MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1819.

 

 

Le fidèle Marchand, bien connu de Madame Mère, écrit sous la dictée de l'empereur, un Précis des Guerres de César. — L'état du malade s'aggrave et Madame doit renoncer au voyage de Sainte-Hélène. — Le docteur Antommarchi, désigné à la place d'O'Meara, se rend auprès de Napoléon. — Lettre de Madame à la comtesse Bertrand. —L'empereur d'Autriche a Rome. — Madame fait appel à chacun des siens pour l'aider à secourir son infortuné fils. — Les intentions de Madame, suspectées à tort, par la police de Rome et par celle de Sainte-Hélène. — Visite d'O'Meara à Madame. — Lettres de Madame : — à la reine Julie ; — à la princesse Élisa. — Légendé du tremblement de terre de Sainte-Hélène. — Madame à la princesse Zénaïde. — Arrivée des deux missionnaires et ensuite du docteur Antommarchi. — Première visite du médecin au malade. — Les entretiens de l'exilé ramenés par lui vers sa mère. — Antommarchi déjà suspecté de dévouement, comme l'avait été O'Meara.

 

L'année 1819 commençait, pour le captif de Sainte-Hélène, sous les favorables auspices du travail et dans des conditions de santé, meilleures en apparence que les années précédentes. Napoléon avait trouvé dans son fidèle serviteur, Marchand, bien connu et apprécié de Madame Mère, un excellent interprète et copiste de son écriture difficile à lire. Il avait fait de lui son secrétaire le plus habile et le plus discret. Ce fut à Marchand qu'il dicta un livre devenu rare sur les Guerres de César[1]. Cet ouvrage ne fut publié qu'en 1836 et le premier exemplaire adressé à Madame Mère, qui cessait de vivre, au commencement de la même année, lui fut inconnu. A ce livre sur les Guerres de César sont joints des Fragments divers, dictés aussi par l'empereur à Marchand. On y trouve, par exemple, une Note sur le suicide, ne pouvant rappeler ni les défaillances de Napoléon vers cette fatale extrémité, dans les temps trop malheureux, ni la fortifiante intervention de sa mère pour le rattacher à la vie, jusque dans les dernières épreuves de son exil.

L'amélioration d'un tel état devait rester passagère, et la maladie du foie se compliquer de jour en jour, malgré les soins d'O'Meara. Le médecin désintéressé ayant su mériter la confiance de l'auguste malade, lui avait été enlevé, sans merci ni pitié, comme coupable de trop de dévouement ! Dès que la nouvelle en fût parvenue à Rome, Madame, fort affligée, se préoccupa, sans retard, de faire remplacer le médecin disgracié.

Elle avait assez souffert déjà, de n'être pas autorisée, malgré toutes ses instances, à entreprendre le voyage de Sainte-Hélène, pour assurer du moins à son fils l'assistance d'une garde-malade. Il avait refusé lui-même cette assistance maternelle, comme il avait refusé celle de ses frères et sœurs ; il ne voulait pas, dans la prévision de sa fin prochaine, exposer les siens à y assister.

Sa mère avait dû se résigner, mais ne pouvant se résoudre à le laisser sans secours, elle faisait demander un médecin digne de remplacer O'Meara, et prêt à partir pour Sainte-Hélène.

Les relations du cardinal réussirent à trouver ce remplaçant désiré, c'est-à-dire le docteur Antommarchi, s'empressant de venir à Rome se mettre à la disposition de Madame et de son frère. Il était attendu comme le Messie et fut accueilli avec l'empressement d'une vive anxiété. Mais son origine corse le fit suspecter, tout d'abord, de trahison par la police, avant de s'embarquer pour Sainte-Hélène. Il risquait de subir le sort d'O'Meara, s'il n'eût été admis d'une façon formelle par lord Bathurst, représentant de l'autorité anglaise à Florence.

L'envoi d'un nouveau médecin au captif de Sainte-Hélène ne suffisait pas. Napoléon, privé des secours de la religion, avait fait demander à sa mère l'assistance d'un aumônier, que le cardinal s'empressa de choisir parmi les membres du clergé de la Corse.

