MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1818.

 

 

Suspicion de la correspondance de Sainte-Hélène. — Obligation des lettres ouvertes. — Lettres : du cardinal au général Bertrand ; — de Joseph à Napoléon ; — du cardinal au comte de Las Cases ; — du général Bertrand au cardinal. — Envoi d'un cuisinier. — Lettres : de Madame à la comtesse de Survilliers ; — à la comtesse de La Valette ; — à sa fille Caroline ; au cardinal Consalvi ; — à l'empereur : — de Joseph au cardinal Fesch. — Le docteur O'Meara éloigné de Sainte-Hélène. — Son rapport sur la maladie de l'empereur. — Lettres de Madame : à Élisa ; — au comte de Cossé-Brissac ; — à la reine Julie ; — au comte de Las Cases ; — à chacun des trois souverains alliés ; — à la princesse Élisa ; — à la reine Julie ; — au marquis de Douglas ; — à la reine Hortense ; — à la comtesse de ***. — Déclaration d'O'Meara sur la maladie mortelle de Napoléon. — Madame fait appel à chacun de ses enfants pour secourir leur malheureux frère. — Le docteur Antommarchi vient remplacer O'Meara. — Opinions religieuses de Napoléon.

 

Conservant à peine l'espérance de revoir son fils, Madame aurait voulu assurer à sa plume la vitesse de la pensée, pour écrire chaque jour au captif de Sainte-Hélène. Mais afin d'y parvenir, il eût fallu le bon vouloir des autorités anglaises. La plus hostile de toutes était celle de l'implacable Hudson Lowe, servile délégué de son gouvernement.

Madame Mère gémissait de ne point recevoir de nouvelles de Sainte-Hélène et de ne pouvoir en adresser de Rome qui fussent à l'abri de cette odieuse inquisition. Le cardinal, moins sensible à de si douloureuses épreuves et plus exercé au langage diplomatique, avait accepté de sa sœur la mission de lui servir d'interprète, même sans la nommer. La lettre suivante au général Bertrand en offre la preuve, en ne parlant de Madame qu'avec sous-entendu.

Dans de telles conditions, l'année 1818 devient l'année de la correspondance la plus suivie, de Rome à Sainte-Hélène. Elle est ouverte, dès le 1er janvier, par une lettre du cardinal Fesch au général Bertrand[1]. Il lui adresse ses vœux ainsi qu'aux personnes placées auprès de l'empereur, dit un mot de la princesse Pauline et ajoute, d'après les gazettes, que Las Cases est à Francfort.

Nous nous portons tous bien, dit-il, avec la confiance que Dieu rendra la liberté à l'empereur.

Madame désirerait savoir si elle pourrait faire encore expédier quelque chose qui puisse faire plaisir à son fils.

Agréez, etc.

Les derniers mots de cette lettre abrégée désignent Madame Mère, comme si elle seule, pour ainsi dire, se trouvait à l'écart. N'était-ce pas navrant pour elle et pour le grand exilé qui eût préféré quatre mots écrits, pour lui seul, de la main tremblante de sa vénérée mère !

Joseph adresse de Philadelphie, à Napoléon, une lettre des sentiments, les plus fraternels par l'entremise d'un M. Kilgmann, Américain, et il dit : Les dernières lettres de maman étaient du mois d'octobre. Elle se portait bien et est toujours inconsolable de votre éloignement.

Le fils aîné donne ensuite à l'empereur des nouvelles de chacun des membres de la famille et ajoute :

Ce pays-ci est bon ; le peuple excellent ; je ne m'étends pas davantage sur ce sujet, pour ne pas augmenter nos regrets de ce que vous n'y êtes pas arrivé, comme moi. Je désire bien que vous puissiez me donner des nouvelles de votre santé et de votre situation.

JOSEPH[2].

Le cardinal Fesch au comte de Las Cases, à Francfort[3].

Rome, le 21 février 1818.

Vous savez que je demeure avec Madame et que nous sommes les personnes. à l'épreuve de tous les sacrifices possibles.

Madame n'a pas cessé d'écrire à Longwood, par le canal du ministère anglais, pour offrir de partager ce qui lui reste, mais ses lettres ont toujours été sans réponse et il n'y a que vous qui puissiez nous mettre sur la voie de tout ce qu'on pourra faire.

Recevez, etc.

FESCH.

P.-S. — Nous continuons d'habiter le palais Falconieri, à cause de notre grand mobilier, malgré que ma sœur ait acheté le petit palais Rinuccini, qui fait angle au Cours et à la place de Venise, et qui ne peut contenir deux familles. (Madame l'aurait acheté 27.000 piastres)[4].

[En note : Achat de deux billards, dont le jeu est prescrit par les médecins à Madame Mère et au cardinal.]

Cette lettre du cardinal, écrite, comme la plupart des siennes, au nom de sa sœur, ne la personnifie jamais assez et en laisse le regret au lecteur.

La prescription faite à Madame par ses médecins de jouer au billard, témoigne qu'ils appréciaient une diversion nécessaire à ses inquiétudes et le besoin pour elle de s'en distraire par un exercice aussi rationnel que salutaire. Madame elle-même eût peut-être conseillé cet exercice à son malheureux exilé.

La claustration jointe à l'influence du climat l'exposait fatalement à l'affection endémique du foie. Quelques-uns de ses serviteurs y avaient déjà succombé. Trois ou quatre cuisiniers furent réduits à s'éloigner successivement, pour être remplacés. Ce fut dans une telle conjoncture, que Napoléon se vit obligé d'écrire lui-même une lettre ouverte à sa mère, en la priant de lui envoyer, dans le plus bref délai possible, un cuisinier français, qui eût été au service de sa maison et ne craignît point le climat de Sainte-Hélène.

Aussitôt informée, Madame consulta Pauline, qui lui désigna le meilleur choix à faire. Ce cuisinier se nommait Chandelier ; il accepta cette mission avec reconnaissance, en déclarant que pour l'honneur d'assurer la nourriture de l'empereur, il irait au bout du monde. Ce brave homme disait cela chez Madame Mère qui en fut touchée. Elle recevait, en ce moment la visite de lord Hamilton, l'un des Anglais admirateurs de Napoléon, et le noble lord ému, à son tour, de l'élan généreux du nouveau serviteur, lui offrit sa bourse pleine d'or, mais celui-ci la refusa, en disant qu'il partait par dévouement et non par intérêt. Il quitta Rome, en faisant ses adieux à Madame, alla s'embarquer en Angleterre et arrivé 'enfin à Sainte-Hélène, sut si bien faire la cuisine de l'auguste malade, qu'il gagna sa confiance, et aurait sans doute contribué à sa guérison, si cette guérison n'eût été fatalement impossible[5].

