MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1799.

 

 

Madame Bonaparte mère prolonge davantage son séjour en Corse, pendant la campagne d'Égypte et de Syrie. — Le nom de Napoléon en Orient. — Deux faits mémorables pour le souvenir de sa mère. — 1° Le sang-froid impassible du général en chef, au milieu des pestiférés de Jaffa. — 2° La blessure grave de l'officier Arrighi au siège de Saint-Jean-d'Acre. — Retour en France du général Bonaparte. — Sa halte en Corse et sa nourrice Ilari à sa rencontre. — Son arrivée inattendue à Paris. — Il rapporte des souvenirs d'Orient à sa femme, à sa mère et à ses sœurs. — Mariage de Pauline avec le général Leclerc. — Extrait des Mémoires de Joséphine. — Madame Letizia en 1799. — Lucien de retour à Paris. — Le 18 Brumaire. — Tentative d'assassinat sur le général Bonaparte. — Sang-froid de sa mère et agitation de sa sœur Pauline. — Hostilités contre Lucien. — Napoléon proclamé premier consul. — Les nouveaux courtisans. — Noble attitude de Madame Bonaparte mère.

 

Arrivé en Egypte, à la tête de l'armée d'Orient, le général Bonaparte apprenait que le nom de Napoléon donné à son baptême par sa mère, signifiait lion du désert. L'interprétation lui plaisait, quoiqu'il n'aimât pas entendre ce nom mal prononcé, fût-ce par la signora Letizia, disant, avec son accent corse : Napolione. Le général apprécia cette allusion nominale, lorsqu'après ses premiers exploits en Egypte, il dut franchir le désert qui l'entraînait en Syrie. La vaste étendue de ce pays aride à traverser, lui représentait l'espace infini d'un océan terrestre à franchir.

Deux faits précis de cette expédition lointaine devaient intéresser la mère du général en chef. En premier lieu, c'est Bonaparte en personne, accompagné par le médecin en chef Desgenettes, et suivi de plusieurs officiers de son état-major, donnant à tous l'exemple d'un courage surnaturel, au milieu des pestiférés de Jaffa. Il relève spontanément, de ses propres mains, le corps d'un de ces malheureux couvert de la dégoûtante suppuration d'un bubon pestilentiel. Tous les assistants, comme les moribonds, expriment l'épouvante de l'action téméraire du général en chef resté seul, impassible, en face du danger. Cette scène a été bien décrite, dans tous ses détails, par le comte Daure, ordonnateur en chef de l'armée[1]. L'illustre peintre Gros en a esquissé l'ensemble qu'il n'a pas osé reproduire dans son grand tableau, jugé son chef-d'œuvre[2].

Le second épisode de la campagne de Syrie, ayant un intérêt particulier pour la mère du général Bonaparte, fut, au siège de Saint-Jean-d'Acre, la blessure grave du jeune Arrighi, son proche parent, officier d'artillerie, à la batterie de brèche. Il avait eu le cou traversé par une balle qui, perforant l'artère carotide externe, menaçait le blessé d'hémorragie fatale. Il fut sauvé par la présence d'esprit d'un artilleur, qui boucha les deux plaies avec ses doigts. Cette occlusion provisoire suffit pour arrêter le sang, jusqu'à la prompte assistance du chirurgien en chef Larrey, qui, par une double ligature artérielle, assura la guérison définitive de la blessure[3].

Tandis que le général Bonaparte continuait sa mission mémorable en Egypte, sa mère prolongeait une dernière fois son séjour en Corse, après s'y être acclimatée plus sûrement que l'année précédente.

A la date du 2 fructidor an VII (19 août 1799), l'abbé Fesch adressait la lettre suivante, en italien, à M. Braccini d'Ajaccio, pour le payement en deux fois, d'une somme de 46.000 francs, au citoyen Ange Chiappe, en règlement de compte. Cet acquit montre, si besoin était, l'esprit d'ordre et de ponctualité de Madame Letizia dans les affaires de sa maison. Cette lettre témoigne aussi les relations de confiance de la famille avec M. Braccini, chargé alors de la gestion de ses revenus, annulés pendant si longtemps.