Ce fut d'abord l'abbé Buonavita, respectable ecclésiastique auquel le pape avait conféré Je titre d'évêque apostolique, en récompense de ses longs services de missionnaire. Ses fonctions devaient être celles d'aumônier, à Sainte-Hélène, après avoir été aumônier de Madame Mère, à l'île d'Elbe. Eu égard, néanmoins, à l'âge du révérend, il obtint pour assesseur ou sous-aumônier, le jeune abbé Vignali, annonçant beaucoup d'intelligence, de dévouement et d'admiration pour l'empereur. Le choix fait par le cardinal et agréé par sa sœur l'engageait à écrire, le jour même, à l'abbé Vignali[2] :

Rome, 19 janvier 1819.

J'accepte les offres que vous avez faites à Madame Mère et à moi de vous rendre à Sainte-Hélène, pour le service de l'empereur Napoléon. Vous eûtes la générosité de vous offrir, dans votre zèle patriotique, pour un emploi quelconque auprès de lui ; mais je n'ai envisagé que votre caractère de prêtre, dans la mission que je vous donne, et, à cet effet, je vous destine pour aumônier en second de l'empereur.

... L'abbé Vignali avait non seulement une profonde instruction religieuse, mais aussi des connaissances étendues en médecine, que le cardinal l'en gageait à laisser de côté, au nom de Madame et au sien. Le cardinal eut raison. On adjoignit à ces trois personnes un valet de chambre, fourni par Madame et un cuisinier par Pauline. Ce double choix offrait de bonnes garanties.

La consultation écrite par O'Meara et transmise à Madame Mère, fut communiquée par elle et par le cardinal aux médecins réunis à Rome, le 18 février. Ils examinèrent cette consultation et l'approuvèrent de tous points. Mais pendant ce temps, un autre médecin de l'escadre anglaise de Sainte-Hélène, le docteur John Stokœ avait été chargé de la suppléance d'O'Meara disgracié jusqu'à l'arrivée prochaine de son successeur. Ce médecin provisoire avait inspiré de la confiance à l'illustre malade et s'était efforcé de la mériter, par un vrai dévouement. C'était trop pour la surveillance ombrageuse du gouverneur et ce nouveau médecin fut aussi écarté, au risque de laisser la fatale maladie de foie s'aggraver de plus en plus et entraîner la mort sans secours.

A la même date du 18 février, M. de Blacas écrit, de Rome, au marquis Dessolle une lettre de renseignements favorables sur le R. P. Buonavita, placé, auparavant, dans la maison de Madame Bonaparte mère. Madame écrivait à la comtesse Bertrand[3] :

Rome, le 24 février 1819.

Je ne veux pas manquer de profiter du départ de la petite caravane, pour vous donner de mes nouvelles et pour vous prier de m'écrire de temps en temps. Vous devez vous imaginer toutes les afflictions et les peines que j'endure, depuis si longtemps et vous devez penser quel bonheur m'apporteraient quelques mots de votre part.

J'ai remis à ces messieurs un petit collier fait à Rome. Je vous prie de l'agréer comme une preuve de mon souvenir et de mon attachement.

MADAME.

Le successeur du fidèle O'Meara était prêt à se rendre à Sainte-Hélène, avec les deux abbés choisis par l'entremise du cardinal et agréés par sa sœur. Ils n'avaient plus qu'à prendre congé, pour entreprendre leur mission. Mais, préoccupé des moindres détails de ce départ, le cardinal retint encore les voyageurs à Rome et ne les laissa partir que le 25 février, après leur avoir offert un grand dîner. Madame y assista, avec Pauline et Louis, qui se trouvaient auprès d'elle. Chacun enfin souhaita au docteur et aux deux abbés une heureuse navigation, des côtes d'Angleterre à l'île de Sainte-Hélène.

