MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1831.

 

 

État de Madame après sa fracture. — Cécité progressive. — Inquiétude des siens. — Lettres en son nom. — L'accident comparé à celui du pape Pie VII. — Lettres de Madame à son fils Jérôme, à sa petite-fille Zénaïde. — Sa nouvelle lectrice. — L'ex-roi Joseph n'obtient pas la permission de venir voir sa mère. — Les deux fils de Louis entraînés dans les troubles de Bologne. — L'aîné marié à la princesse Charlotte, est tué à Forli. — Douleur de la reine Hortense cherchant son dernier fils. — Nouveaux regrets pour Madame. — L'ex-roi Louis inconsolable. — Situation de Madame dans son état de réclusion forcée. — Choix des livres sur Napoléon. — Réflexions de Madame. — Son jugement net et précis. — Voyage en Belgique et présentation à la princesse Charlotte Napoléon. — Lettre de Madame à la veuve d'André Ramolino. — Discours de Dominique Pietra-Santa. — Autres lettres de Madame. — Celle du comte de Survilliers à sa mère.

 

La situation grave de Madame mère inquiétait tous les siens, rapprochés ou éloignés d'elle. Cette fracture du col du fémur, était reconnue à peu près incurable, par l'âge d'abord et ensuite par l'impossibilité absolue de supporter l'emploi d'un appareil contentif. La cécité secondaire et progressive, produite ou non par la coïncidence d'une commotion cérébrale, au moment de la fracture sa gravité jointe à celle de la lésion mécanique compliquait de plus en plus le pronostic motivé par la consultation des chirurgiens de Rome.

Madame, réduite ainsi au repos absolu, presqu'à l'immobilité, recevait de doubles témoignages d'affection, de ses enfants et petits-enfants ; c'était pour elle le commencement d'une nouvelle année. Les vœux de chacun, selon cette coutume familiale, s'adressaient à la mère ou grand'mère, tenant à répondre aux siens éloignés d'elle.

L'ex-roi Louis, retiré à Florence, écrivait le 4 janvier, à son neveu, fils de Jérôme, alors en Amérique[1] :

... Votre père est toujours à Rome et se porte bien. Votre grand'maman n'est pas rétablie de sa chute, parce que cela est presque impossible à son âge ; mais elle supporte très bien son état, et, à part sa cuisse cassée, sa santé est bonne.

Rappelons que pareil accident, une fracture du col du fémur, avait atteint, peu de temps auparavant, le vénérable pape Pie VII, qui n'avait pu y survivre, au delà d'un mois. Madame le savait, et, au lieu de s'inquiéter de ce précédent pour elle-même, on eût dit que selon ses sentiments religieux, elle y puisait une force morale suffisante pour supporter les suites d'un accident si grave.

Sa tranquillité d'esprit s'affirme surtout dans la plupart des lettres dictées dès lors par elle. La suivante s'adresse à son petit-fils Jérôme (Paterson)[2].

Rome, 8 janvier 1831.

Mon cher fils,

J'ai appris, avec un vif plaisir, la naissance de votre premier-né. Je fais des vœux pour qu'il vienne bien et pour qu'il soit pour vous un nouveau sujet de bonheur. Recevez ma bénédiction maternelle, et ne doutez jamais du tendre attachement que je vous porte, ainsi qu'à votre fils.

Faites mes affectueux compliments à votre femme. Je vous embrasse avec toute l'affection d'une bonne et tendre mère.

MADAME.

Elle écrit de même à sa petite-fille Zénaïde[3] :

Ma chère fille,

Ce sera un grand bonheur pour moi que de pouvoir vous embrasser, ainsi que vos enfants. J'ai appris avec peine que vos affaires n'allaient pas comme vous le désiriez. Je vous prie de croire au vif intérêt que j'y prends. Je regrette bien de ne pouvoir vous le prouver, qu'en parlant à Lucien.

Charles se porte bien. Embrassez vos enfants pour moi et croyez à toute la tendresse de votre affectionnée mère.

