MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1820.

 

 

Année sans espoir de Rome à Sainte-Hélène. — Lettres de Madame : à la reine Julie ; — au roi Joseph ; — au même. — Un serviteur de Madame suspecté à tort par la police. — Citation à ce sujet. — Inquiétude maternelle. — Déclaration d'Antommarchi. — Suite de ses Mémoires. — Amélioration apparente dans l'état du malade. — Mort de la princesse Élisa. — Maladie de la princesse Pauline. — Lettre du cardinal, pour Madame, à la malade. — Lettre de Madame à la princesse N. Bacciochi. — Nouvelles de Napoléon. — Trois lettres du cardinal au prince de Canino. — Lettre de Madame à son fils le roi Jérôme. — Offre de quelques marins français d'enlever Napoléon. — Amélioration passagère dans son état. — Lettres de Madame : à sa belle-fille Julie ; — à sa belle-fille Catherine ; — au prince Charles-Louis Bonaparte.

 

L'année 1820 tout entière allait aggraver les souffrances du martyr de Sainte-Hélène et les inquiétudes de sa mère enfermée à Rome. Ils ne pouvaient échanger, ni les souvenirs de leur attachement, ni les regrets de leur séparation. Les seules lettres reçues, devaient être ouvertes d'avance et rester muettes sur la situation du prisonnier ; sinon elles étaient rigoureusement interceptées.

La lettre suivante de madame en est le plus triste témoignage : Elle s'adresse à sa belle-fille, la comtesse de Survilliers (l'ex-reine Julie) ; elle lui donne et lui demande des nouvelles de chacun des siens, sans la moindre allusion au plus malheureux de tous. Il est condamné, par un jugement inique, à une détention mortelle, et à la maladie incurable d'une contrée insalubre. Il n'a plus rien à espérer des secours ou des dévouements de la science, puisque les soins de la famille lui sont interdits, jusqu'au dernier jour de son existence. Son nom enfin ne peut plus être écrit dans les lettres de sa mère, qui le garde, en silence au fond de son cœur et de sa pensée, pour obtenir le laissez-passer de ses autres souvenirs sur les sujets les plus indifférents. Elle en était réduite à une telle extrémité !

Suit la lettre de madame à la reine Julie[1] :

Rome, 2 janvier 1820.

Ma chère fille, J'étais on ne peut plus inquiète de vous et j'ai éprouvé la joie la plus vive d'apprendre, par votre lettre de bonne année, que votre faible santé continue à se fortifier.

Je vous remercie bien tendrement des vœux que vous formez pour moi. Il n'y a personne dont je reçoive les souhaits avec plus de plaisir que les vôtres, parce que je sais les sentiments de tendre affection dont votre cœur, qui m'est bien connu, est rempli pour moi ; et je ne cesse, de mon côté, de prier, tous les jours, le ciel pour votre santé et pour votre conservation.

Les nouvelles que vous me donnez de Joseph sont les seules qui me soient parvenues, depuis plusieurs mois. Tenez-moi au courant de toutes celles que vous recevrez, car c'est une véritable peine pour moi que d'en être privée. Il n'y a personne dont Lucien, Louis, Pauline et le cardinal se souviennent avec plus de plaisir que de vous. Tous se portent bien et vous embrassent bien affectueusement.

Jérôme est actuellement à Trieste, avec Élisa. Il a été retenu plusieurs jours au lit par une fièvre gastrique qui, heureusement, semble s'être éloignée. Catherine a été aussi un peu fatiguée du voyage ; mais elle porte fort bien sa grossesse.

Lorsque vous écrirez à Désirée, mandez-lui mille choses affectueuses pour moi. J'espère qu'elle retirera d'un climat plus doux le bien qu'elle en attend pour sa santé.

Adieu, ma chère fille, je vous embrasse mille et mille fois du fond de mon âme et ma tendresse pour tous ne finira qu'avec ma vie.

