MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1828.

 

 

Situation de Madame Mère, depuis la mort de Napoléon. — Elle vivait toujours très retirée. — Sa lettre de nouvel an à Lucien. — Le comte de Saint-Leu, après un séjour à Rome, se retire a Florence. — La belle Anglaise, lady Dodwell, d'origine italienne. — Lettre de Madame Mère à Lucien. — Autre lettre indignée contre lord Cochrane dissimulant le sort fatal du fils de Lucien. — Autre lettre de Madame au même, lui conseillant de ne point laisser sa femme se mêler des fouilles de Canino. — Conseils maternels.

 

L'ancien préfet du palais impérial, L.-F.-J. de Bausset, exposant (vers 1828) la situation respective de chacun des membres de la famille de Napoléon, depuis sa mort, dit de Madame Mère[1] :

La vénérable mère de ces illustres proscrits passe les hivers à Rome et les étés à Albano, qui n'en est point éloigné. Tant de peines ont accablé son âme, qu'elle n'a trouvé de consolation que dans l'exercice d'une bienfaisance éclairée et d'une piété mélancolique, qui lui ont mérité l'estime et la considération de toute l'Italie. Les étrangers recherchent l'honneur d'être admis chez elle ; mais elle vit très retirée. Les Anglais seuls ne s'y sont jamais présentés. Le cardinal Fesch, son frère, ne laisse passer aucun jour sans aller la voir.

Parmi les rares étrangers que Madame recevait quelquefois à Rome, se trouvait cependant le duc d'Hamilton, alors marquis de Douglas. Madame d'Abrantès dit qu'il était assidu auprès de Madame Mère, qui l'aimait beaucoup. L'exception paraissait d'autant plus appréciable pour un Anglais. On pourrait toutefois en citer quelques autres.

Madame adresse (à Lucien) la lettre suivante[2] :

Rome, 5 janvier.

Mon cher fils,

J'ai été très sensible aux choses aimables que vous avez bien voulu m'écrire à l'occasion de la nouvelle année. Je vous prie d'en agréer mes sincères remerciements et d'être persuadé que, de mon côté, je ferai aussi des vœux bien ardents pour votre santé et votre bonheur. J'espère que vous me donnerez plus souvent de vos nouvelles qui me feront toujours du plaisir, surtout lorsqu'elles sont bonnes.

Agréez, je vous prie, la nouvelle assurance du constant et sincère attachement de votre bien affectionnée mère,

MADAME.

Le comte de Saint-Leu (Louis Bonaparte), après avoir passé le commencement de l'hiver à Rome, auprès de sa vénérée mère, la quittait le 26 janvier, pour fixer son séjour définitif à Florence. Il adressait pour Madame, au cardinal, une longue lettre sur ce sujet[3]. Sa santé altérée, sa situation pénible et son goût pour la solitude, pour le repos, ne lui permettaient plus de braver les agitations du monde et parfois les dissentiments de la famille, malgré leur répression par l'autorité maternelle.

Il est aussi question, dans cette lettre, d'un portrait de Madame Letizia offert à Louis par le cardinal, sans désignation du peintre ; et en l'acceptant Louis parle à son oncle d'un beau portrait de Caroline, qui est, dit-il, chez maman. Je vous l'offre, avec plaisir, mon cher oncle ; il sera plus à sa place dans votre belle galerie.

Louis témoigne enfin, dans cette lettre, qu'il a besoin, comme sa mère, du repos de la tête et de l'esprit, en s'isolant du bruit et de l'éclat des voix de femmes, comme de l'agitation pétulante des enfants.

Rome avait besoin ou l'habitude de donner des fêtes, dans la saison d'hiver, afin de compenser le calme absolu du reste de l'année. On parlait alors d'une Italienne merveilleusement belle, mariée à un Anglais, du nom de Dodwell. La renommée de cette superbe personne était telle, qu'un connaisseur émérite disait, avec présomption, avoir entrepris le voyage de Rome, pour voir l'église Saint-Pierre, le Vatican et madame Dodwell. Sa réputation de beauté ne fût point parvenue jusqu'à Son Altesse, si elle n'eût été précédée de son renom de charité. Mistress Dodwell avait, assurait-on, rendu un signalé service au pape Pie VII, en lui procurant un déguisement, lorsqu'il se trouva contraint de sortir de Rome, pour se rendre à Fontainebleau. Cet acte de secrète bonté valut à la belle étrangère la bienveillante sympathie de Madame.

Nul incident ne vint troubler la solitude du palais Rinuccini, où Madame, absorbée par ses douloureux souvenirs, vivait de plus en plus retirée. Elle ne communiquait avec ses enfants que par correspondance.

C'est encore à Lucien qu'elle écrit les deux lettres suivantes[4] :

Rome, 19 février 1828.

Mon cher fils, Vous faites fort bien de prendre le parti dont vous me parlez dans votre dernière lettre ; c'est, je crois, le seul moyen d'obtenir quelque chose. Je ne pense pas qu'il soit possible que vous ne réussissiez pas. Un déni de justice serait trop affreux dans votre situation et avec tous les droits que vous avez. Je verrai Alexandrine avec plaisir et j'arriverai, avec elle, à la meilleure manière de faire la démarche dont vous me parlez et que j'approuve toujours. Espérons que tout se passera comme nous le désirons.

