MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1833.

 

 

Situation de Madame Mère à Rome, dans les dernières années de son existence. — Sa fortune réservée à ses enfants et aux pauvres. — Ses fils Lucien, Louis et Jérôme réunis auprès d'elle. — Le salon de famille et la grande armoire pour les enfants. — Autres personnes de l'entourage de Madame. — Réunion journalière des siens. — Correspondance avec les absents. — Lettre du cardinal au duc de Padoue. — Le prince Joseph à Madame sur la succession du fils de Napoléon. — Lettres de Madame à sa belle-fille Julie ; — de son secrétaire au duc de Padoue. — Portrait moral de Madame. — Madame à la sœur de Julie ; — au duc de Padoue. — Les brigands prisonniers à Civita-Vecchia. — Visite de trois Français à Madame.

 

Les membres de la famille Bonaparte autorisés à venir à Rome, s'y sont réunis auprès de Madame, vers les dernières années de sa vie, mais elle recevait fort peu de monde.

Son Altesse restait la plus riche parmi les siens, malgré toutes ses donations à chacun et malgré ses secours innombrables aux malheureux. La raison d'économie pour ses enfants d'abord et ensuite pour les pauvres, avait toujours dominé les actes de sa longue existence, dût-elle se priver pour elle personnellement, du nécessaire. On ne saurait trop le redire, pour épargner à sa mémoire un reproche banal et injuste d'avarice envers ceux qu'elle aimait le plus, en blâmant leur imprévoyance pour l'avenir.

Deux des fils de Madame, accompagnés de leurs enfants, vinrent la voir, pendant l'hiver de 1832 à 1833 ; c'étaient Lucien et Jérôme. Lucien, d'une nature calme et d'un caractère ferme, était résolu dans ses idées personnelles et dans ses opinions politiques. Il avait pour sa mère un culte filial, plein d'admiration, de reconnaissance et de respect ; il glorifiait ses vertus maternelles et plus encore ses vertus civiques, en rappelant qu'elle avait élevé l'amour de la patrie et l'honneur de la France au-dessus des intérêts de sa famille et du prestige de la dynastie impériale.

Le prince de Musignano, fils de Lucien, s'occupait d'histoire naturelle, en attendant que ses divers travaux d'ornithologie, lui valussent le titre de correspondant de l'Académie des sciences de l'Institut de France. Il habitait Rome avec sa femme, la princesse de Musignano, née Zénaïde, fille aînée de Joseph et partageait, avec sa sœur Charlotte Napoléon, la tendresse maternelle.

Le roi Jérôme, ainsi que ses enfants fort jeunes encore, la princesse Mathilde et le prince Napoléon, se trouvaient réunis, chez Madame, au prince de Canino et à son fils. Jérôme était resté le favori de Madame, aimant en lui son dernier-né. Il déjeunait avec elle et lui lisait les nouvelles officielles des journaux. Ses traits accentués offraient assez de ressemblance avec Napoléon, dont Jérôme avait aussi le timbre de voix, signe distinctif de toute individualité, pour l'oreille d'un aveugle.

Le fils de l'ancien roi de Westphalie, le prince Napoléon, qui ressemblait aussi à l'empereur, nous racontait qu'étant encore bien jeune, comme sa sœur, il assistait, chaque jour, vers quatre heures, à la réunion de famille, chez leur grand'mère. Madame recevait ses enfants et petits-enfants dans un vaste salon bien meublé, au fond duquel était placée une grande armoire garnie d'ornements de cuivre. Cette armoire vide inspirait aux petits une certaine crainte et ils n'en approchaient pas, sans inquiétude. Si l'un d'eux faisait du bruit, ou troublait la conversation des parents, il était exposé à la prison dans la grande armoire de bonne maman et se taisait aussitôt, sans murmurer. Quant aux absents, Madame leur demandait, le lendemain, pourquoi ils n'étaient pas venus et l'aspect seul de l'armoire les rappelait à l'exactitude. Le prince Napoléon était adolescent, lorsque, chez sa grand'mère, cousins et cousines, à l'exemple de sa sœur, l'appelaient familièrement Plon-Plon. Ainsi le désigne la princesse Charlotte dans le post-scriptum d'une lettre non datée, correspondant à 1833. Ce post-scriptum dit : Mathilde et Plon-Plon logent chez bonne maman.

