MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1830.

 

 

Madame et sa correspondance. — Réponse assez froide à Lucien. — Lettre moins tendre aussi pour Caroline. — La villa Borghèse, promenade favorite de Madame. — Elle tombe, en marchant et se fracture le col du fémur ; — gravité de cet accident ; — soins empressés, mais inutiles. — Témoignages dévoués de la famille. — Contraste avec un rapport de la police. — Fatale complication de cécité progressive. — Les trois journées de Juillet à Paris. — Retentissement à Rome. — Nouvelle statue de Napoléon sur la colonne Vendôme. — Émotion de sa mère. — Sa dame de compagnie, mademoiselle Mellini, devient sa lectrice provisoire. — Lettres indiquées ou dictées par Madame. — Lectures diverses sur Napoléon. — Visite de la reine Hortense. — Le pape Pie VIII exprime son admiration pour Madame. — Lettre remarquable de l'ex-roi Joseph à sa mère.

 

Une révolution imprévue allait éclater en France, à la fin de juillet, après un accident déplorable qui devait atteindre Madame Mère en personne, dès le mois d'avril, en menaçant sa longue existence. Cette année-là commençait, pour elle, comme tant d'autres années de son exil, par le souvenir, bien plus que par la présence des siens, disséminés loin de Rome. Ceux de ses enfants qui vivaient encore, m'avaient pas tous la permission ou la liberté de la voir et devaient lui adresser, à distance, leurs vœux d'un bonheur fictif ou perdu, depuis longtemps. Madame recevait leurs lettres de nouvel an et y répondait ou en dictait la réponse, et c'était tout.

L'une de ces lettres s'adresse à Lucien, mais le cœur maternel semble ne lui avoir pas pardonné un grief familial. Lui, certes, n'y fait point allusion dans sa lettre, car sa mère se contente d'une froide réponse à ses remerciements[1]. Elle lui mande que rien n'est encore décidé pour le mariage de Charlotte, avec Napoléon-Louis (fils de l'ex-roi de Hollande) ; et elle exprime sa tendre, affection pour ces deux enfants qu'elle voudrait voir unis et heureux.

Elle adressait, le 17 mars, à sa fille Caroline une lettre d'affaires, dictée par elle et signée Madame.

L'expression de sa tendresse passée, pour la plus jeune et la seule survivante de ses trois filles, manque à cette lettre relative à des intérêts de famille[2]. L'ex-reine de Naples avait laissé à sa mère un douloureux souvenir, resté ineffaçable.

A peu de distance de Rome et à la sortie par la porte du Peuple, pour arriver sur les bords du lac d'Albano, se trouvait une belle maison de campagne, cédée par Louis à sa mère. Cette propriété, dite la villa Borghèse, située comme la promenade du Monte-Pincio, dans la région presque française des environs de la capitale romaine, plaisait à Madame plus que tout autre lieu. Il semble, disait-elle, que sur cette charmante colline, on respire l'air de la France. C'était sa promenade favorite, dans les beaux jours d'hiver, et elle y passait une partie de l'été.

La villa Borghèse offrant l'aspect d'un superbe domaine, attestait la magnificence héréditaire de la famille qui lui avait donné son nom. Elle a été décrite si souvent, qu'elle n'exige pas une description nouvelle, à propos de Madame Mère. Rappelons simplement ce que raconte si bien le premier, le plus populaire et le plus sympathique des conteurs d'autrefois, Alexandre Dumas père. Voici d'abord ce qu'il dit du peintre Clément Boulanger, premier du nom, voyageant en Italie, à cette époque[3] :

... En partant pour l'Italie, Clément, avec son imagination dévorante, voulut tout voir. Sa femme ne désirait voir que trois choses : Madame Letizia, qu'on appelait alors Madame Mère ; le Vésuve en éruption, et Venise en carnaval.

Les deux derniers désirs s'expliquent par la curiosité ; le premier par le sentiment. Marie Monchablois était cousine du général Leclerc, premier mari de la princesse Borghèse. Il avait donc parenté avec la famille Napoléon, parenté bien éloignée comme on voit ; mais on est parent de bien plus loin, en Corse !

