MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1798.

 

 

Madame Letizia Bonaparte prolonge son séjour en Corse, avec sa fille, madame Bacciochi. — Ses autres enfants lui écrivent pour la nouvelle année. — Lucien, chargé d'une mission en Espagne, s'inquiète de troubles survenus en Corse. — Sa mère, lui écrivant d'Ajaccio, ne lui en dit même rien. — Lettre de madame Letizia Bonaparte à son amie madame Clary, de Marseille, ne parlant ni des projets de Napoléon ni de son départ pour l'Égypte. — Sage réserve de Madame Letizia dans sa correspondance. — Son portrait de cette époque a été bien tracé. — Tandis que le général entreprend l'expédition d'Égypte et de Syrie, on cherche à inquiéter sa mère sur son sort. - Sa réponse exprime bien sa confiance. — Elle prolonge encore son séjour en Corse. — Lettre de l'oncle Fesch à Joseph sur la restauration de la maison d'Ajaccio.

 

Dès le premier de l'an, Madame Letizia Bonaparte, ayant encore auprès d'elle sa fille, madame Élisa Bacciochi, reçut, à Ajaccio, soit des lettres, soit des nouvelles de ceux de ses enfants qui ne pouvaient l'embrasser, en lui adressant leurs vœux.

Son fils Lucien, chargé d'une mission officielle en Espagne, lui écrivait, le 27 nivôse an VI (17 janvier 1798). Il envoyait, en même temps, au général Bonaparte un rapport sur l'état de la Corse, livrée encore aux troubles révolutionnaires, ou du moins aux dissensions intestines.

La signora qui avait assisté, en Corse, à de plus sinistres événements, ne parut pas troublée de cette agitation insulaire, et sa réponse à Lucien n'y faisait même aucune allusion, quoique la lettre fût datée d'Ajaccio. Elle lui écrivait, en italien, son souvenir de tendresse maternelle, dont voici l'extrait.

Ayant reçu, deux fois, de bonnes nouvelles de sa santé, sa mère ne regrette que son éloignement, mais elle se console, en songeant au retour et à la satisfaction de l'embrasser, avec la petite Christine. — Lolotte est contente de lui faire savoir que le portrait de maman est terminé et elle lui en fera un grand pour sa maison de Paris. - Toute la famille va bien ; Louis seul est un peu souffrant, mais il se trouve mieux et sera bientôt de retour à Paris. — Jérôme lui a fait dire de l'embrasser. — Madame Letizia dit adieu à son cher Lucien et l'embrasse encore, avec la petite Christine. — Mille choses à Bacciochi. — Élisa est la seule (de la famille) qu'elle voie tous les jours. Adieu encore.

Elle est son affectionnée mère.

BONAPARTE.

Le jour où Madame Letizia répondait cette lettre à son fils Lucien, il était déjà de retour à Paris et venait d'être nommé au collège des Cinq-Cents. Il y fut accueilli, à son entrée, le dit-il lui-même[1], avec une faveur due tout entière à l'enthousiasme que l'on ressentait pour Napoléon.

Si leur mère, trop modeste et trop peu empressée de paraître ou de se montrer, avait recherché la foule mondaine, au lieu de prolonger son séjour en Corse, elle aurait hâté son retour à Paris. N'eût-elle pas les aptitudes de convention, pour recevoir et tenir un salon ouvert, elle eût trouvé dans son fils Lucien le meilleur auxiliaire à cet effet.

Les travaux ordonnés par Madame Bonaparte mère dans sa maison d'Ajaccio allaient être terminés ; elle n'avait plus qu'à les compléter par quelques détails d'ameublement. Elle adressa une nouvelle lettre, sur ce sujet fort simple, à son amie de Marseille, madame Clary[2].

A la citoyenne Clary, rue Gay, à Marseille.

Ajaccio, 28 germinal an VIe républicain (17 avril 1798).