Très peu de personnes étrangères à la famille et à l'entourage habituel de Madame furent admises, cet hiver-là, auprès d'elle, trop souffrante pour recevoir. Elle excepta la comtesse d'Orsay, qui a rendu compte de sa visite, dans un journal du temps, et l'article sommaire sur des faits d'ailleurs connus, en a été reproduit par Em. Marco Saint-Hilaire[1].

Parmi Les personnes, séjournant à Rome, auprès de Madame, figuraient : son frère le cardinal Fesch ; le chevalier de Colonna, chambellan ; M. Robaglia, secrétaire ; mademoiselle Rose Mellini, dame de compagnie ; madame de Sartrouville, lectrice et Saveria, la fidèle gouvernante, ayant ses entrées libres au salon. Tout le monde en présence, on attendait que Madame donnât, pour ainsi dire, le signal de la conversation et fournît à chacun la facilité d'y prendre part. La gravité de cette présidence inspirait à tous le respect, en montrant la bonne entente des membres de la famille, dont le chef resserrait les liens par cette réunion de chaque jour.

Madame savait enfin entretenir, à distance, les mêmes sentiments, par une correspondance active, si simple qu'elle fût dans la forme, pourvu que Son Altesse reçut des nouvelles de ses chers absents.

Elle avait bien souffert d'en être privée de la part des deux exilés, fils et petit-fils tant pleurés par elle.

Suivent deux lettres de Joseph à Madame[2].

Londres, le 31 janvier 1833.

Ma chère maman,

Je me détermine à vous envoyer M. Sari, que vous avez envoyé auprès de moi, il y a quinze ans. Il a toujours répondu à votre confiance et m'a montré une affection qui ne s'est jamais démentie, un instant. Aussi, ne pouvant pas venir moi-même vous voir, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de vous envoyer un homme qui, vivant avec moi, depuis tant d'années, connaît mes moindres pensées. Ainsi il pourra répondre à tout ce que vous pourrez désirer savoir sur mon passé, mon présent, mon avenir.

Je désire prolonger mon séjour ici, afin de multiplier les chances de pouvoir venir vous voir. C'est le plus cher désir de mon cœur, comme le premier de mes devoirs ; mais je sais aussi que vous voulez que je ne manque à aucun, et il en est qui ne me permettent pas de me livrer imprudemment aux caprices de nos ennemis. Les lois du pays où je suis et la volonté du peuple me donnent toute sécurité ici, jusqu'à ce que je puisse trouver la même sécurité ailleurs. Tout ce que vous dira Sari est l'exacte vérité. Je ne veux rien qui ne soit conforme à vos désirs, et rien de ce qui pourrait les contrarier, après les avoir connus. J'espère que vous pourrez tout concilier, en commençant d'abord par ce qui vous est personnel. Charlotte attendra ici le retour de Sari ; au beau temps, elle retournera auprès de sa mère et viendra vous voir, ainsi que sa sœur.

Joseph Bonaparte écrit de nouveau à Madame[3].

Londres, 24 avril 1833.