Ici se place un fait relatant une visite de l'empereur d'Autriche à Rome. Cette visite a été diversement racontée, et, quoi qu'il en fût, chaque version démontre la sévérité du caractère de Madame et le tact de son esprit. D'après l'une des deux versions, l'empereur François se trouvait, en mars 1819, dans les États-Romains, accompagné par l'ex-impératrice Marie-Louise. On approchait de Rome et un chambellan fit voir que Madame, ayant là sa résidence, il serait opportun de pressentir ses intentions, pour savoir si elle voudrait bien recevoir sa belle-fille. L'ambassadeur, chargé de cette mission délicate, se rendit auprès de Madame Mère et lui soumit le motif de sa démarche. Ce que vous m'apprenez là, monsieur l'ambassadeur, lui dit Madame d'un ton sévère, a lieu de me surprendre, en vérité. Vous faites injure à ma belle-fille, en supposant qu'elle court les grands chemins, au lieu d'être auprès de son mari martyr à Sainte-Hélène. La femme dont vous me parlez ne saurait être ma belle-fille ; c'est sans doute quelque intrigante qui se pare de mon nom ; et je ne reçois point les intrigantes. Marie-Louise, très mortifiée, assure-t-on, dut retourner sur ses pas, sans avoir visité Rome. — D'après l'autre version, l'empereur d'Autriche voulut faire prévenir de son arrivée la reine d'Étrurie, sa parente, habitant un hôtel voisin du palais Rinuccini, où résidait Madame Mère. L'aide de camp chargé de ce soin, fut mal informé sans doute et se fit annoncer chez Madame, en lui disant à haute voix : Sa Majesté l'empereur d'Autriche, mon maître. A ces mots, Madame se leva fièrement et interrompit l'officier, en ces termes : Allez dire, monsieur, à l'empereur d'Autriche votre maître, qu'il n'y a rien de commun entre lui et la mère de l'empereur Napoléon. Madame se rappelait que l'empereur François avait consenti à signer un acte déclarant que l'archiduchesse (sans la nommer) avait eu un enfant mâle, auquel étaient assignés un rang, des armes et un nom de famille. — En vérité, se serait écriée Madame, après avoir jugé cet acte, nous voilà trop vengés de la maison d'Autriche ! Jamais je ne me serais imaginé qu'en donnant Marie-Louise à mon fils, on avait cru en faire, non son épouse, mais sa maîtresse...

Quoi qu'on fasse, disait encore Madame Mère, dans une autre occasion, mon petit-fils ne portera jamais un plus beau nom que le nom de son père. Le titre de duc de Reichstadt est sourd ; celui de Napoléon Bonaparte retentira toujours au bout du monde et les échos de la France ne manqueront pas de le répéter. Voilà pourquoi Madame s'était offensée d'une démarche qui lui paraissait un manque d'égard envers elle.

Préoccupée sans cesse de la douloureuse situation du grand exilé, sa mère jugeait encore la démarche de l'empereur d'Autriche comme un oubli absolu de la supplique adressée par elle aux souverains alliés qui ne lui avaient pas même répondu. Elle en était réduite à demander à ses enfants, ce que chacun d'eux pourrait faire, pour l'aider à fournir la plus large part d'une assistance si légitime et si nécessaire. Elle faisait appel ou allusion, dans chacune de ses lettres, à cette nécessité urgente, comme à ce devoir sacré, de la part de sa famille.

Entourée, à Rome, d'une considération générale, depuis les hauts personnages de la cour pontificale jusqu'aux humbles habitants de la ville, Madame n'était pas aussi bien jugée par la police française et par la chancellerie autrichienne. Elle était suspectée de soudoyer des agents pour enlever Napoléon de Sainte-Hélène et le transporter ailleurs, en le rappelant à la vie et à la liberté. On supposait sa mère encore assez riche, malgré les sommes considérables qu'elle avait partagées avec ses enfants, ou distribuées aux pauvres. La rente de son avoir s'évaluait, sans certitude, à quatre-vingt mille livres.

Voici, à ce sujet, le sens inexact d'une relation aulique[4] : Madame Letizia vivait avec de telles ressources et le cardinal Fesch trouvait les siennes dans sa galerie. etc. Si, ensuite, d'après les ordres de Consalvi (le cardinal), il s'agissait d'argent comptant, il fallait recourir, soit au duc de Torlonia, soit à Madame elle-même. Cent mille francs furent prêtés, par elle, à l'occasion des meubles de l'appartement qui servit à notre souverain (en 1819) et furent ensuite restitués. Ce qu'il y a de vrai, au lieu de telles allégations, c'est que Madame Mère, après la chute de l'empire, prêta un demi-million de francs au pape, en voulant lui offrir, par ce prêt, un témoignage de sa gratitude personnelle. Ce n'était donc nullement pour contribuer aux frais de la réception faite par le Saint-Père à l'empereur d'Autriche.

