sentir surtout l'atténuation anormale du climat. Elle est, sinon sur le passage ordinaire, du moins dans le voisinage immédiat des dépressions qui créent en hiver le climat océanique. Tandis que, dans l'intérieur du continent, une zone de hautes pressions et de froids s'avance fréquemment de la Russie méridionale et de la Pologne jusqu'en Bavière, en Suisse et même au delà, le Nord de la France reste le plus souvent en dehors de cette dorsale ; il échappe ainsi aux rigueurs du climat continental. Il est rare qu'à l'Ouest du Rhin la gelée se prolonge avec continuité plus de quelques jours. Si nos hivers ternes et nébuleux ont leur tristesse, du moins le mouvement de l'eau, la verdure persistante de nombre de plantes y conservent l'image ou l'illusion de la vie. Dès que reviennent les températures propices au développement de la végétation, le cycle de vie recommence, ménageant à la plante jusqu'à sept mois, ou même huit mois dans les vallées de la Loire, pour parcourir les phases de son existence. Certes plus d'une fois la précocité est punie. Mais en somme l'effet est de répartir sur une très grande partie de l'année la possibilité des occupations agricoles, de multiplier les occasions et les genres de cultures.

Imaginez maintenant dans ce cadre de la France du Nord tout ce qu'un climat changeant et une grande variété de sol peuvent produire de nuances. Car ici plus encore qu'ailleurs, c'est par additions ou soustractions successives, par des touches tour à tour tentées et reprises, que procède le changement de la nature vivante. Le printemps apparaît plus tôt dans la vallée du Rhin que dans le reste de l'Allemagne, et plus tôt dans l'Île-de-France que dans la vallée du Rhin. Par plusieurs traits la Lorraine continue à tenir de l'Europe centrale : les pluies d'été y sont bien marquées ; les plateaux rocailleux de Lorraine et de Bourgogne leur doivent la conservation de leurs forêts, qu'il est si difficile de faire revivre une fois détruites. Ce que l'Est doit encore à sa position plus continentale, c'est une plus longue durée de ces automnes lumineux, qui aident la vigne à mûrir. Située vers la limite des influences continentales et maritimes, encore sensible aux influences méridionales, la contrée entre le Rhin et Paris tire de cet état d'équilibre instable une sensibilité plus fine pour réfléchir les moindres variétés d'altitude, d'orientation et de sol.

De là, des touches très variées de physionomie. Telles, par exemple, les différences qu'on observe entre les versants sur lesquels montent les vents pluvieux de l'Ouest, et les versants opposés. Les escarpements calcaires du Mâconnais, avec leurs tons clairs, leurs pierrailles croulantes qu'enveloppe une végétation finement ciselée de liserons et de lianes, évoquaient chez Lamartine des images de Grèce. En effet, entre l'humide Bresse et les ternes plateaux de l'Auxois, ces lignes de coteaux étalés vers l'Est ont quelque chose de lumineux qu'on ne reverra plus. Toujours à la faveur d'une pareille orientation, le châtaignier et même l'amandier s'avancent jusque dans les plis des vallées d'Alsace. Les flancs orientaux des côtes lorraines s'évasent en cirques, dans lesquels la lumière et la chaleur réfléchies font mûrir des vignes. Ils abritent près de Metz de véritables vergers. Et jusqu'au pied de l'Ardenne, qui les protège du vent du Nord, se prolongent les belles cultures amies du soleil : vignes, fruitiers, noyers, associés à une végétation qui, par la multiplicité et l'élégance des formes annonce déjà, ou rappelle encore le Midi.

Les géographes-botanistes remarquent que parmi les principaux agents qui influent sur la végétation, eau, chaleur et sol, c'est dans les climats de transition que le sol gagne surtout de l'importance : l'observation s'applique bien à la France du Nord. Celui qui la traverse dans le sens des latitudes, soit par exemple de Metz à Reims, ou de Nancy à Paris, voit bientôt, dans le Porcien, l'Argonne, le Perthois, le Vallage, succéder une autre nature à celle des plateaux et des côtes calcaires. La vigne s'éclipse momentanément. Le foisonnement des arbres, tantôt massés en forêts, tantôt épars dans les haies, les enclos et les champs, l'association du genêt, du bouleau et de la bruyère dans les parties incultes, les étangs et noues dont des sentiers toujours gluants dénoncent les approches : tout semblerait indiquer un autre climat. Il n'en est rien cependant ; ce changement résulte uniquement de l'apparition d'une étroite, mais longue bande d'argiles qui va des bords de l'Oise à ceux de la Loire, de la Thiérache à la Puisaye, et où il est aisé de reconnaître encore une des plus grandes lignes forestières de la France d'autrefois.

