MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1795.

 

 

Madame Bonaparte retourne à Marseille, avec ses trois filles et son plus jeune fils. — Lucien, arrêté, à son tour, comme suspect, est emprisonné à Aix. — Sa mère contribue, par d'instantes démarches, à son élargissement. — Ses trois lettres à cet effet. — Napoléon songe à se marier. — Barras, remplaçant le général Menou à l'armée de l'intérieur, s'adjoint le général Bonaparte. — Lui se montre un peu autoritaire à l'égard des siens. — Il fait le meilleur accueil au fils du général de Beauharnais et ensuite à sa veuve. — Projet de mariage de Napoléon avec Joséphine. — Lettres de madame Letizia.

 

La prolongation des jours néfastes n'était point arrivée à son terme, pour les Bonaparte. La famille, revenue de Château-Sallé, pour s'établir de nouveau à Marseille, ne se composait plus que de Madame Letizia, de ses trois filles et de Jérôme, le plus jeune de ses enfants. Joseph, résidant chez les Clary, dont il venait d'épouser la fille aînée, se trouvait rapproché de sa mère. Napoléon était peu éloigné d'elle, dans son commandement de l'artillerie de Toulon et il avait son jeune frère Louis pour aide de camp. Lucien s'était signalé à Saint-Maximin comme avocat, et se montrait le généreux défenseur des faibles et des opprimés, en s'attirant la haine des démagogues de profession. Il fut dénoncé par l'un d'eux, l'accusant d'avoir été l'ami de Robespierre jeune et, aussitôt arrêté, il fut conduit à Aix et emprisonné, Lucien se hâta d'écrire une supplique au citoyen Chiappe, représentant du peuple, résidant à Marseille, en priant sa mère de transmettre sa missive[1].

Madame Bonaparte adressa vite à ce représentant une lettre de recommandation instante, suivie de deux autres à la citoyenne veuve Isoard, en bonnes relations avec elle. Ces démarches furent décisives en faveur de Lucien, sauvé ainsi par sa mère, comme l'avait été Napoléon précédemment.

Voici les trois lettres écrites par madame Letizia Bonaparte, la première au citoyen Chiappe, représentant du peuple à Nice[2] :

Marseille, le 3 thermidor, an III (21 juillet 1795).

Citoyen représentant,

Je viens d'apprendre par le courrier de ce matin l'arrestation de mon fils Lucien. N'ayant ici aucun de ses frères, et ne sachant à qui recourir, je m'adresse à vous, espérant de votre amitié que vous vous intéresserez pour lui. Il a été dénoncé, à Saint-Maximin, à un de vos collègues, dont j'ignore le nom ; je ne puis concevoir ce qu'on lui reproche, n'ayant point eu d'émigrés dans ce pays, et personne n'a péri par le glaive de la loi. Il n'y en a eu que quelques-uns en arrestation et ceux-ci sont dénoncés ; j'ignore pourquoi.... Je vous prierai instamment, citoyen représentant, d'écrire à Isoard, votre collègue, qui est ici. J'attends cette preuve d'amitié ; j'espère que vous ne dédaignerez pas mes supplications. Si votre belle-sœur est encore à Nice, rappelez-moi à son souvenir.

Je suis, citoyen représentant, avec respect,

Votre concitoyenne,

LETIZIA BUONAPARTE.

Madame veuve Bonaparte adresse, de Marseille, même date, la lettre suivante à la citoyenne veuve Isoard[3] demeurant rue Ville-Verte, à Aix :

Madame,

J'ai reçu une lettre de mon fils (Lucien) qui m'apprend son emprisonnement et les bontés dont vous voulez bien le combler.

Je vous prierais, ma chère dame, par un effet de cette bonté qui vous estnaturelle, de faire passer ces lettres et ces 500 francs à mon fils et de vouloir bien avoir la complaisance de me donner de ses nouvelles. J'oserais aussi le recommander à quelques-uns de vos amis qui pourraient s'intéresser pour lui. J'attends cette preuve de l'amitié qui a toujours régné entre nos deux familles.

Je vous prierais de faire remettre cette lettre à mademoiselle Constant.

Adieu, ma chère dame.

Je suis, avec tous les sentiments de respect,

Votre affectionnée,

LETIZIA BUONAPARTE.