Vostra affma Madre.

Lettre de Madame Mère au roi Joseph[2] (lettre en italien).

Rome, 26 février et 11 mars 1820.

La semaine dernière, j'ai reçu par la poste de Livourne, votre lettre du 25 septembre de New-York et hier, je recevais celle de novembre, datée de Philadelphie.

Pour ce qui concerne les tableaux, voici ma réponse : 1° Je vous les ai cédés, en toute propriété et je maintiens cette cession ; 2° Ne résidant plus à Paris, je les ai fait transporter à Rome, où ils n'ont pas encore été déballés.

J'ai cru devoir vous en différer l'envoi, par les motifs que vous a donnés mon frère, dans sa lettre du 8 juin 1819, et, comme ils se trouvent en sûreté, à moins d'une demande précise de vous, je ne les expédierai que dans le courant du mois de septembre prochain.

Vous aurez soin de me dire s'il faut envoyer les cadres en bois des tableaux qui sont roulés sur eux-mêmes, ainsi que les cadres dorés des grands tableaux. Ces divers cadres sont dévissés et renfermés dans des caisses spéciales.

Je dois vous prévenir, toutefois, que les frais de transport desdites caisses seront très élevés. Dans les deux hypothèses, nouvel ordre de vous, ou maintien de la date de septembre, j'expédierai tableaux roulés et caisses à Livourne, où ils seront embarqués pour l'Amérique.

En ce qui touche l'empereur, ses dépenses fixes et indispensables se montent à cinq cents livres sterling par mois. D'après ses ordres, cette somme est, prise sur le dépôt d'argent dont vous connaissez l'origine et qu'il avait confié à une mai- son de banque de Paris, pendant son séjour à l'ile d'Elbe.

Les 500 livres sterling mensuels ont été payés, jusqu'à ce jour, sur les fonds en question, bien que l'infidélité du banquier ait laissé protester des lettres de change pour une valeur- de 70000 francs. Comme depuis trois mois, je n'ai pas entendu parler de cette affaire et comme, d'ailleurs, j'avais répondu moi-même du paiement de ladite somme, je m'imagine que tout est rentré dans l'ordre et que la situation est aujourd'hui liquidée.

Les dépenses extraordinaires que j'ai faites, pour lui envoyer des vins, du café, des vêtements, des livres, une pharmacie volante, les ornements d'une chapelle, etc., et les frais de voyage des deux prélats, dont l'un est médecin, d'un chirurgien, d'un cuisinier, d'un maître d'hôtel se soldent par le chiffre d'environ 130.000 francs, en y comprenant les 65000 fr. que j'ai envoyés directement à Las Cases. Du reste, je suis toujours disposée à donner tout ce que je pourrai donner.

Lucien, avec sa très nombreuse famille, ne peut rien faire. Il a mis en vente son palais de Rome et sa campagne de Frascati, pour s'établir à Viterbe, afin de surveiller et de diriger son domaine de Canino.

Jérôme qui, en parfaite santé, habite actuellement Trieste, avec sa femme enceinte, ne possède presque plus rien. A la suite des pertes qu'il a subies, j'ai dû lui envoyer beaucoup d'argent et beaucoup plus même que je n'en ai dépensé pour l'empereur.

Pauline, malgré les dépenses qu'elle fait journellement et malgré la vente qu'elle fait, tous les jours, de ses bijoux, jouit d'une pension de 14.000 écus, du fait de sa dot, et l'argent qu'elle a placé à intérêts, lui assure 8000 écus de rente. Elle a en outre, plusieurs millions à réclamer, tant du gouvernement français que de la société qui exploite les Salines d'Allemagne, mais tout cela est en l'air et, alors même que ces espérances se réaliseraient, je ne crois pas que l'on puisse obtenir d'elle quelque chose pour les autres. Elle se plait souvent à surpasser ses budgets, mais ces budgets n'ont pas un mois de durée.