Le général Bertrand, dans une lettre du 22 mars 1818[6], au cardinal Fesch (pour Madame), lui annonce la mort de Cipriani et celle de deux ou trois autres serviteurs, sous l'influence funeste du climat de Sainte-Hélène. Il rappelle le mauvais état de santé de plusieurs des personnes qui avaient accompagné Napoléon et dit enfin :

Je ne veux pas vous affliger, en vous parlant de la santé de l'empereur, qui est peu satisfaisante. Cependant son état n'a pas empiré, depuis les chaleurs. Je pense que vous cacherez ces détails à Madame Mère...

Je prie Votre Éminence de présenter mes respects à Madame Mère et aux personnes de sa famille, et d'agréer, etc.

Comte BERTRAND.

La lettre suivante, de Madame Mère à la reine Julie, pourrait s'analyser en quelques lignes, si plusieurs motifs ne nous engageaient à la reproduire en entier. C'est, avant tout, le respect dû à la pensée directe ou à la dictée précise de Madame[7]. Cette lettre, écrite ou dictée par elle, témoigne, pour la pauvre mère, la nécessité d'une diversion à ses pensées constantes, les plus exclusives, toutes et toujours reportées de Rome à Sainte-Hélène ou d'elle à son fils. Madame, par prudence, ne peut exprimer de telles pensées, à l'amie la plus vraie et la plus dévouée, depuis la liaison des deux familles, à Marseille. Elle ne pouvait adresser sur son cher exilé une autre lettre que celle-là, substituant à ces détails d'intérêt secondaire, de douloureuses réflexions sur la captivité. Nulle autre lettre enfin que la suivante ne fût parvenue sûrement à sa destination. Elle aurait subi le sort de toutes celles déjà saisies, interceptées ou détruites.

Voici la lettre de Madame Mère à la reine Julie :

Rome, 25 mars 1818.

Ma chère fille,

J'ai remis à la comtesse de Lupé un paquet pour vous, contenant trois robes, dont une de la façon de Saveria. Vous choisirez celle qui peut mieux vous convenir ; les deux autres seront pour les enfants : elle sont faites à ma taille, et au cas qu'elles soient trop amples, il vous sera aisé de les faire rétrécir.

La comtesse ne peut guère être contente de moi, parce que je ne lui ai fait aucune politesse marquée, ainsi que je l'aurais désiré. C'est le mariage de son beau-frère qui m'en a empêchée. C'eût été l'aggraver, en quelque sorte, que d'y faire participer les nouveaux mariés ; et je vous ai fait connaître, ma chère fille, par une autre lettre, les motifs qui m'empêchaient d'approuver une pareille union. Ces motifs, je le répète, ne regardent nullement la personne, encore moins la famille de l'époux de Christine ; mais les convenances de la nature : elles n'ont pas été appréciées et le mariage a été conclu ; mais sans mon consentement et sans l'approbation de ceux de la famille, ici présents.

Au reste mes vœux sont pour le bonheur de Christine : vous la verrez et ne manquerez pas de lui rappeler ce qu'elle se doit à elle-même, ainsi qu'à sa famille.

Il y a plusieurs mois que je ne reçois point de lettres de Joseph. Vous concevez la peine que cette privation me cause, pour que vous vous hâtiez de m'en tirer, si vous le pouvez. Joignez-y le détail de tout ce qui vous regarde, ainsi que les enfants et les nouvelles qui peuvent nous intéresser. Nous sommes ici dans une parfaite ignorance de ce qui se passe. Ma santé se soutient ; ceux de La famille qui sont ici se portent également bien.

Adieu, ma chère fille, prenez soin de votre santé, et croyez que je vous aime vous et vos enfants, en bonne et véritable mère.

Addio, cam figlia,

Sono la vostra affma Madre.

P.-S. — Je reçois à l'instant des lettres de Joseph datées du 20 janvier de Philadelphie. Les robes que je vous envoie sont en pièces[8].

Deux jours après cette lettre, Madame, sans parler de Sainte-Hélène et même sans prononcer le nom de l'empereur, adresse à la comtesse de La Valette la lettre suivante[9] :

Rome, 27 mars 1818.

Madame,

La nouvelle de l'établissement de mademoiselle votre fille m'a fait le plus grand plaisir. Dieu, qui se plait à modérer les amertumes de la vie par des événements heureux, bénira ces liens que vous avez formés, sous les auspices de la vertu et de toutes les convenances. Recevez-en donc mon bien sincère compliment et soyez convaincue que j'y prends toute la part possible. Je vous assure que tous les membres de ma famille, à qui je l'ai communiquée, en ont été extrêmement contents.

Vous me dites que je n'aurais pas rejeté la requête que vous me faisiez, dans une précédente lettre, que je n'ai point du tout reçue ; mais pourriez-vous douter que je ne voulusse pas adhérer à ce que vous pourriez désirer de moi, si vous me le faisiez connaître ?

Vous me dites que vous avez été malade, tout l'hiver, et que vous l'êtes encore. Si vous aviez besoin de changer d'air et que le climat où je vis pût vous convenir, ainsi que la solitude où je vis, je vous offre une retraite chez moi et avec moi, pour tout le temps qu'elle pourrait vous plaire. Votre fille n'ayant plus besoin de votre direction, vous pouvez songer à votre santé, et peut-être exige-t-elle que vous abandonniez, au moins pour quelque temps, un pays où vous avez tant souffert.

Si cela pouvait être la requête que vous me dites m'avoir faite, elle est admise et pleinement accordée ; il ne vous resterait que de me prévenir du temps de votre départ, pour faire préparer un petit appartement pour vous et pour votre femme de chambre, dans la maison que je viens d'acquérir.

Mille choses de ma part à votre excellente fille et mes compliments à son prétendu.

Adieu, ma très chère dame ; soyez bien convaincue que je prendrai toute la part possible à tout ce qui pourrait vous être heureux et agréable.

Madame Mère écrit à la princesse Jérôme, ex-reine Catherine, une lettre dont voici un extrait[10] :

Rome, 3 avril 1818.

... Dites à Jérôme que les nouvelles qu'il me donne de Caroline m'ont fait beaucoup de plaisir.

A l'heure qu'il est, vous ne devez pas ignorer que, dans ma famille, il y en a un bien malheureux et qui, plus que tout autre, a besoin que je vienne à son secours, pour qu'il ait les moyens de pourvoir à ce qu'on ne le laisse pas manquer du nécessaire et des objets d'agrément pour le distraire.

Je ferai, pour cela, tout ce qui dépendra de moi, etc.

Cette lettre, inspirée à Madame par le plus légitime sentiment de sa tendresse maternelle pour le plus illustre et le plus malheureux de ses enfants.