Ma chère maman,

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait écrire par le cardinal ; je vous ai déjà écrit sur ce sujet. La présente est pour vous rendre compte de l'état où se trouve une partie de la succession du jeune Napoléon, à laquelle vous avez droit et vous inviter à envoyer votre procuration à une personne de votre confiance, laquelle aurait le droit de déléguer les pouvoirs que vous lui auriez donnés à un avocat qui serait à Paris. Je vous proposerais, dans ce cas, de donner votre procuration au général Arrighi, duc de Padoue, se trouvant à Paris, ou à moi-même qui, dans ce cas, nommerais un avocat de Paris, et pourrais même le faire appeler à Londres, pour m'entendre avec lui. Je vous enverrai, par la première occasion, les lettres et les états que j'ai reçus de M. Marchand, le Mémoire à consulter que j'ai fait faire par M. Patorni, avocat à la cour royale de Paris que j'ai eu occasion de voir ici, les consultations de dix avocats des plus célèbres du barreau de Paris, les lettres du docteur Antommarchi, qui est venu ici à Londres et qui assure qu'il reste quelques centaines de mille francs des quatre millions primitivement confiés à M. Laffitte, qui aurait dû les déposer, comme appartenant au jeune Napoléon, et aujourd'hui, à sa mère et à la grand'mère, ou à sa grand'mère seulement, si l'impératrice Marie-Louise préfère ce qui reste de cette succession, hors de France et laisse à la ligne paternelle, dont vous êtes seule héritière par nos lois, ce qui reste en France ; elle aurait droit à la moitié, si elle consentait à venir à un partage de toute la succession.

Pour ne pas perdre de temps, je vous engage à faire donner votre procuration et à l'envoyer, soit au duc de Padoue, à Paris, soit à moi, à Londres ; je pense que nous éviterons peut-être des chicanes, en envoyant la procuration au duc de Padoue, à Paris, plutôt qu'à moi, attendu l'état de proscription dans lequel je suis encore.

Les avocats consultés pensent que les armes de l'empereur doivent être cédées par nous à la nation, à laquelle elles appartiennent par le droit politique, sinon par le droit civil. Le reste de la succession vous appartient par moitié, avec la mère de Napoléon II, parce que vous êtes l'une et l'autre les représentants des deux lignes paternelle et maternelle du malheureux jeune Napoléon. Je n'ai pas besoin de vous dire- quelles sont les formalités à remplir pour les régularités de cette procuration. Vous concevez que la première chose à faire, par votre fondé de pouvoirs, sera d'assurer la conservation des objets déposés entre les mains des dépositaires, en faisant les instructions nécessaires.

Lucien, arrivé ici depuis deux jours, me donne la nouvelle de la mort du jeune fils d'Élisa. Vous concevez la peine que nous en avons ressentie et par nous-même et par celle que vous en éprouveriez, ainsi que son malheureux père et Zénaïde, chez qui je sais qu'il loge. Charlotte le pleure beaucoup ; cette perte a renouvelé celle qu'elle a éprouvée ; mais tel est notre sort ; ma chère maman, jouir un peu et souffrir beaucoup, c'est l'histoire de cette vie ; ce qui rend si probable, si évidente, si constante, une meilleure, une autre vie, où il faut arriver, sans remords de celle-ci : une conscience pure est le seul passeport qu'il nous faut. Vous nous avez élevés dans ces principes et, grâce à vos soins d'enfance, ils ont fructifié au cœur de tous vos enfants. C'est sous ce point de vue qu'il faut nous considérer, pour ne point pleurer sur notre sort, sans remords. Il n'est point de malheurs véritables ; malgré l'injustice et les persécutions dont nous sommes depuis si longtemps les victimes, nous ne devons pas trop nous plaindre, s'il nous reste cette noble estime de nous-mêmes. C'était la morale des anciens stoïciens ; c'est la conscience des véritables chrétiens. Mais je m'aperçois que je prends le rôle de mon oncle le cardinal ; il faut le lui laisser ; il s'en acquittera mieux que moi ; je lui cède donc la continuation de mon dire. Il me suffira de vous renouveler ma tendre et éternelle affection.

Votre affectionné fils,

JOSEPH.

Madame à la sœur de Julie[4].

Rome, 3 août 1833.

Ma chère fille,

J'aime à croire que la santé de Julie est un peu meilleure et que la vôtre et celle de votre famille continuent à être bonnes. Je vous embrasse tous bien tendrement. Je compte sur vous pour avoir des nouvelles d'Angleterre aussitôt qu'il en arrivera.

Ma santé est toujours la même. Le cardinal est assez bien et vous fait ses amitiés. Veuillez faire les miennes aux personnes de la famille que vous verrez.

Nous n'avons rien de nouveau ici. Nous avons vu dans les journaux que la statue de l'empereur a été replacée sur la colonne le 23 juillet.