MADAME.

Une dame de Sartrouville, parente du comte de Lacépède et alliée à deux généraux, avait hasardé, au mois de juillet 1830, d'adresser une lettre à Madame Mère, pour obtenir la faveur d'être nommée sa lectrice. La réponse retardée par les événements, donna satisfaction à cette demande et, en février 1831, madame de Sartrouville fut informée, par le duc de Rovigo, qu'elle était admise et attendue chez Son Altesse, le plus promptement possible. Dans ces conditions, et déjà munie de deux lettres du général Savary, l'une pour Madame, l'autre pour le prince de Montfort (l'ex-roi Jérôme), la nouvelle lectrice parvint à sa destination.

L'entraînement de la révolution de 1830 durait encore en Italie, avec les plus sympathiques manifestations pour la France. Le souvenir du temps passé, sous le pouvoir de l'empereur et roi, surexcitait les esprits italiens, aux cris répétés de Vive l'Indépendance ! Une partie de la famille Bonaparte résidait à Florence, retirée du monde et voyant peu d'étrangers, comme Madame, toujours isolée, espérait recevoir à Rome la visite de Joseph, son fils aîné.

Le comte de Survilliers était le seul des frères de Napoléon ne pouvant résider en Italie. Sa ressemblance avec lui paraissait telle, qu'au milieu de la foule, il eût été pris pour l'empereur, revenu ou enlevé de Sainte-Hélène, sinon ressuscité, aux yeux des incrédules. Madame, supposait-on, aurait été du nombre, par les illusions de sa tendresse maternelle. Son fils aîné s'était donc retiré en Amérique et comptait, à son retour, se rendre en Italie, c'est-à-dire à Rome, pour y revoir sa mère. Il devait retrouver auprès d'elle sa femme, l'ex-reine Julie et la ramener aux États-Unis. Mais ne pouvant obtenir du gouvernement de l'Autriche la permission d'aller à Rome, Joseph dut y renoncer.

Ce n'était pas cette ressemblance seule qui l'avait éloigné, c'était plus encore l'agitation des esprits, par l'entraînement à l'étranger de la révolution de France. Ce contre-coup, en Italie, avait soulevé les patriotes de l'indépendance. Les deux fils de Louis (l'ex-roi de Hollande), Napoléon-Louis et Louis-Napoléon, avaient obtenu de leur père la permission de quitter Florence, pour se joindre aux constitutionnels des États de Bologne ; mais en laissant leur pauvre mère en pleurs. La reine Hortense fit savoir à Madame, fort inquiète du sort des jeunes princes, qu'ils s'étaient mis, avec l'assentiment de leur père, à la tête des patriotes, et qu'elle allait les rejoindre, dans l'espoir de les retrouver l'un et l'autre sains et saufs en les embarquant avec elle, soit pour la Grèce, soit pour l'Amérique.

Une lettre écrite de Rome, le 25 février, par le comte de Montfort à ses deux neveux, leur adressait d'affectueux reproches sur leur empressement à prendre part aux troubles de la Romagne[4] :

Songez, mes chers neveux, leur dit Jérôme, au chagrin, à l'affliction de votre père, de votre mère, de votre respectable grand'mère, si vous persistez dans une démarche où un moment d'enthousiasme a pu vous entraîner, mais que la raison, comme la politique, vous font une loi d'abandonner.

Ce sage conseil était trop fondé mais aussi trop tardif. L'aîné des deux jeunes princes fut tué à Forli, tandis que le second, le prince Louis, était rejoint à Pezzaro par sa mère, la reine Hortense. La mort inattendue de l'un de ses petits-enfants affligea encore l'infortunée grand'mère, qui ajoutait chaque perte nouvelle de l'un des siens à sa longue liste de fatalité.