Le cardinal écrit à M. ***[11] dont il ne dit pas le nom :

Rome, 3 avril 1818.

Monsieur,

J'ai reçu hier votre lettre ; elle était capable d'animer des pierres. Jugez de ce qu'elle a produit dans l'âme de Madame et dans la mienne.

Madame aurait voulu vous envoyer aujourd'hui des lettres de change sur Paris, pour cent mille francs, mais j'ai cru prudent de vous demander le nom d'une personne en qui vous auriez toute confiance et pour éviter des frais de banque inutiles. Cette somme est destinée à être envoyée à l'empereur. Le temps nous montrera ensuite ce qu'on devra faire.

Madame me charge de vous dire, en outre, de songer à envoyer à Longwood tout ce qui pourrait adoucir le sort de son fils ; de la prévenir, parce qu'elle vous fera faire des fonds et Elle donnera tout ce qu'elle pourra.

Pour moi, je ne puis rien, dans le moment actuel ; mais si je puis vendre ma galerie, je pourrai puissamment ; je l'ai offerte à l'empereur par lettres.

Ma sœur, reprend le cardinal a acquis un petit palais, pour s'y loger, pour la somme de 27.000 piastres[12], ce qui est cause de notre séparation. Cela n'empêchera pas cependant que je passe la moitié de la journée avec elle. — Les Bourbons ont exactement payé les huit cent et tant de mille francs pour son palais de Paris.

Il termine sa lettre par des nouvelles sur la famille de Madame, qui voit très peu de monde, à cause de la guerre ouverte de M. de Blacas envers les visiteurs.

Madame adresse à sa fille, l'ex-reine Caroline, la lettre suivante[13] :

Ce n'est pas à moi à fixer à mes enfants le contingent à fournir, pour pourvoir aux nécessités de leur frère. Mes enfants ont de l'honneur, des sentiments, du cœur ; et tous auront plus de moyens et de bonne volonté de donner, qu'il n'y aura de besoin. — Je viens de commencer à former une masse, en envoyant 30000 francs à M. de Las Cases. Que chacun s'adresse à lui. — Pour moi je suis prête à donner à l'empereur jusqu'à mon dernier sol.

Néanmoins les sentiments que vous me témoignez, dans votre lettre m'ont fait le plus grand plaisir et je n'attendais pas moins de vous.

Ma santé n'est pas trop bonne, et à défaut de pouvoir aller aux eaux, je prends, chez moi, la douche. C'est la même incommodité que j'aie eue, l'année dernière ; mais, cette année-ci, je ne puis aller à la campagne, puisque les États du pape sont infestés de voleurs et d'assassins, comme en Pouille et en Calabre.

Il paraît que cette année-ci, votre oncle passera l'été sans incommodité. Il ne vous écrit pas trop souvent, parce qu'il croit que vous devez considérer communes avec lui les lettres que je vous écris.

J'ai appris avec bien du plaisir le rétablissement d'Achille[14] et j'espère que la bonne saison achèvera de le guérir.

Embrassez pour moi tous mes chers petits enfants, et soyez convaincue de ma tendresse, etc.

(Copiée sur la minute.)

Des lettres analogues à celle-ci furent écrites par Madame à ses autres enfants.

Lorsqu'elle avait appris, dès 1815, que son fils était exilé à Sainte-Hélène, elle avait demandé avec insistance, à le suivre, sans pouvoir en obtenir la permission. L'empereur lui-même s'opposait à ce que sa mère, presque octogénaire, entreprît un tel voyage, dont elle n'aurait pu supporter ni les fatigues ni les dangers. Madame n'en renouvela pas moins, chaque année, ses instances restées inutiles, malgré leur persévérance.

On l'entourait, à Rome, d'une grande considération et lorsqu'en 1818, ayant auprès d'elle ses enfants Lucien, Louis et Pauline, Madame eut recours au cardinal Consalvi, pour assurer à son illustre exilé quelques ressources de bien-être, ce ne fut pas en vain. Rappelons un fragment de l'une de ses lettres au puissant cardinal, comme un témoignage de plus de ce beau caractère et de la tendresse maternelle, que l'on ne se lasse pas d'admirer.

A S. Ém. le cardinal Consalvi[15].

Rome, le 27 mai 1818.

Je veux et je dois remercier Votre Éminence, pour tout ce qu'elle a fait en notre faveur, depuis que l'exil pèse sur mes enfants et sur moi.

Mon frère le cardinal Fesch ne m'a point laissé ignorer de quelle généreuse façon vous avez accueilli la demande de mon grand et malheureux proscrit de Sainte-Hélène.

Le cardinal m'a dit qu'à la prière si juste et si chrétienne de l'empereur, vous vous étiez empressé d'intervenir auprès du gouvernement anglais et de chercher un prêtre digne et capable.

Je suis vraiment la mère de toutes les douleurs et la seule consolation qui me soit donnée, c'est de savoir que le Très Saint-Père oublie le passé, pour ne se souvenir que de l'affection qu'il témoigne à tous les miens.

MADAME.

Autre lettre, de Madame, vers la même époque, au cardinal Consalvi (l'origine n'en est pas marquée).

Mes fils Lucien et Louis, très fiers, très honorés de votre inaltérable amitié, sont bien sensibles à tout ce que le pape et Votre Éminence ont fait pour préserver notre tranquillité menacée par les puissances. Nous n'avons trouvé appui et asile qu'auprès du gouvernement pontifical et notre reconnaissance égale le bienfait.

Je prie Votre Éminence d'en déposer l'hommage aux pieds du souverain pontife Pie VII. Je parle au nom de toute ma famille de proscrits, et surtout au nom de celui qui meurt à petit feu sur un rocher désert.

Sa Sainteté et Votre Éminence sont les seuls, en Europe, qui s'efforcent d'adoucir ses maux et voudraient en voir la fin.

Je vous remercie sincèrement avec mon cœur de mère et serai toujours.

De Votre Éminence,

La très dévouée et reconnaissante

MADAME.

Le cardinal Consalvi ne put empêcher ceux des enfants de Madame (Lucien, Louis et Pauline) venus auprès d'elle, de s'en séparer bientôt, en se soumettant aux ordres hostiles de M. de Blacas.

Madame Mère à l'empereur[16].

Rome, 23 juin 1818.

Je profite du départ de M. le marquis de Douglas pour l'Angleterre, où une maladie dangereuse du duc d'Hamilton son père l'appelle, pour vous donner de mes nouvelles et de toute ma famille. Ma santé est assez bonne, ainsi que celle de tous ceux de la famille qui sont à Rome et en Allemagne.

Pauline part aujourd'hui pour les eaux de Lucques. Nous recevons, de temps en temps, des nouvelles de Joseph ; il est parfaitement bien.