Horace Vernet était directeur de l'École de peinture, à Rome. La première visite des deux artistes devait naturellement être pour Horace Vernet ; mais en sortant de chez lui, on n'avait que le Monte-Pincio à traverser, la porte del Popolo à franchir, et l'on était dans la villa Borghèse.

Or, dans la villa Borghèse habitait Madame Mère, que désirait tant voir madame Clément Boulanger. Le hasard servit la jeune enthousiaste : Madame Mère, dans sa promenade, passa devant elle. Madame Clément avait bonne envie de se jeter à ses genoux ; — je conçois cela, car c'est ce que j'ai fait, moi qui ne suis pas un fanatique, quand j'ai eu l'honneur d'être reçu à Rome, par Madame Letizia, et qu'elle m'a donné sa main à baiser. Oh ! c'est qu'on ne peut imaginer quelles proportions antiques l'exil donnait à cette femme l Il me semblait voir la mère d'Alexandre, de César ou de Charlemagne.

Madame Letizia avait regardé les deux jeunes gens, et leur avait souri, comme la vieillesse sourit à la jeunesse, comme le Couchant sourit à l'Orient, comme la bonté sourit à la beauté.

Madame Clément revint chez elle ivre de joie. — Le soir elle était invitée au palais Ruspoli, chez madame Lacroix ; toute joyeuse encore, et sans savoir qu'elle parlait devant le secrétaire de Madame Mère : Ah ! dit-elle, je puis quitter Rome, ce soir. — Comment cela ? vous êtes arrivée ce matin !... — J'ai vu ce que je voulais voir. — Ah !... que vouliez-vous voir ?Madame Mère. Et alors, elle raconta ce triple désir qui l'amenait en Italie : Voir Madame Mère, une éruption du Vésuve et le carnaval à Venise.

Le secrétaire écouta ce grand enthousiasme, sans rien dire ; mais, le même soir, il raconta ce qu'il avait entendu, à la mère de César. Celle-ci sourit, se rappela les deux beaux enfants qu'elle avait salués dans le jardin de la villa Borghèse et demanda qu'ils lui fussent présentés le lendemain.

Le lendemain tous deux étaient introduits dans la chambre à coucher de Madame Mère ; c'était là que l'illustre aïeule se tenait habituellement.

Venez ici, mon enfant, dit Madame Letizia en faisant signe à la jeune femme d'approcher, et dites-moi pourquoi vous désirez tant me voir ?Mais parce qu'on dit que les fils ressemblent à leur mère. Madame Letizia sourit à cette charmante flatterie, plus charmante encore dans une bouche de dix-sept ans. Alors, répondit-elle, je vous souhaite un fils, madame !Mauvais souhait, princesse ; j'aime mieux une fille. — Et pourquoi cela ? Ayez toujours un fils, et il y aura peut-être un Napoléon sur le trône, au moment où ce fils sera en état de servir. Étrange prédiction réalisée ! madame Clément Boulanger a eu un fils ; ce fils a aujourd'hui vingt-deux ans et est employé, sous un Napoléon, au ministère d'État.

Peu de temps après, dans l'une de ses promenades à la villa Borghèse, c'était le 22 avril, Madame, déjà octogénaire, accompagnée de sa chère petite-fille, la princesse Charlotte et de M. Presle, vieil ami de la famille, donnait le bras au comte Colonna, son chambellan. Elle voulut s'en dégager, afin de marcher seule devant lui, dans un chemin trop étroit pour deux personnes ; le terrain était inégal et pierreux ; elle fit un faux pas et tomba tout à coup sur la hanche, avant que le comte ait eu l'agilité ou la force nécessaire pour s'élancer vers elle et la soutenir, en la préservant de cette chute subite. On ne pouvait la relever, sans produire une vive douleur dans le membre, dès lors incapable de tout mouvement volontaire. Il fallut du secours et bien des précautions pour la soutenir, l'asseoir dans sa voiture et la ramener à Rome.

