MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1770-1771.

 

 

Ordonnance royale intéressant la famille de Charles de Buonaparte. — Temps de repos pour la signora Letizia. — Ajournement du baptême de Napoléon, à l'église. — Le nouveau-né pendant les deux premières années de son bas âge. — Relation et incident du baptême. — Origine du prénom de Napoléon. — Le parrain et la marraine. — Une petite sœur, à peine née, est baptisée en même temps, et meurt bientôt après. — Acte du 21 juillet 1771.

 

Une ordonnance royale de Louis XV, rendue en avril 1770, admettait dans la noblesse française les Corses justifiant de ce privilège, depuis plus de deux cents ans, comme indigènes. Les titres devaient être vérifiés par le conseil supérieur de l'île, formant une cour de justice, investie des mêmes attributions que les parlements de province.

Charles de Buonaparte, l'un des premiers, bénéficia de cette ordonnance royale, par un arrêt du conseil insulaire, rendu l'année suivante. L'original de cet arrêt existe aux Archives de Bastia, déclarant Charles de Buonaparte noble d'une noblesse prouvée au delà de deux cents ans[1]. La signora Letizia ne fit montre d'aucune vanité de cette distinction pour son mari et se préoccupa du prochain baptême de leur cher nouveau-né.

Cette cérémonie fut différée cependant par une invitation de Pascal Paoli à son ancien compagnon, de venir le voir, non en Angleterre, mais en Italie, alors visitée par l'ex-gouverneur de la Corse, afin de se distraire des premières épreuves de son émigration.

Après l'année du suprême enfantement, celle de 1770 devait être, pour la mère si éprouvée, le temps du repos le mieux acquis. Il fallut ajourner le baptême religieux jusqu'à l'année suivante, soit jusqu'à la seconde année de la naissance. C'était, d'ailleurs, selon une coutume assez fréquente en Corse, avec la seule assistance des parents. L'enfant, après avoir souffert des fatigues indirectes de la guerre, avait besoin aussi du repos prolongé de sa mère, pour s'affermir, auprès d'elle, à son entrée dans la vie. Madame Letizia fit le partage de ses premiers soins avec la nourrice Ilari et la gouvernante Saveria. Celle-ci devait élever de même les autres enfants de Charles Bonaparte.

Dès sa naissance jusque vers son baptême tardif, c'est-à-dire pendant près de deux années, Napoléon n'avait pas l'aspect d'un bel enfant. Il était faible de constitution, avec une grosse tête maintenue à peine en équilibre sur ses épaules. Son corps assez débile n'aurait pu satisfaire la vanité d'une autre mère que la sienne, car la signora Letizia semblait fière d'avoir porté le nouveau-né dans son sein, pendant les deux campagnes, dont il avait ressenti les fatigues par une sorte de contre-coup. Elle se montrait sans doute heureuse de la beauté enfantine de Joseph, son fils aîné, en le caressant avec l'instinct naturel aux mères pour leur premier-né. Mais lorsqu'elle songeait aux souffrances muettes que le second avait éprouvées, elle le prenait dans ses bras pour l'embrasser avec tendresse ou, bien mieux, avec attendrissement. Oui, celui-là devenait le préféré de son cœur, parce qu'il avait souffert davantage. Tel se révélait en elle le sentiment qui, à tous les temps de sa longue existence, inspira l'excellente mère pour le plus à plaindre de ses enfants.

Le nouveau-né se montra, pendant les premières années de son bas âge, aussi doux que docile, mais ensuite il devint impatient, irascible et d'une obstination absolue. Rien ni personne ne pouvait le faire changer d'idée fixe, lorsqu'il voulait ou refusait quelque chose. Madame Letizia, seule, parvenait à le faire obéir, chose impossible pour toute autre femme, fût-ce la nourrice Ilari, ou la gouvernante Saveria, qui lui plaisait, lorsqu'il était de bonne humeur.

L'enfant affectionnait aussi le pâtre Bagaliano, qui le portait dans ses bras, en promenade, avec les parents ; mais il ne voulait pas que son porteur se tînt en arrière. Il montrait déjà l'instinct volontaire d'aller en tête des autres, comme pour les conduire et les commander. Cette idée était dite par sa mère : l'esprit de principauté.

Cependant, dès le retour de son mari, Madame Letizia s'occupait de faire baptiser leur second fils, avant l'époque anniversaire de sa naissance. Charles Bonaparte jouissait dans l'île de l'estime publique, et il était le bienvenu, après avoir été revoir encore son ancien chef, prêt à s'embarquer pour l'Angleterre. On a supposé que Paoli était le parrain de Napoléon, et que Charles Bonaparte l'en avait prié. Le parrain fut Laurent Giubega, d'après l'acte officiel du baptême, enregistré à la cathédrale d'Ajaccio. La marraine s'appelait Gertrude Bonaparte, tante de la signora Letizia ; elle avait épousé un Paravicini.