Paris, 2 fructidor an VII.

Je vous donne avis, cher Braccini, que ma sœur a tiré sur vous deux lettres de change en faveur du citoyen Ange Chiappe, payables à vue, dont une de dix mille francs, et l'autre de six mille francs, c'est-à-dire que vous payerez à présentation, soit en argent, soit en or, l'une et l'autre au taux 96 de Gênes pour 80 de France.

Salut et amitié,

FESCH.

A la même date, et sur une feuille écrite transversalement, comme un billet de banque, on lit :

Paris, ce 2 fructidor an VII. — Livres tournois 10.000 lt.

A vue payez par cette seconde de change (la première ne l'étant pas), à l'ordre du citoyen Ange Chiappe, la somme de Dix mille francs espèces, valeur échangée que vous passerez en compte suivant l'avis que vous en a donné mon frère.

LETIZIA BONAPARTE.

Au citoyen

François Braccini,

à Ajaccio.

(Départt de Liamone.)

Curieuse pièce, dit le Catalogue. Lettre de change de 10.000 livres tournois, à l'ordre du conventionnel Chiappe, payable chez le citoyen Braccini, à Ajaccio. On y a joint une lettre de S. Ém. le cardinal Fesch, adressée au citoyen Braccini, où on lui annonce la présentation de cette lettre de change[4].

Le grand caractère de la signora Letizia était à la hauteur des graves événements accomplis, si loin d'elle, en Orient. Elle avait confiance dans l'étoile de Napoléon, tandis que le Directoire, ayant besoin de ses services, déclarait au général en chef qu'il avait bien mérité de la patrie et le rappelait en France.

Madame Letizia Bonaparte y retournait en même temps de son côté.

Le général Bonaparte s'était embarqué sur la frégate le Muiron, en évitant la surveillance de la flotte anglaise. Il longeait les côtes d'Afrique et de Sardaigne, pour arriver, le 28 septembre, en vue de l'île de Corse et saluer son pays natal. Cet itinéraire semblait tracé par le destin, disait sa mère, en apprenant le trajet parcouru par son fils, qui n'avait pu tout d'abord franchir le golfe d'Ajaccio. La frégate, après une courte station, fut autorisée à mouiller dans le port et le général ne tarda pas à revoir sa maison natale, récemment reconstruite et remeublée par les soins et sous les yeux de sa mère, pendant un assez long séjour. On aurait pu supposer qu'elle avait fait restaurer la maison paternelle pour y recevoir son fils.

La Corse se trouvait enfin affranchie de la domination anglaise et la population insulaire si hostile, en 1793, à Madame Bonaparte et à sa famille, fit un accueil enthousiaste à l'illustre général en chef des armées d'Italie et d'Egypte. La foule s'empressa d'accourir au-devant de lui, dans la rade pleine d'embarcations.

Sur l'une d'elles on voyait une femme du pays, habillée de noir, tendant les bras vers Napoléon, en s'écriant, comme aurait fait sa mère : Caro figlio ! caro figlio ! C'était sa nourrice, la bonne Ilari, qu'il embrassa en débarquant. Il se fit conduire, par elle, à la maison natale, qu'il lui donna, plus tard, avec une rente établie par Madame Letizia.

Cette maison d'Ajaccio avait une issue secrète, souvent franchie par Napoléon, dans sa jeunesse, pour se soustraire non plus à la surveillance de ses parents, mais à la visite des importuns. Ce fut par cette porte que le général en chef de l'armée d'Orient sortit incognito, pour se rembarquer, avec ses compagnons, au moment où la foule, curieuse de le voir, stationnait dans la rue, en espérant l'acclamer au passage.