Madame indiqua aux médecins et chirurgiens, appelés en toute hâte, qu'elle avait éprouvé, en tombant, une douleur violente à la hanche, avec sensation distincte de craquement et impossibilité absolue de soulever la jambe. Le membre, comparé à l'autre, fut trouvé très raccourci, avec déviation du pied en dehors, mobilité, douleur et crépitation manifeste vers le haut de la cuisse, d'ailleurs émaciée dans toute son étendue. A ces signes certains, caractéristiques, un chirurgien exercé ne pouvait, dès la première exploration, méconnaître une fracture complète du col du fémur.

La douleur provoquée par les moindres mouvements du membre était supportée sans plainte par Madame qui ne se prêta pas toutefois aux tentatives de réduction immédiate de la fracture. Elle avait perdu, depuis quelque temps, son chirurgien de confiance, le docteur Sisco, remplacé, à l'improviste par deux praticiens et habiles professeurs à l'université de Rome. D'autres furent appelés par la sollicitude filiale des princes Louis et Jérôme, de passage auprès de leur mère.

Les docteurs réunis en consultation, soit d'un commun accord et d'après un examen attentif, soit par persistance de Madame à refuser l'application d'un appareil contensif à extension, et eu égard surtout à son âge avancé, convinrent de suivre la pratique expectante du célèbre Dupuytren, en plaçant le membre dans la position provisoirement demi-fléchie, sur des coussins[4]. Cette position suffit pour préparer la consolidation de ces sortes de fractures, lorsqu'on peut y substituer une autre méthode de traitement ou l'application d'un appareil contensif et inamovible. Mais il faut des conditions d'âge, de fracture et de curabilité plus favorables que chez l'auguste princesse.

Son état parut si grave, dès les premiers instants, que le cardinal Fesch, toujours empressé dans son assistance et son intervention, avait obtenu du Saint-Père le pouvoir de donner l'absolution à Madame, de la part de Sa Sainteté. Cette grâce pontificale était réservée aux souverains et aux cardinaux, à l'heure de la mort. La mère d'un empereur et de trois rois, méritait, selon Son Éminence, cette insigne faveur d'après la dignité de toute sa vie. Heureusement que Son Altesse n'en fut point alarmée ! Elle n'avait pas attendu cette intervention officieuse du cardinal auprès du Saint-Père et aussitôt après avoir reçu les premiers soins, elle avait accompli ses devoirs religieux, dans la plénitude de sa propre volonté.

Ceux des siens présents à Rome, avertis du dangereux accident, ne tardèrent pas à venir autour du lit de Son Altesse, en lui témoignant leur sollicitude filiale. Là se trouvaient réunis les princes Louis et Jérôme, la princesse Julie et ses deux filles Zénaïde et Charlotte, la princesse de Canino et l'ex-reine Caroline, dont la personne, au dehors, figurait l'épouse du roi Murat. Le gouvernement de l'Autriche, voyait dans cette réunion de famille chez Madame Mère, la machination d'un complot bonapartiste. La présence de l'ex-reine de Naples, si légitime qu'elle fût et le nom de comtesse Lipona, dont l'anagramme était Napoli, constituait aux yeux de la police ombrageuse, un délit politique, réclamant une répression immédiate.

Il fut enjoint à l'ex-reine Caroline de sortir de Rome, sans délai. Cette mesure formelle fut notifiée par le gouverneur de la ville au cardinal Albani, chargé d'en informer Madame elle-même. Ne suffisait-il pas à Son Éminence d'avertir son collègue le cardinal Fesch et n'était-il pas triste que la prétendue raison d'État interdît à l'ex-reine de Naples, accourue auprès de sa mère en danger, le droit de rester à Rome plus d'un jour ? Madame en garda un pénible souvenir ; mais rendit grâce à Dieu de ne point se trouver en danger de mort. Elle conserva aussi un moral assez ferme, uni à une piété sincère, pour ne pas s'émouvoir de l'absolution pontificale, sollicitée d'urgence pour elle, par son frère le cardinal.