Le gouvernement de la restauration, représenté à Rome par M. de Blacas, suspectait Madame en personne (alors septuagénaire), de tramer, de servir ou de favoriser des complots, avec l'argent amassé par elle, disait-on, pour faire évader Napoléon de Sainte-Hélène. Le retour triomphant de l'île d'Elbe semblait avoir préparé peut-être celui-là ? Ce serait à ne pas croire, si les recherches de la police, ses suspicions et dénonciations ne s'étaient multipliées, pour en fournir de prétendues preuves. Inutile d'ajouter que ces preuves faisaient toujours défaut.

En voici un exemple, entre bien d'autres, de source officielle[5] : Rapport secret du préfet de la Corse, en date du 29 mai 1819, au ministre de l'intérieur, sur le sieur Louis-Constantin Couraud d'Ajaccio, ancien receveur des droits réunis, chargé autrefois des affaires de Madame Bonaparte mère, demandant des passeports pour retourner en Corse. L'enquête déclare que cet homme avait été suspecté sans raison. Les faits du même genre se reproduisaient assez souvent, comme la preuve pourrait en être fournie par les archives de l'État.

La police de l'Angleterre, après avoir, de parti pris, suspecté O'Meara de trop de dévouement au prisonnier d'Hudson Lowe, suspecta d'avance ou par anticipation le docteur Antommarchi du même dévouement. Arrivé à Londres, avec les deux prêtres, ses compatriotes, pour faire ensemble le voyage de Sainte-Hélène, Antommarchi leur laissa prendre de l'avance, parce qu'il n'avait pas été assez protégé en Italie, par la déclaration de lord Bathurst. Le gouvernement anglais persistait à voir dans ce jeune médecin, d'origine corse, un émissaire trop dévoué à la famille Bonaparte et personnellement à Madame Mère, encore suspectée par ses ennemis de comploter l'évasion du prisonnier de Sainte-Hélène. N'était-ce pas invraisemblable ?

La suppléance d'O'Meara par le docteur Stokoe avait été passagère et Napoléon déjà plus malade, presque abandonné, avait dû faire appeler un autre médecin de l'escadre anglaise, le docteur Arnott. C'est à lui que l'illustre captif exprima sa dernière protestation contre Hudson Lowe et sa demande instante, de la transmettre au gouvernement Britannique. Napoléon justifiait lui-même la supplique adressée par sa mère aux souverains alliés.

Cette protestation représentait le suprême codicille de son mémorable testament, faisant encore un appel à la postérité contre les humiliations et les tortures sans nom et sans nombre, que lui infligeait le gouverneur de Sainte-Hélène, geôlier de sa prison. Pendant ce temps Madame Mère épuisait tous ses efforts et toutes ses ressources, pour soulager les tortures d'un pareil martyre, dont la mort deviendrait la seule délivrance.

En attendant que cette délivrance pût survenir, avant la mort, par un changement d'exil qu'elle souhaitait en vain, la mère si malheureuse n'osait invoquer un miracle impossible. Elle reçut, dans une telle situation, la visite du docteur O'Meara, se plaignant, lui, d'avoir été exilé de Sainte-Hélène par une séparation forcée du captif, certain de son dévouement. Une note de son ouvrage[6] cite la vive impression qu'il ressentit de cette visite.

 Madame Mère, lorsque j'eus l'honneur de la voir à Rome, en 1819, conservait encore les restes d'une belle femme. Ses manières étaient nobles et imposantes, son maintien tel qu'on doit l'attendre d'une reine ou de la mère de Napoléon. Dieu et son fils étaient les seuls objets de ses pensées. Elle ne voyait que très peu de société et je crois qu'il n'y avait d'Anglais que le duc d'Hamilton et moi qui eussions été admis à sa table. Sa maison, quoique demeure privée et sans faste, avait de la somptuosité.

A cette période se rapporte une lettre de Madame à la reine Julie[7] :

Rome, 12 juin 1819.