On sait que dans la France du Nord les différentes couches de terrain présentent une disposition concentrique autour de l'Île-de-France. Quand on vient de l'Est vers Paris la nature du sol change ainsi presque à chaque pas. Cette disposition favorise ces évocations alternantes de Nord et de Sud. L'œil perd et retrouve tour à tour les caractères qu'il est habitué à associer à ces deux mots. Ces alternances ne prendront fin qu'à mesure que le rapprochement de la Manche et de la mer du Nord se fera sentir davantage. Alors l'état plus fréquemment nébuleux du ciel, l'accroissement des jours de pluie, une notable diminution des températures d'été, jointes à l'arrivée plus précoce des pluies d'automne, exercent à leur tour un effet sensible sur la physionomie de la nature. La vigne, prématurément surprise par l'humidité de septembre, nous quitte définitivement à l'Ouest de Paris, et le pommier la remplace. Le hêtre qui, dans l'Est, hantait surtout les collines et les montagnes, se rapproche des plaines. Quelque peu chétif encore à Fontainebleau, plus vigoureux à Saint-Gobain, il devient l'arbre dominant sur les flancs des vallées normandes. Il y prospère, comme au bord des golfes ou fœhrden danois, dans l'atmosphère nuageuse où Ruysdael se plait à faire éclater la blancheur de son tronc. Mais la Picardie et une partie de la Normandie sont constituées par des plateaux limoneux reposant sur un sous-sol perméable qui en draine énergiquement la surface. Le sol atténue en quelque sorte par sa sécheresse les effets du climat. Les pâturages et les prairies règnent sur les argiles du Pays d'Auge, mais ils sont l'exception sur ces plateaux : terre de promission pour le blé qui, grâce à la profondeur de ses racines, n'a pas besoin d'être constamment humecté.

Entre les deux aspects de la France du Nord, l'Île-de-France est la contrée médiatrice qu'elle est presque en toutes choses. La nature, alanguie dans les plaines aux contours mous du Berry et de la Champagne, se réveille dans l'Île-de-France. Les sables siliceux de Fontainebleau, bordés d'eaux vives, abritent une flore chaude et une faune dans laquelle se glissent, comme en une oasis, quelques éléments tout à fait méridionaux. Les replis des vallées profondément burinées enveloppent des cultures de figuiers. Par ces traits l'Île-de-France rappellerait le Midi. Mais elle a aussi ses forêts humides, et surtout ses grandes plates-formes agricoles qui, de Paris, s'étendent vers la Picardie et le Vexin.

Ce sont deux mers différentes que celle qui, des Pays-Bas au Finistère, embrume souvent notre littoral, et celle qui rayonne de la Bretagne méridionale aux Pyrénées. C'est bien encore en ses jours de sauvagerie un Océan terrible que celui qui bat nos côtes du golfe de Gascogne et qui, de tout le poids de la houle accumulée dans mille lieues sans rivage, entame les craies dures de la Saintonge ou dévore les roches de Saint-Jean-de-Luz. Mais il ne ressemble plus à l'Océan celtique ou scandinave. A mesure qu'on va vers le Sud, on s'écarte des voies ordinaires qui charrient vers nous, surtout en hiver, les bourrasques du large. En été la marche du soleil amène vers le Nord la zone de hautes pressions des Açores et répand le calme dans l'atmosphère de l'Océan d'Aquitaine. Le voile de nébulosité qui plane si fréquemment entre les côtes de Terre-Neuve et d'Irlande s'éclaircit notablement au Sud de la Bretagne. Un climat différent prévaut dans la zone que la France présente à la Manche et. dans celle qu'elle présente au golfe d'Aquitaine.

Notre Finistère breton, comparé aux autres promontoires de l'Europe occidentale qui reçoivent de plein fouet l'assaut des bourrasques océaniques, se fait déjà remarquer par une atténuation des phénomènes. Ni par la rapidité des oscillations barométriques, ni par la fréquence des phénomènes électriques, ni par la quantité de pluie il n'égale la Norvège, l'Ouest de l'Irlande, la Cornouaille anglaise. Toutefois les parties non abritées subissent les effets corrosifs des vents du large, qui tourmentent ou tuent les arbres et forcent les cultures à se blottir à l'abri de ces murailles de pierre dont le pays est étrangement découpé. Mais c'est surtout l'insuffisance de chaleur qui, déjà marquée dès le mois d'avril et s'accentuant de plus en plus dans la période où les plantes doivent se hâter d'accumuler la chaleur nécessaire, empêche la vigne et la plupart des fruits d'atteindre la maturité. Les cultures maraîchères, les fraisiers, les primeurs variées, tout ce qui exige du climat plus de précocité que de chaleur, sont les dons qu'en échange a reçus notre extrême promontoire océanique.