Adieu, ma chère fille, je vous embrasse de nouveau, ainsi que Julie, Charles et les enfants, avec toute la tendresse d'une bonne et affectueuse mère.

Per Madama,

ROSA MELLINI.

Joseph à Madame[5].

Londres, le 5 août 1833.

Ma chère maman,

J'envoie à mon oncle la lettre que j'ai cru devoir publier ; je ne l'eusse peut-être pas écrite, si ce n'était le désir de vous revoir, après tant d'années ; nous verrons ce qu'elle produira.

J'ai écrit à Arrighi de suivre le recouvrement de ce qui vous serait dû ; dès que je saurai quelque chose de positif, je vous le ferai connaître.

Je me suis déterminé à passer encore cet hiver en Angleterre et je viens de louer une maison de campagne à vingt milles de Londres.

Lucien est ici ; Charlotte se rappelle à votre souvenir, ainsi qu'à celui de mon oncle.

Adieu, ma chère maman, je vous embrasse de tout mon cœur.

Votre affectionné fils,

JOSEPH.

M. de Robaglia (pour Madame), à M. le duc de Padoue[6].

Rome, 17 août 1833.

Monsieur le duc,

Madame me charge d'avoir l'honneur de vous accuser réception de la lettre que vous avez bien voulu lui écrire, le 30 juillet dernier.

Son Altesse regrette beaucoup de ne pouvoir pas vous écrire de sa main, mais ses infirmités sont un obstacle insurmontable. Elle vous prie d'agréer ses remerciements pour ce que vous lui dites d'aimable. Les sentiments que vous voulez bien exprimer dans votre lettre lui sont d'autant plus agréables, qu'elle sait combien ils sont sincères.

Elle désire vivement que vous puissiez bientôt exécuter votre projet de voyage en Italie. Elle éprouvera un grand plaisir à vous voir et vos enfants qu'elle aime déjà beaucoup, tant à cause de leur père, que parce que tout le monde s'accorde à dire qu'ils sont charmants.

Son Altesse présume que vous aurez reçu, à cette heure, les instructions du roi Joseph. Elle désire que vous continuiez à vous entendre avec lui, en tout et pour tout.

Vous trouverez ci-jointe la réponse à M. Patorni, que vous avez bien voulu m'envoyer. Son Altesse vous prie de la remettre, après en avoir pris connaissance. Puisque vous voulez bien vous charger de la direction de toutes ses affaires, Madame suivra le conseil que vous lui donnez de n'envoyer de procuration à personne autre qu'à vous. Elle vous envoie, en conséquence, sa procuration pour le crédit dont parle M. Patorni, dans sa lettre. M. Patorni jouissant de votre confiance et de celle du roi Joseph, mérite aussi celle de Madame, qui vous laisse, à cet égard, entièrement libre de faire ce que vous jugerez le plus convenable.

L'hommage rendu à la mémoire de l'empereur a été une grande consolation pour Son Altesse et pour toute la famille.

Daignez agréer avec bonté, monsieur le duc, l'hommage de mon profond respect.

ROBAGLIA.

Pour copie conforme,

A. duc DE PADOUE.

Madame à son petit-fils (Joseph)[7].

Rome, 19 août 1833.

Mon cher enfant,

Je te remercie de la lettre que tu m'as écrite pour ma fête. Tu sais que je t'aime beaucoup et j'espère que tu le mériteras toujours, en étudiant bien et en faisant la consolation de tes parents.

Embrasse pour moi Loulou, Julie et Charlotte. Le cardinal te fait mille amitiés, et Robaglia, en te remerciant de ton souvenir, t'embrasse sur les deux joues, et te prie de présenter ses respects à ta grand'maman, à Charles et à Zénaïde. Il prétend que si tu parviens à manier l'épée aussi bien que tu manies déjà la plume, tu ne peux manquer de devenir un César. Et moi qui avais l'espoir de te voir, un jour, avec le chapeau et les bas rouges !

Adieu, mon cher enfant, je t'embrasse avec toute la tendresse d'une bonne et affectueuse mère.

