MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1832.

 

 

La mère et le fils de Napoléon. — 1821 et 1832. — Deuil à perpétuité. — La princesse Charlotte Napoléon. — Le portrait de sa grand-mère : Napoleonis Mater. — Le cardinal Fesch, secrétaire de sa sœur. — Lettres : à la comtesse de Survilliers ; du comte de Survilliers à son neveu le duc de Reichstadt. — Napoléon II. — Cécité de Madame Mère et justesse de son toucher visuel. — Nulle trace de sa correspondance avec son petit-fils. — Visite du comte Je Prokesch-Osten à Madame Mère ; intéressant récit publié par lui. — Nouvelle inattendue de la mort du fils de Napoléon. — Lettre de sa mère à Madame. — Madame consternée doit refaire le testament qu'elle avait fait en faveur de son petit-fils.

 

L'année 1832 allait renouveler pour Madame Mère son grand deuil de 1821. Ce n'était plus vers Sainte-Hélène, c'était du côté de Vienne ou à Schœnbrunn, que se portaient ses nouvelles inquiétudes. On parlait vaguement de la santé du duc de Reichstadt, dont la croissance rapide et l'émaciation progressive accompagnée d'une toux caractéristique, le menaçaient de la phtisie pulmonaire. C'était pour sa grand'mère la fin prochaine de son unique espérance. Ce cher enfant, resté si loin d'elle, comme autrefois, le roi de Rome, se trouvait privé, pour toujours, du droit de s'appeler Napoléon II.

Madame avait assisté, le 20 mars 1810, à sa naissance, et le 21 juin, comme marraine, à son baptême. Elle fut ensuite témoin des premiers pas de ce petit prince impérial, lorsque son père encore là, lui tendait les bras pour l'embrasser. Madame enfin, trois ans après, en 1814, au départ de Blois, embrassait aussi, tout en larmes et pour la dernière fois, le pauvre enfant, si malheureux de son départ des Tuileries, que pour n'en pas sortir, il luttait avec colère, de toute la force de ses petites mains et de ses petits pieds, mais en vain.

La seule diversion accessible au cœur maternel de Madame eût été de recevoir les siens, si tous avaient pu obtenir l'autorisation de se rendre auprès d'elle. Cette faveur accordée à Lucien et à Jérôme était refusée à Joseph, par ordre supérieur, et à Louis par sa mauvaise santé.

Les deux princesses Charlotte, dont le nom était doux à l'oreille de Madame, l'une, fille de Joseph, l'autre de Lucien, partageaient la tâche filiale d'alléger les maux de leur aïeule. La première, Charlotte Napoléon, venue d'Amérique, avec sa mère la comtesse de Survilliers, avait obtenue de Madame, la faveur de faire son portrait, de le dessiner d'après nature et de le lithographier avec le talent d'une artiste, en l'appelant Napoleonis Mater. Elle s'était déjà fait connaître par un Album de vues d'Italie[1], composé avec la collaboration de son mari, le prince Napoléon-Louis, mort en 1831, si fatalement.

Cette charmante princesse Charlotte Napoléon, devenue veuve sitôt après son mariage, avait rencontré, en 1830, dans le salon de Madame, le célèbre peintre des moissonneurs, Léopold Robert, qui lui donna les conseils de son art. Il admirait les grandes qualités de son élève, la grâce de son esprit, le charme de sa conversation et l'aptitude de son talent, au point de s'éprendre d'une respectueuse passion pour celle qu'il aurait désiré épouser. Mais désespérant d'obtenir sa main, il n'osa la demander, et en ressentit une douleur inconsolable, qui l'entraîna subitement au suicide, en se noyant dans le Tibre. Cette fin tragique fit grand bruit à Rome, en causant un vif chagrin à Madame et à sa famille.

Le cardinal, investi de la confiance de sa sœur et lui servant de secrétaire, répondait pour elle à la plupart des lettres personnelles de chacun des siens. Ce n'était pas seulement pour ses lettres d'affaires, c'était aussi pour les lettres familiales, paraissant extraites de la correspondance la plus bourgeoise. On eût dit que la forme en cachait le fond, pour ne pas attrister par la confidence de ses chagrins, les destinataires des épîtres ou des envois désignés.

La lettre suivante du cardinal à la comtesse de Survilliers en est un exemple :

Rome, 7 février 1832[2].