Après bien des réflexions, je me décide à vous prier de différer, encore pour quelques mois, votre départ pour l'Amérique.

Mon âge ne me permettant pas d'entreprendre aucun voyage, je souhaite ardemment d'avoir la consolation de vous embrasser encore une fois. Vous savez d'ailleurs qu'il est nécessaire que je vous communique verbalement des affaires de famille, desquelles je ne puis pas vous entretenir par lettre ; ce qui exige que vous vous approchiez de moi.

Je désire donc que vous vous rendiez en Italie, avec mes petites-filles, d'où vous partiriez pour Philadelphie. Cependant vous pouvez laisser passer les chaleurs, avant de vous mettre en voyage.

Votre affectionnée

MADAME.

Le général Bertrand préoccupé des inquiétudes légitimes de Madame Mère sur l'état de l'empereur, adresse, de Longwood, le 25 juin 1819, à lord Liverpool, une lettre instante, lui annonçant l'état si grave du prisonnier de Sainte-Hélène. Il lui démontre surtout que le seul remède possible et nécessaire serait un changement complet de climat et de régime.

Le 9 juillet enfin, le docteur Antommarchi partait de l'Angleterre, en s'embarquant à Gravesend, pour Sainte-Hélène.

Madame Mère écrit, vers la même date, à sa fille la princesse Élisa[8] :

Rome...

Votre lettre du 19 juin m'a fait bien du plaisir, parce qu'elle m'apprend l'état de votre santé et celui de votre famille et parce qu'elle me donne des nouvelles de la reine Catherine. Dites-lui, de ma part, qu'elle m'a oubliée, depuis plusieurs mois. Elle a bien tort, puisque je l'aime tendrement.

Ma lettre vous trouvera, sans doute, à Baden. Embrassez tous ceux de ma famille qui s'y trouveront. Christine me donnera des nouvelles de tout le monde et j'espère qu'elles me seront d'une grande consolation. Quand est-ce que je pourrai vous embrasser et vous revoir tous réunis ? Ma confiance en Dieu me le promet et je n'en doute pas.

Ma santé se soutient. Nous avons eu de très grandes chaleurs et ensuite des tempêtes et des orages.

Lucien est à Viterbe, avec toute sa famille, pour être à même de mieux surveiller sa terre de Canino. Le cardinal se porte bien et nous aime tous tendrement. Il ne cesse pas de croire que nous aurons le bonheur de revoir celui qui est l'objet de tous nos vœux.

Adieu, ma très chère fille, mille choses aimables au prince. ; embrassez votre enfant et soyez convaincue de mon tendre attachement...

Le cardinal écrit, au nom de Madame, au comte de Las Cases[9], le 31 juillet, pour lui donner des nouvelles de la princesse Pauline, malade à Lucques et se proposant de revenir, vers la fin de septembre, auprès de sa mère.

La longue traversée des côtes d'Angleterre à l'île Sainte-Hélène sur l'océan Atlantique, nous entraîne à une digression légendaire, digne de vérité. Elle avait excité l'attention de Madame. Le récit en est dû à un célèbre navigateur, le capitaine Freycinet, dans son Voyage autour du monde. Il raconte que se trouvant, au mois d'août 1819, aux îles Sandwich, dans une visite au chef de l'une de ces îles, il fut questionné par lui, en anglais, sur la route qu'il avait suivie. Le principal motif de cette demande était de savoir des nouvelles de Napoléon Bonaparte et si véritablement, comme on l'affirmait, l'île Sainte-Hélène avait été engloutie tout entière, avec lui et tous ses habitants, par un tremblement de terre. J'ignore, ajoute Freycinet, quel est l'auteur de ce conte ; mais il était si bien accrédité aux Sandwich, qu'il me fallut répondre, plusieurs fois, à la même question. La fausse nouvelle de cette submersion totale de l'île Sainte-Hélène dans l'Océan fut donc transmise à Madame Mère qui eût préféré croire à sa réalité grandiose, plutôt que de déplorer le supplice trop vrai de son fils, condamné à un mal incurable.

Madame écrit à la princesse Zénaïde[10] :

Rome, 18 septembre 1819.