Les modifications s'échelonnent rapidement de la Vilaine à la Gironde. Déjà la côte méridionale de Bretagne est plus lumineuse. Un clair soleil joue souvent sur les croupes fleuries qui bordent le Morbihan : ciel mouillé, radieux entre deux averses, mais dont l'éclat plus grand se manifeste déjà par une avance dans l'époque des moissons. Dans la Bretagne occidentale cette date recule, comme en Normandie, jusqu'en août ; dans la Bretagne méridionale elle est plus précoce. Poussons jusqu'au Sud de la Vendée, et là, comme en Béarn, la récolte, dès la première moitié de juillet, est chose faite.

Par les vallées ces effluves de climat océanique pénètrent profondément. La feuillaison printanière entre Tours et Saumur est de cinq jours en avance sur Orléans. Sous leur ciel très doux les vallées angevines et tourangelles abritent, avec la vigne, une grande variété de ces cultures délicates qui réclament de l'homme attention et presque amour et qui affinent celui qui s'y livre.

Les étés au voisinage de cette mer d'Aquitaine sont chauds et ensoleillés. Les observations mettent aujourd'hui hors de doute une diminution sensible de pluie dans la partie de la côte qui s'infléchit entre la Loire et la Gironde. Après une légère recrudescence de pluie en mai, le littoral de la Saintonge et même celui du Poitou se montrent, pendant les mois décisifs de juin, juillet et août, plus secs que l'arrière-pays. Les orages du Sud-Ouest semblent dévier ; ils les épargnent, tandis qu'ils vont faire rage sur les hauts plateaux limousins. Dès lors, aux plantes à feuillage vert que favorisait la tiédeur du climat breton, s'ajoutent celles qui ont plus d'exigences de lumière et de chaleur. Le chêne-vert, après quelques timides apparitions dans les parties abritées des Côtes-du-Nord, se montre dans de Noirmoutier, il festonne les côtes calcaires de Saintonge. Une autre essence, très rare encore en Bretagne, le chêne-tauzin, devient dominante. Et tandis que la physionomie végétale s'enrichit d'un grand nombre de traits nouveaux, elle perd d'autres éléments. Le hêtre a cessé de tapisser les collines ; le charme qui, surtout dans le Nord-Est, compose la plupart des taillis, manque de la Rochelle à Bayonne.

C'est bien une sorte de Midi anticipé qui apparaît ainsi au tournant de la Bretagne, et se prolonge à travers la Saintonge. Rien que l'aspect des maisons aux toits à peine inclinés serait un indice de la sécheresse du climat. L'exploitation fort ancienne des marais salants est un signe de la puissance qu'y prennent les rayons du soleil. Les salines du Croisic sont à peu près les plus septentrionales que tolère le climat océanique. Pour les peuples maritimes du Nord, ces pays du sel, de la vigne et de fins produits étaient la première apparition d'une nature méridionale. Il ne tint pas aux Anglais qu'ils devinssent pour eux un Portugal.

Ce n'est pas toutefois le Midi, tel qu'il éclate dans la vallée du Rhône. La fraîcheur des prairies dans les vallées, la fréquence dans les sables de genistées touffues tout illuminées de fleurs jaunes, indiquent une composition différente des éléments du climat. Ce que la rigueur accidentelle des froids, la violence des vents, l'intensité des sécheresses, le régime des cours d'eau mêlent de brusque et d'un peu âpre à la nature du Sud-Est de la France, s'atténue en ce Sud-Ouest dans une tonalité plus égale. Il y a pourtant des recrudescences et des sursauts. A l'abri des dunes de Soulac, au Sud de la Gironde, dans l'atmosphère surchauffée des sables, les eaux infiltrées communiquent à la végétation une vigueur et un éclat superbes. La végétation siliceuse des Landes, qui s'était montrée par intermittences sur les sables épars en Périgord, prend possession du sol ; le panache des pins maritimes se projette au-dessus des fourrés d'ajoncs et de bruyères ; le chêne occidental remplace le chêne-yeuse. Enfin, lorsqu'apparaissent les pics pyrénéens, dans l'angle où s'engouffrent les vapeurs des vents d'Ouest, les pluies reprennent avec intensité. Pluies interrompues de soleil, qui pourtant excluent la vigne, remplacée par le pommier sur les croupes verdoyantes et fourrées du pays basque. Les orages arrivent en quelques minutes ; ils courent avec une rapidité extraordinaire de pic en pic sur la côte ; mais un radieux soleil les a bientôt dissipés aux quatre coins du ciel. Ce ciel mobile et gai, plus doux dans les Charentes, plus ardent en Gascogne, plus capricieux dans le pays basque, a tout le brillant du Midi sans le sombre éclat de la Méditerranée.