La princesse Charlotte Napoléon, si aimée de sa grand'mère, ayant été mariée à l'aîné des deux fils de Louis, n'était pas moins inquiète de leur sort et, faisant allusion à un accident de leur départ de Rome, pour l'aventureuse expédition : Mon Dieu, dit-elle, peut-être ont-ils reçu un avertissement du ciel, lorsque leur voiture versa en sortant de la ville. Du temps des Romains, on aurait tiré de cet incident un mauvais présage, et ils n'auraient pas continué leur route. — Ce funeste pressentiment se réalisa, par malheur, et la pauvre princesse ne revit plus son mari que mort. Il avait été tué, à la tête des partisans qu'il commandait. On dut cacher la vérité à sa grand'mère, qui avait pour les deux jeunes gens, comme pour leur mère (la reine Hortense), une tendre affection. On lui fit croire que son petit-fils avait succombé à la rougeole.

L'excellent roi Louis fut inconsolable et il en cacha la véritable cause à sa mère, accablée par ses propres malheurs. Il tomba, dès lors, dans une mélancolie profonde qui, jointe à ses infirmités, devait, trop tôt, le faire succomber.

En parlant de Madame, dans une lettre du 27 mars, à son frère Lucien, Jérôme ajoute : Maman qui est très affligée de ce qui se passe, me charge de vous dire qu'elle n'écrit pas par ce courrier, mais que sa santé est bonne.

Madame recevait ensuite une lettre de Joseph[5] lui exprimant ses regrets de n'être point autorisé à venir la voir. Il est pénible, disait-il, pour un fils et un mari de se voir séparé de tout ce qui lui est cher, mais que voulez-vous ? je suis un grand coupable, je m'appelle Bonaparte !... Ah ! messieurs les souverains ! la postérité vous jugera ; vous êtes bien cruels !... Madame se montra fort attristée de cette lettre qu'elle se fit relire et elle resta pensive, tout le jour, en disant avec douleur : Pauvre Napoléon ! eux se vengent maintenant, ils ont tant tremblé !

Des lettres écrites, par le cardinal, dans le courant de mai, font allusion à une opération chirurgicale non expliquée. C'était l'essai renouvelé sur Madame d'un appareil mécanique pour sa fracture du col du fémur. Rien n'indique, à cet égard, qu'il fût question d'opérer la cataracte, contre-indiquant, dès le début, toute tentative chirurgicale.

Réduite à la réclusion par ses infirmités, comme elle avait été réduite à l'exil par ses infortunes, Madame ne sortait presque pas de chez elle, dans les dernières années de sa vie. Elle ne pouvait plus aller à l'église et si elle ne se montrait pas indifférente aux formes extérieures du culte, elle y suppléait par la méditation des pensées chrétiennes. Une chapelle attenante à son salon lui permettait d'assister à la messe, en se faisant transporter là, sur sa chaise longue, et elle édifiait l'assistance par son recueillement. La dame lectrice décrit, dans son Journal[6], la simplicité des pratiques religieuses de la vénérable octogénaire, lui recommandant, un jour, de penser au salut de son âme, sans jamais lui en avoir reparlé depuis.

Les rares sorties de Madame en voiture devenaient plus difficiles. On la transportait d'abord dans un fauteuil jusqu'au bas de l'escalier, où sa voiture était avancée, en l'y plaçant sur un sommier élastique et elle s'y trouvait étendue comme dans son lit. L'une de ses dames, et en particulier sa dame lectrice prenait place, à côté d'elle, pour la soutenir, avec l'aide du chambellan, assis en face d'elle. Le cardinal suivait la voiture dans la sienne. On allait au pas et la triste promenade ne se prolongeait pas au delà de l'une des portes de Rome, et, aussitôt, le cocher devait s'arrêter. Son Éminence descendue d'abord, arrivait auprès de Madame et s'informait de sa santé, en rentrant avec elle au palais Rinuccini.

D'autres fois, Madame se faisait conduire à l'une des villas de ses enfants et respirait, dans les allées du parc, le parfum des roses et des orangers. Mais elle ne voulut pas retourner à la villa Borghèse, devenue la propriété de la princesse de Musignano, en se souvenant trop de sa chute malencontreuse.