Louis vit bien et à son aise, mais je ne connais pas sa fortune.

Pour moi, vous ne pouvez pas ignorer quelles étaient mes économies réelles. Les dépenses extraordinaires dont je viens de vous parler et celles que je passerai sous silence, comme la perte dé fonds, par suite des événements politiques. Le montant de ces pertes et l'achat de ma maison d'habitation à Rome se trouvent balancés par les 800.000 francs que j'ai retirés de la vente de mon hôtel de Paris, avec son mobilier, et de la vente de ma propriété de Pont, après son incendie.

Il ne me reste donc plus que mes économies avec lesquelles je vis, ce que, je le répète, vous ne pouvez pas ignorer. Les trois mille livres sterling que je vous avais demandées, par un petit billet, sont destinées à solder des dépenses extraordinaires déjà faites et accomplies. Il conviendra donc que vous et moi, nous nous imposions quelques sacrifices, si la Providence ne vient pas à notre aide.

Quant à votre femme, c'est moi qui lui ai écrit de venir à Rome. Elle m'avait même fait espérer de se rendre à mes désirs ; mais depuis sa maladie, je n'ai plus entendu parler de rien. Dans une lettre postérieure, je lui ai offert le second étage de ma maison et quelques autres chambres du troisième pour son personnel féminin qui aurait eu, plus tard, la faculté de se loger à sa guise.

Mon frère lui écrit, par ce même courrier, pour l'engager de nouveau à entreprendre ce voyage. Je ne pense pas qu'elle puisse partir, avant le mois de septembre, en prenant, selon les circonstances, la voie de Livourne ou de Civita-Vecchia. Je suis toujours d'avis qu'il n'est pas convenable de parler, cette année, de mariage. Je n'ai pas autre chose à vous dire et je vous embrasse avec toute la tendresse de mon cœur.

MADAME.

Cette longue lettre de Madame Mère à son fils aîné mérite attention. Elle est à la fois : 1° une lettre d'affaires, commençant par un envoi considérable de tableaux tout encadrés, de diverses toiles roulées ou séparées de leurs cadres, ainsi que l'indication de leur transport ; 2° l'exposé net et précis des dépenses de l'empereur à Sainte-Hélène et en particulier des dépenses extraordinaires faites par Madame elle-même, pour lui venir en aide ; 3° la situation de fortune de ses autres enfants, tels que Lucien, Jérôme et Pauline, au point de vue de leurs ressources disponibles en faveur de Napoléon. (Madame ne connaît pas à cet égard la fortune de Louis.) Quant à elle, enfin, elle a donné tout ce qu'elle pouvait donner et elle fait appel à Joseph lui-même pour l'aider aux derniers sacrifices, si, dit-elle, la Providence ne vient pas à leur aide.

Les souvenirs d'affection maternelle s'ajoutent à cette lettre remarquable de clarté, attestant ses instances auprès de chacun des siens, pour soulager le sort de leur grand exilé. Lui-même aurait pu signaler au monde ce mémorable témoignage des hautes qualités de sa mère, attestant combien elle méritait de vénération.

Madame à Joseph Bonaparte[3].

Rome, 14 avril 1820.

... Madame, rappelant des lettres précédemment écrites, ajoutait :

Je vous disais que les dépenses fixes de l'empereur qui montent à 500 livres sterling par mois, sont payées, d'après son ordre, par la personne chez laquelle était déposée la somme que vous connaissez, lorsque Napoléon était à l'île d'Elbe, et que, pour ce qui regarde les dépenses extraordinaires, j'avais déboursé environ 180.000 francs, qui, jointes à d'autres dépenses, à des pertes souffertes dans le commerce et à l'achat de ma maison de Rome, balancent les 800.000 fr. que j'ai retirés des ventes de mon hôtel de Paris et de ma campagne de Pont.