Le cardinal a fait des démarches pour obtenir des facilités de vous envoyer un aumônier. Sa Sainteté a été enchantée de pouvoir prendre quelque part dans cette affaire. On attend la réponse d'Angleterre.

Malgré que M. le comte de Las Cases nous ait écrit qu'il se chargeait de vous donner de nos nouvelles, tous les mois, de temps en temps, je n'oublierai pas de le faire moi-même, et, dans cette occasion où l'on nous donne de meilleures nouvelles de votre santé, pourrai-je ne pas vous dire que je me sens renaître, après quelques mois de peines et d'angoisses. Cependant, mon opinion ne s'est jamais démentie ; ma force et mon courage me rassurent dans celui qui me les donne, de ne pas mourir sans vous embrasser.

En attendant, agréez les sentiments de toute ma tendresse.

Vostra Madre.

Joseph Bonaparte écrit au cardinal Fesch[17] :

New-York, 10 juillet 1818.

Mon cher oncle, la lettre que j'écris à maman vous instruira du parti que j'ai pris d'envoyer chercher ma famille, ou au moins une de mes filles.

Je vous prie de faire en sorte que les lettres ci jointes arrivent sûrement.

M. Las Cases m'a écrit ; mais je n'ai aucune lettre de l'empereur ; j'ai écrit à maman sur ce sujet, il y a un mois ; j'ai envoyé à M. Las Cases d'abord mille livres sterling.

Adieu, mon cher oncle, je vous embrasse de tout mon cœur.

VALE.

Le docteur O'Meara, distingué par son caractère, par son mérite et par son dévouement à Napoléon, devait déplaire à Hudson Lowe. Celui-ci, prenant ombrage de tant de qualités, voulut imposer au digne confident des souffrances de son prisonnier, l'obligation de les lui faire connaître. Il ne put, à cet égard, rien obtenir de la loyale discrétion du chirurgien de l'armée anglaise, et parvint à l'éloigner de son auguste client, par l'ordre de quitter Sainte-Hélène.

Madame Mère, apprenant, plus tard, cette nouvelle, en fut très affligée, sans oublier celui qui avait donné à son fils des preuves de dévouement.

O'Meara, malgré l'ordre brutal de ne plus revoir son illustre malade, se rendit encore une fois auprès de lui, le 25 juillet, pour lui donner ses derniers conseils, en lui faisant ses adieux, et pour recevoir ses instructions au près des siens[18].

... Vous leur exprimerez, ajouta Napoléon, les sentiments que je conserve pour eux. Vous assurerez de mon affection ma bonne Louise, mon excellente mère et Pauline. Si vous voyez mon fils, embrassez-le pour moi ; qu'il n'oublie jamais qu'il est né prince français !...

O'Meara termine ce triste récit par ces mots : L'empereur me serra ensuite la main et m'embrassa, en disant : O'Meara, nous ne nous reverrons plus. Soyez heureux !

La nécessité de quitter Longwood, sans délai, dit Montholon[19], ne permit pas au docteur O'Meara de remettre au grand maréchal le rapport sommaire de son opinion sur l'état maladif de l'empereur, mais le lendemain, 26 juillet, il nous a fait parvenir le rapport suivant (dont connaissance fut transmise à Madame).

Ce rapport fait dépendre la maladie de l'empereur d'une altération du foie et de désordres dans les fonctions hépatiques, avec œdème des extrémités inférieures et complication, au début, d'un état scorbutique. Un traitement approprié fut prescrit, mais incomplètement accepté ou peu suivi par le malade, qui négligea l'exercice nécessaire. O'Meara signale, parmi les causes de l'affection hépatique, le climat néfaste, la mauvaise aération et l'humidité de l'appartement, conditions jointes à l'isolement, à l'abandon, et enfin à tout ce qui peut, en froissant les délicatesses de l'âme, détruire les sources de la vie.

Lorsque ce rapport, ajoute Montholon, fut parvenu à Rome (plusieurs mois après), le cardinal et Madame Mère plus encore voulurent qu'il fût soumis à l'appréciation des médecins les plus habiles. Ceux-ci en firent un examen approfondi, à la suite duquel ils rédigèrent et signèrent, le 18 février 1819, une consultation, de tous points conforme aux opinions émises par le docteur O'Meara dans son rapport.

Madame en fut frappée douloureusement, et dut croire aux souffrances de son malheureux fils.

Madame Mère à la princesse Élisa[20].

Rome, 31 juillet 1818.

J'ai reçu votre lettre du 8 courant. Je ne doutais pas que vous ne fussiez disposée à faire tout ce que vous pourriez pour votre malheureux frère.

Sans doute vous avez lu le Recueil de pièces et documents officiels sur le prisonnier de Sainte-Hélène, approuvé par lui-même et imprimé, en juin dernier (par P. J. de Mat, imprimeur de l'Académie), en réponse au discours de lord Bathurst, de l'année dernière. La famille doit voir, parla, tous les besoins où il se trouve ; elle doit l'aider, puisque je ne puis pas le faire à moi seule.

Continuez à me donner de vos nouvelles, de vos chers enfants et du prince. Louis est à Livourne, où il voit, tous les deux jours, ses deux enfants qui passent les deux autres jours chez leur mère, distante de quatre lieues. Les père et mère ne se sont point vus, et je ne sais pas s'ils se rencontreront. Pauline est aux eaux de Lucques depuis environ un mois. Lucien se porte bien, avec sa famille ; sa femme est très avancée dans sa grossesse. Vous m'auriez fait plaisir de me donner des nouvelles du duc de Padoue ; on dit que sa mère a été le rejoindre.

Le cardinal se porte bien ; il me charge de vous dire mille choses affectueuses de sa part, ainsi qu'à toute votre famille.

Je vous embrasse cordialement.

P.-S. — Puisque personne ne m'écrit plus, veuillez me donner des nouvelles de la reine Catherine, de Caroline et de toute la famille.

Madame Mère au comte de Cossé-Brissac.

Rome, 1er août 1818.

Je vous remercie des nouvelles que vous me donnez, en date du 21 juin, de Christine, de madame votre belle-sœur et de M. votre frère. Je désire que la première s'accoutume au bonheur de la vie retirée à la campagne et qu'elle s'habitue, par là, à devenir une excellente mère de famille. Je suis convaincue que vous y mettrez toute la réciprocité de votre part, pour établir un système de compensation, afin de diminuer les regrets qu'une jeune femme éprouve toujours, en abandonnant le monde.

Nous éprouvons à Rome des chaleurs presque extraordinaires, et sans doute le climat de la Suède est bien préférable au nôtre, en été.