Madame, plus inquiète et ne recevant pas de réponse à sa lettre du 21, s'adresse de nouveau à la citoyenne veuve Isoard, trois jours après[4].

Marseille, le 24 juillet.

Madame,

Voilà deux courriers que nous passons, et pas de nouvelles, de vous, ni de mon fils. Faites-moi le plaisir, ma chère dame, de me répondre deux lignes. Tirez d'inquiétude une mère et des sœurs qui sont dans les larmes.

Avez-vous reçu une lettre chargée ?

Pardon, mille fois, madame, de l'embarras que nous vous donnons : vous êtes mère et cela est assez pour excuser la liberté que je prends de vous importuner.

Adieu, ma chère dame, mes compliments à vos fils.

Je suis, avec respect, votre affectionnée,

LETIZIA BUONAPARTE.

Ces trois lettres de Madame Letizia Bonaparte assuraient l'élargissement de Lucien qui reçut, à Aix, le 5 août, l'avis officiel de sa sortie de prison.

Il se montra, dès lors, plus circonspect dans la déclaration de ses vues démocratiques et les tourna vers des travaux plus paisibles. Il passa quelque temps à Marseille, auprès de sa mère, sa libératrice, et il se mit à la recherche et à l'étude de quelques manuscrits de sa jeunesse. Ceux de son frère Napoléon l'occupèrent aussi, notamment l'Histoire de la Corse, dont Lucien avait fait la copie. Mais plusieurs de ces manuscrits avaient été brûlés, dans l'incendie de la maison d'Ajaccio.

Lucien ajoute, à ce sujet, dans une note de ses Mémoires[5] : Je regrettais surtout, pour ma part, ce que sans doute ne regrettait pas le plus maman, je veux dire ma bibliothèque, mes petites compositions, mes discours et une Histoire de la Corse, écrite par mon frère Napoléon.

La signora Letizia s'était trouvée assez souvent témoin et confidente des études de ses deux fils, sur cette Histoire de la Corse, pour y prendre un intérêt patriotique et maternel, à la fois, en veillant à la conservation de tels écrits.

Une nouvelle préoccupation devait fixer l'esprit de Madame Bonaparte pour son fils Napoléon, rappelé à Paris et attaché au comité d'artillerie.

... Si je reste ici, écrivait-il, à son frère Joseph, le 19 fructidor an III (5 septembre)[6], il ne serait pas impossible que la folie de me marier ne me prît. Je voudrais, à ce sujet, un petit mot de ta part.

Mais il n'ajoute rien pour leur mère, qu'il avait peut-être informée à part de son projet et qui ne pouvait que l'approuver, car il s'agissait de la belle-sœur de Joseph.

Les événements précipités ne permirent pas au général Bonaparte de donner suite à ce projet vague de mariage. Le général Menou, deux jours avant le 13 vendémiaire an IV (5 octobre), était remplacé par Barras, dans le commandement de l'armée dite de l'intérieur et à peine Barras fut-il maître d'un poste de cette importance, qu'il obtint de s'adjoindre le général Bonaparte. Lorsqu'éclata l'insurrection du 13 Vendémiaire, elle fut vite comprimée par une vigoureuse attaque du nouveau général qui substitua l'ordre au désordre et fut nommé, le 18, général en chef de l'armée de l'Intérieur. Il se rappelait ainsi les paroles prophétiques de sa mère, sur son avenir en France.

La fortune enfin semblait venir à lui, et le premier usage qu'il en fit fut d'assurer le bien-être de cette mère, si justement appelée par lui incomparable. Le général Bonaparte après avoir retrouvé, dans les mauvais jours, le brave sous-officier du siège de Toulon, Junot, promu officier, l'avait choisi pour aide de camp et, à l'instar de sa mère, il l'affectionnait beaucoup, après avoir éprouvé son dévouement à sa personne.

Junot, en souvenir de sa conduite, était le bienvenu chez Madame Letizia et ne tarda pas à se prendre d'une grande passion pour sa fille, la belle Pauline. Il croyait ne pas déplaire à la sœur de son général et désirait vivement l'épouser. Mais deux difficultés s'y opposaient : la première, c'est que Paulette était à peu près promise par son frère et sa mère au général Leclerc ; la seconde, c'est qu'elle n'avait point de dot, et Junot, de son côté, pas de fortune.