... Madame a reçu avec plaisir le fromage du Mont-Cenis que je lui ai remis de votre part.

... Dites à Louis que le petit chien envoyé à Madame a été perdu de vue, quelques heures après. On ne l'a plus retrouvé, ce qui a beaucoup fâché Madame contre ses valets de chambre. Ces gens-là ne comprenaient pas qu'un petit animal, qui avait plu à leur auguste maîtresse, fût capable de faire une diversion passagère à sa douleur continue.

Joseph adresse, le 15 février, à Napoléon II[3], une longue et sérieuse lettre, de sa résidence à Pointe-Breeze (États-Unis d'Amérique), par l'entremise d'une personne de confiance, devenue l'interprète de ses sentiments. L'oncle, prenant le titre de comte de Survilliers, expose au neveu en exil, sa propre situation, comme l'aîné de la famille Bonaparte, et aussi la situation monarchique de la France, depuis 1830, ses vœux et ses efforts personnels, unis à la voix du peuple, pour l'appeler au trône, comme le successeur légitime de Napoléon. Il invoque auprès du jeune prince l'autorité de son grand-père S. M. l'empereur d'Autriche, qui seul aurait pu réaliser de tels vœux. Il rappelle enfin les faits rétrospectifs de la destinée du roi de Rome, mais Joseph ne lui dit rien de la situation de sa vénérée grand'mère qui pense sans cesse à lui en l'instituant, cette année même, son légataire universel.

Pourquoi ce silence du fils aîné sur la mère, qu'il aime et vénère comme il le doit et qui, à toutes les époques de sa vie, a pris une si noble part à l'honneur de sa famille et à la gloire morale de Napoléon ? Peut-être ce sentiment intime et filial avait-il été exprimé de vive voix au porteur de la dépêche du comte de Survilliers, pour le transmettre à son neveu, de la part de Son Altesse Impériale. On peut dire par anticipation, que Joseph, au commencement de l'année suivante, suppléa au silence qu'il avait gardé, sur sa mère, en écrivant encore au jeune prince.

Il fallait bien que le cardinal Fesch, occupant auprès de sa sœur la place d'une confiante intimité, pût correspondre, en son nom, avec les siens, lorsqu'ils étaient éloignés, ou les lui présenter, s'ils venaient auprès d'elle. L'état de cécité de Madame l'eût empêchée de les reconnaître à distance, à moins d'entendre leur voix. Madame avait adopté un moyen instinctif assez sûr pour les aveugles, de reconnaître une personne encore jeune, qu'elle avait pu bien voir, avant d'être privée de la vue ; c'était d'effleurer, de la main, son visage. En voici un exemple que m'a cité le colonel comte Justinien Clary, allié par son nom à la famille de Joseph Bonaparte et frère de l'ancien sénateur de l'empire. Il était, de plus, filleul du cardinal Fesch et, dans sa jeunesse, bien connu de Madame Mère qui n'avait jamais vu le frère aîné. L'un et l'autre furent présentés un jour, en 1832, à Madame, par le cardinal qui ne les lui nomma point. L'aîné des deux jeunes gens s'approcha d'elle le premier et Madame, en touchant son visage, dit : Celui-là, je ne le connais pas ; mais aussitôt que le plus jeune frère prit sa place et avança la tête, Madame eut à peine posé la main sur son front, qu'elle ajouta : Celui-ci, c'est autre chose, c'est le fils de mon ami Nicolas Clary ! Et elle l'embrassa, en lui donnant, comme souvenir, une petite bague qu'elle portait. N'est-ce pas là ce que l'on pourrait : appeler la vue tactile des doigts, chez les aveugles ?

L'infortunée grand'mère a-t-elle pu tenir et caresser de ses mains tremblantes une seule lettre écrite par le roi de Rome, par ce petit-fils, si cher à son -cœur et déjà marqué du sceau fatal de sa destinée ?

Peu de jours avant sa mort, dit le panégyriste du cardinal[4], le duc de Reichstadt avait écrit à son aïeule, la mère de l'empereur, retirée à Rome, dans la société de quelques-uns de ses enfants, petits-enfants et de son frère. C'eût été un bonheur pour lui de leur faire visite, en passant à Rome, s'il avait pu réaliser le projet d'aller rétablir sa santé sous le beau ciel de Naples. Il n'avait vu ni les uns, ni les autres de ses parents paternels, depuis leur départ de Blois, en 1814 !