Je vous disais encore que nous nous étions réunis, dans la famille, pour accorder une pension de 8 100 francs au docteur O'Meara, et que nous en accordions une au docteur Stokoe, dont les journaux vous auront fait connaître la conduite à Sainte-Hélène.

Il faut joindre à ces deux noms celui du docteur Arnott, digne aussi de la juste gratitude de Madame[4]. Mais autour d'elle on s'occupait bien plus de chercher des gens suspects. Par exemple, une lettre du 27 avril 1820 (archives du ministre préfet de police) au baron Mounier, lui annonçant qu'il a donné des ordres pour surveiller le sieur André Laplace, valet de chambre de madame Letizia Bonaparte, arrivé de Rome à Paris. L'enquête déclare que l'on n'a trouvé sur son compte aucune note défavorable.

Madame a raconté à sa belle-fille la reine Hortense le fait suivant peu connu, reproduit par mademoiselle Cochelet[5].

En 1820, lorsqu'une conspiration bonapartiste était déférée à la Chambre des pairs, lorsque l'Espagne, par le courage de l'illustre et infortuné Riego, faisait jurer la constitution des Cortès à Ferdinand VII ; que Naples se révoltait, que toute l'Italie se couvrait de carbonari, le gouvernement des Bourbons en éprouvait de grandes frayeurs. Trompé par de faux avis, il fit auprès du pape des démarches contre Madame Letizia qui résidait à Rome, elle avait disait-on, ses agents en Corse, pour y fomenter une insurrection en faveur de Napoléon ; on ajoutait que des ramifications s'étendaient dans l'intérieur de la France, pour faire des partisans à son fils ; que le gouvernement du roi en avait la certitude, et connaissait le nombre des millions employés à cet effet par madame Letizia.

Aux yeux de tout homme de bon sens, des accusations aussi stupides tombaient d'elles-mêmes ; suspecter une femme de l'âge de Madame Mère, atteignant ses quatre-vingts ans, ne sortant jamais de chez elle, ne recevant aucun étranger, visitée quelquefois par les membres de sa famille habitant Rome et tous les jours par son frère, le cardinal, c'était plus que de la niaiserie. Il y avait vraiment de la méchanceté à imputera Madame de pareils desseins et à la signaler comme le premier moteur d'une conjuration.

Une plainte des plus graves fut adressée sur ce sujet au gouvernement du Saint-Père par M. de Blacas, ambassadeur de Sa Majesté Catholique. Le pape, lorsqu'il eut connaissance de cette plainte, quelque déplaisir qu'il en éprouvât, ordonna à son secrétaire d'État de se rendre chez Madame Letizia et d'y faire une enquête sur cette affaire. S. Ém. le cardinal secrétaire d'État alla donc chez Madame et lui déclina dans les plus grands détails l'objet de sa visite. Après lui avoir exprimé ses regrets d'une mission aussi pénible, il lui fit connaître les accusations que la France avait portées contre elle.

Madame Letizia qui l'avait laissé parler sans l'interrompre, lui répondit avec dignité : Monsieur le cardinal, je n'ai pas de millions ; mais veuillez dire au pape, afin que mes paroles soient rapportées au roi Louis XVIII, que si j'étais assez heureuse pour posséder cette fortune qu'on m'attribue si charitablement, ce ne serait pas à fomenter des troubles en Corse que je l'emploierais, ce ne serait pas non plus à faire des partisans en France à mon fils, il en a assez ; ce serait à armer une flotte qui aurait une mission spéciale, celle d'aller enlever l'empereur à Sainte-Hélène, où la plus infâme déloyauté le retient prisonnier. Puis, saluant le cardinal, elle se retira dans l'intérieur de son appartement. — Je tiens ces détails, ajoute mademoiselle Cochelet, de la reine Hortense, qui les a recueillis de la bouche de Madame, à Rome.