Madame reçut, en peu de temps et de toutes parts, les témoignages sympathiques et respectueux de l'intérêt public, inspiré par la nouvelle de son grave accident. Ces preuves de sollicitude ne pouvant lui être offertes d'une façon directe, lui étaient transmises par des lettres. Telle fut une lettre du comte de Las Cases, datée du 18 mai[5].

En opposition à d'aussi touchants témoignages d'intérêt pour Madame, il faut signaler le rapport de la police au gouverneur de Rome, en date du 8 juin 1830. Le rapport est suivi, dès le lendemain 9, d'une réponse dont l'analyse sommaire suffira. Il s'agit de la désignation nominative des parents de Madame Mère et de leurs domestiques, avec indication de leur résidence, du jour, de l'heure de leur arrivée à Rome et de leur visite à Madame ou au cardinal — tombé malade aussitôt après le grave accident de sa sœur —. La réunion des parents de Son Altesse à la villa Paolina Borghèse et la surveillance spéciale exercée sur la comtesse Lipona, telle est la série des renseignements détaillés dans ce rapport sans nom de la police[6]. Laissons là ce rapport de police et indiquons l'état de l'auguste malade, ne pouvant supporter ni l'application ni même l'essai d'un appareil mécanique. La consolidation de la fracture devint impossible et Madame se trouva fatalement privée de la faculté de marcher, jusqu'à la fin de sa vie, prolongée encore pendant six années.

Peu de temps après, et pour surcroît de malheur, Madame perdit la vue, soit par un effet possible de la commotion cérébrale due au contrecoup de la chute, soit plutôt par une simple coïncidence, ou par les progrès de l'âge et de l'affaiblissement visuel. Quoi qu'il en fût, la cécité rapide et bientôt complète des deux yeux, était caractérisée par une double cataracte capsulo-lenticulaire, compliquée peut-être et sans indication chirurgicale d'une opération inutile, sinon nuisible, dans de telles conditions.

Par ces deux accidents graves, Madame se trouva privée de ses promenades favorites, au Monte-Pincio et à la villa Borghèse, qu'elle aimait tant à parcourir, parce qu'elle croyait y respirer l'air de France. Rome n'était plus pour elle cette ville imposante des âges historiques, c'était la ville désormais invisible ; comme une ville détruite, ou une terre étrangère sur laquelle la princesse infirme ne pouvait se soutenir, ni se diriger seule. La lumière du soleil, qu'elle ne pouvait bien voir, éclairait seulement de ses rayons la pièce où Madame se trouvait, et y répandait un peu de chaleur. Le soleil vient encore me faire visite comme un ami, disait-elle, et moi, hélas ! je ne puis plus le voir. Sa seule distraction, désormais passive, fût d'entendre lire les nouvelles du jour, les livres écrits pour la mémoire de Napoléon ou l'histoire de ses campagnes. Les personnes de l'entourage de Madame prenaient soin de lui faire de fréquentes lectures, sans pouvoir s'en charger avec l'assiduité ponctuelle d'une lectrice attitrée. On le savait, au dehors et plusieurs demandes pour cet emploi avaient été soumises à l'appréciation de Son Altesse qui ne pût y donner suite tout d'abord. Parmi ces demandes s'en trouvait une, écrite avec le tact de la déférence, par une dame nommée de Sartrouville. Cette personne bien apparentée, offrant des garanties d'instruction et des qualités appréciables, semblait convenir plus que toute autre à l'infortunée recluse. Son admission eût été certaine, s'il n'était survenu, au dehors, un événement considérable qui détourna l'attention des faits particuliers.

Madame Mère, condamnée au repos le plus absolu n'avait pas désespéré qu'un jour, tôt ou tard, les cendres de Napoléon seraient restituées à la France. Elle avait demandé, en personne, avec instance, au gouvernement britannique la concession provisoire pour elle-même du cercueil de son fils, abandonné à Sainte-Hélène. L'Angleterre n'avait rien répondu.

Mais la France venait de parler, et la révolution de 1830 éclatait subitement à Paris, le 27 juillet, pour s'accomplir en trois jours, avec un prompt retentissement au dehors et au loin. L'Italie en avait déjà témoigné un vif enthousiasme dans le parti national, et l'Autriche établissait, dans ce pays, occupé par elle, une concentration de ses troupes et rendait difficiles les communications avec l'intérieur.