Combien devait être touchante la correspondance de l'infortuné fils de Napoléon et de sa vénérée grand'mère ! Leurs lettres sont-elles parvenues à leur destination mutuelle ? Il est permis d'en douter. Ont- elles été interceptées, détruites ou conservées secrètement ? C'est là un mystère impénétrable et le silence forcé qui a pu suivre leur envoi, serait plus lamentable que l'oubli. La vie d'exil, en Autriche, la maladie et la mort de cet enfant, presque orphelin, allait bientôt affliger cruellement l'aïeule plus qu'octogénaire. Recluse à Rome, depuis dix-sept ans, elle ignorait ce qui se passait à Vienne ou à Schœnbrunn et n'en recevait que des nouvelles indirectes ou inexactes. Elle ne pouvait exprimer ses tristes pensées que par lettres, soit au prince, soit à sa mère redevenue l'archiduchesse Marie-Louise, ou bien à son grand-père l'empereur d'Autriche ; et la plupart de ces lettres sont restées sans réponse. Il a été impossible d'en découvrir les traces, malgré les recherches les plus attentives.

L'historien le plus récent de Marie-Louise, le baron Imbert de Saint-Amand, bien renseigné par les souvenirs véridiques de Méneval, exprime une opinion semblable sur la correspondance de Madame Mère avec la cour d'Autriche et ajoute[5] : On ne lui avait pas même donné la joie de lui apprendre les sentiments de vénération enthousiaste que l'ex-roi de Rome professait pour la mémoire du grand empereur.

S. A. avait destiné à son petit-fils la plupart des objets précieux reçus et recueillis par elle, après la mort de Napoléon. Parmi ces souvenirs de la douleur, figurait le masque, moulé à Sainte-Hélène, le 6 mai 1821, par Antommarchi et rapporté par lui à Madame, lorsqu'il revint à Rome lui rendre compte de sa pénible mission. Désespérant de n'avoir pu transmettre cette image funèbre à son petit-fils, Madame en fit don à la bibliothèque d'Ajaccio, le 5 mai 1832, onzième anniversaire de la mort de son fils et l'année même de la mort de son petit-fils. Cet hommage portait pour légende : Offert par la mère de l'empereur et par sa famille. Si Madame fut privée des nouvelles de son petit-fils, tandis qu'il vivait encore, elle sut inspirer tant de sympathies personnelles, qu'elle ne tarda pas à en recevoir de précieux témoignages, tandis que l'infortuné prince se mourait de langueur et de consomption.

Madame en était là de sa vie de douleurs, lorsqu'une visite imprévue lui apporta la compensation passagère des nouvelles qui lui avaient manqué, si longtemps. Un ancien ambassadeur d'Autriche, le comte de Prokesch-Osten, a publié un petit livre fort intéressant[6], où il relate, dans les termes suivants, la visite que, lors d'un séjour à Rome, il eut l'honneur de rendre à Madame Mère, le 21 juillet 1832.

... J'allai faire ma visite d'adieu au colonel Gabrieli. La princesse Charlotte (fille de Lucien) profita de cette occasion, pour me demander si je ne voyais aucun inconvénient à rendre visite à la mère de Napoléon, Madame Letizia. Ayant répondu que non, elle me dit que Madame Letizia avait montré un vif désir de faire la connaissance de l'ami de son petit-fils, qu'elle avait osé espérer que je comprendrais et éprouverais ce sentiment de sensibilité si conforme à la nature humaine, mais qu'elle avait longtemps hésité à me faire parvenir sa prière à ce sujet. Je répondis qu'en cela elle avait eu tort et méconnu le cœur de mon empereur à qui l'amour d'une grand'mère pour son petit-fils ne pouvait paraître qu'un sentiment aussi naturel que sacré, et qu'il me saurait certes mauvais gré de le supposer indifférent au cri du cœur. Il fut arrêté d'avance que la princesse Charlotte me conduirait, le lendemain, chez Madame Letizia.