Depuis longtemps, déjà, Madame n'avait d'autre pensée que celle des souffrances de son fils, sans l'exprimer dans sa correspondance habituelle et encore moins dans ses lettres ouvertes à Sainte-Hélène. Elle cherchait à se faire illusion sur les ressources de la médecine, sinon pour parvenir à la guérison de l'auguste malade, du moins pour prolonger son existence. Mais aussi, elle en devinait toutes les difficultés, si le gouvernement anglais ne voulait pas les aplanir.

Et lorsque le docteur Antommarchi essayait, en vain, de rétablir la santé de Napoléon, le fidèle O'Meara cherchait à l'y aider, en renouvelant des démarches inutiles et désintéressées, pour être rappelé lui-même à Sainte-Hélène. Il écrivait le 19 juin à lord Bathurst, en lui rappelant que le malade avait demandé l'assistance des médecins d'Europe et que lui-même (O'Meara), dès son retour, en octobre 1818, avait déclaré à l'amiral le prochain danger de mort de l'illustre exilé. Il s'offrait enfin de retourner auprès de lui, sans aucune rémunération du gouvernement. Cette généreuse demande n'obtint du ministre qu'un refus.

Ainsi était anéantie la dernière espérance de Madame Mère, qui, par l'étrangeté du sort, se voyait presque rajeunie, avec une sorte de rémission de ses infirmités personnelles.

En effet, le cardinal écrivait, le 8 juillet, à l'ex-roi Joseph :

... Votre mère se porte, comme elle ne s'est jamais portée, depuis quinze ans ; elle engraisse et rajeunit.

Par un douloureux contraste, à Sainte-Hélène, Antommarchi ne pouvait cacher ses inquiétudes à son malade, malgré les améliorations apparentes de l'hépatite si fatale. Il obtint de l'empereur la permission de donner de ses nouvelles à Rome, c'est-à-dire à sa famille et là, sa famille se personnifiait dans sa mère. Le médecin s'adressa au chambellan de Madame, le chevalier Colonna, lié avec lui. Sa lettre datée de Longwood, le 18 juillet 1820, lui disait[6] :

... Il y a dix mois que je suis arrivé dans cette île, et je puis vous assurer que je n'ai pas passé un jour, une nuit, sans prodiguer à l'illustre malade tous les secours que mon zèle et mes connaissances médicales pouvaient me suggérer. Je l'ai trouvé atteint d'une hépatite chronique du caractère le plus grave. Ce n'a été qu'une alternative continuelle de bien et de mal, et, je dois vous l'avouer, je désespère du succès... Les accidents, je n'hésite pas à le dire, sont dus aux désordres des voies digestives et à l'altération des fonctions de l'organe biliaire. Toutefois, l'état du malade ne présente pas un danger imminent, mais bannit toute espérance de guérison, dans un climat placé sous le tropique.

... J'avais d'abord cru devoir mettre sous les yeux de S. Ém. le cardinal Fesch, un rapport détaillé sur l'état de santé de l'empereur Napoléon ; mais la crainte d'augmenter, par un si triste tableau, les chagrins de Madame Mère, m'a déterminé à vous l'adresser ; vous ferez de ma lettre l'usage qui vous paraitra le plus convenable, auprès de la famille de Sa Majesté.

Agréez, etc.

Votre affectionné ami,

F. ANTOMMARCHI.

Reprenant son journal, le 26 juillet, Antommarchi ajoute : L'empereur était mieux ; je lui avais parlé de Rome, tous ses souvenirs s'étaient reportés vers sa mère. Il rappelait son affection, sa tendresse, les soins qu'elle lui avait prodigués, et s'arrêtant tout à coup : Vous m'êtes bien attaché, docteur, les contrariétés, les peines, la fatigue, rien ne vous coûte, dès qu'il s'agit de me soulager : tout cela cependant n'est pas la sollicitude maternelle. Ah ! maman Letizia ! — Et il se couvrit la tête.