Ce qui frappe d'abord dans l'ensemble de cette physionomie, c'est l'amplitude des différences. Sur une surface qui n'est que la dix-huitième partie de l'Europe, nous voyons des contrées telles que Flandre ou Normandie d'une part, Béarn, Roussillon ou Provence de l'autre ; des contrées dont les affinités sont avec la Basse-Allemagne et l'Angleterre, ou avec les Asturies et la Grèce. Aucun autre pays d'égale étendue ne comprend de telles diversités. Comment donc se fait-il que ces contrastes n'aient pas été des foyers d'action centrifuge ? Il n'a pas manqué sur nos côtes d'immigrants saxons, scandinaves ou autres ; on ne voit pourtant pas que ces groupes aient jamais réussi, s'ils l'ont même tenté, à se constituer en populations à part, tournant le dos à l'intérieur, comme il est arrivé pour certaines tribus maritimes, frisonnes ou bataves, de Basse-Allemagne.

C'est qu'entre ces pôles opposés la nature de la France développe une richesse de gammes qu'on ne trouve pas non plus ailleurs. Si le Nord et le Sud font saillie en vif relief, il y a entre eux toute une série de nuances intermédiaires. Par une interférence continuelle de causes, climatériques, géologiques, topographiques, le Midi et le Nord s'entrecroisent, disparaissent et réapparaissent. La France est placée de telle sorte par rapport aux influences continentales et océaniques qui s'y rencontrent dans un équilibre instable, que de différents côtés plantes et cultures ont voie libre pour se propager, pour profiter de toutes les occasions que multiplient les variétés de relief et de sol. Le mélange du Nord et du Sud est plus marqué dans certaines contrées de transition comme la Bourgogne et la Touraine, qui représentent, pour étendre l'expression de Michelet, l'élément liant de la France. Mais on peut dire que ce mélange est la France même. L'impression générale est celle d'une moyenne, dans laquelle les teintes qui paraissaient disparates se fondent en une série de nuances graduées.

Il en résulte la grande variété de produits auxquels le sol français se prête ; variété qui est une garantie pour l'habitant, le succès d'une culture pouvant, dans la même année, compenser l'échec d'une autre. Le grand avantage, écrivait récemment un consul anglais, que le petit tenancier ou le petit propriétaire a en France, est dans les différences de climat qui favorisent la croissance des articles variés et de petits produits qui ne viennent pas bien dans notre pays. Ce sont ces petits produits qui rendent possible l'idéal qu'a longtemps caressé l'habitant de la vieille France, et qui reste encore enraciné çà et là, celui de réaliser et d'obtenir sur place tous les éléments et les commodités de la vie. C'était bien le désir que devaient suggérer ces benoîts pays, répartis de tous côtés, dans lesquels il n'était pas chimérique de rêver une existence abondante, se suffisant largement à elle-même. Généralisez cette idée : elle ressemble assez à celle que la moyenne des Français se fait de la France. C'est l'abondance des biens de la terre, suivant l'expression chère aux vieilles gens, qui pour eux s'identifie avec ce nom. L'Allemagne représente surtout pour l'Allemand une idée ethnique. Ce que le Français distingue dans la France, comme le prouvent ses regrets quand il s'en éloigne, c'est la bonté du sol, le plaisir d'y vivre. Elle est pour lui le pays par excellence, c'est-à-dire quelque chose d'intimement lié à l'idéal instinctif qu'il se fait de la vie.

Il y a pourtant en France de mauvais comme de bons pays. Il en est qu'on décorait d'épithètes flatteuses, et qui, surtout jadis, s'opposaient dans l'esprit et le langage populaires aux terres plus déshéritées, réduites à remplacer par de mesquins expédients de subsistance, le blé, le vin et le reste. Le cultivateur des bons pays a du mépris pour la terre qui ne nourrit pas son homme. Un certain air de compassion tempérée de raillerie accueillait les habitants des ingrats terroirs voués au sarrasin ou à la châtaigne, ou des pays incapables de se suffire et obligés de se pourvoir chez le voisin. Les pauvres habitants de la Vôge excitaient ce sentiment quand ils paraissaient chez leurs riches voisins de la Comté, en quête de cendres de lessives pour amender leurs maigres terrains de grès. Il est probable que le joyeux habitant des vallées tourangelles éprouvait quelque chose de semblable pour ces pays de sable et de grès, où il vient plus d'arbres que de blé. Rabelais ne trouve pas d'autre expression pour peindre quelque part le dénuement de Panurge, que de nous le montrer tant mal en ordre qu'il ressemblait un cueilleur de pommes du pays de Perche.