Vous aurez dû recevoir une autre de mes lettres par la poste et probablement elle ne vous était pas parvenue à l'époque où vous m'écriviez.

Le cardinal vous renouvelle tous les sentiments d'amitié qu'il vous a voués et se réunit à moi pour vous assurer, etc.

Madame Mère à la reine Julie (comtesse de Survilliers).

Rome, 8 août 1818.

C'est depuis longtemps que je ne reçois point de vos nouvelles. Veuillez, en grâce, m'en donner plus souvent et ne laisser jamais passer un mois, sans deux lignes de vous, ou de vos chers enfants. Sans doute votre santé ne vous permet pas encore d'entreprendre le grand voyage, puisque vous ne m'en prévenez pas. Avez-vous des nouvelles de Joseph ?

Vous me feriez grand plaisir de me dire si le comte de Las Cases est de retour à Baden-Baden.

Ma santé est toujours au même point. J'ai dû, cette année, passer l'été dans Rome, crainte des assassins qui infestent toujours les environs de cette ville. Les chaleurs ont été fortes et prolongées, ce qui m'a été très pénible.

Le cardinal se joint à moi pour vous témoigner, etc.

Madame Mère au comte de Las Cases.

Rome, 15 août 1818.

Mon frère m'a communiqué vos lettres, inclusivement celle du 30 juillet. Il a dû vous écrire, plus d'une fois, que tout ce que j'ai est à la disposition de mon fils, dussé-je renvoyer ma maison et ne rester qu'avec un domestique. Si le reste de la famille ne vous a pas envoyé des fonds, c'est qu'ils ont présumé que je voulusse faire tout ce que je pourrais, avant de les appeler à mon secours. Mon cœur voudrait faire pour tous. Mes peines et mes souffrances, dans lesquelles je me trouve abîmée, depuis sa captivité, semblent soulagées, lorsque je puis le secourir. Néanmoins, je suivrai votre conseil, d'autant plus que mes moyens sont limités.

Ainsi au retour de mon fils Louis, de Livourne, où il a été prendre les bains de mer, et de la princesse Pauline aux eaux de Lucques, nous arrêterons les sommes que nous pourrions mettre à votre disposition, en cas de besoin. Pour notre règle, je désire que vous me fassiez connaître à peu près ce qu'il faudrait par an, pour suppléer à tous les besoins de l'empereur, non seulement pour l'argent qu'il, faudrait envoyer, pour les lettres de change tirées de Sainte-Hélène, mais pour tous les besoins de son service.

J'ai pensé aussi que vous ne pouviez pas exercer le sacré ministère que vous avez créé, dans votre attachement pour l'empereur, sans quelques dépenses. Vous me les ferez savoir.

Monsieur le comte, il ne me reste qu'à vous exprimer toute ma reconnaissance pour ce que vous avez fait et voulu faire pour l'empereur. C'est pour moi une vraie consolation que, dans ses malheurs, il trouve des personnes qui lui soient vraiment attachées, comme vous l'êtes.

La divine Providence qui veille à la conservation de ses jours, par un miracle continuel, récompensera vos vertus, en prolongeant vos jours et en vous donnant, à la fin, ce que la foi vous montre.

Veuillez bien dire, de ma part, à madame de Las Cases tous les sentiments affectueux que je porte à votre famille, ils seront éternels, quelle que soit la fin de nos espérances.

Je suis, etc.

P.-S. —Je désirerais écrire deux mots à l'impératrice ; mais je ne sais pas comment lui adresser ma lettre ; pourriez-vous vous en charger ?

Madame Mère écrit à chacun des trois souverains alliés, réunis à Aix-la-Chapelle[21] :

Rome, 29 août 1818.

Une mère affligée au-dessus de toute expression a espéré, depuis longtemps, que la réunion de Vos Majestés Impériales et Royales lui rendrait le bonheur.

Il n'est pas possible que la captivité prolongée de l'empereur Napoléon ne prête pas l'occasion de vous en entretenir et que votre grandeur d'âme, votre puissance, les souvenirs des événements passés ne portent Vos Majestés Impériales et Royales à vous intéresser pour la délivrance d'un prince qui a eu tant de part à leur intérêt et même à leur amitié.

Laisseriez-vous périr dans un exil de tourments un souverain qui, confiant dans la magnanimité de son ennemi, se jeta dans ses bras ! Mon fils aurait pu demander un asile à l'empereur son beau-père ; il aurait pu s'abandonner au grand caractère de l'empereur Alexandre ; il aurait pu se réfugier chez Sa Majesté Prussienne, qui, sans doute, se voyant implorée, ne se serait rappelé que son ancienne alliance. L'Angleterre peut-elle le punir de la confiance qu'il lui a témoignée ?

L'empereur Napoléon n'est plus à redouter ; il est infirme. Fût-il plein de santé, eût-il les moyens que la Providence lui mit jadis dans les mains, il abhorre la guerre civile.

Sire, je suis mère et la vie de mon fils m'est plus chère que ma propre vie. Pardonnez à ma douleur la liberté que je prends d'adresser à Vos Majestés Impériales et Royales cette lettre.

Ne rendez point inutile la démarche d'une mère qui réclame contre la longue cruauté exercée contre son fils.

Au nom de Celui qui est bon par essence et dont Vos Majestés Impériales et Royales sont l'image, intéressez-vous à faire cesser les tourments de mon fils ; intéressez-vous à sa liberté. Je le demande à Dieu, je le demande à vous qui êtes ses lieutenants sur la terre.

La raison d'État a des limites ; et la postérité qui immortalise tout, adore par-dessus tout la générosité des vainqueurs.

Je suis avec respect, Sire, etc.

MADAME MÈRE.

Cette lettre aux souverains alliés du congrès d'Aix-la-Chapelle est une page d'éloquence maternelle qui ne fut pas comprise. Le sublime langage de Madame Mère n'obtint pas même de réponse et dans son désespoir légitime, elle répétait : Je savais bien qu'ils me le tueraient.

La princesse Pauline, qui avait reçu de sa mère une tendresse à part, depuis leur séjour à l'île d'Elbe, disait à madame d'Abrantès, dans une promenade au Monte-Pincio[22] :

Vous voyez ma mère, pleurant ainsi sur les malheurs de mon frère... Eh bien, cette douleur ne la tuera pas ; elle souffrira longtemps et son malheur, à elle, sera plus affreux que celui de l'empereur. Ces paroles étaient vraies, puisque la douleur de Madame lui inspirait le seul courage durable, la résignation.

Elle n'avait plus, désormais, de consolation, de refuge, que dans les œuvres de bienfaisance et de charité, en redoublant ses efforts d'économie, pour subvenir à de nouveaux besoins du grand exilé.

Madame Mère à madame la comtesse de Survilliers[23].