La nouvelle de cette révolution, en parvenant à Rome, causa la plus vive émotion à Madame, qui en fut malade. Elle pensait, tout de suite, à son petit-fils, le roi de Rome, reclus à Vienne, sous le nom de duc de Reichstadt et pouvant prétendre à la couronne de France, avec le nom proclamé déjà de Napoléon II, si l'Autriche l'eût voulu. La grand'mère plus qu'octogénaire, deux fois infirme et plus malade, sentait son état s'aggraver davantage et ne pouvait plus parler. Elle s'était recueillie et semblait en prière, au milieu de quelques-uns des siens, assistant, en silence, à sa douleur.

Le prince Jérôme de Montfort, retenu chez lui, par la lecture du courrier de Paris, venait d'apprendre un effet inespéré de la grande nouvelle. Il accourt chez Madame, pénètre sans bruit dans sa chambre, et s'approche de son lit : Ma mère, lui dit-il, à voix basse, m'entendez-vous ? Madame fait un léger signe affirmatif. — Eh bien, ma mère, je viens de recevoir des nouvelles de France, annonçant que les Chambres ont rendu un décret de restitution de la statue de l'empereur à la colonne Vendôme ! Madame ne put d'abord que presser la main de Jérôme, avec un sentiment de bonheur, qu'elle n'avait pas éprouvé depuis longtemps. Mais à ces mots répétés : La statue de l'empereur va être replacée sur la colonne Vendôme, Madame, restée d'abord interdite, sans prononcer une seule parole, ne peut que joindre ses mains en prière et laisser couler ses larmes. Puis elle prend un peu de nourriture, parvient, deux jours après, à se lever de son lit, pour s'étendre sur une chaise longue, et enfin semble renaitre, ranimée tout à fait, en répétant, à voix basse : La statue de l'empereur sur la colonne ! la statue de l'empereur ! Et elle s'endort d'un sommeil paisible.

Quel regret pour elle de n'avoir pas revu et do ne plus espérer revoir cette image glorieuse surmontant la colonne de la Grande Armée ! Sa seule consolation fut de toucher un petit modèle de cette statue et de ses doigts clairvoyants d'en transmettre la réalité à ses yeux privés de la vue. En parlant de l'inauguration, Madame disait avec tristesse : Je ne verrai jamais cela ! Jamais ! Et, à propos des dessins, des estampes qui lui avaient été adressées à Rome, elle ajoutait : Ah ! mes pauvres yeux ! comme je les ai regrettés ! j'ai vu ces images, en les touchant ; oui, je les ai vues, avec mes doigts. La réflexion lui faisait dire encore : Si j'avais été à Paris, comme autrefois, Dieu m'aurait peut-être donné la force de monter sur la colonne, pour m'assurer de la vérité. Il me semble qu'on a voulu tromper une pauvre mère exilée, infirme et aveugle. De quoi faut-il s'étonner ? L'âge et le malheur rendent défiant...

Encore émue et préoccupée de cette nouvelle, Madame se fit lire les journaux qui semblaient en parler le mieux. Elle ne se rendait pas compte du choix d'un nouveau modèle de statue, en tenue militaire. Napoléon, en costume d'empereur, lui semblait d'abord plus à sa place que Napoléon en uniforme de général, revêtu de la redingote grise et coiffé du petit chapeau de campagne. Mais, après réflexion, ce second modèle, plus populaire, plus français, lui parut justifié aux yeux de la nation et de l'armée.

Son Altesse demandait, plus tard, à ses rares visiteurs, s'ils avaient assisté à l'inauguration de la statue sur la colonne Vendôme, si on la voyait bien, si elle produisait bon effet, etc. Chacune de ses questions semblait attendre une réponse conforme à sa pensée. Ce sujet de causerie l'intéressait plus que tout autre.