L'archidiacre Lucien Bonaparte, oncle de Charles, avait, sur la demande de sa nièce, autorisé la famille à faire ondoyer l'enfant dans la maison paternelle, bien avant la cérémonie de l'église. Le père et la mère tenaient d'autant plus à donner à leur second fils le nom de Napoléon, qu'un de leurs parents, appelé ainsi, avait été tué à la fatale bataille de Ponte-Nuovo. Ce prénom de Napoléon plaisait à la signora Letizia comme lui plaisait le souvenir du jour anniversaire de sa naissance. On m'a appelé Napoléon, disait le captif de Sainte-Hélène[2]. C'était depuis des siècles, le nom que portaient les seconds enfants de la famille, qui avait voulu consacrer les relations qu'elle avait eues avec un Napoléon des Ursins, célèbre dans les fastes de l'Italie.

Ajoutons quelques mots, avant la cérémonie du baptême, sur le parrain allié comme la marraine, à la mère. Ce parrain, Laurent Giubega, de Calvi, faisait des vers et avait été désigné le poète, dans des livres sur la Corse, dont on le surnommait aussi l'Anacréon. Ses poésies chantaient l'amour. Elles ont été brûlées par la main qui les avait écrites. Giubega était, de sa profession, jurisconsulte, et à trente-neuf ans, il est mort, juge au tribunal d'Ajaccio. La vie lui a manqué pour écrire l'épopée de Napoléon ou celle de Letizia. Le baptême à l'église eut lieu dans la cathédrale d'Ajaccio, environ deux ans après la naissance. Ce délai éloigné n'avait pas été choisi seulement d'après une tradition corse, ni selon les convenances propres de la famille. Madame Letizia, préoccupée, dans les moindres détails, de la santé délicate de son nouveau-né, avait tenu à ce que cet enfant fût, avant tout, fortifié par l'allaitement le meilleur et par le régime maternel, pour le soumettre à l'épreuve du baptême religieux.

Elle avait donné naissance, peu de temps auparavant, le 14 du même mois, à une fille de frêle constitution, qui fut néanmoins baptisée le même jour, avec Napoléon, sans en supporter les effets aussi bien que lui. La pauvre enfant, nommée Maria-Anna, se trouvait atteinte déjà d'une maladie grave qui ne tarda pas à rapprocher sa mort de sa naissance. Quant au petit Napoléon, il voulut se tenir agenouillé, tandis que le prêtre récitait, à son intention, les prières d'usage. Il agissait ainsi sur un signe de sa mère, vrai type de la mère chrétienne. La fin de la cérémonie de ce double baptême fut marquée par un incident inattendu bien raconté par Nasica : Lorsque le prêtre, se plaçant près de Napoléon, voulut lui verser l'eau bénite sur la tête : Non ! non ! s'écria-t-il, et il faisait le geste de s'y opposer ; mais déjà l'eau coulait sur lui. Il se fâcha contre le prêtre, contre son parrain, contre sa marraine, contre les assistants rapprochés de lui, excepté contre son père, et encore moins contre sa mère[3]. Ce dernier renseignement précis s'ajoute à l'intéressante narration de Nasica.

Si on a exagéré l'intelligence précoce de Napoléon, sa mère attestait la vérité sur l'incident du baptême. L'enfant était resté à genoux, pour recevoir l'aspersion symbolique, puis s'était relevé brusquement, surpris par la sensation de l'eau salée sur la tête. Il avait troublé enfin la cérémonie, en la voyant renouveler pour sa petite sœur Maria-Anna, récemment née, mais bientôt après atteinte par la mort.

Ce premier trait du caractère de Napoléon, dans son plus bas âge, surprit son grand-oncle, son père et plus encore sa mère qui se montrait fière et inquiète, à la fois, d'un tel élan. Elle comprit, dès lors, la nécessité, pour son enfant, d'une éducation vigilante et ferme que sût lui assurer sa tendresse maternelle. L'acte ou l'extrait de baptême de Napoléon porte la date certaine du 21 juillet 1771, sur le registre de la paroisse de la cathédrale d'Ajaccio. Il avait été brûlé ou détruit pendant la Révolution, comme les autres actes, et il a été reconstitué, plus tard, d'après le texte primitif. Cet acte authentique, ci-après reproduit d'après le texte italien, démontre, une fois de plus, que Napoléon, originaire de Corse, est bien né Français :

L'an 1771, et le 21 juillet, ont été accomplies les saintes cérémonies et les prières, par moi, économe soussigné, pour Napoléon, fils né du légitime mariage de M. Charles Bonaparte, et de dame Maria-Letizia, son épouse, auquel on a donné l'eau dans la maison du Très Révérend Lucien Bonaparte, avec sa permission, et né le quinze août mil sept cent soixante-neuf. Et ont assisté aux cérémonies sacrées, pour parrain l'illustrissime Laurent Giubega, de Calvi, procureur du roi, et pour marraine la dame Marie-Gertrude, épouse du sieur Paravicini, en présence du père, lesquels ont conjointement soussigné avec moi :

JEAN-BAPTISTE DIAMANTE, économe d'Ajaccio ; LAURENT GIUBEGA ; GERTRUDE DE PARAVICINI ; CHARLES BONAPARTE.

 

 

 



[1] Communication écrite par le comte de Casabianca père.

[2] Suite de la Correspondance de Napoléon Ier, t. XXXI.

[3] Mémoires sur la jeunesse de Napoléon, par T. Nasica, 1852.