Il échappait aussi au guet de la flotte anglaise, et parvenait bientôt à la côte de France. Il n'avait pas oublié, dans sa halte à la maison natale, les fidèles chevriers qui, pendant l'année terrible de 93, s'étaient montrés si dévoués au fils de la signora Letizia, poursuivi par les partisans de Paoli.

Bonaparte, en quittant la terre de Corse, le 7 octobre, débarquait, le lendemain, à peu de distance de Fréjus, et parvenait à éviter l'obligation d'une quarantaine.

Ayant pu se soustraire aussi aux manifestations préparées sur sa route, Bonaparte arrivait à l'improviste, le 16 octobre, à Paris, espérant embrasser sa femme, sa mère et les siens, rue de la Victoire. Son retour inattendu surprit tout le monde.

Madame d'Abrantès raconte[5] qu'au moment où son frère annonçait cette nouvelle à sa famille, madame de Permon, n'y pouvant croire, disait : J'ai vu Madame Bonaparte, la mère, aujourd'hui même, à cinq heures, et rien en elle ne donnait la pensée qu'elle crût même son retour prochain. Le lendemain, ma mère était, dès le matin, chez Madame et chez madame Leclerc, Madame Bonaparte la mère était fort mesurée dans ses paroles, mais il n'en était pas de même de madame Leclerc pour sa belle-sœur (Joséphine Bonaparte).

Faisant allusion aux rivalités des sœurs et de Joséphine, à l'approche du 18 Brumaire, madame d'Abrantès dit avec raison : Une grande faute de madame Joséphine a été, à cette époque, de ne pas chercher, au contraire, un appui au sein même du danger. C'était à sa belle-mère (Madame Letizia) qu'il fallait qu'elle demandât du secours contre ceux qui la voulaient perdre et qui l'ont perdue huit ans plus tard.

La fatalité s'en mêla contre Joséphine ! Elle eut un tort volontaire à l'arrivée de son glorieux époux à Paris. Elle avait cru bien faire, en allant au-devant de lui, jusqu'à Lyon, par une autre route que celle de la Bourgogne. Joséphine ne se trouvait donc point à son domicile, rue de la Victoire, lorsque Bonaparte y arrivait, accueilli par les vives acclamations de la multitude. Il fut reçu, à la vérité, par sa mère, par ses frères et par ses sœurs, mais sa femme aurait dû l'attendre, avec tous les siens, en trouvant sa place la plus légitime auprès de sa belle-mère. La déception fut pénible pour lui et il s'en souvint, dix ans après, au jour du divorce, malgré les instances de sa mère, auprès de lui, pour excuser à ses yeux l'absence bien intentionnée de Joséphine.

En arrivant de l'armée d'Orient, le général en chef avait rapporté à sa femme, à sa mère et à ses sœurs beaucoup d'objets de prix, des bijoux rares, des châles de Cachemire, de riches étoffes et des parures de toutes sortes. Il connaissait les goûts simples de la signora Letizia, n'aimant point la toilette ; mais il savait aussi Élisa, Pauline et Caroline, plus encore disposées à recevoir le lot réservé à leur mère, si elle le leur offrait.

Napoléon, quelques jours après, s'étonna, vis-à-vis de Madame de ne pas voir ses filles porter les parures qu'il leur avait destinées. Notre position, lui répondit sagement la signora, nous impose encore la simplicité. Quand vous aurez établi vos sœurs convenablement, elles pourront faire honneur à vos dons. — Qu'elles aient, lui répondit Napoléon, la patience d'attendre ! Leur patience ne fut pas mise longtemps à l'épreuve.

Il avait rapporté à sa mère, entre autres objets recherchés en Orient, une crèche en ébène et acajou, dont les figures en ivoire étaient finement modelées. Cet objet curieux représentait un modèle de l'art industriel de la Syrie. A cette crèche se joignait un coffret garni de nacre, servant aux femmes dans les harems, pour renfermer leurs bijoux et leurs souvenirs précieux. Madame Mère en fit don à la femme de Lucien, et plus tard la princesse de Canino l'offrit à sa belle-fille la princesse Pierre.