Ma chère petite-fille,

J'ai reçu fort à propos votre bonne lettre du 23 août, car j'étais bien inquiète et bien triste, ayant appris, la veille, par la voie des journaux la maladie de votre maman. Puisque, grâce à Dieu, le danger s'est éloigné, espérons qu'à l'inquiétude va succéder le bonheur de la voir bientôt parfaitement rétablie ; mais continuez à m'écrire, tous les courriers, jusqu'à ce qu'elle soit en état de le faire elle-même et ne me laissez rien ignorer.

C'est un vif intérêt ajouté à celui que j'attache déjà à vos lettres que de me parler de votre tante Désirée et de Charlotte. Remerciez tendrement pour moi celle-ci de son bon souvenir, et recevez, ainsi que votre sœur, ma chère petite-fille, mes plus affectueux embrassements.

Vostra affma cuore,

MAMA.

Le 13 septembre, arrivaient à l'île de Sainte-Hélène, les deux missionnaires désignés, dès le mois de janvier, avec des lettres du cardinal et des instructions de Madame Mère. Le premier aumônier, ou le révérend Buonavita, était plus vieux que son âge et assez infirme, par un long séjour au Mexique ; mais il se croyait plus apte que son jeune compagnon à s'acclimater à l'insalubrité notoire de la colonie anglaise. Le second aumônier, l'abbé Vignali, très valide, au contraire, n'avait qu'un seul désir, employer tous ses efforts à se rendre utile à l'illustre captif, après avoir recueilli auprès de sa vénérée mère et auprès de Son Éminence les instructions nécessaires à sa ligne de conduite.

C'était pour l'un et l'autre ecclésiastique la plus grande réserve dans l'intervention de leur ministère, auprès de l'empereur, afin de mériter sa confiance, par un esprit discret et tolérant, plus que par des dispositions contraires. Ils savaient combien Napoléon enfant était docile aux enseignements religieux de sa mère et combien il aimait à se rappeler l'heure de sa prière, auprès d'elle, dans la maison natale d'Ajaccio, et le jour de sa première communion à Brienne. Ils savaient de plus que Napoléon empereur avait rétabli en France la religion persécutée, relevé les autels abattus, promulgué le Concordat et institué de grandes œuvres de bienfaisance, dont il avait confié la haute direction à sa mère.

L'accueil le plus bienveillant fut fait aux deux aumôniers par Napoléon, qui, tout de suite, leur demanda des nouvelles de Madame, en leur disant[11] : Elle m'a toujours aimé ; elle a été, toute sa vie, une excellente femme, une mère sans égale ; elle a un courage, une force d'âme au-dessus de l'humanité.

Parti de l'Angleterre et embarqué, le 9 juillet, à Gravesend, le docteur Antommarchi parvenait, le 21 septembre, à Sainte-Hélène et était reçu le lendemain, au nom de Madame Mère, par l'impérial exilé.

Le docteur raconte d'abord, dans ses Mémoires[12], les péripéties de son pénible voyage, en rappelant, dès les premiers mots, le souvenir de Madame à la pensée inquiète de son fils. Après diverses questions, l'auguste malade dit au jeune médecin : Ni ma mère, ni le cardinal ne m'ont donné avis de votre départ. Il soupçonnait l'espionnage auprès d'eux, comme auprès de lui-même. Il regrettait aussi que son oncle lui eût envoyé pour aumônier un vieillard aussi maladif que l'abbé Buonavita, malgré la confiance de Madame en lui, lorsqu'elle l'avait eu pour aumônier à l'île d'Elbe...