Chez tous, les favorisés comme les déshérités, abondance et prospérité éveillent mêmes formes de désirs et d'idées. Le principal signe de luxe est l'abondance du linge, trait bien moins marqué chez nos voisins. Le mode de nourriture diffère peu chez la grande majorité des habitants ruraux de la France ; ni la cuisine même, en dépit de quelques ingrédients qui sont objets de litiges entre le Nord et le Midi. Le paysan champenois que Taine montre mangeant sa soupe à l'entrée de sa maison se trouverait en cette attitude et cette occupation partout en France. Quand on voit dans les tableaux des rares peintres qui n'ont pas dédaigné de peindre le paysan, les Lenain, l'attitude et la physionomie des ruraux du XVIIe siècle, on les reconnaît chez leurs descendants d'aujourd'hui. Ce sont bien les gestes lents de ces mangeurs de pain, sachant à l'occasion déguster le vin, assis autour d'une miche, pesamment sur leurs escabeaux de bois[24].

Le pain, avec des légumes et des végétaux, une nourriture animale dont la volaille et le porc font surtout les frais, telle est l'alimentation conforme à un sol où les céréales, avec les genres d'élevages qui en dépendent, tiennent la plus grande place. Le blé est l'aliment préféré des Méridionaux de l'Europe, et précisément nos principales terres à blé sont au Nord. Autant le Français se distingue de l'Anglais et même de l'Allemand par son mode de nourriture, autant il se ressemble à lui-même sur ce point au Nord et au Sud. Pour les peuples germaniques qui nous avoisinent, notre paysan appréciateur de pain blanc, amateur de végétaux, et ingénieux dans l'art de les produire, est un objet d'attention et de curiosité. Dans son récit de la campagne de France, Gœthe remarque l'antagonisme des deux peuples au sujet du pain : Pain noir et pain blanc sont la pierre de touche entre Français et Allemands (das shibolet, das Feldgeschrei zwischen Deutschen und Franzosen). Nos pécheurs bretons, tous plus ou moins jardiniers sur leur littoral doux et humide, font à Terre-Neuve l'étonnement des équipages anglais, en trouvant moyen de faire croître quelques salades sur cette côte stérile. Au XVIIe siècle nos réfugiés transformèrent par leurs cultures de légumes et de jardinage le triste Moabit, dans la sablonneuse banlieue de Berlin.

Une atmosphère ambiante, inspirant des manières de sentir, des expressions, des tours de langage, un genre particulier de sociabilité, a enveloppé les populations diverses que le sol a réunies sur la terre de France. Rien n'a plus fait pour en rapprocher les éléments. Il y a toujours quelque chose d'âpre dans le frottement des hommes de races diverses. Le Celte n'a pas pardonné à l'Anglo-Saxon, ni l'Allemand au Slave. Nés de l'orgueil, ces antagonismes s'excitent et s'exaspèrent par le voisinage. En France, rien de semblable. Comment se raidir contre une force insensible qui nous prend sans que nous nous en doutions, qui s'exhale du fond de nos habitudes et nous rend de moins en moins étrangers les uns aux autres ? Un peu plus tôt ou un peu plus tard, tous ont successivement adhéré au contrat.

Il y a donc une force bienfaisante, un genius loci, qui a préparé notre existence nationale et qui lui communique quelque chose de sain. C'est un je ne sais quoi qui flotte au-dessus des différences régionales. Il les compense et les combine en un tout ; et cependant ces variétés subsistent, elles sont vivantes ; et leur étude, qui va maintenant nous occuper, est la contrepartie nécessaire de celle des rapports généraux qui précède.

 

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE.

Mais nous devons préalablement dégager quelques conclusions qui résultent des faits qui viennent d'être exposés, et qui sont propres à éclairer ceux qui vont suivre.

1° Très anciennement l'influence du rapprochement de la Méditerranée et de la mer du Nord a pris corps sur notre territoire. Cette influence s'est géographiquement exprimée et consolidée par des routes, des lignes de relations à grande portée. L'axe commercial de la France, une ligne partant de la Provence pour aboutir à l'Angleterre et aux Flandres montre une remarquable fixité . Les principales foires du Moyen âge, celles de Beaucaire, Lyon, Chalon, Troyes, Paris, Arras, Thourout et Bruges, s'échelonnent d'après cette direction. Ce que peut être pour la constitution d'une unité politique cette chose presque immatérielle qu'on appelle une voie de circulation, bien des exemples le montrent. L'Italie n'a pris figure de contrée politique que lorsque les voies Appienne et Flaminienne se sont combinées pour en lier les extrémités. Dans le faisceau des voies primitives de la Grande-Bretagne, la ligne de Londres à la Severn, Watling Street, a été l'axe de l'Angleterre.