J'essayai de lui présenter des images moins tristes, je lui parlai de l'Italie, de la Corse, de ceux qu'il avait aimés. Il m'écouta d'abord avec indifférence ; mais la conversation ayant amené le nom de sa nourrice (Ilari), il s'étendit sur les soins qu'elle avait eus de son enfance et sur l'espèce de culte qu'elle lui portait.

Ce n'était pas seulement sur ses souvenirs d'enfance que revenait Napoléon à Sainte-Hélène, en prononçant le nom de Madame Letizia, avec une tendre émotion, il exprimait encore les sentiments religieux qu'elle lui avait inculqués. J'ai eu besoin de croire et j'ai cru, a-t-il dit, et cette déclaration des derniers jours de sa prodigieuse existence, a pris la gravité d'une parole testamentaire. Il avait douté, peut-être, dans sa jeunesse, par l'influence ou les écrits des philosophes du XVIIIe siècle et par les doctrines de la Révolution française. Il avait d'ailleurs souffert du sort de sa famille et surtout du sort de sa mère ; il avait lutté, enfin, dans les premiers temps, contre la mauvaise fortune de sa vie, jusqu'au point de ne pouvoir plus résister au désespoir et de rêver le suicide. Mais enfin l'éclat de sa gloire militaire, le prestige de son nom et toujours le souvenir de sa mère lui rendirent confiance, en lui inspirant la foi dans son étoile.

Tandis que, de Sainte-Hélène à Rome, les pensées de Napoléon s'unissaient à celles de Madame, sans pouvoir correspondre autrement, la famille perdait la princesse Élisa Bacciochi, ex-grande-duchesse de Toscane. Elle mourait, le 7 août 1820, à la villa Vicentini, où elle s'était retirée, dans une sorte d'exil. Elle expirait, à quarante-deux ans, entre les bras de sa sœur Caroline et de son époux, le prince Félix Bacciochi.

L'aînée des trois filles de la signora Letizia rappelait en femme, le type des Bonaparte. Elle ressemblait un peu à Madame Mère, dont elle avait les traits plus accentués, avec moins de finesse et de charme. Son esprit sérieux, réfléchi et une certaine fierté, son intelligence supérieure, son instruction variée avaient fait d'elle une protectrice éclairée des lettres, des sciences et des arts. Elle montrait pour Napoléon la plus fraternelle admiration et pour leur mère, la tendresse du respect le plus filial. La mort d'Élisa précédant celle des autres enfants de Madame, était le signe précurseur de la fin du plus illustre de la famille.

La maladie organique de la seconde fille faisait d'inquiétants progrès. La princesse Pauline Borghèse, d'une merveilleuse beauté, n'avait pas la haute portée d'esprit de sa sœur Élisa, mais les qualités de son cœur sympathique à chacun des siens, l'avaient fait chérir par leur mère. Madame se trouvait ainsi entre deux grandes douleurs de l'inquiétude maternelle, jusqu'au point de détourner sa fille de se rendre auprès d'elle. C'est au nom de Madame que le cardinal adresse à Pauline, la lettre suivante[7] :

Rome, 25 août 1820.

Votre mère m'a chargé de vous dire que la saison empêche que vous veniez la voir et elle vous défend même d'entreprendre un voyage qui pourrait être préjudiciable à votre santé ; que la saison devenant plus tempérée, vous pourrez, tout à votre aise, venir la voir et rester chez elle, tant qu'il vous plaira. La même raison l'empêche et l'empêcherait de venir à Frascati.

La semaine prochaine, je viendrai vous voir. Tranquillisez votre esprit. Votre mère a entièrement fait son sacrifice à Dieu et elle est parfaitement résignée.

FESCH.

Madame Mère à la princesse Napoléone Bacciochi (fille de la princesse Élisa)[8].

Rome, 9 septembre 1820.