Per Madama,

ROSA MELLINI.

Le cardinal au duc de Padoue[8].

Rome, 3 septembre 1833.

Monsieur le duc,

Ci-contre, vous trouverez l'opinion d'un avocat de Vienne ; je vous l'adresse au nom de Madame, afin de pouvoir la communiquer à l'avocat chargé à Paris, de ses intérêts, pour la succession de son petit-fils. A mon avis on devrait traiter l'affaire à Paris, sans préjuger les droits de Madame en Allemagne.

Dans une lettre du 5 décembre 1833, adressée de Londres, par Joseph à M. Sari, l'un de ses amis fidèles, il dit, vers la fin de cette lettre[9] :

... Je sais que notre mère, son frère le cardinal Fesch, mes frères et leurs nombreux enfants, gémissent de vivre à l'étranger ; je juge par moi-même de l'impression peu favorable pour le nom français produite sur les étrangers par la loi de proscription qui pèse sur la famille de l'empereur Napoléon, même après la réintégration de sa statue sur la colonne d'Austerlitz. Avons-nous d'autre crime que de porter son nom ? etc.

Madame d'Abrantès rappelait, en 1833, ce qu'avait été Madame Mère, à toutes les époques de sa vie[10].

Jamais, dit-elle, depuis le moment de son arrivée à Marseille, son courage ne s'est démenti et ne lui a failli dans l'adversité, quoique ses épreuves aient été terribles. Madame Bonaparte est, à mes yeux, la femme la plus remarquable que j'aie connue, par sa courageuse fermeté dans le malheur, par son calme digne et convenable dans l'affliction où elle est depuis dix-huit ans ; car, moi qui sais ce qu'elle souffre, je ne puis comparer cette époque à celle où elle n'était que malheureuse. C'est une autre infortune, et quand le cri du désespoir se serait échappé du cœur brisé de la mère, qui de nous en aurait été surpris ?

Durant les derniers mois de cette année, la société romaine s'entretenait du transport des derniers brigands arrêtés dans les États-Pontificaux, incarcérés au fort Saint-Ange et transférés, depuis 1826, à la forteresse de Civita-Vecchia. Cette bande, composée d'une dizaine d'hommes des plus dangereux, avait pour chef le redoutable Gasbaroni, de la province de Frosinone, dans les anciens États de l'Église. Il devait subir une détention perpétuelle, pour tous les crimes qu'il avait commis. Il échappa longtemps à toutes les poursuites de la gendarmerie pontificale et, en définitive, ne fut pris qu'à la suite d'un traité conclu avec le cardinal Consalvi, lequel avait consenti à se trouver à Terracine, sur la frontière de Naples, pour obtenir la soumission du chef et de sa bande.

Cet événement faisait grand bruit, et on en parlait un jour dans l'entourage de Madame qui ne comprenait pas que le premier ministre de la cour de Rome, cette antique reine du monde, se fût abaissé jusqu'à venir, en personne, traiter avec des voleurs de grand chemin, des conditions de leur emprisonnement et de leur vie sauve. Ces fameux brigands étaient encore, en 1834, dans la prison de Civita-Vecchia, où nous avons pu les examiner de près, lorsque mon père me fit faire le voyage de Rome.

Les brigands d'Italie, comme les bandits de la Corse, étaient moins redoutés par Madame Mère que les ennemis implacables ou les détracteurs de Napoléon. La règle de conduite de Son Altesse, jusque dans l'âge le plus avancé ou dans l'état le plus débile, était, pour consigne de sa maison, de ne jamais recevoir de représentants des nations coalisées contre l'empereur. Aucun d'eux n'était admis en sa présence, s'il ne faisait, en quelque sorte, amende honorable auprès d'elle, en lui donnant le témoignage de bons sentiments personnels pour la mémoire de son fils et pour celle de son petit-fils. La mort prématurée, si récente encore du jeune Napoléon, dit duc de Reichstadt, avait exalté, en elle, ce sentiment-là. Madame avait fondé tant d'espérances sur la vie de cet enfant ; elle le croyait appelé si dignement à l'héritage de son père, qu'elle reconnut, dans sa haute raison, avoir fait un rêve ; elle reprit possession d'elle-même et la fermeté de son caractère ne l'abandonna pas. Si enfin la visite des étrangers lui était pénible ou suspecte, ne fût-ce que suspecte de curiosité, la visite des véritables Français lui était toujours sympathique, fussent-ils inconnus d'elle.