Allons ! ajoute Napoléon, maintenant, parlez-moi avec franchise, donnez-moi des nouvelles des miens. Commencez par Madame Mère, la signora Letizia. — R. Le malheur n'a pu l'abattre. Elle supporte l'adversité avec courage ; elle est pleine de résignation et de dignité. — D. Reçoit-elle, va-t-elle dans le monde ? Quel est son genre de vie ? — R. Tout à fait retiré. Elle n'a qu'une société peu nombreuse, n'admet que quelques personnes de confiance. Ceux de ses enfants qui sont à Rome sont empressés autour d'elle ; mais ses vœux, ses pensées sont tous pour Sainte-Hélène. Elle n'attend qu'un mot pour braver la mer et vous serrer dans ses bras. — D. Elle a été, toute sa vie, une excellente femme, une mère sans égale ; elle m'a toujours aimé. Vous l'avez laissée bien affligée, n'est-il pas vrai ? — R. Elle retenait d'abord avec peine son émotion ; mais elle a montré un courage, une force d'âme au-dessus de l'humanité. — D. Je suis sûr qu'elle n'eût pas craint les fatigues que vous avez essuyées. Va-t-elle en société ? — R. Quelquefois chez ses fils ou chez Son Éminence. — D. Le cardinal la voit-il souvent ? — R. Plusieurs fois par jour. — D. Ses fils ? — R. Presque tous les jours. — D. Pauline ? — R. Moins fréquemment ; ses indispositions la retiennent. — D. Que vous a dit ma mère ? — R. Qu'elle, ses enfants, sa fortune étaient à votre disposition ; qu'au moindre signe, elle se dépouillerait de tout, dût-elle endurer la plus profonde misère. — D. La signora Letizia est-elle toujours aussi fraîche ? — R. Elle est toujours très bien. — D. Louis et Lucien se voient-ils ? — R. Ils se rencontrent fréquemment chez Madame Mère. — D. Madame Letizia vous a-t-elle remis beaucoup d'argent ? — R. Deux cents napoléons et une traite de douze mille francs sur mon banquier à Londres. — D. C'est, je crois, la plus riche de la famille, etc.

Napoléon continuant sa première et longue conversation avec son nouveau médecin, lui dit : En passant à Parme, avez-vous vu Marie-Louise ? — R. Elle était partie et nous avions l'ordre de ne pas faire connaître notre mission. — D. Savez-vous si elle est en relation avec ma mère ou quelque personne de ma famille ? — R. Madame Mère lui a écrit deux fois, sans recevoir de réponse. — D. C'est qu'il ne lui est pas permis d'en faire, etc. La conversation se prolonge longtemps encore.

La maladie chronique exigea un examen attentif, complet, démontrant, le 23, l'exactitude du diagnostic d'O'Meara, et, par malheur, le pronostic trop exact du malade sur cette hépatite chronique, due à l'insalubrité du climat et aggravée par les souffrances du physique et du moral.

Trois jours s'étaient écoulés. L'empereur se trouvant un peu mieux, depuis les premiers soins de son nouveau docteur, lui recommande de faire ouvrir, sous ses yeux, une caisse de livres arrivant de France. Mais le choix n'en a pas été fait, selon son attente. Napoléon s'en montre vivement blessé, en questionnant encore Antommarchi, à diverses reprises : Que n'avez-vous, lui dit-il, consacré à cet objet, quelque vingtaine de mille francs ? ma mère les eût payés. Vous m'auriez apporté des livres, vous auriez fait ma consolation... Et cette consolation, il aurait voulu la devoir à sa mère !

Peu de jours après, le 4 octobre, l'empereur, suivant le conseil d'Antommarchi, et accompagné par lui, se décide à faire une promenade au jardin de son exil, puis s'asseyant sous l'ombrage d'un arbre : Ah ! docteur, lui dit-il, avec tristesse, où est le beau ciel de la Corse ? Puis, sa pensée semble s'arrêter ou se reporte sans doute, vers sa mère, dont l'image était liée pour lui à celle de son pays natal. Le sort, ajoute-t-il, n'a pas permis que je revisse ces lieux, où me reportent tous les souvenirs de mon enfance ! Je voulais, je pouvais m'en réserver la souveraineté ; une intrigue, un mouvement d'humeur changea mon choix ; je préférai l'île d'Elbe... et Napoléon développe sa pensée qui était aussi celle de sa mère.

Suit une touchante improvisation du grand exilé sur l'amour de la patrie. Le jeune médecin en est Emu jusqu'aux larmes ; et Napoléon s'arrête, en lui disant : Docteur, la patrie ! la patrie ! si Sainte-Hélène était la France, je me plairais sur cet affreux rocher. Qui sait si, dans le même temps, à la même heure, la même pensée, aussi, ne hantait pas le cœur de la pauvre signora captive à Rome !