En effet, le lendemain, 21 juillet, la princesse vint me prendre chez moi, et me mena dans sa voiture place de Venise, où était le palais qu'habitait la mère de Napoléon. Nous trouvâmes dans l'antichambre, son secrétaire, Robaglia, et deux dames ; l'une d'elles, d'après ce que j'appris, était originaire de la Corse ; l'autre, Française et fille d'un colonel du génie. Les portes s'ouvrirent sur un sombre et vaste appartement, richement meublé, au plafond élevé ; d'épais rideaux, cachant en partie les fenêtres, ne laissaient pénétrer qu'un faible jour.

La princesse entra la première ; je la suivis lentement ; je vis alors se lever d'un sofa, en s'appuyant sur le bras de Charlotte, une noble et vénérable matrone de quatre-vingt-quatre ans, à moitié aveugle, presque paralytique, vêtue de noir, de la tête aux pieds. Elle me salua, puis se laissa retomber sur le sofa et m'invita à m'asseoir auprès d'elle. Elle me dit, alors, de la voix la plus douce du monde, beaucoup de choses bienveillantes, dans un français incorrect, mais avec assurance et en termes très bien choisis. Je n'hésitai pas à l'entretenir du duc. Je lui dis ce que je savais et pensais à son sujet, ce qu'elle écouta avec une émotion et un attendrissement qui ne firent qu'augmenter. Elle m'interrompit par de fréquentes questions ; et plus je descendais à des détails qui ne pouvaient avoir de l'intérêt que pour une mère, plus elle trouvait des traits de ressemblance entre le caractère du duc et celui du père. Elle me raconta comment son fils Napoléon avait, lui aussi, dans son enfance, la conception lente et l'intelligence paresseuse ; comment il faisait souvent le désespoir de ses maitres, comment lui-même s'en affligeait et comment un jour qu'il était revenu à la maison avec un bon certificat, il en fut si fier, qu'il s'assit dessus, dans l'attitude d'un conquérant sur son char de triomphe.

Je la tranquillisai, en lui disant que le duc était traité avec tous les égards qui lui étaient dus : ce qui fut un grand soulagement pour son cœur. Je cherchai aussi à calmer les appréhensions que faisaient naître chez elle la maladie de son petit-fils, au sujet de laquelle, elle et moi, nous ne savions guère que ce qu'on en pouvait lire dans les journaux, c'est-à-dire peu ou rien qui fût de nature à conclure à un dénouement si fatal et si rapproché. M'écrire à Rome, le duc ne le pouvait, sans en demander l'autorisation. Je compris qu'il préférait garder le silence. Je n'avais donc pas le moindre pressentiment de l'état où il se trouvait.

C'est de la meilleure foi du monde que je trompai la noble femme. Elle se souvenait avec attendrissement et tristesse, et me parla longuement de la dernière fois qu'elle avait vu et embrassé à Blois le roi de Rome ; puis elle me raconta sans amertume qu'elle avait écrit, à plusieurs reprises, à Marie-Louise et même au duc, mais que ses lettres étaient restées sans réponse.

Elle résuma ensuite tout ce qu'elle avait ressenti, pensé et souhaité, par rapport à lui, en une seule phrase, qui fut le mot d'adieu et qu'elle me confia pour lui, ce cher objet de ses affections et de celles-de toute la famille : Qu'elle respecte les dernières volontés de son père ; son heure viendra et il montera sur le trône paternel.

Puis elle se leva et se fit conduire auprès du buste du duc, placé à côté de celui de son père. Elle me montra l'un et l'autre, ainsi que ceux de ses autres fils, disant quelques mots à l'adresse de chacun d'eux. Elle s'arrêta plus longtemps, devant les bustes de Lucien et de Joseph. Elle prononça quelques paroles pleines d'une amère tristesse, à propos de Marie-Louise ; puis elle chercha des cheveux de Napoléon, qu'elle voulait que j'emportasse avec moi pour le duc ; mais elle ne les trouva pas. Elle me promit, encore pour le soir, son propre portrait en miniature pour son petit-fils bien aimé. Sur le revers, il trouvera, dit-elle, une boucle des cheveux de son père.