Il suggéra aussi à Madame la pensée d'ériger une statue à Napoléon, sur la place d'Ajaccio. Le marbre du piédestal devait provenir du territoire de la commune de Corbara, près d'Algajola, en Corse, sur la route du littoral de Calvi. C'est là que se trouve un superbe granit bronzé, dont Madame avait gardé le souvenir, après avoir parcouru autrefois cette partie de l'île. Elle eût été heureuse que le projet d'un monument semblable pût se réaliser dans le pays natal de son fils.

Dès le lendemain de la révolution de Juillet, le 30 du mois, une proclamation au peuple, semblant écrite par un gouvernement provisoire, proposait aux Français et aux citoyens de Paris, le fils de l'empereur Napoléon le Grand, enfant de Paris, comme souverain et empereur, sous son nom de Napoléon II. Lorsque les journaux apportèrent cette proclamation à Rome, Madame en eut vite connaissance, et se fit lire le manifeste, rappelant que son petit-fils avait été proclamé empereur, le 22 juillet 1815, et finissant par ces mots : Vive Napoléon II ! Vive la liberté ! Madame avait espéré cette nouvelle destinée pour son petit-fils. Elle perdait cette espérance ; son rêve avait été de courte durée, son réveil devait se prolonger encore.

Sa vie, dès lors, devint d'autant plus triste et isolée, que ses enfants, presque tous du moins, appelés ou réunis auprès d'elle, à la suite de son grave accident, avaient dû la quitter, les uns après les autres, sans pouvoir suppléer, par leur présence, à la perte de sa vue, si utile, à son existence solitaire. Le cardinal, seul, représentait la famille auprès de sa sœur, lui tenait compagnie, lui servit de secrétaire et de lecteur, jusqu'à l'arrivée d'une lectrice en titre.

La dame de compagnie fidèle, mademoiselle Mellini, le dévoué chambellan comte Colonna et deux ou trois personnes, composaient seulement la société habituelle de Madame, à part quelques visiteurs de passage, admis par exception. Les deux vieilles gouvernantes d'autrefois n'existaient plus.

On parlait, souvent, avec Madame, du temps passé, des légendes de la Corse, de la guerre de l'Indépendance, de Pascal Paoli et de son ascendant sur ses compatriotes, avant son alliance avec l'Angleterre. On parlait surtout de la prodigieuse épopée de Napoléon, révélant, dès son bas âge, l'idée fixe de devenir un grand capitaine, pour combattre les ennemis de la France.

Les livres choisis pour la lecture étaient aussi relatifs à l'histoire moderne. Les Mémoires, plus encore, étaient appréciés pour leur style simple et familier, excluant la forme légère. Tout sujet frivole était banni de la conversation. On n'en risque pas chez la mère de l'empereur, disait Madame, avec bienveillance, aux personnes admises dans son intimité. Le rire, en effet, s'effaçait de lui-même sur les lèvres des nouveaux arrivés devant la mère en deuil de Napoléon.

Madame retrouvait une distraction chère à son cœur et à ses goûts, en reprenant sa correspondance familière avec ses enfants. Son frère le cardinal lui servait de secrétaire, et, à défaut de lui, mademoiselle Rosa Mellini tenait la plume, sous la dictée de l'auguste malade, ou, parfois, signait en son nom, les lettres de famille. La lettre suivante en offre l'exemple.

Madame à la reine Julie[7].

Rome, 15 août 1830.

Ma chère fille, Je vous remercie de la bonne truite que vous m'avez envoyée ; elle était fort bonne.

J'espère que l'air de la campagne vous fera du bien et que bientôt je vous reverrai ici, parfaitement rétablie.

Je vous prie d'embrasser vos embrasser vos enfants pour moi. La princesse Gabrielli, qui se charge de vous remettre cette lettre, vous donnera des nouvelles de ma santé.

Adieu, ma chère fille, recevez la nouvelle assurance du tendre et constant attachement de votre bien affectionnée mère.

Per Madama,

ROSA MELLINI.

Joseph écrit au cardinal[8] :

Godstone, 18 août 1830.

Mon cher oncle,

Nous sommes établis, depuis huit jours, dans une jolie campagne, à un mille du village de Godstone, où est le bureau de poste, et Lucien y a son logement. Lolotte attend bientôt une de ses cousines.