Rome, 5 septembre 1818.

J'ai reçu des nouvelles de Joseph, qui me dit vous avoir envoyé quelqu'un qui lui amènerait Zénaïde, dans le cas que vous ne fussiez pas en état de faire le voyage.

Je comprends la peine que vous devez éprouver, en vous détachant d'une fille chérie ; je conçois en outre que les études et l'éducation de Zénaïde pourront s'en ressentir, en allant dans un pays où l'on ne trouvera pas toutes les facilités possibles, pour cultiver ses talents. Votre cœur doit être sensiblement affligé en l'exposant à un si long voyage, sans vous ; mais enfin, il est juste aussi qu'un père ait sa part de bonheur, et que, dans le malheur, il veuille encore avoir une enfant, pour partager avec elle les maux de la vie. Zénaïde est déjà en état de faire le bonheur de son père, et même de tenir sa maison ; et si elle était mariée, ne devrait-elle pas le faire ?

Joseph m'écrit : Pourquoi ne vous en venez-vous pas à Rome ? Ma réponse est fort simple : c'est que vous avez toujours espéré partir, pour le rejoindre ; que, du reste Francfort n'avait rien pour vous retenir, puisque j'avais su que vous viviez dans une retraite absolue, et avec une économie au delà de votre état.

Joseph semble me faire des reproches de ce que je ne me rende pas en Amérique. Il croit que c'est ma tendresse pour le cardinal qui me retient à Rome ; mais mon âge, mes infirmités m'avertissent que je ne dois m'exposer ni à un si long voyage, ni au changement de climat. S'il avait été dans une position aussi malheureuse que celle de l'empereur, je n'aurais pas hésité un instant ; mais il est bien et libre ; pourrai-je alors m'oublier moi-même ?

Du reste si toute la famille s'y rendait, il n'y a pas de doute que je ne dusse courir et les dangers de la mer et les intempéries du climat et je me passerais fort bien de la compagnie du cardinal.

Écrivez-moi vos résolutions et croyez bien que je suis très peinée de vous savoir dans une si cruelle position ; mais vous ne pouvez pas vous refuser à la demande de votre mari de lui envoyer au moins Zénaïde.

Ma santé est toujours la même. Pauline et Louis sont encore en Toscane. Napoléon (fils de Louis) s'est un peu échaudé au visage et à la main avec de la poudre, mais il va bien, sans craindre d'en porter les marques.

Le cardinal me charge de vous dire mille et mille choses affectueuses, et en vous embrassant avec Zénaïde et Charlotte, je suis, etc.

P.-S. — En cas que vous vous décidiez à venir à Rome, ce qui ferait mon bonheur, vous trouveriez un appartement tout prêt, dans ma maison, et, s'il vous plaît, il sera à vous ; en cas contraire, vous vous en procurerez un autre.

Si Zénaïde devait passer l'hiver en Europe, je vous conseille de venir le passer, toutes deux, à Rome. Quand vous aurez des occasions sûres pour Joseph, faites-le-moi savoir.

Madame Mère à M. le marquis de Douglas[24].

Milord, vos soins aimables à m'écrire ce qui pouvait alléger mes peines, sont dignes de vous et ils me confirment dans l'assurance de l'intérêt que vous prendrez, par la suite, à une si belle œuvre, malgré l'éloignement et l'oubli qui s'en suit ordinairement. Votre excellent cœur ne saurait oublier une mère affligée à laquelle vous avez témoigné tant de bonté.

J'ai trouvé lady Douglas assez bien ; je souhaite que son état persévère et qu'elle passe l'hiver prochain en bonne santé.

Vous auriez alors l'espoir de son parfait rétablissement.

Mes enfants sont encore en Toscane. Je ne compte les revoir qu'au commencement du mois prochain.

Agréez, milord, l'assurance de ma reconnaissance et de mon attachement le plus sincère.

Ce fut vers le commencement de septembre, que Madame, pour faire diversion à son chagrin, se rendit à Bologne. Elle visita la chapelle Saint-Jérôme, appartenant alors à la famille Ghisiliera.

Tout près de là, elle se rendit à la chapelle Santa Maria della Vita, où avait été déposé le corps d'un Bonaparte, mort à Reggio, en 1672 et canonisé par le pape Pie VII, au commencement du consulat.

De retour à Rome, Madame fit de nouvelles démarches auprès du Saint-Père, pour obtenir des souverains alliés un allégement au sort cruel du captif de Sainte-Hélène.

Madame Mère à madame Christine.

Rome, 24 octobre 1818.

J'ai reçu plusieurs lettres de vous et de votre mari, auxquelles j'ai répondu. Ce n'est pas ma faute s'il y a des gens indiscrets dans les différents bureaux de poste. Le cardinal en a fait autant et il en dit autant. Cette lettre lui est commune avec moi.

Nous sommes enchantés d'apprendre que vous vivez à la campagne et que vous savez vous occuper. Vous êtes plus heureux que nous, qui n'osons pas encore sortir des portes de Rome, à cause des mêmes brigands qui infestent toujours les environs.

Vous aurez appris que votre belle-mère a donné le jour à une fille extrêmement grande ; elle paraît avoir six mois.

Pauline vient d'arriver des eaux de Lucques, mais Louis et son fils sont encore à Florence.

En écrivant à madame la comtesse votre belle-sœur et à monsieur votre beau-frère, rappelez-nous à leur souvenir.

Vous ne nous oublierez pas auprès de votre mari.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette lettre, dictée par Madame, mais écrite sans doute par le cardinal, comme la plupart des lettres de leur correspondance journalière, ne retrace pas assez les sentiments inquiets de la mère, sans cesse préoccupée du sort de son fils. La lettre suivante le prouve plus encore.

Madame répond à la reine Hortense, qui lui exprimait le désir de la revoir :

Rome, 24 octobre.

Ma très chère fille, n'en doutez pas, j'aurais été bien contente de vous embrasser et j'ai même désiré vous écrire, pour vous y engager, mais des réflexions m'en ont empêchée. Veuillez au moins tenir parole pour l'an prochain.

Qu'il plaise à Dieu que le climat de Bavière ne soit pas dangereux, en attendant, à votre santé, et que vous preniez des forces, pour venir dans ce pays-ci achever votre rétablissement, au moins pendant un hiver.

Embrassez pour moi mon cher Louis et assurez-le que sa bonne maman l'aime tendrement. Mille choses affectueuses, de ma part, au prince votre frère. Pauline est de retour des eaux, assez bien portante. Le cardinal vous prie de croire à tout son attachement. Il vous engage à venir à Rome, en automne de 1819, puisqu'il est convaincu que ce climat vous convient préférablement à tout autre.

Agréez, ma très chère fille, les sentiments de mon tendre attachement.