2° Mais la substance même de notre civilisation est de provenance toute continentale. La période organique où s'élabore la personnalité de la France embrasse une énorme série de siècles d'influences terriennes accumulées. L'arbre de nos origines étend au loin ses racines sur le continent.

Dans le milieu géographique où la France s'est développée, il n'y a pas de contrées dont elle soit séparée par de grandes oppositions physiques. Elle est située hors de portée de ces contrastes fortement tranchés qu'engendrent la steppe ou le désert. Par les conformités de nature qui l'unissent aux contrées continentales voisines, elle a grandi entre des peuples de civilisation analogue. Cela est une garantie. La France a échappé ainsi à des catastrophes qui ailleurs ont interrompu la vie historique, en Espagne et dans l'Europe orientale. Mais cela est aussi une limitation. Un État qui parvient à se constituer solidement au contact de deux régions physiques très différentes, comme le sont les domaines de vie agricole et de vie pastorale, acquiert des chances presque indéfinies d'extension ; ainsi la Russie, les États-Unis et même la Chine. De telles perspectives territoriales manquent à la France ; les possibilités d'expansion dans l'Europe fortement individualisée qui l'avoisine, se réduisent à une zone restreinte. La mer, il est vrai, peut lui en offrir d'autres ; mais la France rencontre là d'autres genres de concurrence.

3° Il y a pourtant un caractère qui la distingue entre les contrées continentales de l'Europe : c'est celui qu'on peut résumer dans le mot de précocité. La France présente deux sortes de précocité : l'une qui tient au climat et à la variété des ressources du sol. C'est elle qui a suscité chez nous l'épanouissement de nombreuses petites sociétés locales. Il est peu de parties de la France qui ne gardent les traces d'un long développement autonome né des lieux mêmes.

L'autre genre de précocité tient aux facilités d'établissement, de circulation, de défense, à tout à ce qui hâte la vie générale. Ces facilités s'offraient ici en abondance. Une plus grande aisance que dans l'Europe centrale préside aux groupements des peuples. De nombreux vestiges d'anciens établissements, d'enceintes murées, aussi bien en Lorraine et en Bourgogne que dans le Quercy, montrent l'importance spéciale qu'ont eue jadis les plateaux calcaires, si harmonieusement distribués sur notre territoire. Les calcaires jurassiques, qui couvrent environ 100 000 kilomètres carrés, dessinent, autour du Bassin de Paris et du Massif central une double boucle en forme de 8, signalée par Élie de Beaumont comme un des traits caractéristiques de la France. Ces terrains ne sont pas les plus fertiles, mais ils ont permis aux établissements humains d'acquérir de bonne heure fixité et force de résistance, de communiquer librement entre eux. La pierre de construction y abonde ; le drainage, qui s'opère naturellement grâce à la perméabilité des roches, y rend l'air salubre ; l'érosion y creuse des vallées unies, au tournant desquelles des plateaux découpés se dressent comme des forteresses naturelles, sites d'oppida. La plupart des grandes et anciennes routes qui enlacent nos principaux massifs ont suivi, suivent encore ces plateaux calcaires.

Expression de la nature de la France, cette précocité a laissé des traces durables. Elle influe sur les manifestations ultérieures de la vie ; elle nous suit dans l'histoire. Si la cimentation des diverses contrées de la Gaule n'avait pas été un fait accompli quand la vie historique s'éveilla dans le Nord germanique, qui sait si des attractions nouvelles n'eussent pas prévalu ? Entre le Bassin de Paris et celui de Londres, entre la Lorraine et la Souabe, les différences sont moindres, au point de vue géographique, qu'entre ces contrées et nos provinces méditerranéennes. Que néanmoins cette combinaison l'ait emporté, c'est un indice de développement précoce, de participation très ancienne à la vie générale qui avait alors pour foyer la Méditerranée.

 

 

 



[1] Strabon, IV, I, 14.

[2] On sait que les géologues distinguent dans l'histoire de la Terre plusieurs périodes, dont chacune fut très longue et se caractérise par des terrains de composition et de faune spéciales. Les voici, par ordre d'ancienneté et avec leurs divisions principales, dont les noms pourront revenir dans le cours de cette étude :

Terrains primitifs (gneiss et micaschistes) et terrains primaires (cambrien, silurien, dévonien, carbonifère, permien). — Les granits et les porphyres sont des roches éruptives qui se sont fait jour pendant l'époque primaire.