Madame Letizia avait entendu son fils Napoléon faire l'éloge du général Leclerc qui, après avoir été son chef d'état-major à l'armée d'Italie, le suivit en Égypte et revint en France avec lui. Présenté auparavant à Madame Bonaparte mère, le général Leclerc avait eu occasion de voir la belle Pauline et d'apprécier ses séduisantes qualités. Il désirait fort l'épouser, demanda sa main et fut agréé.

Junot avait éprouvé le même sentiment et formé pareil vœu, non accueilli, malgré l'affection particulière que lui portait Madame Letizia, pour son absolu dévouement au général Bonaparte.

Junot, écarté d'une alliance avec Pauline pour les motifs indiqués, avait plus de chances de succès auprès de mademoiselle de Permon, dont la mère était liée, depuis la Corse, avec la signora Letizia. Il épousa donc la charmante Laure, et ce mariage plus facile convint à Madame Bonaparte mère, comme à tous les siens, au général Bonaparte beaucoup plus qu'à aucun d'eux, car il n'oubliait pas le dévouement personnel de Junot dont il chercha, en toute occasion, à récompenser les services. Les renseignements se multiplient à son égard, dans les Mémoires de la femme qui devait porter son nom[6].

L'auteur à peu près anonyme de Mémoires sur Joséphine[7] raconte, de la manière suivante, son souvenir de Madame Letizia Bonaparte, à l'époque du retour d'Egypte, sauf quelques fautes de langage peu utiles à relever et à reproduire. On était à la campagne ; Madame Bonaparte mère nous paraissait une femme sans prétention, plus que simple dans sa toilette ; elle n'avait apporté qu'une seule robe de cotonnade ; sa fille, madame Leclerc l'en plaisantait. Taisez-vous, dépensière que vous êtes ! lui dit Madame. Il faut bien que je pense à mettre de côté pour vos frères ; ils ne sont pas tous établis. Vous ne pensez qu'au plaisir de votre âge, moi je m'occupe des solidités du mien. Je ne veux pas, moi, que Bonaparte[8] se plaigne ; vous abusez de sa bonté.

Elle se prêtait de fort bonne grâce aux parties proposées, se contentait de tout, s'arrangeait de dîner à des heures différentes, lorsque nous rentrions tard, de quelque course amusante, dont elle voulait savoir les moindres détails. Le vrai moyen de lui plaire était de lui parler de ses enfants et de les louer devant elle ; elle enchérissait sur le bien qu'on en disait et sa figure, ordinairement froide, s'animait extrêmement, en s'entretenant des objets qui leur étaient chers.

On ne saurait trop rappeler la prédominance de ce sentiment maternel chez Madame Letizia, qui savait y rattacher toujours ses pensées, ses actions, ses vœux ou ses regrets.

Le portrait de Letizia Bonaparte, à cette époque, a été longuement tracé par madame d'Abrantès dans ses Mémoires[9]. En voici l'image ou du moins une esquisse :

... En parlant de Madame Bonaparte mère, dit l'auteur des Mémoires, je ne l'ai peut-être pas fait comme je l'aurais dû. On se la représente, sûrement, comme une vieille femme corse, ayant sans doute été jolie, mais qui, parvenue à l'âge qu'elle avait alors (près de cinquante ans), n'était plus qu'une vieillarde assez ridicule ; voilà du moins comme quelques biographies ignorantes la représentent aux gens qui ne la connaissent pas et qui sont heureux, comme la masse l'est presque toujours, d'avoir à critiquer, de trouver à rire, aux dépens des personnages que le sort ou leur talent a placés au-dessus d'eux.

J'ai déjà dit que Madame Letizia Bonaparte était une des plus jolies femmes de la Corse, quoique de nombreuses couches l'eussent fatiguée et que de violents chagrins eussent sillonné son joli visage. La première fois que je la vis, elle me fit une vive impression. Il y a dans son regard quelque chose de son âme et dans cette âme se trouvent beaucoup de sentiments de la plus haute élévation.

... Demeurée veuve, dans un pays où le chef de la famille est tout pour elle, la jeune mère devint la femme forte. Douée d'une finesse d'esprit assez commune à tous les naturels du pays, mais d'une nature peut-être encore plus exquise en elle, cette finesse n'est pourtant pas de la fausseté chez elle... habituellement elle est vraie. Elle a du courage, du caractère pour certaines choses et, dans d'autres, une opiniâtreté sans mesure. Elle était fort bonne mère et ses enfants étaient tous très bien pour elle. Ils l'entouraient d'une grande considération et de soins fort assidus ; Lucien et Joseph particulièrement.

Madame d'Abrantès dit plus loin : La révolution du 18 Brumaire était faite, et Paris n'y croyait pas encore. Nous allâmes voir Madame Bonaparte la mère (chez Joseph). Elle était calme, quoique fort inquiète, son extrême pâleur et un mouvement convulsif qui venait l'agiter, toutes les fois qu'un bruit inattendu frappait son oreille, faisaient presque mal à voir. C'est alors que j'ai pris d'elle une grande et forte opinion. Madame Bonaparte me rappelait bien, ce jour, la véritable mère des Gracques. Il y avait parité de position. Elle avait trois fils sous le coup du sort ; l'un d'eux pouvait être frappé, si les deux autres échappaient. Elle le sentait et le sentait fortement.

Ma mère et moi, nous restâmes avec elle, une partie de cette pénible journée, et nous ne la quittâmes que lorsqu'elle fut rassurée par différents messages de Lucien qui, plusieurs fois dans la journée, lui envoya Mariani, son valet de chambre, pour calmer ses inquiétudes et celles de sa femme.

C'était le 19 que devait se développer le plan tout entier de la conjuration (car enfin il faut dire le mot), qui n'avait été qu'annoncé par les événements de la journée du 18. Les événements de la veille avaient été si doux, que l'inquiétude de Madame Bonaparte la mère était presque dissipée : On croyait que les Conseils, après avoir sanctionné le renvoi de trois directeurs et voté une dispense d'âge, procéderaient à la nomination de Bonaparte et que tout serait terminé...

Ma mère parut étonnée que Madame Letizia n'eût pas été chercher sa belle-fille, dans une pareille circonstance. Elle le dit à son amie : Signora Panoria (Madame Permon), répondit-elle, ce n'est pas là que je dois aller pour avoir le cœur content, c'est chez Julie, chez Christine ; voilà où je vois mes fils heureux, mais l'autre (chez Joséphine)... non, non ! Et en finissant sa phrase, elle serrait les lèvres et ouvrait les yeux, ce qui était un mouvement très caractéristique chez elle, pour indiquer que ce qu'elle venait de dire l'intéressait fortement.

Suit une assez longue conversation sur des faits bien connus, inutiles à reproduire.

Vient enfin le récit intéressant d'une soirée de spectacle au théâtre Feydeau, entre mesdames Bonaparte mère, Pauline Leclerc, de Permon et Junot.

... Depuis que nous étions arrivées, dit madame d'Abrantès, Madame Bonaparte paraissait être dans une disposition d'esprit tout à fait agitée et inquiète. Elle ne disait rien, mais elle regardait souvent la porte de la loge et nous voyions, ma mère et moi, qu'elle s'attendait à voir arriver quelqu'un. Le rideau se lève, la petite pièce commence paisiblement, lorsque, tout à coup, le régisseur s'avance sur la scène, fait le salut d'usage et prononce ces paroles à haute voix :

Citoyens, le général Bonaparte a manqué d'être assassiné, à Saint-Cloud, par les traîtres à la patrie !

A ces mots, madame Leclerc jette un cri perçant, et s'agite avec violence, tandis que sa mère, aussi douloureusement atteinte, n'est occupée que de la calmer.

Madame Letizia Bonaparte était pâle comme une statue de marbre ; mais quels que fussent les déchirements de son cœur, on n'en voyait d'autre trace sur son visage, encore si beau, à cette époque, qu'une légère contraction autour des lèvres.

Se penchant sur sa fille, elle prit ses mains, les serra fortement, et lui dit d'une voix sévère :Paulette, pourquoi cet éclat ! Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il n'est rien arrivé à ton frère ? Silence donc... et lève-toi ! Il faut aller chercher des nouvelles. La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos consolations.

... Enfin nous pûmes partir. On sortait en foule du théâtre pour aller aux nouvelles... plusieurs personnes disaient : C'est la mère et la sœur du général Bonaparte !Où voulez-vous aller ? dit ma mère à Madame Letizia, est-ce rue du Rocher (résidence de Joseph) ou bien rue Chantereine (résidence de Joséphine) ?Rue Chantereine, répondit Madame Letizia, après avoir réfléchi un moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien. Nous arrivâmes rue Chantereine ; mais il fut d'abord impossible d'approcher de la maison (à cause de la foule et du tumulte)... Tout était fini.

Oh ! Panoria ! dit Madame Letizia, avec un accent de reproche, car, à cette époque, elle croyait au républicanisme de son fils !

Ma mère ne répondit pas ; Madame Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine et attendre le retour de Napoléon.

Aussitôt après le coup d'État du 18 Brumaire, ou dès la fin de 1799, le général Bonaparte et son frère Lucien, qui lui avait prouvé, par sa présidence, le plus énergique dévouement, se trouvèrent en butte, l'un et l'autre, aux plus iniques manifestations de la haine politique.

Voici à ce propos et d'après la vive intervention de Madame Bonaparte mère, un passage assez curieux des Mémoires de Lucien, publié ou reproduit, en extrait, par son fils le prince Pierre Bonaparte[10] : Le débordement de la haine d'ennemis qui ne m'étaient pas connus, et que je suis encore à deviner, fut poussé si loin que notre mère, indignée d'un acharnement qu'elle savait aussi peu mérité et dont elle croyait pouvoir imputer l'origine à la police, vint, un jour, demander justice contre Fouché, au premier consul, en présence de sa femme qui passait pour protéger le ministre.

Cette démarche, énergiquement maternelle, occasionna une scène très vive où madame Bonaparte (Joséphine) pleura beaucoup et dans laquelle on dit, mais ce n'est pas la vérité, que le consul, en prenant le parti de sa femme, aurait manqué de respect pour sa mère.

Notre mère, d'ailleurs, se serait donné garde d'outrager sa belle-fille. Elle lui avait seulement dit, en se retirant, qu'elle la priait d'avertir son ami Fouché (voilà où pouvait être la blessure), qu'elle se croyait les bras assez longs pour faire repentir qui que ce fût qui calomnierait ses fils. A quoi le consul avait répondu, en l'accompagnant jusqu'à sa voiture, qu'il s'apercevait qu'en fait de calomnies contre ses fils, elle ne lisait pas les journaux anglais, lesquels ne disaient pas seulement du mal de son cher Lucien, mais de lui et de toute la famille. C'est possible, avait répondu notre mère, mais je ne puis rien contre les Anglais ; au lieu que pour le citoyen Fouché, c'est tout différent.

Voilà ce qui fut dit de plus véritablement piquant. Il est vrai, et le premier consul le lui avait reproché assez souvent, que notre mère ne parlait pas bien français ni italien, et qu'on a pu lui attribuer, même innocemment, des expressions très sévères pour sa bru, mais qui, en réalité, n'étaient qu'équivoques...

... Constatons toutefois, ajoute Lucien, que depuis l'algarade de notre mère, ainsi l'appelèrent les amis de Joséphine, le torrent d'infamies, attentatoires à ma réputation, cessa de nous attrister.

Le général Bonaparte, nommé premier consul le 24 décembre (3 nivôse an VIII), allait résider, avec ses deux collègues, aux Tuileries. Il conserva toutefois sa maison de la rue de la Victoire, et offrit à sa mère d'y prendre domicile, en se fixant à Paris. Elle n'en profita pas et préféra demeurer chez son fils Joseph. Cette situation convenait à ses goûts simples et à ses sentiments maternels.

L'éclatant succès du coup d'État ou de la journée du 18 Brumaire, en élevant le général Bonaparte au consulat, fit taire bientôt la calomnie ouverte en France contre lui et les siens. L'adulation officielle prit largement sa place et révéla, une fois de plus, jusqu'où peut aller la flagornerie, sinon la bassesse de certains hommes politiques, égarés par l'ambition.

Deux ou trois exemples suffiront à le prouver :

L'archevêque de Paris, dans une lettre pastorale aux évêques, lettre connue de Madame Bonaparte mère, disait : C'est l'homme de la droite de Dieu !

L'évêque d'Amiens s'écriait[11] : Le Tout-Puissant ayant créé Napoléon se reposa de ses travaux, et, en vingt discours, on empruntait, pour les appliquer à Napoléon, les paroles dites de l'Arioste : La nature brisa le moule dans lequel elle l'avait formé.

Un président de cour, dans une harangue à Madame Bonaparte mère, disait enfin : La conception que vous avez eue, portant dans votre sein le grand Napoléon, a été assurément une inspiration divine, comme celle de Marie ! Cette conception efface toutes les autres. En citer davantage serait aller trop loin. Mentionnons plus à propos, un vieux chanoine de Livourne, Philippe Bonaparte, signalé à Napoléon par Madame Letizia, et qui mourut à la fin de 1799, en désignant le général Bonaparte son héritier.

Là s'arrête pour la signora Madre une première période de son existence, toute de dévouement maternel et de vertus civiques, dans l'infortune. Une seconde période allait lui succéder, toute de gloire et de prospérité, si grandes pour Napoléon, que sa mère s'en inquiétait et s'y résigna, en quelque sorte, jusqu'à la fin, ayant à subir une troisième et dernière période, plus longue, plus néfaste que la première, qui en avait été l'apprentissage.

Pourquoi ne peut-on suivre ces deux destinées, d'abord unies l'une à l'autre et séparées ensuite, à si lointaine distance, Napoléon et sa mère ! La destinée du fils, toute éclatante de gloire, malgré ses fautes, et devant lui survivre dans l'avenir le plus reculé, en regard de la destinée de sa mère, si humble de vertus, qu'elle paraissait, déjà de son vivant, descendue dans la tombe ou perdue dans l'oubli ? Ce serait là un sérieux enseignement de l'histoire.

 

 

 



[1] Bourrienne et ses erreurs, 2 vol., 1830, t. Ier, p. 44.

[2] V. l'Appendice au nom de Gros.

[3] Relation chirurgicale de l'armée d'Orient, par D.-J. Larrey, 1803. V. l'Appendice au nom d'Arrighi.

[4] Extrait d'un catalogue d'autographes d'Eugène Charavay.

[5] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t. II, p 338 à 344.

[6] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, notamment le t. III.

[7] Mémoires sur l'Impératrice Joséphine etc., par une dame de sa maison. Bruxelles, 1828, t. II, p. 126.

[8] Elle appelait quelquefois ainsi le consul.

[9] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t. II.

[10] Lucien Bonaparte et ses mémoires, édit. de Yung, t. II.

[11] L'Empereur, par Victor Auger, 1853.