MADAME.

O'Meara, exilé de Sainte-Hélène par le gouvernement anglais, pour avoir montré trop d'attachement à Napoléon, adressait au secrétaire de l'amirauté la déclaration suivante, interprétant, une fois de plus, les angoisses de Madame Mère :

Je pense que la vie de Napoléon Bonaparte est en danger, s'il réside plus longtemps sous un climat tel que celui de Sainte-Hélène, surtout si les périls de ce séjour sont aggravés par la continuité de ces contrariétés et de ces violations auxquelles il a été jusqu'à présent assujetti et dont la nature de sa maladie le rend particulièrement susceptible d'être affecté.

O'MEARA,

Ex-chirurgien de Napoléon.

28 octobre 1818.

Madame Mère au roi Joseph (dans la lettre à M. Dominique Cipriani)[25].

Rome, 31 octobre 1818.

J'ai reçu, dans le temps, votre lettre du 10 juillet de New-York et, ces jours-ci, celle du 31 août de Philadelphie. Je ne répondis pas à la première, attendant la réponse de Julie à la lettre que je lui avais écrite, sur le départ de Zénaïde. Je n'ai reçu cette réponse que ces jours-ci.

Je dois vous faire connaître que votre famille vit dans une retraite absolue et avec toutes les privations possibles, au delà même de ce que vous pourriez vous imaginer. Je tiens ces détails de personnes bien dignes de foi, ainsi que l'assurance que la santé de Julie est vraiment mauvaise. Cependant elle vient de m'écrire, en date du 5 octobre, qu'elle est décidément résolue de partir au printemps, malade ou non, avec ses filles, pour vous rejoindre. Cette résolution, que je ne saurais approuver, puisqu'elle peut lui coûter la vie, me paraît raisonnable de ne pas faire partir Zénaïde, dans la plus mauvaise saison de l'année. Ainsi, vous aurez votre fille dans quelques mois et je doute fort que sa mère résiste aux changements de climats si disparates.

J'ai lieu de croire que Julie a toujours espéré pouvoir entreprendre ce voyage ; et elle a cru que Francfort était un endroit plus commode pour s'embarquer que la Méditerranée.

(Madame Mère apprécie sagement ici un projet de mariage pour sa petite-fille Zénaïde, en l'engageant, pour y penser, à attendre encore un ou deux ans.)

... Vous vous trompez, en croyant que je reste à Rome pour l'attachement que je porte à mon frère ; mais, à mon âge, avec des indispositions réelles, entreprendrai-je un semblable voyage, sans nécessité et sans utilité pour ma famille ? Ajoutez à cela mes craintes et mes espérances et toutes les afflictions qui ne laissent pas de prendre beaucoup d'empire sur mon caractère. Rien ici ne saurait les alléger, et tout contribue à me rendre ce séjour désagréable. Dites bien que vous êtes le plus heureux de la famille.

Las Cases a dû vous écrire qu'une personne lui a payé la somme qu'il espérait que vous lui rembourseriez, et qu'il tenait à la disposition de vous ou de l'empereur, ce que vous lui aviez envoyé. De mon côté, j'ai déjà fourni soixante mille francs. Chacun des frères et sœurs s'est taxé, en outre, à quinze mille francs par an. Je fournirai s'il le faut, pour cinquante à soixante mille francs par an, et je n'attends que de connaître si cette somme sera nécessaire, pour réduire aussi mes dépenses.

Les adoptifs montrent leur zèle et leur attachement, et je crois, avec beaucoup d'efficacité.

Nous allons faire partir un aumônier, un chirurgien et un maître d'hôtel. Celui-ci doit remplacer le pauvre Cipriani qui est mort, en mars, d'une inflammation du bas-ventre. Tout ce monde partira pour Londres, dès que nous les aurons trouvés convenables.

J'ai écrit aux trois souverains alliés, à Aix-la-Chapelle, pour demander la délivrance de l'empereur. Mes lettres ont été remises. Louis en a fait autant. On écrit de Paris, qu'on parle, dans cette ville, comme d'une chose positive, qu'il a été arrêté à Aix-la-Chapelle, qu'il serait transporté de Sainte-Hélène dans une île de la Méditerranée, probablement à Malte. Mais ce sont les on-dit et je n'ose pas le croire. Ce serait un grand bien, parce que le climat où il se trouve est mortel pour lui. J'espère que son sort s'améliorera. On dit que l'opinion est tout à fait prononcée à Londres contre les procédés inhumainement barbares dont le gouvernement use envers lui.

(Madame Mère termine sa lettre, en donnant des nouvelles de chacun des siens et en redisant à son fils aîné : N'oubliez pas que nous nous aimons tendrement.)

MADAME.

A la même date que ce tendre souvenir maternel, et dans le même recueil figurent deux autres lettres de Madame, l'une à la reine Julie et l'autre à la reine Catherine. Madame se plaint du silence prolongé de Jérôme et de sa femme, avec ces mots : Ne différez pas à m'écrire : c'est une grande consolation que vous me procurerez.

Madame à la reine Julie[26].

Rome, 31 octobre 1818.

Ma très chère fille, J'ai reçu votre lettre du 5 du courant, et en même temps une lettre de Joseph du 31 août. Je viens de lui écrire la résolution que vous avez prise de partir au printemps, malade ou non, lui disant franchement que je n'approuvais pas cette désespérante résolution ; mais j'approuvais fort de différer le voyage de Zénaïde au printemps. Je le répète à vous-même que si vous étiez malade, il faudrait faire partir votre fille et rester vous-même en Europe, avec Charlotte. Il paraît possible que Christine se rendra en Amérique avec son mari ; vous pourriez alors la lui confier, et dans le cas contraire, prendre des moyens pour qu'elle fût bien accompagnée. Je ne saurais vous donner d'autre conseil. Zénaïde est assez forte pour supporter un semblable voyage. Cette séparation sans doute doit vous coûter énormément, mais si elle devait se marier, ne faudrait-il pas vous y soumettre ?

Dans le cas que vos incommodités ne vous permettent pas de partir au printemps, je vous exhorte à vous en venir avec nous et, dans le cas même où vous ne trouveriez pas des personnes pour accompagner Zénaïde, il vous sera aussi facile de la faire partir d'ici, avec quelqu'un qu'on pourra trouver attaché à la famille. Au reste vous êtes mère et vous n'avez pas besoin de conseils de personne ; mais je puis vous offrir, si vous vous rendez à Rome, un étage où vous pourriez rester avec vos enfants et vos gens ; et je pense que vous devriez profiter de la saison qui n'est pas encore trop mauvaise pour faire le voyage d'Italie. Vous connaissez le climat de Rome ; peut-être vous prendriez des forces pour entreprendre le voyage projeté. D'ailleurs je crois même qu'en vous embarquant à Civita-Vecchia, vous épargneriez de la longueur du voyage. Je n'ai pas besoin de vous dire l'intérêt que j'aurais à vous revoir. Vous connaissez mes sentiments et mon grand attachement pour vous ; que vous deviez partir ou rester en Europe, je sens le besoin d'être quelque temps avec vous.