Tel est, par exemple, un récit dont la source ou l'origine semble ignorée, mais dont la simplicité doit être véridique[11]. Il s'agit de la visite spontanée de trois Français, sans autre désignation nominative.

Dans le courant de 1833, Madame Letizia voulut bien nous recevoir ; nous étions trois Français. En entrant dans ce palais silencieux, instinctivement nous cessâmes notre conversation et nous arrivâmes, réfléchis, dans l'antichambre. Deux domestiques, à la livrée impériale, y sommeillaient. L'un d'eux nous annonça et bientôt une femme à la physionomie sérieuse et italienne nous fit entrer dans la chambre à coucher de Madame Letizia. La vieille dame était sur sa chaise longue, en face de la porte par laquelle nous entrions. A sa vue nous nous arrêtâmes, saisis de respect.

Venez près de moi, nous dit-elle, car je n'y vois plus ; je veux vous dire que je suis heureuse de recevoir des Français ; il en vient si peu, pour visiter la mère de l'infortuné empereur ! On ne pense plus à moi. Il n'y a que les Anglais ou les Américains qui demandent à me voir, mais les premiers, je ne les connais pas (elle appuya sur ces mots). Elle eût pu parler longtemps ; aucun de nous n'avait envie de rompre le silence. Nous étions plongés dans une espèce de stupeur religieuse ; et tout était bien fait pour excuser un pareil sentiment. La vieille mère de l'empereur, celle qui l'avait porté dans son sein, qui l'avait mis au monde, l'avait vu petit et faible, était là, âgée de quatre-vingt-cinq ans.

Sa figure, type de celle de Napoléon, était entièrement blanche ; aucune rougeur ne colorait sa joue ; on eût dit que son sang était tari. Ses yeux noirs et brillants étaient privés de la vue et un sourire de bienveillance qui errait sur sa bouche fine, donnaient seuls de la vie à son visage. Ses mains qu'elle nous donnait à baiser, étaient froides comme du marbre. Sa tête était coiffée d'une espèce de turban blanc qui laissait à découvert un front entièrement de la forme de celui de Napoléon. Elle avait une robe de velours violet ; un manteau d'hermine enveloppait ses pieds. A côté d'elle une petite table bien simple, bien fragile, sur laquelle elle laissait aller de temps en temps sa main. — Contre la muraille, une magnifique console supportait le buste du roi de Rome.

Vous voyez, nous dit-elle, tout ce qui me reste de mon fils. Cette petite table était près de son lit, à Sainte-Hélène et c'est sur ce buste qu'il a fixé son dernier regard. Il m'a légué cela, mon pauvre enfant !... Une petite table et un buste... Oh ! ce n'est pas gai, reprit-elle de venir voir la mère de l'empereur, une vieille femme qui a un pied dans la tombe. — J'ai bien souffert, dans ma vie ; à trente ans je suis restée veuve, avec huit enfants, tous jeunes. Napoléon avait quatorze ans. Son père et moi avions été le voir à Brienne ; mon pauvre mari mourut, en retournant en Corse. Je veux vous faire voir son portrait.

Elle appela un vieux valet de chambre qui roula sa chaise longue dans un salon où nous la suivîmes. Il était décoré des portraits des rois, des reines, des princes et princesses Bonaparte, en grand costume. Au milieu d'un panneau était le père de tous ces souverains, en habit de gentilhomme. Madame Letizia prit sa place accoutumée, sous le portrait de son mari. Nous lui dîmes que l'empereur lui ressemblait à elle, plus qu'à son père ; en effet, il n'avait de Charles Bonaparte que la couleur des yeux qui étaient gris et la coupe de la figure.