Je lui baisai la main et me disposai à partir ; mais elle me retint et sembla faire un suprême effort pour se redresser. Sa personne me parut grandir, et un air de majestueuse dignité l'enveloppa. Je sentis ensuite qu'elle tremblait ; ses deux mains se posèrent sur ma tête. Je devinai son intention et pliai le genou. Puisque je ne puis arriver jusqu'à lui, dit-elle, que sur votre tête descende la bénédiction de sa grand'mère, qui bientôt quittera ce monde. Mes prières, mes larmes, mes vœux seront avec lui, jusqu'au dernier instant de ma vie ; portez-lui ce que je dépose sur votre tête, ce que je confie à votre cœur.

La princesse Charlotte la soutint. Je me relevai alors ; elle m'embrassa et demeura longtemps penchée silencieuse sur moi. Nous la conduisîmes vers le sofa. Je lui baisai encore une fois la main, en prononçant des paroles que me suggéra le cœur, et je la laissai enfin aux mains de Charlotte. Dans la soirée, quand je me rendis chez le colonel Gabrieli, je trouvai Robaglia. Il me remit le portrait de Madame Letizia en miniature, et au revers de cette peinture étaient renfermés des cheveux de Napoléon ; il me remit aussi un second écrin avec deux miniatures adossées et représentant, l'une le fils de Letizia, du temps où il était premier consul ; l'autre, sa fille Caroline, la veuve de Murat. Le lendemain, il passa à mon domicile et m'apporta une boîte à jeu, en vieux laque, avec des jetons en nacre, dont chacun portait une N surmontée d'une couronne impériale. Elle avait été apportée à Madame Letizia, de Sainte-Hélène, par M. Marchand : c'était un présent offert à l'empereur par l'amiral anglais Malcolm, lors de son retour de Chine. L'empereur, pendant ses soirées à Sainte-Hélène, avait l'habitude de se servir de cette boite, pour jouer au jeu de l'hombre. Madame Letizia se promettait de joindre à ces objets d'autres souvenirs ; mais mon départ ne lui en laissa pas le temps. Je m'engageai à remettre au duc le tout fidèlement.

A Bologne, je reçus, comme un coup de foudre, au moment même où je montais en voiture, pour continuer mon voyage, la nouvelle on ne peut plus inattendue, de la mort du duc, qui avait rendu le dernier soupir, le 22 juillet, à cinq heures du matin, au château de Schœnbrunn. J'en demeurai comme paralysé, le reste de la route. L'infortuné petit-fils de Madame Mère avait vingt et un ans.

Telle est la relation textuelle de la visite du comte de Prokesch à Madame Mère, à propos du malheureux duc de Reichstadt. Cette visite a été racontée en aperçu, dans des livres sur le jeune prince, notamment par M. de Montbel[7], ancien ministre du roi Charles X. L'auteur, tout en servant la cause royaliste, à laquelle il restait fidèle, s'est honoré lui-même, en rendant un juste hommage à la mère et au fils de Napoléon.

Ainsi l'infortuné prince succombait, dès l'aube du dimanche 22 juillet 1832, à la phtisie pulmonaire, dont les progrès rapides avaient suivi le développement de sa croissance morbide la plus hâtive. L'autopsie faite, avec toutes les garanties nécessaires, n'a révélé aucun des signes du cancer de l'estomac, ni l'ulcération la plus simple ; c'était la question qui préoccupait le plus l'infortunée grand'mère.

Madame avait interrogé son intéressant visiteur sur les qualités de cœur et d'esprit de son petit-fils : C'est un caractère tout à fait poétique de rêverie, répondait M. de Prokesch. En voici une preuve touchante, entre bien d'autres :

Lorsque le duc de Reichstadt reçut, à Vienne, de sa mère, le berceau de vermeil que lui avait offert la ville de Paris, M. de Metternich lui demanda ce qu'il comptait en faire. Nul ne rentre dans son berceau, quand il l'a quitté, répondit-il, avec un sourire mélancolique ; c'est, jusqu'ici, l'unique monument de mon histoire ; je tiens à le conserver : Ma tombe et mon berceau seront ainsi rapprochés l'un de l'autre. Il exprima plusieurs fois cette triste pensée, dans les derniers temps de sa courte existence. Cet effet moral, si consolateur, si bienfaisant qu'il fut, dans le sentiment du pauvre prince, ne pouvait effacer, dans l'esprit de sa grand'mère, l'impression douloureuse de l'anathème d'exil prononcé contre un cercueil. Voilà ce que Madame ressentait le plus tristement et lorsqu'enfin, elle apprit la mort de son petit-fils, elle leva les yeux au ciel, fit un double signe de croix, puis joignant les deux mains sur sa poitrine : Cette dernière façon de perdre mon fils, dit-elle, m'est peut-être plus pénible que la première. Et elle ajouta : Je suis donc destinée à survivre à tous mes enfants et à porter leur deuil ? Qui aura soin des jours de ma vieillesse et recevra mon dernier soupir ?