Cette lettre vous est commune avec maman, à laquelle je vous prie de la lire, dès que vous l'aurez reçue.

Je vous ai adressé, à maman et à vous, mon cher oncle, la réponse que je me suis cru obligé de faire à la Tribune (le journal). Vous aurez apprécié, j'espère, le sacrifice d'amour-propre que j'y ai fait, dans l'unique but de me procurer les passeports et les facilités nécessaires pour parvenir à vous revoir, vous, maman et ma femme. J'espère que vous me connaissez assez, pour avoir donné une juste interprétation à mes expressions.

Suit le développement de sa pensée, conforme à celle de l'empereur, se soumettant à la volonté nationale.

C'est ainsi que sent et voit notre mère, qui est le chef véritable de toutes les branches de la famille. Je ne doute pas qu'elle ne sente comme moi, dans cette occasion, puisque, jusqu'ici, nous n'avons pas eu deux manières de voir en politique, elle, vous et moi.

Lucien n'est pas dans la même position que moi ; aussi nos opinions diffèrent sur quelques détails ; mais cependant je n'ai qu'à me louer de lui et j'espère qu'il en sera toujours ainsi.

Ma fille (Charlotte) est bien portante, depuis que nous sommes à la campagne. Elle voudrait se trouver près de sa mère, près de sa grand'maman, rester près de moi et aller à Paris ; vous concevez qu'il m'est assez difficile de lui complaire. Elle a d'ailleurs beaucoup de sens et de sentiment de la dignité qu'elle doit avoir pour son nom et notre position sociale, etc.

Addio.

J.

Extrait d'une lettre de l'ex-roi comte Louis de Saint-Leu au prince Félix Bacchiochi, à Trieste[9].

Florence, 10 septembre 1830.

Mon cher beau-frère, Napoléon (fils de Louis) vous dira que maman n'est pas aussi bien que je m'y attendais ; et ce qui me fâche encore plus, c'est que mon état actuel de santé me force à ajourner la consolation de l'aller trouver.

L. DE SAINT-LEU.

Le prince Jérôme (ex-roi de Wesphalie) figurait, par acte notarié du 6 novembre, au nom de Madame Mère, à titre de créancier d'une somme de 300.000 francs, qu'elle avait prêtée, dès 1815, à sa fille Caroline. Un contrat passé avec elle, le 4 décembre de la même année 1830, en fait foi[10].

A l'automne de cette année, Madame recevait la visite du major Lee, officier supérieur en retraite de l'armée des États-Unis, venant lui communiquer le projet de publier une réfutation du roman de Walter Scott sur la Vie de Napoléon Bonaparte. Il n'eut pas de peine à convaincre Madame de l'opportunité de cette publication, et lorsqu'il en fit paraître le premier volume, quatre ans après[11], il ne manqua pas de faire un digne éloge de la mère du grand Napoléon, en réfutant les erreurs du célèbre romancier anglais sur la Vie de Napoléon Bonaparte[12].

A cette visite du major Lee succéda celle de la reine Hortense, que Madame Mère aimait beaucoup, parce qu'elle l'avait bien appréciée. Ainsi, au retour de sa propriété d'Arenenberg, en Suisse, le 15 novembre 1830, pour revenir en Italie, la fille de Joséphine dit, dans l'un de ses Mémoires[13] :

... Arrivée à Rome, j'y repris ma vie habituelle. Tous les jours, j'allais passer deux heures chez ma belle-mère, et souvent, le soir, j'allais lui lire de petites pièces nouvelles que je recevais de Paris, J'en avais, cette fois, un grand nombre, faites sur l'empereur. Tout pénible qu'était ce souvenir, elle ne voulait pas y demeurer étrangère. Condamnée à passer le reste de ses jours couchée, sans pouvoir marcher, elle supporte son mal avec un courage admirable. Sa tête est saine et forte ; elle n'est indifférente à rien de ce qui se passe dans le monde politique. Elle reportait sur le fils de l'empereur toutes ses espérances et ne pouvait croire, disait-elle, à l'ingratitude du peuple français. Ces pièces, toutes médiocres qu'elles étaient, lui faisaient plaisir : au moins on y voyait un souvenir, et elle jouissait d'apprendre qu'il n'était pas encore anéanti en France.