Oh ! reprit-elle, mon fils avait une belle figure, quand il était de bonne humeur ; quand il réfléchissait à sa grande affaire, il prenait une physionomie bien sérieuse ; alors je lui disais : Mon enfant, je me fâcherai, quand on me dira que tu me ressembles. Cela le faisait rire et il m'embrassait, pauvret ! il était si bon !

Nous demandâmes à Madame Letizia s'il était vrai que Napoléon vint au monde, par terre, sur un tapis représentant César ou Alexandre ! Non, non, répondit-elle ; c'est une fable. Et Madame renouvelle sa réfutation complète à cet égard[12] en ajoutant : Napoléon a eu seulement une enfance extraordinaire, en ce qu'il aimait le travail au-dessus de tout et que son esprit était solide et sérieux. C'est ce qui a développé ce grand génie et qui a fait qu'il est devenu l'empereur à tout. (Mots soulignés dans le récit.) Nous prîmes congé de Madame Letizia, en la priant de daigner nous donner sa bénédiction, ce qu'elle fit. Elle éleva peu ses deux mains et nous dit : Puissiez-vous être heureux, mais, avant tout, résignés à la volonté de Dieu ! Adieu, pensez quelquefois à la vielle mère de Napoléon : elle mourra bientôt !

Elle ne se trompait pas ; quelques mois plus tard, elle devait mourir, après avoir perdu l'une de ses belles-filles, la femme de Jérôme, la fille du roi de Wurtemberg, celle qui, abandonnant son rang, sa famille, son état, suivit son mari dans la proscription et sauva l'honneur des princesses allemandes, si gravement compromis par Marie-Louise d'Autriche.

Pour nous, nous conserverons le souvenir de cette dernière visite à la femme qui, en dépit des considérations mondaines, du temps, de l'âge, n'a pas dévié d'un pas de la ligne de conduite qu'elle s'était tracée, à cette femme que la Providence semblait conserver, pour la rassasier de toutes les douleurs, comme elle l'avait rassasiée de toutes les gloires, à la mère enfin de Napoléon, l'homme qui vivra dans l'avenir le plus reculé ; car, si un jour, un autre cataclysme vient encore bouleverser ce monde et effacer culte, mœurs, lois comme de nos temps, quelque débris surnagera et renouera la chaîne historique. Ce débris sera la grande image de Napoléon qui s'est imprimée dans le monde physique et moral. Alors cet homme, que nous avons vu, deviendra pour une autre humanité, le héros, le culte de nos générations éteintes.

Tel est le fidèle récit de la visite de trois Français inconnus à Madame Mère, témoignant quel accueil elle savait faire avec bonté à ceux qu'elle appelait les enfants de sa grande famille, comme si une première ou une seule entrevue dût suffire, pour leur assurer la sympathie de ses sentiments et la confiance de ses souvenirs.

Madame en donna encore un touchant témoignage à la comtesse d'Orsay, dont la visite, vers la fin de 1833, fut aussi un témoignage de fidélité à la mère de l'Empereur. La relation sommaire en a été publiée dans un journal de l'époque et reproduit, après la mort de Madame, par un écrivain populaire[13].

 

 

 



[1] Souvenirs intimes du temps de l'empire, 1838, t. II, p. 319.

[2] Correspondance du roi Joseph, t. X, p. 385.

[3] Copie de la lettre, communiquée par le comte Primoli.

[4] Lettre communiquée par le comte Joseph Primoli.

[5] Lettre communiquée par le comte Joseph Primoli.

[6] Lettre communiquée in extenso par le duc de Padoue fils.

[7] Lettre communiquée par le comte J. Primoli.

[8] Le général Arrighi, duc de Padoue, par Du Casse, t. II, p. 322.

[9] Mémoires et correspondance du roi Joseph, t. X.

[10] Les femmes célèbres, par la duchesse d'Abrantès, 1834.

[11] Extrait du Magasin des familles, t. III.

[12] Voir l'Appendice : Souvenirs dictés par Madame.

[13] Souvenirs intimes du temps de l'empire, par Em. Marco Saint-Hilaire 1838, t. II, chap. XIV.