Ma chère amie,

Par l'occasion de Lucien, je vous ai écrit, en vous priant de me faire passer, au retour du même bâtiment, deux garnitures de papier peint, dont une rouge et blanche et l'autre jonquille. Je vous prie aussi de me faire l'amitié de m'envoyer trois rouleaux de papier rouge, d'après l'échantillon que le patron Barbun vous remettra et huit rouleaux de fond ponceau avec des roses n° 2. Je voudrais aussi avoir trois clochettes pour les chambres, une pièce de cordon blanc en fil pour les rideaux des fenêtres. Je suis fâchée de la peine que je vous donne.

Mille choses à votre mère et à toute votre famille. Adieu, ma chère amie.

Si vous trouviez huit fauteuils, avec sa bergère jonquille, à la mode et en damas, je vous prie de les acheter et de me les envoyer. Je désirerais avoir tous ces objets par la première occasion.

Adieu, ma chère amie, portez-vous bien,

BONAPARTE, mère[3].

Cette lettre, si simple dans la forme, ne disait rien des grands événements préparés au dehors et au loin, sous le commandement du général Bonaparte, investi de la confiance du Directoire.

La mère du général en chef, éloignée de lui, ignorait sans doute ses actes et ses projets, mais elle pressentait la réserve qui lui était imposée, dans sa situation, pour ne rien dire ou écrire qui pût être interprété contrairement aux vues de son fils. C'était là une des grandes qualités du caractère et de la conduite de Madame Letizia Bonaparte, vis-à-vis de son fils : s'effacer et se tenir à l'écart ; beaucoup trop même, on peut le reconnaître, toutes les fois que les questions publiques ne touchaient point aux intérêts privés de sa famille.

Elle fut satisfaite d'apprendre que Napoléon allait emmener son jeune frère Louis et son beau-fils Eugène de Beauharnais, considérés par elle comme deux fidèles gardiens. Madame Joséphine Bonaparte eût bien voulu accompagner son mari et son fils dans cette lointaine expédition de l'armée d'Orient qui pouvait aller au delà de l'Egypte et de la Syrie, mais, à l'exemple de la signora madre, la femme du général en chef dut savoir attendre.

Son mari lui recommandait seulement de se substituer à lui, pour surveiller de près certains faits qu'il tenait à connaître par elle-même. Madame Bonaparte mère n'aurait pu se montrer apte à cette mission, qu'elle eût même sans doute refusée.

Le général Bonaparte, avant de partir pour Toulon, expédiait, le 20 mai, ses derniers ordres, relatifs aux apprêts de l'expédition-projetée par lui. Il se préoccupait aussi de la situation nouvelle de sa famille, en confiant à sa mère le soin de veiller sur tous les siens, avec l'autorité qui lui appartenait, à tant de titres.

M. le baron de Saint-Amand, ayant déjà publié une collection de livres intéressants sur les Femmes des Tuileries, a tracé un portrait fort exact de Madame Letizia Bonaparte, à cette époque, dans l'un de ses volumes sur Joséphine[4].

En l'absence de Napoléon, sa mère, Madame Letizia, née en 1750 et conservant encore les restes d'une rare beauté, exerçait sur les siens une grande autorité. Femme énergique, douée d'un caractère impérieux et d'une volonté de fer, ferme jusqu'à l'entêtement, économe jusqu'à l'avarice pour elle-même, mais généreuse pour les pauvres, et prodigue pour ce qui touchait à la gloire de son fils Napoléon, bonne au fond, avec un extérieur froid, mais sans rien de ce qu'on est convenu d'appeler l'esprit du monde, Madame Letizia, Romaine des temps antiques, bien plus que femme moderne, ne pardonnait à Joséphine ni ses allures frivoles, ni son goût pour la dépense, ni sa passion exagérée pour la toilette. Elle aurait souhaité à Napoléon une femme plus grave, plus économe, plus sérieuse, et regrettait un mariage qui, à ses yeux, ne faisait pas le bonheur de son fils.