Antommarchi nous apprend qu'à la date du 6 octobre, son auguste malade, rentrant fatigué, de sa promenade, prit un volume de Racine et lut une scène de Mithridate, avec le talent d'un tragédien, mais se lassa bientôt, jeta le livre, se renversa dans son fauteuil, en murmurant le nom de sa mère et tomba dans une sorte d'affaissement. Ainsi, ce nom-là lui revenait sans cesse à la pensée, dans cette solitude absolue de l'exil !

Poursuivant son journal, Antommarchi ajoute : L'empereur se trouve mieux. Il était sur son texte ordinaire. Il me parlait des montagnes de la Corse, des instants de bonheur qu'il y avait passés. Il en vint à Paoli : C'était un bien grand homme que Paoli ; il m'aimait, je l'aimais, il nous chérissait tous, etc., etc. Napoléon, en parlant ainsi, faisait allusion à son père Charles Bonaparte, qui avait été si dévoué à l'illustre chef de la Corse, il citait aussi la signora Letizia, qui avait eu tant à souffrir de Paoli, après la guerre de l'Indépendance !

A la suite de ses premiers entretiens avec l'empereur, dont la pensée se reportait encore vers sa mère Antommarchi relate dans son journal, les divers sujets de conversation de l'exilé. Les citations historiques sur Madame se rattachent donc pour nous, aux époques ou aux événements qui ont suggéré à l'empereur ces citations. C'est ainsi que Napoléon, en parlant avec émotion de sa mère à Antommarchi, s'écriait douloureusement : Ah ! docteur, quelle femme ! où trouver son égale ?

Les nouvelles de Sainte-Hélène semblaient être meilleures. Antommarchi[13] accompagnait son illustre malade : Je le suivis, dit-il, nous descendîmes au jardin, il ne fut plus question que de la Corse, de ses premières années, de ses proches et encore de sa mère. Sa naissance à lui avait été brusque, inopinée, comme l'élévation, les malheurs qui avaient signalé sa vie.

Napoléon raconte ici, d'après le récit maternel, comment et dans quelles circonstances il est venu au monde. Antommarchi ajoute : En revenant sur les derniers mois qui avaient précédé sa naissance, il admirait le courage, la force d'âme qu'avait alors déployés sa mère. Les pertes, les privations, les fatigues, elle supportait tout, bravait tout, c'était, dit-il encore, une tête d'homme sur un corps de femme, etc. Napoléon, à Sainte-Hélène, a, plus d'une fois, formulé la même pensée, à peu près dans les mêmes termes.

Dans le courant de décembre, Antommarchi, dont le mérite et les conseils paraissaient fort appréciés par l'illustre fils de Madame Bonaparte, devint, à son tour, suspect au gouverneur et soumis à un odieux système de persécution, tel que l'avait subi O'Meara. Le pauvre docteur dut protester humblement de sa soumission à la consigne de ce geôlier, en essayant de lui démontrer combien sont inutiles ou nuisibles les mesures de suspicion multipliées autour et auprès de son prisonnier. Les progrès de la maladie suspendirent, pour quelque temps, les conversations intimes du malade avec son médecin. Il se contenta, aux heures de calme, de lui dicter divers récits de ses campagnes d'Italie, sans s'émouvoir ni s'attrister davantage, au souvenir des siens et à l'attendrissement que lui causait toujours la pensée de sa mère.

 

 

 



[1] Précis des guerres de César par Napoléon, écrit à l'île Sainte-Hélène, sous la dictée de l'empereur, 1 vol. in-8°, 1836, avec préface de 1835, par Marchand.

[2] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[3] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[4] Communication de M. Silvagni, en novembre 1882. — Voir l'Appendice.

[5] Archives nationales.

[6] Napoléon en exil, édition française de Londres. 1823, t. II, p. 97.

[7] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[8] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[9] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[10] Lettre communiquée par le comte Primoli.

[11] Conversations religieuses de Napoléon, par le chevalier de Beauterne. Paris, 1841, 1 vol. in-8°.

[12] Mémoires du docteur F. Antommarchi, 1825, 2 vol.

[13] Mémoires du docteur Antommarchi, 1825, t. Ier.