Ma très chère fille,

Vous avez raison de sentir la perte que vous avez faite, mais elle n'est point irréparable ; votre mère prie pour vous et elle vous obtiendra des grâces qui vous consoleront dans votre affliction actuelle et qui vous soutiendront dans les événements de la vie.

Je voudrais être auprès de vous, pour vous diriger, avec les conseils de mon expérience, dans le monde et surtout avec les principes qui doivent diriger tous les enfants de ma famille.

Écrivez-moi, de temps en temps, et soyez convaincue que je désire autant que vous de voir arriver le temps, pour vous embrasser avec votre frère.

Vostra affma Madre.

Cependant l'état du grand malade de Sainte-Hélène s'aggravait de plus en plus, jusqu'à la fin du mois d'octobre, sans lui laisser l'aptitude de redire ses impressions-filiales, si souvent présentes à sa pensée.

A Sainte-Hélène en effet, Napoléon retrouvait le fidèle souvenir de la tendresse maternelle, qu'il avait paru oublier, dans les temps prospères de la France. Il parlait de sa mère à ses compagnons d'exil, et s'il n'en trouvait pas assez vite le motif, il savait le faire naître d'un mot, d'un incident. Il paraissait obsédé par une idée fixe, déjà offerte à lui, dès sa jeunesse, durant les crises difficiles de sa vie. Cette idée fixe était celle du suicide dont sa mère l'avait préservé par l'influence de sa haute raison et de sa piété sincère. Son souvenir fut assez puissant pour le préserver du désespoir, avant de mourir.

Trois lettres successives du cardinal au prince de Canino, sont relatives à des questions d'intérêt, pour Madame Mère et exposent des détails à passer sous silence, s'ils ne faisaient une utile diversion aux nouvelles graves de Sainte-Hélène.

La première de ces lettres, datée du 27 septembre discute l'achat de la propriété de Lucien, à Tusculum et montre combien les garanties de cette acquisition offraient de difficultés, à joindre aux inquiétudes maternelles.

La seconde lettre, datée du 3 octobre, parle de l'acquisition de la Ruffinella, proposée à Madame, qui ne peut en faire la dépense, parce qu'elle n'y voit qu'une propriété d'agrément. Sa vie exclusivement préoccupée de l'état du malade en exil, est trop triste pour permettre à sa mère des dépenses non exclusives au soulagement d'une si douloureuse situation.

La troisième lettre enfin, du 13 octobre, montre le bon vouloir de Madame à faire un arrangement au gré de Lucien, mais elle ne peut s'y résigner, sans réduire les ressources nécessaires à diminuer les souffrances de Napoléon.

Elle adresse, dans ce but, à Jérôme (en date du 3 octobre)[9] une lettre lui exprimant combien elle est mécontente de celle écrite par Caroline, sur ce qui lui est dû, de sa part. Cette lettre de Madame n'est pas utile à reproduire, par égard pour les siens et pour elle-même, malgré le droit de sa légitime réclamation.

Madame avait entendu dire, à Rome, qu'un navire français, la frégate la Zénobie, destinée à la croisière de Sainte-Hélène, comptait, à son bord, quelques matelots résolus à une tentative d'enlèvement de Napoléon, pour le soustraire à la tyrannie britannique, personnifiée par Hudson Lowe. Parmi ces matelots et au premier rang figurait un intrépide marin, ayant voué à l'empereur un culte d'admiration et de reconnaissance. Il parvint, un jour d'octobre, par surprise, à s'approcher de lui et à s'en faire reconnaître, en le suppliant de se laisser enlever, avec les précautions nécessaires pour tromper la vigilance de son geôlier. Les efforts persuasifs du brave marin furent inutiles. Napoléon, devenu trop malade pour se faire illusion sur sa fin prochaine, refusa l'offre des cœurs généreux qui se dévouaient à le sauver et il fit à leur délégué de touchants adieux. Cette anecdote rappelée à Rome par Madame, a été reproduite comme page historique[10].