Terrains secondaires (trias, jurassique, crétacé). Le jurassique a pour subdivisions principales le lias et l'oolithe.

Terrains tertiaires (éocène, oligocène, miocène, pliocène).

Terrains quaternaires (alluvions anciennes et modernes). Apparition de l'homme sur la terre.

Les roches éruptives telles que le basalte, le trachyte, la phonolithe, se rapprochant des laves volcaniques actuelles, sont sorties du sol pendant les périodes miocène, pliocène et quaternaire.

[3] Toute région en relief est exposée à une destruction rapide. La gelée désagrège les roches les plus résistantes ; les glaciers usent leurs bords et leur lit ; la force des eaux, excitée par la pente, ravine les flancs des montagnes, en arrache des blocs qui, réduits par le frottement à l'état de galets, puis de sable et de boue, sont entraînés au loin et forment des plaines de sédiment. Lorsque ce travail de destruction s'est prolongé pendant des périodes géologiques, l'usure est telle que les anciens massifs montagneux ont un aspect émoussé et que leur niveau se rapproche de celui des plaines. La Bretagne offre, chez nous, le meilleur type de cette topographie. Au contraire, dans les chaînes d'origine relativement récente, comme les Alpes, les formes sont hardies et élancées, parce que la destruction n'a pas eu le temps d'accomplir toute son œuvre. Dans le premier cas la lutte est presque arrivée à son terme ; dans le second, elle est en pleine énergie.

[4] La qualité des sols tient à leur composition minéralogique. Les roches primitives et primaires (granits et schistes) engendrent par leur décomposition des sols pauvres en chaux et en acide phosphorique, plus favorables, tant qu'ils ne sont pas amendés, aux bois et aux landes qu'aux cultures. — Les terrains de l'époque secondaire, parmi lesquels les calcaires dominent, sont souvent trop secs (Causses, Champagnes), mais généralement assez riches : parmi eux, le calcaire coquillier (Lorraine) et le lias sont regardés par les agronomes comme donnant des terres naturellement complètes. — Les terrains tertiaires se distinguent par une grande variété, qui est avantageuse soit pour la formation des sources et le mélange des cultures, soit pour l'abondance des matériaux (argile plastique, calcaire et gypse des environs de Paria). Quelques sols, il est vrai, sont très pauvres (sables de Fontainebleau ; argile à silex) : mais d'autres sont très fertiles, comme les molasses d'Aquitaine ; ou privilégiés par les multiples ressources qu'ils offrent à l'homme, comme le calcaire grossier parisien. — Les alluvions fluviatiles ou marines doivent souvent une grande fertilité au mélange d'éléments dont elles se composent (Val de Loire ; Ceinture dorée en Bretagne). — Nous aurons maintes fois, dans le cours de ce travail, à mentionner ces terrains et d'autres encore : nous chercherons toujours à en expliquer les caractères ; mais pour les détails qui ne sauraient trouver place ici, le lecteur pourra se référer à la Géologie agricole d'E. Risler (Paris, Berger-Levrault, 1884-1897,4 vol.), et notamment au chapitre XIX du tome quatrième (Terres complètes et terres incomplètes).

[5] Hérodote, III, 115.

[6] Voir t. I, liv. I, chap. I de l'Histoire de France : Les origines, la Gaule indépendante et la Gaule romaine, par M. G. Bloch.

[7] Poème anonyme attribué à Scymnus de Chio (Geographi græci minores, édit. Didot, 1855-61, t. I, p. 202).

[8] Strabon, I, IV, 5. Uxisama, c'est-à-dire Ouessant, dont le nom par une anomalie qui n'est qu'apparente, se trouve ainsi un des plus anciennement signalés de notre vocabulaire géographique.

[9] Posidonius, dans Strabon, III, II, 9.

[10] Diodore de Sicile, V, 21, 22.

[11] César, De bello gallica, IV, 5.

[12] Éphore, Fragmenta historicorum græcorum, t. I, édit. Didot, 1853-70 ; fragm. 43, p. 245.

[13] La civilisation de la Gaule indépendante est exposée par M. Bloch dans le tome I, livre II, chapitre I de l'Histoire de France. — Sur la civilisation de Hallstatt et de la Tène, voir liv. I, chap. I.

[14] Observations résultant des conseils de révision (Dr R. Collignon, Anthropologie du Sud-Ouest de la France, Mémoires de la Soc. d'anthrop., 3e série, t. I, fasc. 4, 1895.) D'après l'indice céphalique tiré du rapport entre les deux diamètres, l'un transversal, l'autre longitudinal, du crâne, on distingue des brachycéphales (crânes courts et presque ronds) et des dolichocéphales (crânes allongés).