Le lendemain de cette mort trop prévue, l'ex-impératrice Marie-Louise adressait la lettre suivante[8] :

A Madame Mère, à Rome.

Schœnbrunn, 23 juillet 1832.

Madame,

Dans l'espoir d'adoucir l'amertume de la douloureuse nouvelle que je suis malheureusement dans le cas de vous annoncer, je n'ai voulu céder à personne le soin pénible de vous en faire part.

Dimanche 22, à cinq heures du matin, mon fils chéri, le duc de Reichstadt a succombé à ses longues et cruelles souffrances. J'ai eu la consolation d'être auprès de lui, dans ses derniers moments et celle de pouvoir me convaincre que rien n'a été négligé pour le conserver à la vie. Mais les secours de l'art ont été impuissants contre une maladie de poitrine que les médecins, dès le principe, ont unanimement jugée d'une nature si dangereuse qu'elle devait, infailliblement, conduire au tombeau mon malheureux fils, à l'âge où il donnait les plus belles espérances. Dieu en a disposé ! Il ne nous reste qu'à nous soumettre à sa volonté suprême et à confondre nos regrets et nos larmes.

Agréez, Madame, dans cette douloureuse circonstance, l'expression des sentiments d'attachement que vous a voués

Votre affectionnée fille,

MARIE-LOUISE.

Cette lettre parvint à Rome, le surlendemain et laissa Madame consternée. La douleur de la grand'mère fut inconsolable, en opposition avec la douleur de la mère, hélas ! trop tôt consolée.

Ayant désigné son petit-fils pour son légataire universel, Madame disait que, tenant sa fortune de l'empereur, elle devait, selon toute justice, la laisser au fils unique de Napoléon. Ce fils unique n'était plus et sa grand'mère, obligée de refaire son testament, reconnut bien, dans sa désolation, qu'elle perdait le plus beau joyau de sa couronne. Mais elle devait une réponse à sa belle-fille et elle se décida à faire écrire la lettre suivante, par son frère, à l'archiduchesse Marie-Louise[9] :

Rome, le 6 août 1832.

Madame,

Malgré l'aveuglement politique qui m'a toujours privée de recevoir des nouvelles du cher enfant dont vous voulez bien m'annoncer la perte, je n'ai jamais cessé de lui conserver des entrailles de mère. Il était encore pour moi l'objet de quelque consolation, mais à mon grand âge, à mes infirmités habituelles et douloureuses, Dieu a voulu ajouter ce coup, nouveau gage de ses miséricordes, dans la ferme espérance qu'il aura amplement compensé, dans sa gloire, la gloire de ce monde.

Veuillez, Madame, recevoir le témoignage de ma reconnaissance pour avoir pris la peine, dans une si douloureuse circonstance, de soulager l'amertume de mon âme. Soyez sûre qu'elle durera le reste de ma vie.

Mon état m'empêchant de signer cette lettre, permettez que j'en charge mon frère.

Son Altesse eut, dès lors, une pensée unique, refaire son testament. Elle avait institué son petit-fils légataire universel et elle se trouvait dans l'obligation de diviser, en les multipliant, la plupart des donations entre ses enfants survivants et les personnes de sa maison, lui ayant donné des preuves de fidélité, sans oublier la part très large des pauvres.

Suit le testament consigné par acte notarié, en date du 22 septembre 1832, expliquant, avec beaucoup de détails, les dispositions de Madame pour chacun de ses legs et faisant apprécier les qualités de justice et de bienveillance, d'ordre et d'économie, qui caractérisaient la mère vénérée de Napoléon. Cet acte nouveau, écrit en italien et traduit en français, sous les yeux de S. Ém. le cardinal Fesch, étant assez long dans ses détails, n'en exige pas ici la reproduction complète[10]. L'analyse succincte du testament de Madame Mère l'a montrée, tout d'abord, préoccupée d'accomplir ses devoirs religieux, pour mieux assurer les dernières dispositions de son héritage et la part des indigents. Elle désigne les églises de Rome, les prêtres et les frais des messes ou des prières à dire pour elle. Elle recommande à ses héritiers de remettre au cardinal la somme nécessaire à toutes les dépenses de ses obsèques et elle rappelle à son frère la recommandation d'employer l'excédent de la somme laissée par elle, sans qu'il ait à en rendre compte à personne.