Une grande partie du mois de novembre et la première quinzaine de décembre, d'après le journal d'Antommarchi, marquèrent de nouveau l'apparence d'un mieux sensible, dans l'état du malade, en lutte avec son médecin, contre tous les remèdes. Il les refuse, et reprend ses causeries préférées, en exprimant ses vues sur l'hygiène, selon lui bien supérieure à la médecine. Il aurait pu rappeler, à l'appui de cette opinion, les soins donnés par sa mère à ses enfants, dans la plupart des maladies fréquentes, de leur bas âge et de leur jeunesse.

Madame Mère à la reine Julie[11].

Rome, 24 novembre 1820.

Votre lettre du 29 octobre m'a fait beaucoup de plaisir et je désire que vous m'écriviez le plus souvent possible.

J'ai bien du regret que vous ne soyez pas avec moi, ainsi que Zénaïde et Charlotte : vous ne pourrez pas concevoir la peine que j'en éprouve, malgré que cela n'ait pas dépendu de moi.

Madame ajoutait, dans sa lettre à la comtesse de Survilliers :

Pauline est mieux, cette année-ci ; elle se promène à pied, en voiture ; elle n'est pas reconnaissable.

Madame Mère à la reine Catherine[12].

Rome, 27 décembre 1820.

J'ai reçu votre lettre qui m'a fait bien du plaisir, puisque je l'attendais depuis longtemps.

Les vœux que vous m'exprimez, au renouvellement de l'année, sont sûrement bien sincères, parce que votre cœur m'en est garant. Notre intérêt commun les rend bien vifs et bien tendres. Oui, je l'espère bientôt, et je désire ardemment que vous en soyez vous-même convaincue, afin que vous ne perdiez ni la confiance en Dieu, ni la patience à supporter avec résignation, la tourmente qui nous agite.

Ne vous flattez pas d'obtenir du monde ce que vous espérez de la réunion des souverains. Je ne crois pas qu'il soit capable de s'apitoyer sur votre sort. Dieu seul est bon ; espérons en lui.

Quant aux actes dont vous me faites mention, dans votre lettre, il n'est pas nécessaire d'en parler aujourd'hui : c'est de vive voix que nous nous en entretiendrons, dans un autre temps.

Adieu, ma très chère fille, je vous embrasse tendrement, avec Jérôme et vos enfants.

Madame Mère au prince Charles-Louis Bonaparte[13].

Rome, 29 décembre 1820.

Je vous remercie du tendre attachement que vous me témoignez, au renouvellement de cette année. Vous ne pouvez pas douter que je n'adresse pour vous des vœux bien ardents à Dieu, pour qu'il vous conserve et vous accorde tous les dons nécessaires, pour devenir un homme plein de talents et de vertus.

Quelle consolation n'aurais-je pas eue de vous embrasser et de vous voir, tous les jours, mais j'espère que votre voyage n'est que retardé, et que vous l'entreprendrez dans quelques mois.

Pensez quelquefois à votre bonne maman et donnez-moi, de temps en temps, de vos chères nouvelles.

Votre frère grandit toujours et il est déjà un homme par sa tenue et ses sentiments.

Je vous embrasse de tout mon cœur, etc.

 

 

 



[1] Communiquée par le comte Primoli, petit-fils, etc.

[2] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[3] Registre de correspondance du cardinal.

[4] Préface par Marchand du Précis des guerres de César.

[5] Mémoires sur la famille impériale, 1842, t. Ier, p 175.

[6] Mémoires d'Antommarchi, 1825, t. Ier, p. 343 et la suite.

[7] Registre de correspondance du cardinal.

[8] Lettre traduite de l'italien, communiquée par le comte Lucien Biadelli, gendre du comte de Casabianca.

[9] Registre de correspondance du cardinal.

[10] Registre de correspondance.

[11] Le boursier de l'empereur, par A. Chailly, Paris, 1857.

[12] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[13] Communication du prince Charles Bonaparte.