[15] Posidonius, dans Strabon, III, III, 7. — Il en est encore ainsi dans l'Andorre.

[16] Illiberris, ancien nom de Grenade ; Elimberris, Auch ; Illiberris, Elne ; Calagurris, Calahorra en Espagne, etc.

[17] A mesure que la question dite glaciaire a été serrée de plus près, on a été amené à reconnaître qu'il existe un rapport entre les faits assez complexes qui ont signalé cet épisode de la vie terrestre et la répartition des civilisations primitives. Quelques mots d'explication ne seront pas inutiles sur ce point.

La question a été renouvelée depuis environ un quart de siècle par des recherches de plus en plus amples et méthodiques. Nous savons maintenant que par le nom de période glaciaire il faut entendre en réalité non une période pendant laquelle l'extension extraordinaire des glaces aurait été continue, mais une série d'époques marquées par de grandes oscillations de climat, dont l'influence se lit sentir sur l'ensemble de la Terre. Les progrès des glaciers furent coupés d'intervalles de recul, pendant lesquels le climat se rapprochait de celui de l'époque actuelle. Ces intervalles furent assez longs pour que la végétation eût le temps de reconquérir les espaces qu'elle avait dû abandonner. Une constatation non moins importante, c'est qu'il y eut de grandes inégalités dans l'étendue que couvrirent à diverses époques les glaciers. Jamais, dans leurs empiétements successifs, ils ne semblent avoir atteint l'extension qu'ils avaient prise au moment de l'une de leurs premières invasions : celle que marque, par une ligne rouge, la carte insérée plus loin. A cette époque, les glaciers scandinaves poussèrent leurs moraines frontales jusqu'en Saxe et en Belgique ; ceux des Alpes s'avancèrent jusqu'à Lyon ; il y eut dans les Vosges et en Auvergne des glaciers analogues à ceux qui se voient présentement dans les Alpes.

L'homme existait pendant cette période, et manifestait son activité par des essais d'industrie (civilisation paléolithique et néolithique). Si par les invasions temporaires des glaciers une grande partie de l'Europe fut longtemps interdite au développement de la vie, d'autres régions au contraire s'y montrèrent alors plus favorables qu'elles le sont actuellement. Tel fut le cas pour les régions en partie aujourd'hui sèches et arides, du bassin méditerranéen et du Nord de l'Afrique. Les vestiges d'érosions puissantes laissés par les eaux indiquent qu'un climat plus humide que celui de nos jours y régna, pendant que le Nord de l'Europe était sous les glaces. Les traces de civilisation très ancienne qu'on découvre dans le Sud de l'Europe et jusque dans les parties inhabitées du Sahara, s'expliquent par ces conditions favorables. C'est à ces origines que se rattache l'ensemble de coutumes qui caractérise ce que nous avons appelé le monde ibérique, et qui remonte à une date reculée dans la préhistoire.

A la lumière de ces faits, dont la plupart n'ont été dégagés que dans ces dernières années, on voit aisément qu'une distinction, chronologique aussi bien que géographique, s'impose entre les sociétés primitives. Les contrées qui, comme le Sud de l'Europe, jouirent d'une immunité presque complète, et celles même qui, comme la France, ne furent que très partiellement atteintes par les glaciers, offrirent plus de facilités aux œuvres naissantes de la civilisation. Entre les contrées mêmes que les glaciers couvrirent entièrement, il y eut de grandes différences. Celles qui, comme l'Allemagne centrale et la Belgique, ne furent envahies qu'à l'époque de la plus grande extension glaciaire et restèrent indemnes dans la suite, s'ouvrirent plus tôt au développement des sociétés humaines, que la Scandinavie et l'Allemagne du Nord, qui eurent à subir à plusieurs reprises le retour offensif des glaces.

[18] On peut s'assurer aujourd'hui que les établissements fondés sur les alluvions récentes de nos fleuves sont de dates moins anciennes que ceux des bords élevés.

[19] Réglementation de la glandée, en Lorraine et ailleurs.

[20] C'est la définition qu'en donne Grimm.

[21] La race actuelle du bœuf que son museau noir, sa tête large et sa couleur brune distinguent de celles qui sont, plus tard, venues du Nord, se retrouve dans les tourbières préhistoriques de la Suisse.

[22] Worsaae, Die Vorgeschichte des Nordens nach gleichzeitigen Denkmälern, 1878, p. 82.

[23] Danois, Angles, Saxons, Frisons.

[24] Repas de paysans (Louvre, salle La Caze, n° 548).