Tandis que le général en chef Bonaparte, à la tête de l'armée d'Orient, entreprenait cette mémorable expédition, son humble mère prolongeait son séjour en Corse, sans nouvelles de lui.

Les partisans des Anglais, pour l'inquiéter bien plus, faisaient courir des bruits absurdes ou alarmants. Elle sut résister à de cruelles appréhensions et montra, dans cette douloureuse circonstance, le grand caractère dont elle avait donné tant de preuves, et une confiance entière dans le génie et l'avenir de Napoléon.

Madame dit un soir, dans son salon d'Ajaccio, devant plusieurs personnes : Mon fils ne périra pas en Egypte, aussi misérablement que le voudraient ses ennemis, je sens qu'il est réservé pour de plus hautes destinées.

Joseph et Lucien, séparés de lui, pendant la durée de cette lointaine expédition, s'efforçaient d'interpréter la croyance ou le pressentiment de leur mère, pour glorifier l'entreprise de celui dont ils étaient fiers de porter le nom.

Madame veuve Bonaparte, retirée dans sa maison d'Ajaccio, avec sa fille Élisa, madame Bacciochi, se trouva de nouveau atteinte, comme l'année précédente, d'une fièvre tierce assez persistante, pendant les mois de messidor et de thermidor. Ce fut là le motif du son absence prolongée. Elle ne voulait pas d'ailleurs, en rentrant trop tôt à Paris, faire ombrage à sa belle-fille, portant, comme elle, le nom de Bonaparte.

L'oncle Fesch écrit à Joseph, l'aîné de la famille[5] :

Ajaccio, le 27 vendémiaire an VII (18 octobre 1798).

Je suis à Ajaccio ; depuis vingt-sept jours, votre mère n'est pas encore délivrée des fièvres. Elle ne pourrait pas supporter les fatigues de la mer, avant trois mois. En attendant, je m'occupe ici des affaires de la maison et des miennes.

Costa loge dans votre maison ; selon votre ordre, le premier est réparé, mais le second et le toit exigeraient une forte réparation.

Le casone mériterait des dépenses pour l'utilité et l'amélioration de cette belle propriété. 1° Les buissons sur le chemin, qui servaient de clôture, ont été brûlés par malheur et le jardin est ouvert. 2° La vigne, si vous ne voulez point la perdre, exigerait un millier de livres cette année. Il faudrait faire une plantation d'amandiers. Les orages exigent la réparation des pêcheries et des canaux pour la conduite des eaux.

Suivent d'autres détails sans importance.

L'oncle Fesch dit aussi, dans une lettre du 26 brumaire an VII (16 novembre 1798) à Joseph :

Je n'ai pu achever la maison, faute de matériaux, qu'on attend de Marseille, je fais travailler aux Milelli et je fais faire le chemin...

Délivrée enfin des fièvres de Corse, et en état de revenir à Paris, Madame Bonaparte mère crut pourtant devoir prolonger davantage son séjour à Ajaccio, pour surveiller les derniers travaux de sa maison. Son frère était venu l'y rejoindre, afin de la ramener chez son fils aîné, rue du Rocher. Là du moins, elle ne pourrait craindre, par délicatesse, de porter ombrage à sa belle-fille, madame Joséphine Bonaparte, dont la résidence était éloignée de la sienne, dans cette rue tumultueuse, appelée désormais rue de la Victoire.

 

 

 



[1] Lucien Bonaparte et ses mémoires. Éd. Yung, 1882, t. Ier.

[2] Lettre réputée autographe et spontanément offerte par M. Bouissin d'Ancely. V. l'Appendice.

[3] A la fin de cette lettre se trouve une note d'envoi ultérieur, par l'entremise du général Montholon, au prince Louis-Napoléon, président de la République.

[4] La citoyenne Bonaparte (Joséphine), 1883, p. 267.

[5] Registre de correspondance du cardinal Fesch.