Madame, malgré l'avis de ses médecins, dut renoncer à ses promenades en voiture, parce qu'elle en ressentait trop de fatigue. N'ayant plus d'équipage, elle tenait à en conserver les insignes, dans leur ancienne simplicité. Quelqu'un voulut, un jour lui persuader de substituer sur sa voiture de nouvelles armes, ou bien celles de la famille de son mari aux armes impériales qu'elle conservait à découvert. Pourquoi les changerais-je ? disait-elle, l'Europe, pendant dix ans, s'est prosternée devant ce blason et les rois s'y sont bien accoutumés !

Il était difficile de suppléer aux bons effets de la promenade à l'air. Madame essaya d'y parvenir et lorsque le temps était favorable, elle se faisait porter sur une chaise longue, dans la petite galerie extérieure, appelée la loge de son palais, ayant vue sur la place de Venise et sur le Corso. Ces loges sont ménagées de la sorte, dans la plupart des grandes habitations de Rome, comme un moyen de distraction pour les personnes sédentaires. La dame lectrice raconte à ce sujet[7] que Son Altesse, ne pouvant voir, entendait là du moins des chuchotements sur sa présence et ne put s'empêcher de lui dire : Voyez, Madame, ils se demandent comment cette pauvre infirme, qu'ils ont devant les yeux, est la mère de l'empereur. — Il y a vingt ans, lorsque je passais au Carrousel, le tambour battait aux champs et lorsque j'arrivais, la troupe présentait les armes, la foule se pressait autour de ma calèche ; et maintenant, si je me montre, l'on n'ose me regarder qu'à travers les rideaux, l'on craint une indiscrète curiosité ; eh bien, cet intérêt vaut l'autre. En d'autres temps, c'était de l'empressement ; aujourd'hui, c'est de la politesse. Il y a vingt ans, j'étais Altesse ; aujourd'hui, je redeviens Madame Letizia.

Constamment habillée de noir, depuis la mort de l'empereur, Madame ne quitta plus ses vêtements de deuil et avec la simplicité de sa robe sombre, elle avait pris l'habitude, de porter, chez elle, en hiver, un tablier de taffetas noir, qu'elle remplaçait, en été, par un tablier blanc. C'était un lointain souvenir de l'humble ménagère de la maison d'Ajaccio.

Sa toilette terminée, le matin, pour le reste de la journée, Madame, privée de marcher dans son appartement, s'y faisait promener, sur un fauteuil à roulettes et parcourait ses salons, accompagnée, tantôt par son frère, tantôt par son chambellan, ou par l'une des personnes de son entourage. On la ramenait à sa chambre, après ce simple exercice de locomotion passive et on la plaçait sur son canapé. Là, elle reprenait le fuseau qu'elle maniait avec beaucoup d'adresse, et se faisait lire ou raconter les nouvelles du jour. Elle savait écouter, pour mieux se souvenir, et attendait l'heure d'un dîner fort bien servi pour ses convives, mais dont sa frugalité ne prenait qu'une part minime.

Le soir venu, la dame lectrice, madame de Sartrouville ou mademoiselle Rose Mellini, douée, comme elle, du talent rare de la lecture, commençait par un ouvrage sérieux au goût de Madame. Elle montrait parfois tant d'intérêt pour cette lecture, que, malgré l'heure de se coucher, elle désirait souvent une prolongation de séance.

Le choix des livres portait sur l'histoire des guerres de la république et de l'empire. Or, parmi ces ouvrages, celui qui offrait le plus d'intérêt et de développements, était préféré par l'esprit viril et presque militaire de la vaillante femme. Elle avait entendu parler si souvent des faits et des hommes de cette grande époque, qu'elle en recherchait plus volontiers le souvenir. Tel était le long recueil historique des armées françaises, publié sous la restauration, de 1817 à 1821[8].

Si, pour ces lectures quotidiennes et prolongées, Madame avait perdu la faculté de la vue, elle semblait y avoir acquis un développement marqué du sens de l'ouïe et son attention à écouter en était plus soutenue. Elle pouvait, par cette compensation naturelle, ménager la voix de sa lectrice et ne lui faire répéter aucune phrase, aucun mot inutile.

Absorbée par ses tristes pensées, Madame paraissait s'en distraire, en écoutant ces lectures historiques sur les guerres de l'empire. La vogue obtenue par l'ouvrage du général comte de Ségur, lui fit désirer d'en avoir connaissance[9]. La lecture des deux volumes lui en fut faite, en quelques jours ; elle en apprécia la forme attachante, mais sa haute raison et la connaissance, même imparfaite, des opinions attribuées à l'empereur ne pouvait lui en faire admettre la critique, sans contrôle. Elle eût réfuté plusieurs des opinions contraires, si elle avait eu la faculté de discuter, lorsque parut l'Examen critique de l'ouvrage du comte de Ségur, par le général Gourgaud, avec l'épigraphe : Rendez à César ce qui est à César. Quelques lignes, extraites de la page V de l'Examen critique, suffiront pour apprendre que Madame préférait ce livre à l'œuvre critiquée[10] :

... La pensée dominante de M. de Ségur se manifeste dès son premier chapitre. Il va montrer Napoléon rempli du vaste projet de rester seul maître de l'Europe. Peu lui importe que, par cette imputation, il soit l'écho des esprits superficiels et malveillants qui ont jugé un grand homme, après sa chute, ou des ennemis qui, lorsqu'il était debout, s'en faisaient une arme pour le renverser : il est sûr de plaire aux uns et de ne pas déplaire aux autres ; il flatte l'esprit de parti et la médiocrité contemporaine : il sera lu, il sera loué. Rien n'était plus vrai.

Si, en prêtant une oreille attentive à toute lecture sérieuse, Madame semblait, parfois, ne plus écouter, elle songeait à un passage, à un nom qui ravivait sa pensée ou ses souvenirs. Son intelligente lectrice savait s'arrêter à point et reprendre la suite à propos.

Les meilleurs récits de l'épopée napoléonienne étaient alors peu multipliés, parce que le temps n'était pas venu de réfuter ouvertement les pamphlets ou les diatribes de la période de 1815 à 1830. Madame ne recherchait pas plus pour l'empereur que pour elle-même la louange exagérée ou dépourvue de critique. Ce qu'elle appréciait le plus, c'était la vérité simple et sincère dans l'histoire.

On lui lisait, un jour, les Mémoires du général Lamarque[11], récemment parus, et l'auteur blâmait Napoléon d'avoir placé le fardeau d'une couronne sur la tête de Murat. Madame, en écoutant cette lecture, semblait rêveuse et absorbée dans ses méditations. La personne qui lisait crut devoir s'arrêter, par déférence. — Pourquoi, lui dit Madame, interrompre votre lecture ? Me croyez-vous incapable d'entendre la vérité ? oui, l'auteur a raison, Napoléon a commis une faute irréparable, en voulant faire de Murat un roi. C'est que Napoléon, continua-t-elle, n'était pas infaillible ; Napoléon n'était pas, comme Jésus, fils de Marie, il n'était que le fils de Letizia. Hélas ! j'avais prévu, longtemps avant, ce qui devait arriver. Lorsque j'étais au faîte des grandeurs que je n'avais jamais désirées, ni regrettées, on me croyait heureuse, entre toutes les femmes ; mais pouvais-je être heureuse, avec le sourire aux lèvres et la mort dans l'âme ?[12]

A défaut de livres d'histoire, ou comme diversion à leur lecture, Madame ne refusait pas le choix de quelques romans dits historiques. Ceux d'Alexandre Dumas lui plaisaient surtout et elle apprécia, en particulier, la pièce militaire de Napoléon Bonaparte. Elle trouvait bien imaginé le rôle de l'espion, que son dévouement au grand homme fait partir, dès l'origine de sa gloire militaire, à Toulon, conduit à travers ses batailles et rend témoin des prodigieux événements de la vie du général illustre, élu premier consul, empereur et roi, pour s'arrêter à la mort du martyr de Sainte-Hélène. Madame de Sartrouville dit aussi, en parlant des impressions de Madame sur cette lecture : Sa douleur était muette et trop forte, pour se prolonger par des pleurs, lorsqu'elle croyait voir mourir son fils, au dernier acte.

Dans un autre ouvrage dont le nom m'échappe, ajoute la lectrice, le mot tyran est accolé au nom de Napoléon : — Tyran ! dit Madame, en se parlant à elle-même, tyran ! lui qui ne vivait pas une seconde, sans songer à la France, toujours à la France. S'ils l'avaient vu seul, avec lui-même, comme je l'ai vu, ils ne l'appelleraient pas tyran... L'empereur ne sera vraiment compris que dans un siècle !Elle disait souvent dans sa conversation, le mot suivant : Je suis plus qu'impératrice ; je suis la mère du grand Napoléon. Et cette parole de Madame revenait à sa pensée, toutes les fois qu'elle la reportait vers lui, soit dans les premières années de sa vie passées auprès d'elle, soit dans les dernières années de sa captivité, mourant si loin d'elle !

L'occasion nous fut offerte, pendant l'automne de 1831, de vérifier l'exactitude de cette citation : J'accompagnais mon père en Belgique, où l'avait appelé le roi Léopold Ier, pour le consulter sur l'organisation du service de santé de son armée. Tandis qu'il retrouvait dans l'ambassadeur de France, le général Belliard, l'un de ses anciens compagnons d'Égypte, j'avais l'honneur d'être présenté à la princesse Charlotte Napoléon, seconde fille de l'ex-roi Joseph et déjà veuve de l'infortuné prince Charles-Louis Napoléon. Elle avait pour sa grand'mère qui l'aimait beaucoup, le plus tendre attachement. Le bienveillant accueil de la jeune princesse m'a permis d'apprécier la bonté de son cœur, la grâce de son esprit et son culte filial pour Madame Mère. C'est la princesse Charlotte Napoléon qui m'a parlé avec le plus de connaissance de son aïeule vénérée, en me donnant ou m'indiquant, sur elle, de précieux documents. C'est elle surtout qui m'a suggéré la première pensée de faire un pèlerinage à Rome, tout exprès pour obtenir, sous l'égide paternelle, l'insigne honneur d'être admis, un jour, auprès de la mère du grand homme.

Peu de temps après, un proche parent de madame André Ramolino venait mourir à Ajaccio et un autre allié de cette famille, Dominique de Pietra-Santa, fut chargé de prononcer son éloge funèbre. Il attribuait à Napoléon une bienveillance bien méritée par André Ramolino, qui en avait montré sa reconnaissance, en suivant à Porto-Ferrajo l'exilé de l'île d'Elbe.

Devenu député, il conserve à sa bienfaitrice la plus respectueuse gratitude et en donne le témoignage, dans ses lettres à Madame Mère qui lui adresse, en dernier lieu, la réponse suivante :

Rome, le 29 octobre 1831.

Mon cher cousin,

J'ai écrit à vous et à Madeleine, il y a peu de temps. Aujourd'hui je reçois votre lettre du 10 courant, ainsi que la copie de celle que vous avez adressée à Jérôme. Je vois avec peine que vous avez été tourmenté. Je ne puis qu'approuver votre conduite. Calmez-vous donc et soyez bien persuadé que je n'ai jamais douté, un instant, de votre attachement sincère pour nous tous et que moi, de mon côté, je conserve toujours pour vous les sentiments d'amitié qui datent de si loin et qui sont à l'épreuve du temps et des événements.

Jérôme est dans ce moment, à Livourne, où il est resté, après avoir pris les bains. Le cardinal seul est ici auprès de moi. Sa santé est bien précaire ; mais, avec des soins, j'espère qu'elle se rétablira. Je n'ai pas la même espérance pour moi.