J'aimais à l'entendre parler de l'enfance de l'empereur ; elle s'animait alors, et retrouvait, avec sa mémoire, toute la vivacité de la jeunesse. Avec les vieillards, c'est du passé qu'il faut s'entretenir ; l'avenir est si peu de chose pour eux ! Mes soins semblaient tant la distraire et la consoler, que je m'étais fait un bonheur de les lui prodiguer. Pour être plus libre, j'avais fixé un seul jour où je recevais toutes les personnes qui désiraient me voir ; le reste du temps, j'étais toute à ma belle-mère.

La reine Hortense ajoute en note : La mère de l'empereur est remarquable surtout par la dignité par la fermeté de son caractère, et par son orgueil maternel, qu'ont encore augmenté les malheurs de son fils.

Le pape Pie VIII, à l'exemple de ses augustes prédécesseurs, Pie VII et Léon XII, avait une profonde admiration pour Madame Mère. Il cherchait, un jour, à consoler l'illustre exilée du renversement de son ancienne fortune : Dieu seul est immuable, lui répondit-elle ; il avait été trop prodigue envers moi ; ce qu'il m'avait donné, il me l'a ôté. Que sa volonté soit faite !... Je ne plains que mes enfants ; combien ils ont dû souffrir ! Et le Saint-Père, glorifiant cette sublime résignation, disait : Je crois cette sainte femme digne de la vénération des princes de la terre.

Le souverain pontife tomba malade et mourut, dès la fin de l'année 1830, après avoir noblement exprimé sa pensée sur l'humble mère des rois, après s'être montré plein de déférence pour elle et de bonté pour les siens. Sa mort fut d'autant plus regrettée par la famille Bonaparte, que son successeur ne put comprimer une manifestation politique en faveur des fils de la reine Hortense. Le nom de l'un des deux Napoléon Bonaparte semblait porter ombrage à la politique du Saint-Siège. Madame et le cardinal en furent inquiets, mais plus encore la mère des deux jeunes princes.

Le 30 décembre 1830, Joseph adressait, de sa résidence à Pointe-Breeze, État de Jersey (États-Unis), la lettre suivante à Madame Mère[14] :

Ma chère maman,

La lettre de Julie, du 18 octobre, ne me donne pas des nouvelles aussi bonnes que j'espérais de votre santé ; je vous prie d'accepter mes vœux, pour que l'année qui va commencer voie votre entier rétablissement et notre réunion. J'ai envoyé à Julie la copie de ma protestation à la Chambre des députés ; je ne veux pas que le public actuel et futur puisse mettre en doute mes opinions : je les ai publiées ici. J'espère que tôt ou tard la volonté nationale prendra le dessus. Je serais doublement heureux, si les événements qui en naîtront sont tels que je puisse vous revoir en Europe et vous renouveler l'hommage de mes tendres et ineffaçables sentiments.

JOSEPH.

 

 

 



[1] Catalogue de vente par Charavay, 1885.

[2] Catalogue de vente par Charavay, 1885.

[3] Mémoires d'Alexandre Dumas, 9e série, 1870.

[4] Lettre de renseignements du Dr Nicora, 25 août 1837.

[5] Catalogue d'autographes d'Eugène Charavay, mai 1886.

[6] Archives nationales de France.

[7] Communiquée par le comte Primoli.

[8] Copie de l'autographe aux archives de la Bibliothèque.

[9] Extrait communiqué par M. Alfred Blanche.

[10] Testament de Madame Mère, daté du 2 septembre 1832.

[11] The life of the emperor Napoleon, etc., by H. Lee, 1834.

[12] The life of Napoleon Bonaparte.

[13] La reine Hortense en Italie, etc., 1 vol. in-8°, 1831.

[14] Mémoires du roi Joseph, t. X, p. 373.