Embrassez pour moi les enfants, ainsi que pour le cardinal qui se porte bien et vous salue tendrement. Louis est de retour de Toscane avec son fils ; ils se portent bien. Pauline est aussi de retour, mais elle est malade d'une fièvre nerveuse continue ; nous espérons sa prompte guérison.

Addio, cara figlia, roi abbracci e sono la vostra affma Madre.

Madame Mère à la reine Jérôme (sic) pour Catherine[27].

Rome, 13 novembre 1818.

Je reçois votre lettre du 23 octobre et je suis bien plus étonnée des plaintes que vous formez de ne pas recevoir de mes nouvelles, lorsque je suis en droit de vous en dire autant. Il n'est point encore arrivé que des lettres qui me sont directement adressées, sous l'enveloppe du banquier Torlonia, ne me soient point exactement parvenues.

Je n'ai pas manqué d'écrire les lettres ci-jointes à chacun des trois souverains réunis à Aix-la-Chapelle, par le moyen du comte de Las Cases ; Louis leur a également écrit et vous auriez dû en faire autant. Probablement on vous aurait répondu et nous aurions su à quoi nous en tenir. Enfin j'ai fait mon devoir et je me confie à la divine Providence. Vous êtes plus à même de connaitre quelque résultat de ma démarche ; dans ce cas, faites-le-nous savoir.

Je vous remercie des bonnes nouvelles que vous me donnez de la santé de Jérôme et de votre petit enfant. Je ressens, de temps en temps, quelques incommodités passagères ; mais nous avons été, pendant quatorze jours, dans la crainte de perdre Pauline. Huit jours après son arrivée de Livourne, elle a été attaquée par une fièvre putride, gastrique (fort grave, etc.) mais, depuis quatre jours, la maladie va en déclinant, etc.

Tout le reste de la famille se porte bien. Le cardinal me charge de vous dire mille choses affectueuses, et je vous prie de croire à tous mes sentiments de tendresse.

Après cette lettre à sa digne belle-fille, Madame adresse quelques mots à la reine Caroline, pour la remercier de lui avoir donné des nouvelles d'Achille, dont elle était inquiète et elle ajoute : Soyez bien convaincue de ma tendresse pour vous, ma très chère fille, et pour mes très chers petits-enfants.

Dès le mois de décembre, et d'après les instances de Madame, son chambellan, le chevalier Colonna découvrait, dans ses relations, un jeune médecin d'Italie, d'origine corse, trouvé digne de remplacer, à Sainte-Hélène, le docteur O'Meara. C'était le docteur Francesco Antommarchi, de l'université de Pise, attaché, comme prosecteur d'anatomie, à l'hôpital Sainte-Marie de Florence, où il était occupé de la publication des Œuvres anatomiques de Mascagni sur les Vaisseaux lymphatiques.

Le cardinal Fesch lui écrivit le 19 décembre, en le priant, au nom de Madame Mère et au sien, d'accepter la mission de se rendre auprès de l'empereur malade, pour lui donner ses soins[28]. Antommarchi n'hésita pas à accepter la responsabilité de cette grave mission : Il suspendit ses recherches d'anatomie et s'occupa des préparatifs de son départ pour Sainte-Hélène.

Vers la fin de cette année 1818, Napoléon, tombé malade, privé de toute distraction, ne pouvant plus monter à cheval, passait une grande partie de son temps à lire ou à écouter la lecture, qu'il analysait après dans la conversation. Ses opinions religieuses, par exemple, recueillies avec soin, méritent d'être citées, parce qu'aux derniers temps de sa vie, elles honorent sa mémoire et celle de sa mère. Elles sont bien résumées par Thiers, d'après les causeries ou les dictées du captif de Sainte-Hélène[29]. En voici la dernière citation :

... Toute religion qui n'est pas barbare, disait-il, a droit à nos respects, et nous, chrétiens, nous avons l'avantage d'en avoir une qui est puisée aux sources de la morale la plus pure. S'il faut les respecter toutes, nous avons bien plus de raison de respecter la nôtre et chacun d'ailleurs doit vivre et mourir dans celle où sa mère lui a enseigné à adorer Dieu. La religion est une partie de la destinée ; elle forme avec le sol, les lois, les mœurs, ce tout sacré qu'on appelle la patrie et qu'il ne faut jamais déserter.

Madame, à Rome, s'était fait lire ces précieux entretiens de Napoléon en exil, et elle en était profondément édifiée.

 

 

 



[1] Registre de correspondance du cardinal.

[2] Copie d'une minute, aux manuscrits de la Bibliothèque.

[3] Registre de correspondance du cardinal.

[4] Selon une lettre (de surveillance) adressée de Rome, par M. de Blacas, au ministre des affaires étrangères.

[5] Historiette du Journal anecdotique sur Napoléon, 1835.

[6] Livre du docteur Héreau sur Napoléon à Sainte-Hélène, 1829.

[7] Lettre communiquée par le comte Primoli.

[8] V. l'Appendice : Lettres de Madame Mère.

[9] Registre de la correspondance du cardinal.

[10] Registre de la correspondance du cardinal.

[11] Registre de la correspondance du cardinal.

[12] Le palais Rinuccini, rapproché du palais Falconieri.

[13] Registre de la correspondance du cardinal.

[14] Fils aîné de la reine Caroline.

[15] Registre de la correspondance du cardinal Fesch.

[16] Registre de la correspondance du cardinal.

[17] Copie de la lettre originale (Manuscrits de la Bibliothèque).

[18] Napoléon dans l'exil ou Une voix de Sainte-Hélène, etc., par Barry O'Meara, son chirurgien dans cette île. Londres, 1823, t. II.

[19] Récits de la captivité de l'empereur : Napoléon à Sainte-Hélène, par le général Montholon. Paris, 1847, t. II.

[20] Registre du cardinal Fesch, où se trouvent aussi les lettres suivantes de Madame, dictées à son frère.

[21] Recueil de pièces authentiques, t. III, p. 346.

[22] Mémoires de la duchesse d'Abrantès.

[23] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[24] Registre de correspondance, ainsi que les lettres suivantes.

[25] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[26] Lettre communiquée par le comte Primoli.

[27] Registre de correspondance du cardinal.

[28] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[29] Histoire du consulat et de l'empire, t. XX, p. 672.