LE SECRET D'UN EMPIRE : L'EMPEREUR (NAPOLÉON III)

 

VI. — M. EUGÈNE ROUHER.

 

 

Le Second Empire eut deux phases bien distinctes : l'une toute d'absolutisme, d'autorité, l'autre toute de libéralisme. Dans l'application du principe autoritaire, le pouvoir des Tuileries, on doit le reconnaître, si l'on fait abstraction de tout sentiment politique personnel, pour arriver à une juste appréciation des faits et des choses, usa merveilleusement de sa doctrine gouvernementale et sut choisir, habilement, les hommes chargés de la propager. Dans l'application du principe libéral, l'empereur Napoléon III ne fut pas aussi heureux : la période libérale de son règne a plutôt l'aspect d'un temps de transition que celui d'une ère politique nettement déterminée. Il s'y rencontre des hésitations, des inexpériences, des maladresses assez comparables aux hésitations, aux inexpériences, aux maladresses que témoignerait un artisan à qui l'on confierait un outil qui ne lui serait pas familier, que l'on forcerait à une tâche qui serait en dehors de son habituelle profession. Il en fut de l'Empire, dans sa période libérale, comme de cet artisan : la liberté lui était inconnue et il ne sut pas la manier.

En mettant à part M. de Persigny, qui fut un intime ami de Napoléon III et qui, en cette qualité, le seconda dans tous ses desseins avec plus ou moins de bonne humeur, l'Empire autoritaire reste personnifié en deux hommes principaux que les événements placèrent, sans cesse, en évidence, et qui bénéficièrent, sans cesse, des événements. Je veux indiquer MM. de Morny et Rouher.

J'ai tracé, déjà, la silhouette de M. de Morny, et je ne reviendrai pas ici sur cette esquisse. Cependant, il m'est impossible d'écrire le nom de ce personnage politique, sans me rappeler les clameurs que mon appréciation de son rôle historique souleva, à l'époque où je m'en occupai. Des amis, peut-être trop fervents, tentèrent d'infirmer mes paroles, alors, et ne crurent pas trop téméraire d'opposer comme une sorte de démenti à la légende qui nous montre le frère de l'Empereur mêlé, non seulement à toutes les affaires financières de son temps, mais encore à mille autres tripotages, d'un ordre plus infime, pour me servir de l'expression de M. Roulland.

M. de Morny, en dépit de l'opinion heureuse que ses admirateurs ou ses alliés veulent avoir de lui, fut pourtant l'homme que nous peint si bien la légende, et la lettre suivante qu'il adressait, en septembre 1850, c'est-à-dire au début de sa carrière politique presque, au seuil de l'édification de sa haute fortune, à M. de Ruoltz, l'inventeur de l'orfèvrerie célèbre, prouvera au lecteur que je ne m'étais point trompé, dans mon étude, et que je n'avais point accueilli légèrement de méchants propos dénués de tout contrôle.

Ici, en marge, cette mention :

Reçu le 6 sept. 1850.

Mercredi

(Ici, une couronne comtale.)

Mon cher Ruoltz, j'ai vu les Devaux. Eux, moi et Brown, nous vous proposons d'acheter votre affaire en ¹/₃, moyennant 10.000 fr. comptant et une somme de 50.000 fr. dans un an ou deux, si l'affaire réussit. Vous comprenez alors que vous auriez dans la poche droite ces sommes, dans la gauche le ¹/₃, avec moi, de l'affaire anglaise. Je suis chargé de vous offrir cette combinaison. Répondez-moi de suite : que, malgré mes bonnes raisons et ma confiance dans la maison Devaux pour être spécialement placée pour la faire réussir et les difficultés que je vous fais entrevoir, vous croyez que le succès obtenu en France vous fait plus espérer de l'Angleterre encore ; que, certes, vous avez besoin d'argent comptant, mais pas au point de sacrifier une affaire aussi belle. Qu'enfin vous consentiriez, en considération de ce que cela m'arrangera, à être intéressé dans l'affaire anglaise et, par unique considération pour moi, à recevoir comptant 24.000 fr. et à laisser à MM. Devaux, de Morny et Brown la faculté de vous acheter l'affaire d'ici à 18 mois moyennant 60.000 fr. de plus, ou bien à vous donner 25 % des bénéfices nets.

Ainsi vous comprenez : vous repoussez mes offres, vous les combattez et vous m'offrez par contre cette combinaison. Ecrivez-moi une lettre au plus tôt dans ce sens, avec pouvoir de terminer avec les Devaux sur ces bases. Vous concevez que l'important est de toucher une somme quelconque, puisque par moi l'intérêt que vous conservez est le même. Soignez votre lettre, et adressez-la moi :

TULLY ALLAN,

Kincardine-on the Forth,

Scotland.

Je montrerai votre lettre aux Devaux. Ainsi, faites attention à n'y rien mettre qui m'en empêche. Si vous avez du particulier à me dire, écrivez sur une feuille séparée.

Adieu, je vous écris à la hâte.

Tout à vous,

MORNY.

Conservez cette lettre-ci.

 

On voit qu'il était nécessaire de bien connaître — et c'était difficile — M. de Morny, avant de placer sa confiance en lui. On voit, également, que nul mieux que lui ne s'entendait à trahir ceux qui croyaient en son honnêteté, que nul mieux que lui ne s'entendait à donner un croc-en-jambe à un associé gênant ou monnayable et qu'il savait, merveilleusement, faire la leçon à ses collaborateurs, lorsqu'il s'agissait, ainsi qu'il l'écrit, de toucher une somme quelconque.

La lettre qui précède, ne permet d'avoir aucune illusion sur la moralité intime de M. de Morny. Elle mettra fin, je l'espère, à un essai de réhabilitation publique qui, prolongé, deviendrait grotesque ou naïf.

Laissant donc de côté, désormais, M. de Morny, en ce chapitre, je vais m'attacher à retracer, dans ses grandes lignes, la figure de M. Eugène Rouher, de l'homme qui, petit avocat d'Auvergne, devint le vice- empereur, de l'homme dont les larges épaules de montagnard ne furent, cependant, pas assez puissantes pour porter le poids de toutes les responsabilités qu'il fit naître, de l'homme qui, ayant à force de ténacité, d'audace et d'autorité, atteint le ciel, fut — ange ou démon, on ne sait — précipité, un jour, de son Olympe, sous ce coup de vent, dont parle Victor Hugo, qui casse les ailes aux aigles ou qui interrompt, dans leur course, les météores les plus brillants.

 

Lorsque M. Rouher, qui n'était même pas ce qu'on est convenu de nommer un grand homme de province, une célébrité de clocher, vint à Paris pour y chercher fortune, il dédaigna de persévérer dans sa carrière d'avocat et dirigea immédiatement ses facultés vers la politique. De modeste origine, il semblait alors se souvenir de la classe sociale à laquelle il appartenait par sa naissance. Il affichait des opinions très libérales ; il était un fervent démocrate et les empereurs ainsi que les rois n'avaient pas de plus ardent ennemi que lui. Il ne faut point trop quereller les hommes d'Etat sur les variations de leur pensée. C'est pourquoi je ne mentionne l'évolution politique de M. Rouher qu'à titre documentaire et ne mêle à mes paroles aucune critique.

M. Rouher était, à cette époque, physiquement, ce qu'il resta longtemps, malgré les préoccupations qui remplirent sa vie : un homme de belle mine, bien planté sur ses jambes, au buste fortement développé. Il eût été fort agréable d'aspect, même, si sa démarche un peu massive, un peu lourde et si l'affectation qu'il avait à se moquer de la coquetterie de ses vêtements, n'avaient arrêté, à son approche, les propos ou les sentiments galants. Galant, en effet, M. Rouher ne le fut jamais et il fut peut-être le seul personnage important qui, fidèle de l'impératrice Eugénie, lui obéit, sans avoir pour excuse de sa soumission, une passion secrète ou avouée. C'est là un point d'histoire à noter, psychologiquement.

Très libéral, déjà, lorsqu'il plaidait devant le tribunal de Riom, M. Rouher exagéra encore son républicanisme lorsqu'il vint s'établir à Paris, et quand il se présenta aux élections, en 1846 d'abord, en 1848 ensuite, sa profession de foi, en chacune de ces circonstances, marquait une tendance très nette vers le progrès, une sollicitude très grande envers les classes populaires.

En 1846, M. Rouher échoua devant les électeurs, mais il fut envoyé à la Chambre en 1848 et, dès lors, ne cessa plus de paraitre sur la scène politique.

Il m'a été communiqué quelques lettres qu'écrivit M. Rouher après son élection de représentant du peuple, en 1848. Ces lettres datent d'un temps où le futur ministre d'Etat du Second Empire ne savait certainement pas s'il aimerait ou s'il haïrait Louis Napoléon Bonaparte, et elles indiquent un état d'esprit assez curieux pour que je les reproduise.

Le premier de ces billets fut tracé en juin 1848, et fut adressé, ainsi que ceux qui vont le suivre, à M. de Latour, maire de Clermont-Ferrand.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Mairie de Paris.

 

Je vous écris de l'Hôtel de Ville, quelques minutes avant le départ du courrier. Ma journée s'est passée à visiter les ambulances, les postes avancés. Quelle horrible boucherie ! Mais enfin, nous sommes vainqueurs, nous le serons. Les troupes arrivent en masse de tous côtés. Mais de toutes les guerres civiles, c'est la plus effrayante. Tout sera fini ce soir, ou demain dans la journée. La maison de la Douane a été enlevée par Lamoricière avec une incroyable intrépidité. Le faubourg Saint-Antoine, cette épouvantable forteresse, vient d'être pris après une désolante résistance. A l'instant, quatre heures et demie, on nous annonce un succès complet. Les insurgés ont une épouvantable stratégie. Les maisons de la même rue se communiquaient ; invisibles, ils tuaient tous nos chefs. S'ils nous ont fait bien du mal, ils ont excité de terribles représailles. A côté de nous on vient d'en fusiller une cinquantaine. Nous avons eu mille peines pour empêcher un blessé d'être jeté à l'eau.

Le nombre des tués ou blessés est, de notre côté, de dix-sept cents environ, du moins jusqu'à présent. La fin de la journée égalera au moins ce nombre du côté des insurgés.

Pendant que je vous écris, la fusillade continue, dans la cité, à côté de nous. On annonce le succès complet de nos troupes. La mobile a été sublime de courage.

 

Deux mois après ces événements — le 13 août 1848 — M. Rouher est tout entier préoccupé par la situation extérieure du pays. Après avoir parlé des élections au Conseil général, il ajoute :

Ces questions importantes, sans doute, sont cependant fort secondaires, si on les compare à celles qui nous préoccupent à l'Assemblée. Je ne sais comment nous sortirons de la question italienne. Le fléau de la guerre me paraît fort imminent. Nous avons laissé les choses s'envenimer de la manière la plus maladroite. Dès le début, la question aurait dû être carrément posée vis-à-vis de l'Autriche. Si nous lui avions dit : Votre guerre en Italie est pour vous une impasse : vaincue par Charles-Albert, vous compromettez votre domination en Italie à tout jamais ; victorieuse, vous avez la France pour adversaire. Ne vaut-il pas mieux négocier ? l'Autriche, agitée à l'intérieur, inquiète du succès, aurait accepté les voies diplomatiques ; aujourd'hui l'armée est victorieuse, si on ne peut faire obstacle à sa marche sur Turin. Notre action avec l'Angleterre restera concentrée jusqu'à une certaine limite. Mais lorsque nous en viendrons à parler d'affranchissement, l'Angleterre deviendra tiède, battra graduellement en retraite et nous laissera en face de l'Autriche et de la Russie, ou exposés à une honteuse reculade.

Les débats de l'enquête ne sont pas de nature à améliorer cette situation. Cette lutte, devenue aujourd'hui inévitable à moins de faire acte de faiblesse ou de peur, sera des plus violentes, car elle sera à la fois politique et personnelle. Je crains qu'au vote nous ne soyons pas les plus forts.

 

En date du même mois, ces lignes railleuses et satisfaites à la fois :

La prétendue conspiration de Girardin a abouti à une mise en liberté. En revanche, le pouvoir exécutif s'est décidé à supprimer le journal le Représentant du peuple, rédigé par notre cher collègue, le citoyen Proudhon, qui, dans une série d'articles, avait repris le développement de ses doctrines antisociales. Mais que sont ces mesures en présence du mal immense que nous avons à guérir, en vérité ? Je crois que le pouvoir jette dans la somnolence. Ce serait le moment de favoriser les élans de confiance qui se manifestent, par des mesures intéressant le crédit, la circulation sur les travaux publics. Vingt projets de divers comités sont suspendus par l'annonce d'un projet d'ensemble et rien ne vient. Ce serait, cependant, s'abuser d'une manière étrange que de croire définitive la conquête de l'ordre et on assume une grande responsabilité en ne se hâtant pas de la consolider.

 

On sent, dans ces lignes, l'autoritaire que devait être M. Rouher. Il ne s'attarda point longtemps, en effet, dans le libéralisme qu'il manifesta à cette époque.

Un an après la Révolution de 1848 — 14 avril 1849 — il se retourne nettement contre les revendicateurs trop exaltés :

La Montagne devient plus furieuse à mesure que nous approchons du terme, et nous nous regardons les uns les autres, attendant que l'adversaire demande un congé pour l'imiter.

Considérant est à la tribune. Il nous lit une immense tartine socialiste et nous avons la patience de l'écouter. Nous n'avons, dans ce malheureux pays, d'indulgence ou de sympathie que pour les folies.

 

Enfin, en juillet de cette même année 1849, M. Rouher revient à la politique extérieure de la France et il exprime des sentiments fort pessimistes :

Notre diplomatie, écrit-il, a été singulièrement polluée par la révolution de février. Nos représentants actuels à l'étranger, dans les postes inférieurs, nous déconsidèrent plus qu'ils ne nous honorent. Si M. de Tocqueville veut récurer les écuries d'Augias, il aura de nombreuses vacances.

La politique est toujours assez chancelante. Elle manque d'air et d'horizon. Malgré les orages qui ont éclaté, l'atmosphère est toujours lourde et je ne vois, en vérité, par quels moyens nous pourrons la dégager.

 

Cette correspondance est curieuse, je le répète. Elle témoigne, chez M. Rouher, d'une perspicacité remarquable, d'un jugement sûr en face des événements. Mais l'Histoire dira si M. Rouher, étant au pouvoir, conserva la même sérénité dans ses conceptions, le même sens pratique des choses dans l'exécution de ses desseins politiques.

 

M. Rouher, en dépit de son libéralisme du début, en dépit du masque olympien que les circonstances lui prêtèrent, fut, durant tout le cours de son existence, un bourgeois vivant dans la peur constante de la Révolution. Et si les petits faits donnent, vraiment, le reflet de la nature réelle des choses, l'intérieur familial du puissant ministre de Napoléon III nous le montre merveilleusement ainsi.

De mœurs simples, ami des traditions, M. Rouher, après les luttes de tribune, après les discussions publiques, après les heures passées dans le maniement des peuples, rentrait chez lui, s'asseyait tranquillement, avec bonhomie, à son foyer, et reprenait la partie de cartes interrompue la veille, au moment du couvre-feu. On eût dit, à le voir, alors, d'un bon commerçant qui, sa boutique fermée, met ses pantoufles et se repose, heureux de la vente de la journée. Rien dans son attitude, à ce moment, ne révélait l'orateur qui, quelque temps avant, avait tenu une assemblée sous le charme de sa parole, l'homme d'Etat qui avait rapproché ou désuni des nations, le fonctionnaire autoritaire qui avait fait entendre à son souverain des discours véhéments. Les portes bien closes, ses grasses mains ramassant ou jetant les cartes, M. Rouher était bien, alors, le bon bourgeois de la légende qui, le soir venu, s'enferme dans la crainte des voleurs, et qui, s'il laisse échapper une phrase, ouvre les lèvres pour maudire les fauteurs de désordre, ceux qui, dans son esprit, en veulent à sa quiétude, à son argent.

M. Rouher porta sa nature bourgeoise dans toute sa carrière politique. Il voulut le pouvoir et il l'eut. Mais le voulut-il dans ce sentiment qui invite un homme à être riche, à être puissant, pour accomplir de grandes choses ? Mais le voulut-il à la façon d'un artiste qui ne voit dans son élévation, dans l'autorité qu'il acquiert, que l'élévation, que l'autorité de l'art qui est le sien ? Non ; M. Rouher ne mit aucun idéal, aucune coquetterie, aucune satisfaction d'âme dans le rôle qu'il joua sous le Second Empire. Il aima le pouvoir et il souhaita de l'accaparer, dans l'instinct de sa nature bourgeoise — je répète ces mots à dessein — comme d'autres hommes de sa caste et de son tempérament, aiment le commerce ou l'industrie, aiment une profession quelconque, dans la seule joie d'édifier matériellement leur fortune, dans le contentement égoïste d'un but à atteindre.

M. Rouher fut d'abord, je l'ai dit, libéral. Toutefois, dans la sécheresse méthodique de sa pensée, il ne pouvait comprendre la liberté. Elle le tenta comme elle tente tous les jeunes esprits ; mais M. Rouher, né vieux, ne devait pas tarder à s'éloigner d'elle et il s'en éloigna. Elle l'effraya par ses façons d'amoureuse, de maîtresse un peu brutale, par ses exigences, par les besoins qu'elle porte en ses flancs, et dégagé de son étreinte fugitive, meurtri presque par cette caresse passagère, il eut un effroi. Il se prit à trembler, en ses bras, comme tremblent les enfants qu'une poitrine étrangère effleure ; il se raidit contre son attirance et il garda toute sa vie, en sa peau, si je puis m'exprimer ainsi, le frisson qu'il avait éprouvé sous son baiser. Ce fut, sur lui, comme une chair de poule qui ne le quitta plus.

Rendu à sa prédestination, à l'état légitime et nécessaire de sa personnalité, il marque chacune de ses étapes par une haine presque irraisonnée de toute liberté, par des procédés routiniers qui flattent sa manie d'autorité, qui s'accordent avec l'atavisme de son sang, et cette haine et ces procédés forment toute sa manière oratoire même.

Eloquent, M. Rouher le fut, en vérité, et grandement, et superbement. Mais à ses débuts, encore, rien dans sa parole ne pouvait faire prévoir cette puissance du discours qui était en lui, ce don merveilleux de la parole qui devait affirmer son influence. Au temps où, sans conviction, sans enthousiasme sincère, M. Rouher faisait sa cour à la liberté, sa voix était sans éclat, ses accents demeuraient stériles et nul écho ne répondait à ses appels. Il ne se trouva réellement orateur que dans la lutte qu'il entreprit en faveur de l'absolutisme du pouvoir. Et alors, on ne saurait le nier, il se montra magnifique dans l'art du rhéteur. Il avait à combattre des hommes d'un immense talent. Les Jules Favre, les Jules Simon, les Emile Ollivier se dressaient devant lui, et il no lui était pas possible de se contenter, pour les écarter de son chemin, des approbations estampillées d'une majorité officielle ; il lui fallait se hausser à leur taille, il lui fallait les abattre, et il fut admirable dans l'attitude, dans l'éloquence qu'il leur opposa.

Son attitude fut celle d'un sanglier qui résiste à l'assaut d'une meute. Ramassé dans sa large carrure, il apparaissait comme un obstacle infranchissable, comme une chose énorme placée entre la rue et l'Empereur, entre le peuple et le trône, comme un bloc vivant interceptant les routes qui conduisaient aux Tuileries. Et lorsque, dans le tonnerre de sa voix, son poing se levait, on sentait qu'un adversaire de l'Empire allait rouler à terre, comme foudroyé sous la menace, sous le coup d'un titan.

Son éloquence fut conforme à son attitude. Brutale, empoignante, faite d'anathèmes, de périodes émouvantes, d'affirmations triomphantes, elle bousculait celle des ennemis de Napoléon III, elle captivait l'attention du public, elle dramatisait les consciences, elle exaltait les dévouements et elle entraînait les imaginations en des régions chimériques, en des enthousiasmes qui n'avaient plus rien de commun avec la saine raison, qui ne permettaient plus qu'on discutât.

A vrai dire, la manière oratoire de M. Rouher peut sembler vulgaire et, pour employer une expression courante au théâtre, non exempte de trucs. Il chanta les louanges du souverain qu'il servait, il agita le spectre rouge devant le pays, en chacune de ses harangues, et ces deux moyens de rhétorique se retrouvent en presque tous ses discours. A une époque où la légende napoléonienne était dans toute sa gloire, à une époque où la bourgeoisie avait l'inquiétude de l'avenir — d'un avenir qui n'aurait plus un Bonaparte pour maître — il était aisé, sans doute, de convaincre les auditeurs en éveillant en eux la crainte d'un lendemain incertain, ainsi que la sentimentalité qui s'attache à certaines figures historiques. Il faut avouer, cependant, que M. Rouher sut admirablement tirer parti de la banalité des moyens oratoires qu'il employa, et puisqu'il présenta ces moyens avec talent, il serait vain de le quereller sur leur valeur.

 

M. Rouher ne prit réellement de l'importance, aux Tuileries, auprès de l'Empereur, qu'après la mort de M. Billault. Ce dernier était devant lui comme un rival, comme un divinateur de la place qu'il voulait occuper, comme un obstacle à son développement politique. M. Billault disparu, la prépondérance de M. Rouher se déclare et s'affirme. Confiant en lui-même et assuré de la docilité des comparses qui l'entourent, il pose sa main grasse et forte sur l'épaule de Napoléon III et ne s'en sépare plus. Il va, dans son ascension vers le pouvoir, et chaque jour qui s'écoule voit grandir son influence. Il est aidé, d'ailleurs, dans ses desseins, par l'Impératrice dont les idées tyranniques s'accordent avec les siennes ; il devient le conseiller habituel et fidèle de la souveraine et il forme, non seulement dans le monde politique, mais à la Cour même, un parti qui deviendra puissant, qui balayera tout devant lui, qui seul commandera aux Tuileries et qui, plus tard, ayant une étiquette presque officielle, le Parti de l'Impératrice, précipitera le pays dans un abîme.

L'Empereur, en présence de cet accaparement, de cet absolutisme dont il était la victime et qui étaient au-dessus de tous les accaparements de son gouvernement, de l'absolutisme même de son pouvoir, éprouva quelque peine, quelque inquiétude. Mais, en dépit des rêveries philosophiques qui le hantaient, M. Rouher le séduisait. Il était trop près encore, aussi, du coup d'Etat pour repousser les services d'un homme qui paraissait synthétiser, dans son esprit, toute la doctrine du Deux-Décembre, et il était trop loin encore de la liberté, pour arrêter cet homme dans son œuvre. Il mit, ou à peu près, l'Etat dans les mains de M. Rouher et attendit les résultats de son effacement.

Dès lors, M. Rouher mena l'Empire et il le mena à la façon d'un charretier qui, sans s'inquiéter de savoir si la route qu'il suit est coupée par un fossé, lancerait ses chevaux à toute volée sur cette route.

Des mécontentements, des frissons de révolte secouaient la foule ; des aspirations vers un état politique plus conforme avec les sentiments du public, se levaient ; M. Rouher refusa à ce public l'orientation gouvernementale qu'il désirait et accueillit, par un beau dédain, la réprobation qui grondait autour de lui, lointainement, ainsi qu'un orage dont on ne voit encore que quelques rares éclairs.

En une heure où le rôle de la France semblait devoir prendre fin, dans la question romaine, il envenima cette question et, soumis aux désirs de l'Impératrice, la porta à sa période aiguë en nous brouillant, presque, avec le roi Victor-Emmanuel. Appelé à s'exprimer publiquement au sujet de l'abandon de Rome par le cabinet des Tuileries — abandon qui était réclamé par l'opinion des hommes d'Etat comme par celle du public, il prononce un mot terrible, il jette à la face du monde son fameux : — Jamais ! — et pousse, ainsi, l'Empereur et son pays dans une impasse d'où ils ne sortiront plus.

En vérité, lorsqu'on analyse, même brièvement, la conduite de M. Rouher, on ne peut écarter cette interrogation : cet homme fut-il un homme d'Etat, un homme de gouvernement ?

Dussé-je paraître en contradiction avec la plupart de ceux qui ont apprécié, qui ont étudié M. Rouher dans sa longue carrière, je n'hésite pas à répondre : non, ce ministre tout-puissant, ce vice-empereur ne fut pas un homme de gouvernement, ne fut pas un homme d'Etat dans la sage et prévoyante acception de cette qualification.

Il marcha, au pouvoir, dans l'éclat d'un orgueil inouï, de cet orgueil qui tourmente le parvenu étonné de sa fortune ; il marcha, au pouvoir, dans la brutalité d'une obstination que rien n'atténua ; il élargit sa personnalité pour ne laisser, à côté de lui, aucune place à occuper et, égoïste, avare dans son autorité, comme ceux qui, ayant beaucoup peiné pour arriver à la richesse, n'ont plus de pensée pour les autres et craignent de dépenser leurs économies, il ramena tout à lui, dans les choses de la politique, et ne voulut céder une parcelle de ces choses à qui que ce fût.

Il fut personnel dans sa politique, jouissant de l'autorité sans être animé parle souhait d'une gloire à offrir à son pays, par le souci d'un péril à lui éviter ; il fut personnel dans sa politique, comme certains hommes le sont dans l'amour, ne demandant à la femme qu'un plaisir individuel, sans l'idée même de lui faire partager ce plaisir.

Un homme d'Etat et de gouvernement n'est point ainsi. Il lui est permis, certes, de rechercher dans les fatigues, dans les luttes, dans les espérances, dans les amertumes même de sa vie, la consolation, la récompense qu'apporte un nom que l'on prononce au-dessus de tous les noms ; mais son regard, mais sa pensée ne doivent point aller qu'à lui-même. Des mondes sont dans le rayon visuel de ce regard, et il doit les refléter. Montagnard, M. Rouher eut sans cesse devant les yeux, comme un gigantesque écran, la masse de ses montagnes ; il demeura sans horizon, insensible au grand large des espaces, et il fut de ceux qui mesurent l'humanité à leur ombre.

Un jour vint où la France fut entraînée dans une catastrophe. 1870 surgit, dans la succession des années, et l'écho de ses heures se perdit dans les lamentations et dans les deuils. Ce jour-là, M. Rouher, je le dirai mieux dans un prochain chapitre — en disponibilité politique dans sa présidence du Sénat, crut le moment favorable pour reprendre le pouvoir et, pouvant changer, par ses conseils, les destinées néfastes qui menaçaient sa patrie, promit au peuple de le mener à la victoire — à une victoire qui devait, dans son esprit, perdre les libéraux qui l'avaient éloigné du gouvernement et qui devait, par contre-coup, assurer la réalisation de ses desseins. Ce jour-là, M. Rouher devint le fossoyeur de l'Empire et tissa, de ses propres mains, le voile funèbre qui remplaça, sur les fronts impériaux, les diadèmes et les fleurs. Ce jour-là, il fut un criminel, car il voulut la guerre ; et vouloir la guerre, sans être inspiré par une raison supérieure à toutes les raisons, est un désir abominable.

 

Si la personnalité de M. Rouher résume presque toute la période autoritaire du Second Empire, il n'était pas le seul important collaborateur de Napoléon III, cependant ; il y avait, autour du souverain, des hommes que des aptitudes diverses et incontestablement remarquables, désignaient à l'attention publique. MM. Chevreau, Duvergier, Riché, Jolibois, Vuitry, Haussmann, de Parieu, Persigny, Walewski, Magne, Buffet, de Royer, Pinard, Piétri, Alfred Leroux, Segris, Devienne, Emile Ollivier, La Guéronnière et d'autres encore, furent de ceux-là. M. Rouher s'amusa, un jour, à les portraiturer ; l'on a même retrouvé, dans les papiers des Tuileries, le rapport qu'il adressa à l'Empereur et dans lequel il les crayonna, non sans malice. Je ne rappellerai, ici, que les principales appréciations contenues dans ce rapport.

Dans M. