MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1796.

 

 

Joséphine, veuve de Beauharnais, demandée en mariage par le général Bonaparte. — Il n'avait pas consulté sa mère sur cette union. — Un autre mariage désiré par Pauline, est refusé par sa mère et par son frère, le général. — Son entrevue, à Marseille, avec sa mère. — Lettre touchante de Madame Letizia, répondant à sa belle-fille. — Deux bonnes paroles de Bonaparte, l'une à sa femme, l'autre à sa mère. — Premières conquêtes de l'armée d'Italie. — Madame Bonaparte mère prolonge son séjour à Marseille. — Fête de la Victoire et de la Reconnaissance. — Extrait d'un journal marseillais. — Encore la généalogie du général Bonaparte. — Joséphine rejoint son époux à Brescia. — Vieillesse et repentir de Paoli. — L'île de Corse restituée à la France. — Madame Letizia adresse à sa belle-fille une lettre de souvenir maternel.

 

La veuve du général vicomte de Beauharnais, Marie-Joséphine de Tascher de la Pagerie, demandée en mariage par le général Napoléon Bonaparte, plus jeune qu'elle de six années, consentait, enfin le 22 février 1796, à l'union différée par elle jusque-là.

Madame Letizia Bonaparte, résidant de nouveau à Marseille, semblait y avoir prolongé son séjour, par deux motifs : le premier, c'était l'étonnement de n'avoir pas été consultée par son fils, pour lui donner un avis maternel sur cette alliance. Le second motif exprimait le regret que le mariage religieux n'eût pas été joint au mariage civil, malgré la coutume du temps. Ce mariage tel quel, eut lieu, le 9 mars 1796 (19 ventôse an IV). Il fut, pour Madame Bonaparte mère, une pénible atteinte à sa foi chrétienne et un signe de triste augure, en mémoire du premier mari de Joséphine.

La nouvelle épouse, déjà soumise à l'épreuve la plus douloureuse, par la condamnation à mort du général de Beauharnais, ressentait d'autant plus, comme femme créole, le chagrin d'être mariée seulement de par la loi et non par l'Église. Elle dût s'y résigner et sa belle-mère en gémir.

Un tout autre lien conjugal semblait projeté, dans la famille Bonaparte, entre la séduisante Pauline et le conventionnel Stanislas Fréron, ami de Lucien, qui seul, du reste, l'y encourageait. Cette alliance ne plaisait, sous aucun rapport, à Madame Bonaparte mère, qui refusa net son consentement, malgré toutes les instances de sa fille.

Une lettre de Pauline montre combien elle était éprise de son prétendu. Cette lettre, datée du 9 mars, était écrite, selon le tutoiement égalitaire de l'époque, entre citoyen et citoyenne, tutoiement agréable d'ailleurs aux amoureux de tous les temps. Elle disait, par exemple : Non, mon ami, maman, ni personne ne pourra te refuser ma main, etc.

Quant à Fréron, il était très heureux et annonçait à tous ses amis son prochain mariage. Il écrivait, le 24 mars, à l'illustre frère de Pauline, nommé, depuis un mois, général en chef de l'armée d'Italie, en lui demandant son approbation et son appui, auprès de sa femme et de sa mère. Je t'en conjure, lui disait-il, sans façon, écris sur-le-champ à ta mère pour lever toutes les difficultés.

Tant d'instances et d'insistance devaient échouer doublement : le général Bonaparte, comme sa mère, refusa, sans hésiter, son consentement à ce mariage. Mais à peine lui-même avait-il épousé la veuve de l'infortuné général de Beauharnais, qu'il allait, le 21 du même mois, prendre le commandement de l'armée d'Italie. Il fit, le même jour, ses adieux à Joséphine et quitta Paris pour se rendre, par Valence, à Marseille, où il embrassa les siens, en appréciant, avec sa mère les moyens d'assurer leur situation. Madame Letizia demeurait à cette date, rue Paradis, dans une maison peu apparente. Napoléon raconte, dans les termes suivants, comment il fut accueilli par sa mère[1] :

... Ma mère me reçut avec une joie excessive.

Te voilà grand général ! me dit-elle, pendant qu'elle m'embrassait.

Je suis, répondis-je, en souriant, général en chef, ce qui n'est pas toujours la même chose, et petit général par la taille ; un jour peut-être, je grandirai moralement.

Oh ! tu feras ton chemin, me dit cette excellente mère ; ce n'est pas en vain que l'archidiacre aura dit, en mourant, que tu serais le chef de la famille ; pourquoi ce cher homme ne peut-il pas te voir où tu es maintenant ?

Et où ne m'arrêterai-je pas ? repartis-je avec vivacité.

Ne fais pas d'imprudence, ne sois pas téméraire, qu'autant qu'il le faut pour te faire respecter. Mon Dieu, que l'attente de chaque bataille me sera pénible ! Dieu et la sainte Vierge veilleront sur toi.

Mes sœurs ne pouvaient me quitter ; elles jouissaient d'autant mieux de ma position, que la leur en devenait plus heureuse. Elles étaient très curieuses de voir ma femme.

Madame Letizia, pendant ce temps, recevait de Joséphine une lettre de tendresse filiale, dont la réponse ne se fit pas attendre. La voici :

Madame Letizia Buonaparte à la citoyenne La Pagerie-Buonaparte, rue Chantereine, 6, à Paris[2].

Marseille, le 12 germinal an IV (1er avril 1796).

J'ai reçu votre lettre, madame, elle n'a pu ajouter à l'idée que je m'étais formée de vous. Mon fils m'avait appris son heureuse union, et, dès ce moment, vous eûtes, avec mon estime, mon approbation. Il ne manque à mon bonheur que la satisfaction de vous voir. Soyez assurée que j'ai pour vous toute la tendresse d'une mère, et que je vous chéris autant que mes enfants.

Mon fils m'a fait espérer, et votre lettre me le confirme, que vous passeriez par Marseille, pour le joindre. Je me réjouis, madame, du plaisir que me procurera votre séjour ici.

Mes filles se joignent à moi pour précipiter l'heureuse époque de votre voyage. En attendant, soyez assurée que mes enfants vous ont voué, à mon exemple, l'amitié et la tendresse qu'elles ont pour leur frère.

Croyez, madame, à l'attachement et à l'affection de

LETIZIA BUONAPARTE, mère.

Tandis que cette lettre de sympathie maternelle répondait si bien aux sentiments de sympathie filiale exprimés par Joséphine, la dot provisoire offerte par le général Bonaparte était son commandement en chef de l'armée d'Italie et ses premières victoires seraient les joyaux de sa couronne de mariée.

Bonaparte, en partant, plein d'ardeur, pour se mettre à la tête de son armée, avait dit à sa femme, inquiète de la jeunesse relative du général : Je vais amasser tant de gloire, que l'on me croira vieux.

Et à sa digne mère, qui lui exprimait les vœux de son grand cœur, il répondait, en l'embrassant : Gardez-moi votre santé, ma mère, vivez longtemps, car si vous mouriez, je n'aurais bientôt plus que des inférieurs dans le monde.

A peine éloigné de sa chère Joséphine, qu'il aimait avec passion, Bonaparte lui écrivit une lettre d'amour tendre, la priant de le rejoindre, malgré les fatigues, sinon les dangers d'un pareil voyage, à travers un pays en pleine guerre. Il croyait retrouver dans sa femme le courage de sa mère, luttant auprès de son mari, avec une énergie héroïque, contre tous les obstacles des expéditions corses.

La campagne d'Italie est ouverte, le général en chef adresse à l'armée sa première proclamation et rend compte au Directoire de ses premiers exploits. Il lui envoyait le colonel Murat, pour lui présenter vingt et un drapeaux pris à l'ennemi.

Le vaillant émissaire du général en chef eut soin, en repassant à Marseille, d'annoncer à Madame Letizia Bonaparte les victoires de son glorieux fils. Madame admirait l'allure guerrière de Murat et sa vaillante prestance, lui rappelant son regretté mari.

La soumission de Milan et l'armistice accordé par le vainqueur, apportaient sept millions à la France en permettant d'envoyer des armes et de l'argent aux patriotes de la Corse. Ce dernier bienfait devait toucher la signora Letizia, pour les amis qu'elle se rappelait toujours et pour les ennemis qu'elle avait déjà oubliés.

Parmi les amis on doit citer le brave Costa, de Bastelica, promu officier par sa valeur, après avoir, par son dévouement, sauvé la signora de la poursuite de ses ennemis. Il fut, dès lors, le messager fidèle de la mère auprès du fils.

Tandis que Madame Bonaparte et ses trois filles s'ingéniaient de nouveau à vivre de leur travail, le général Bonaparte, suivant l'expression emphatique d'un journal de l'époque[3] venait de mettre le pied à l'étrier du coursier de la gloire et, par sa première campagne d'Italie, il était devenu un héros.

L'autorité de la ville organisa le 10 prairial an IV, une fête nationale, sous le nom de Fête de la Victoire et de la Reconnaissance. Elle fut célébrée aux allées de Meilhan, place choisie alors pour les solennités patriotiques. On prononça des discours officiels, on distribua des rameaux de lauriers aux militaires blessés, pendant la campagne ; et, au défilé du cortège, sur le champ du 10 août, le président de cette fête offrit les palmes de la victoire à la mère et aux sœurs du jeune général victorieux d'Arcole et de Lodi.

La feuille, dite de Beauregard, ajoutait : Les spectateurs ne purent se défendre d'une vive émotion, en voyant le laurier qui devait couronner la valeur, remis entre les mains de la vertu, des grâces et de la beauté.

Le recueil des Souvenirs marseillais avait pris soin de ménager les traits de sa plume, à l'égard des demoiselles Bonaparte ravissantes de beauté, en témoignant une profonde déférence envers leur mère, dont le nom suffisait seul pour inspirer le respect public, sans phrase et sans emphase.

En nommant Madame Letizia Bonaparte et ses trois filles : Ces dames, dit un autre contemporain[4], s'accoutumèrent au désarroi, comme de franches troupières, et dans peu, le logement devint tolérable. Madame Letizia était bonne ménagère, précieuse qualité qu'elle sut conserver, plus tard, au sein de l'opulence ; de plus, elle ne manquait pas d'esprit. Accoutumée, dans son pays, à recevoir du monde, elle sut concilier le goût avec la stricte économie, exigée par la modicité de ses ressources. La fortune du fils ayant rejailli sur la mère, on ouvrit les salons, on eut un cercle, on y faisait des lectures et on y débitait des vers de société ; on joua enfin la comédie aux chandelles, entre deux paravents. Les jeunes maîtresses de la maison daignèrent prendre les rôles. Paoletta, espiègle, enjouée, fit les soubrettes et s'y distingua. Ces magnificences, à bon marché, divertissaient la mère de famille, qui ne sortait presque jamais, attendu qu'elle n'avait pas d'équipage.

Lorsque le général Bonaparte entra, le 20 juin à Bologne, il reçut une délégation des autorités de la ville, venant lui présenter le livre d'or, sur lequel étaient inscrits les noms et armories de ses ancêtres. Semblable hommage lui était réservé à Trévise et se serait renouvelé ailleurs. Mais le général en chef de l'armée de la République se montra peu sensible à un honneur qu'il n'ambitionnait pas. Sa mère pensait, pomme lui, qu'à l'apogée de la démocratie française, de tels hommages d'aristocratie étrangère ne pouvaient enthousiasmer le jeune conquérant plus que ses propres victoires.

Il avait envoyé, de Milan, dès le 8 juin, 20 millions au Directoire et le 21, il refusait 4 millions offerts à lui, en personne, par le duc de Modène, pour obtenir sa protection. Voilà les faits, voilà les actes dont il était fier vis-à-vis de l'Italie et dont sa mère se glorifiait, en son nom, plus que des offrandes de sa généalogie.

Madame Joséphine Bonaparte, cédant à de nouvelles instances de son seigneur et maître, avec l'espoir de parvenir jusqu'à cet époux victorieux, était partie dans le courant de juillet pour l'Italie. Elle ne tarda pas, à rejoindre le général Bonaparte à Brescia, au milieu des trophées de sa première conquête.