Ma santé est assez bonne. Comment est la vôtre et colle de vos enfants ? Je vous embrasse tous tendrement, en vous donnant ma bénédiction maternelle.

MADAME.

Madame à Lucien[5].

Rome, 16 avril 1828.

Mon cher fils,

Je suis aussi indignée que vous de l'obstination de lord Cochrane à ne pas vouloir s'expliquer catégoriquement sur le sort de Paul (fils de Lucien).

Je crains bien qu'il n'y ait là-dessous un mystère d'iniquité, mais je crois qu'avant d'en venir aux extrémités auxquelles vous faites allusion, il faudrait bien y réfléchir ; car il ne convient pas de s'avancer, pour reculer ensuite. Vous pouvez cependant contredire l'article que lord Cochrane a fait imprimer dans les gazettes, dans lequel il dit qu'il vous a renvoyé le corps de Paul. C'est un fait dont vous connaissez et pouvez prouver toute la fausseté.

Il faut espérer que votre femme réussira dans ses démarches à Rome. Vos droits sont trop bien établis pour qu'on puisse ne pas les reconnaître.

Faites mes tendres compliments à toute votre famille et croyez-moi votre bien affectionnée mère,

MADAME.

P.-S. — Charles est arrivé à Livourne, avec sa femme et ses enfants. Ils sont tous en bonne santé, excepté la petite Gertrude, qui est bien faible.

Ils resteront en quarantaine au lazaret, pendant dix jours. Charles viendra à Rome aussitôt qu'il sera sorti et Zénaïde restera, pendant un mois ou six semaines, auprès de sa mère, pour se remettre des fatigues du voyage.

Madame à son fils Lucien[6].

(A Son Excellence le prince de Canino, à Sinigaglia.)

Cette lettre de Madame est un modèle de raison et de bon sens pratique.

Rome, 30 septembre 1828.

Mon cher fils,

Palagi vient de me remettre votre dernière lettre ; j'y ai vu avec plaisir que le voyage que vous venez de faire a été utile à vos intérêts ; et je n'en suis pas étonnée, l'œil du maître étant celui qui voit toujours le mieux. Quant au voyage qu'Alexandrine doit faire à Canino, pour les fouilles, je ne l'approuve pas, j'y trouve beaucoup d'inconvénients. D'abord, ce n'est pas l'affaire d'une femme ; ensuite la princesse sera obligée d'emmener avec elle, pour son service, quatre à cinq personnes, ce qui occasionnera beaucoup de dépenses certaines, pour un objet très incertain. Sa présence attirera une foule de mendiants à qui on sera obligé de donner, plus peut-être qu'on ne pourrait. La pluie peut arrêter les travaux ; enfin, sans entrer dans d'autres détails, vous savez qu'on ne voyage pas impunément et que trois à quatre mille francs sont bientôt partis, même dans une petite excursion. Il vaudrait mieux, il me semble, attendre le retour de Boyer. Les choses se feraient mieux et à meilleur marché ; et selon que les fouilles auraient plus ou moins de succès, vous pourriez juger si votre présence même serait nécessaire. Au reste, vous ferez ce que vous penserez être le plus dans vos intérêts ; ce que je vous en dis ici est dicté par mon attachement.

Ce que vous me dites de vos enfants me fait un grand plaisir. J'ai été heureuse d'apprendre que vous êtes satisfait des progrès qu'ils ont faits dans leurs études et de leur bon caractère. Je vous prie de les embrasser tendrement pour moi et de faire bien mes compliments à Alexandrine.

Je savais que l'affaire de Christine était arrangée ; on m'écrit qu'elle se prépare avenir à Rome.

Ma santé est toujours la même.

Votre affectionnée mère,

MADAME.

Les conseils de réserve donnés par Madame à son fils Lucien, au sujet des fouilles entreprises à Canino, sont bien l'expression d'une longue expérience des choses de la vie.

Madame avait toujours su diriger avec un esprit d'ordre parfait les affaires de sa maison, jusque dans les moindres détails, aussi bien au temps de la prospérité que durant les épreuves de l'infortune. Elle réglait en personne, tous les matins, ses comptes de dépenses de la veille et tenait à payer comptant ses achats du jour. Un pareil exemple devait être la critique d'une conduite opposée.

 

 

 



[1] Mémoires anecdotiques de l'intérieur du palais, 1827-1829, t. IV.

[2] Lettre transmise par M. Walter R. Benjamin, de New-York.

[3] Registre de correspondance du cardinal.

[4] Communiquée par la comtesse Faina (Lucienne Valentini). V. l'Appendice.

[5] Copie de lettre adressée d'Italie par le prince N.-Ch. Bonaparte (petit-fils de Lucien). V. l'Appendice.

[6] Lettre communiquée par la comtesse Faina (Lucienne Valentini).