Mon général, disait-il à son grand chef, je vous en conjure, écrivez à la citoyenne Bonaparte ; dites-lui que j'aime sa fille, que mon père consent au mariage et qu'il est prêt à faire une demande en forme, si mademoiselle Paulette et Madame Letizia veulent bien l'agréer. Napoléon, l'ayant écouté attentivement, eut assez de peine à, le convaincre qu'il ne pouvait écrire à sa mère, pour lui faire une telle demande, jusqu'à nouvel ordre.

Par une lettre datée d'octobre, adressée de Paris à son frère Joseph, et disant beaucoup de choses en peu de mots[7], Napoléon lui annonce d'abord sa nomination de général de division d'artillerie. Il lui parle ensuite d'une nouvelle demande en mariage pour leur sœur Pauline. Un citoyen Billon, dit-il, que l'on m'assure être de ta connaissance, demande Paulette. Ce citoyen n'a pas de fortune. J'ai écrit à maman qu'il ne fallait pas y penser ; je prendrai aujourd'hui des renseignements plus amples. — Madame Bonaparte prolongeait son second séjour à Marseille, où elle se trouvait autrement bien, qu'à sa triste arrivée de la Corse.

Bonaparte, général en chef de l'armée intérieure, semblait déjà étendre ses pouvoirs sur sa famille, quoiqu'il fût plus jeune que Joseph et tout en reconnaissant les droits d'aînesse de son frère, suivant la tradition corse, il cherchait à prendre sur les siens l'influence sinon l'autorité d'un chef de famille. C'était la tendance qualifiée, dès son bas âge, par la signora Letizia : l'esprit de principauté. Cependant cette prise d'autorité par Napoléon ne réussissait pas vis-à-vis de sa mère, qui, dans plus d'une occasion, était trop pénétrée de ses droits légitimes, pour les laisser au pouvoir d'un de ses fils, ce fils fût-il le général Bonaparte en personne.

Bientôt après, soit vers la fin d'octobre, Napoléon fit le meilleur accueil au jeune de Beauharnais, venant le prier de lui rendre l'épée de son père, général en chef d'une armée de la République.

Dès le lendemain de la visite du fils, sa mère venait en personne remercier le général Bonaparte qui fut charmé de sa démarche, de sa grâce et de son langage. Ainsi commençait la haute destinée qui allait unir Joséphine à Napoléon, malgré l'impression défavorable de Madame Letizia et ses pressentiments tristes pour l'avenir de cette alliance.

Légitimes interprètes de la pensée de leur mère, Joseph et Lucien ne purent détourner Napoléon de son projet de mariage, tandis que Joséphine, se montra, de son côté, indécise en prolongeant les retards jusqu'à l'année suivante. Madame de Beauharnais fit le possible pour être agréable à sa nouvelle famille. Elle écrivit une lettre charmante à sa future belle-mère, retenue encore à Marseille, chez les parents de son fils aîné.

La réponse de Madame Letizia péchait, peut-être par l'orthographe, mais les idées écrites exprimaient la bonté de son cœur et montraient la justesse de son esprit. Un historien du Directoire écrivait à cette occasion[8] : Madame Letizia méritait le respect et l'amour de sa famille par ses qualités précieuses, etc.

 

 

 



[1] Lucien Bonaparte et ses mémoires. Éd. de Yung, 1882, t. 1er.

[2] Lettre autographe, grand format, dont l'original fait partie de la collection de la comtesse de Brady.

[3] 1re copie des lettres donnée par la princesse Jeanne Bonaparte ; 2e copie par le marquis d'Isoard, d'Aix-en-Provence.

[4] 1re copie de cette lettre donnée par la princesse Jeanne Bonaparte. 2e copie par le marquis d'Isoard. 3e copie spéciale de la dernière lettre, calquée sur l'original, en grand format, envoyée par madame la comtesse Pauline de Brady. V. l'Appendice.

[5] Lucien Bonaparte et ses mémoires. Éd. de Th. Yung, 1882, t. Ier.

[6] Correspondance de Napoléon Ier. Éd. in-4°, 1858, t. Ier.

[7] Mémoires du roi Joseph, t. Ier, et Correspondance de Napoléon Ier, t. Ier, p. 104.

[8] Le Directoire, publié par Roger de Tarnes, 1880.