Mais peu de jours après son arrivée, le 4 août, tandis que le vainqueur va reconnaître les positions de Castiglione, les chaloupes ennemies longeant les rives pittoresques du lac de Garde, font feu sur la voiture de madame Joséphine Bonaparte, qui n'était pas aguerrie, comme sa belle-mère, à ces sortes de surprises. Celle-là, du moins, fut sans accident.

Quel était, alors, le destin de l'ex-gouverneur de la Corse ? Vieilli et découragé de la persistance d'une lutte impossible à soutenir, Pascal Paoli désespéra de l'emporter sur les Français, après y avoir réussi contre les Génois. Il eut honte d'avoir voulu soumettre les Corses aux Anglais et regretta d'avoir persécuté, proscrit la veuve de Charles Bonaparte son ancien ami. Il savait aussi que le plus illustre des enfants de la signora venait de se couvrir de gloire.

Paoli enfin, déjà mis hors la loi, en 1793, quitta pour toujours la Corse et s'embarqua, le 13 octobre 1796, dans le port de Saint-Florent, pour aller vivre à Londres, où, quelques années après, il mourut. Mais il devait vivre assez de temps, pour entendre proclamer les nouvelles conquêtes de Napoléon, auquel il avait prédit une haute destinée. Il survécut aussi pour rendre hommage aux nobles vertus de la signora Letizia, qui lui pardonna généreusement les iniquités de son omnipotence envers elle et ses fils aînés.

Ce n'était pas tout. Le conquérant de l'Italie songeait à la nécessité d'affranchir la Corse de la domination anglaise et n'attendait plus qu'une occasion propice pour y parvenir. La signora Letizia suivant, par la pensée, la gloire de Napoléon, l'accompagnait do tous ses vœux, pour assurer à son pays natal l'alliance et la liberté françaises. L'île de Corse fut reprise enfin aux Anglais, le 22 octobre, selon un traité de paix conclu à Paris par lord Malmesbury. La nouvelle en parvint à Madame Bonaparte mère, qui, dans sa fervente piété, rendit des actions de grâce à Dieu, pour avoir exaucé ses prières.

Bientôt après, inquiète de ne recevoir de nouvelles directes, ni de son fils, ni de sa belle-fille, arrivée auprès de lui, Madame Letizia Bonaparte adressa, le 24 brumaire an V (14 novembre), à Joséphine une lettre d'affection maternelle. Cette lettre présumée autographe, formant une page in-4° (comme quelques autres de la même époque), portait un cachet... et pour adresse : A Madame La Pagerie Buonaparte à Milan. Elle fut annotée par l'expert E. Charavay[5] : Belle et très rare pièce, vérifiée par M. Faugère, ancien ministre plénipotentiaire et directeur aux affaires étrangères. Lui-même en faisait l'analyse suivante : Cette lettre est écrite, pendant la campagne d'Italie, où Joséphine avait rejoint son mari. Sa belle-mère en lui écrivant, s'inquiète de ne pas recevoir de leurs nouvelles. Elle n'en a que d'anciennes de son frère (l'abbé Fesch), arrivé à Marseille, depuis quelques jours et elle profite, pour donner des siennes à sa belle-fille, du départ du citoyen Ricard, allant à l'armée. Elle recommande chaudement le beau-frère de M. Clary, un de ses amis, qui désire y obtenir un poste.

Mes filles, dit madame Letizia en terminant, me chargent de les recommander à votre souvenir.

BUONAPARTE, mère.

 

 

 



[1] Mémoires de Napoléon Bonaparte, 1834, t. II, p. 52.

[2] Revue rétrospective de Taschereau, d'après les archives de la Bibliothèque nationale, 1833, t. Ier, p. 175.

[3] Souvenirs marseillais, 1786, t. III.

[4] L. Lautard, Esquisses historiques, t. II.

[5] Vente d'autographes, 5 décembre 1867. — Voyez l'Appendice au nom de Faugère.