Elle signale à la suite chacune des personnes de sa maison instituées par elle ses légataires, telles que le chevalier Colonna son chambellan ; madame Rose Mellini, sa dame de compagnie ; les femmes attachées à son service, ainsi que les domestiques hommes, en commençant par son premier valet de chambre. Elle désigne M. Robaglia, son secrétaire le docteur Charles-Mathieu Antonini, son médecin, et M. Jean Natali, son avocat. Elle lègue à son frère le cardinal les portraits de sa famille.

Son Altesse annule tous les papiers de créance pouvant faire de ses enfants ses débiteurs, en déclarant qu'aucune recherche ne devra être faite contre cette volonté formelle. Elle n'excepte de cette mesure ou quittance générale, qu'un prêt de trois cent mille francs, fait à sa fille Caroline, dès 1815, etc. — Voir, à cet égard, le libellé du testament.

Elle laisse, à titre de prélegs, en partage entre ses deux fils Joseph et Louis, son service de vermeil (dont suivent les détails) ; et elle en réserve une autre partie à ses fils Lucien et Jérôme. Elle institue son héritière sa fille Marie-Caroline, dans la seule portion légitime de son héritage (sauf explications testamentaires), et elle y joint un riche collier de perles, etc., etc. Madame nomme enfin ses fils bienaimés, Joseph, Lucien, Louis et Jérôme Bonaparte, ses héritiers universels, par proportions égales de tout ce qui peut lui appartenir encore. Elle désigne pour son exécuteur testamentaire le marquis Louis Potenziani. — Voir les formalités du testament.

A part les portraits peints de sa famille légués à son frère le cardinal Fesch, Madame Mère a légué à la ville d'Ajaccio la collection des photographies de sa famille. Ces photographies ont été faites à Nice par Léonard de Saint-Germain. Un album, grand format in-folio, en a été publié en 1866, sous le titre de : Album de la famille Bonaparte. Reproduction des portraits originaux légués à la ville d'Ajaccio par Madame Mère[11].

L'album comprend les sujets suivants :

Armoiries de la Corse.

Napoléon, empereur. Portrait en pied d'après Gérard.

Maison natale de Napoléon.

Napoléon Ier. Statue équestre par le comte d'Orsay.

Madame Letizia Bonaparte (Mater Regum), d'après Gérard. (Musée d'Ajaccio.)

Napoléon Ier, d'après le buste de Chaudet.

Madame Mère (Napoleonis mater), Dessiné à Rome, 1835, par Charlotte Napoléon. (Collection de Braccini.)

Masque de Napoléon Ier moulé à Sainte-Hélène le 6 mai 1821 par le docteur Antommarchi.

Madame Mère, Buste par Canova. (Musée d'Ajaccio.)

Napoléon II (enfant), d'après le buste de Chaudet.

Charles Bonaparte (en pied), d'après Gérard. (Musée d'Ajaccio.)

Napoléon II. Miniature d'Isabey.

Acte de baptême de Napoléon Ier. (Archives de la Mairie.)

Napoléon II d'après le buste de Bartolini.

 

 



[1] Album donné par la princesse Charlotte Napoléon.

[2] Registre de correspondance du cardinal.

[3] Mémoires du roi Joseph, 1854, t. X, p. 378.

[4] Le cardinal Fesch, par l'abbé Lyonnet, t. II.

[5] Marie-Louise et le duc de Reichstadt, 1886, 5 vol. in-12.

[6] Mes relations avec le duc de Reichstadt. Paris, 1878.

[7] Le duc de Reichstadt, 1 vol. in-8°, Paris, 1832, chap. IX.

[8] Mémoires du roi Joseph, 1854, t. X, p. 382.

[9] Copie de la minute. — Registre de la correspondance.

[10] Copie de la traduction donnée par le comte Ramolino.

[11] Album photographié à Nice, 1866.