Depuis quinze mois, je suis toujours obligée de garder le lit et j'éprouve souvent des douleurs très vives à la jambe malade. Mais qu'y faire ? Il faut bien se résigner.

Adieu, mon cher cousin, recevez la nouvelle assurance du sincère et inaltérable attachement de votre bien affectionnée cousine.

MADAME.

Et comme si ce n'eût été assez, dit l'auteur du discours, Madame écrivit, le même jour, à madame Ramolino :

Rome, le 29 octobre 1831[13].

Ma chère cousine,

André n'avait pas besoin de justification. J'ai eu, depuis longtemps, des preuves trop fortes et trop nombreuses de son attachement pour nous, pour en douter, un instant. Il a agi pour le mieux et il a bien fait. Je ne crains donc pas que vous soyez jamais réduite à vous retirer dans un monastère, pour un semblable motif. Croyez, ma chère Madeleine, que je rends pleine et entière justice à vos sentiments.

Je serai bien contente de voir Ramolino ici, non pas pour entendre sa justification, il n'en a pas besoin, mais seulement pour le plaisir de le voir...

Le discours de Dominique de Pietra-Santa sur la tombe de son ami m'a été communiqué par son fils le docteur Prosper de Pietra-Santa, qui a tenu à y joindre le post-scriptum suivant : M. André Ramolino, en mourant, a institué pour son héritier et légataire universel, M. Napoléon Levié, qui, plus tard, a été autorisé à joindre à son nom celui de Ramolino, formant ainsi le nom de Levié-Ramolino.

Madame à son fils Lucien[14].

Rome, 7 novembre 1831,

Mon cher fils, Je ne veux pas laisser partir le cardinal, sans vous donner directement de mes nouvelles. Il vous dira, de vive voix, combien je vous suis attachée et avec quel bonheur j'apprendrais que tout réussisse, au gré de vos désirs.

J'ai reçu votre dernière lettre et je ne comprends pas la proposition du quart qui vous est faite par Bavioli. Il m'écrit en date du 21, que la décision de nos réclamations est encore ajournée, mais qu'on en a reconnu la justice et que le garde des sceaux ne doute pas de leur plein succès. Je vous engage donc de nouveau à avoir encore patience ; cela ne saurait traîner en longueur. Vous avez d'ailleurs dû voir le projet de loi présenté à la Chambre des députés, où on nous assimile à la famille des Bourbons, et où, par conséquent, rapportant les dispositions de la loi du 12 janvier 1816, qui séquestraient nos biens, en France, on exige seulement la liquidation. Cette loi, on doit l'espérer, passera et alors, nos réclamations seront payées, sans difficulté aucune.

Je vous prie de faire mes amitiés à Alexandrine et aux enfants. Je vous embrasse tous avec la tendresse d'une bonne et affectionnée mère.

Per Madama,

ROSA MELLINI.

A Son Excellence le prince de Canino, à Florence.

Dans le courant de décembre, le cardinal écrit à la comtesse de Survilliers, alors à Florence, avec sa fille la princesse Charlotte, pour leur donner des nouvelles de Madame. Elle souffrait toujours et plus encore moralement que physiquement, de sa double infirmité, malgré une édifiante résignation.

Je n'ai plus de distractions, répétait souvent Madame et je pense toujours, toujours ! Elle se complaisait surtout au souvenir de Napoléon enfant, plutôt que grand homme, et sa physionomie d'ordinaire grave et sévère, souriait au récit de sa naissance. Elle songeait aussi à ses autres enfants, et était heureuse de recevoir la visite de quelques-uns d'entre eux. Elle tâchait enfin de supporter l'absence des exilés, par quelques mots de souvenir.

Le billet suivant du cardinal à la comtesse de Survilliers, montre ce laconisme épistolaire[15].

Rome, 17 décembre 1831.

Madame est toujours dans le même état, mais elle souffre avec une grande résignation. Jérôme est arrivé avant-hier.

FESCH.

Madame, déjà plus qu'octogénaire, impotente et aveugle, ne recevait plus de visites étrangères, ni la réunion trop bruyante de ses petits-enfants.

Une note inédite du cardinal jointe à une lettre du 19 décembre, nous apprend que les Bonaparte s'étant multipliés dans leurs enfants, avaient fait prendre à Madame le parti de ne plus admettre que les garçons sans les filles, criant plus fort à la fois. Les deux filles mariées de la comtesse de Survilliers faisaient seules exception.

Joseph Bonaparte adresse à Madame Mère la lettre suivante, de sa résidence aux États-Unis[16].

Pointe-Breeze, 27 décembre.

Ma chère maman,

Je vous ai écrit, il y a quelques semaines, pour vous souhaiter une bonne année et aujourd'hui que part le dernier paquebot, il me semble ne pas devoir le laisser partir, sans vous rappeler encore combien je désire que l'année qui s'approche voie notre réunion.

Ma santé continue toujours à être bonne. Charlotte m'écrit que vous êtes assez bien ; je voudrais que votre prochaine lettre me donnât la nouvelle que vous pourrez bientôt supporter la voiture : Nous ne sommes pas au pouvoir, mais vous pouvez être certaine que les vœux de la France nous sont favorables. La nation rend justice à Napoléon et son fils finira par gouverner la France, avec la libéralité qui était dans la prévoyante espérance de son père. Il nous disait souvent, vous vous le rappelez : Dix ans après la paix générale, la France pourra être gouvernée avec les principes de Jean-Jacques Rousseau ; mais jusque-là, ce sont des rêves. On ne fait pas la guerre avec de l'eau de rose ; l'Angleterre le sait et c'est pour m'empêcher de faire le bonheur de la France et de la consolider par de bonnes institutions, qu'elle a rompu le traité d'Amiens. Mon fils pourra faire tout ce que nous souhaitons en vain ; il vivra assez, pour voir la chute de l'oligarchie anglaise. Je pense que nous touchons à ce moment, tâchez de vivre assez pour en être témoin. Soignez-vous donc, ma chère maman, autant que vous le pourrez.

[Joseph annonce ensuite à Madame que cette lettre lui sera remise par Éloi Maillard, qu'il a cédé à Charlotte, pour lui assurer un serviteur fidèle. Madame pourra confier à Éloi tout ce qu'elle voudrait lui faire parvenir avec sûreté.]

Je vous embrasse et suis votre affectionné fils,

JOSEPH.

Combien, hélas ! les espérances de l'aîné de cette famille allaient être déçues pour le fils unique de Napoléon, pour cet enfant appelé, à sa naissance en France, le roi de Rome et destiné à mourir, dès sa majorité, prince ou archiduc d'Autriche !

 

 

 



[1] The life and letters of madame Bonaparte (Elizabeth Paterson) by Eug. Didier. London, 1879.

[2] The life and letters of madame Bonaparte, par Eug. Didier, 1879.

[3] Lettre communiquée par le comte J. Primoli.

[4] Mémoires du roi Jérôme.

[5] Histoire anecdotique du second empire, 1868, 1 vol. in-8°.

[6] Journal de madame de Sartrouville. Le Capitole de décembre 1839.

[7] Extrait du Journal de madame de Sartrouville.

[8] Victoires et conquêtes des Français, de 1792 à 1815, 27 volumes.

[9] Histoire de Napoléon et de la grande armée en 1812.

[10] Examen de l'ouvrage de M. le comte de Ségur, 1826.

[11] Mémoires du général Lamarque.

[12] Journal de madame de Sartrouville, le Capitole de 1839.

[13] Lettre extraite du discours de Dominique de Pietra-Santa.

[14] Lettre communiquée par la comtesse Faina (Lucienne).

[15] Registre de correspondance du cardinal.

[16] Copie de la lettre manuscrite aux archives de la Bibliothèque.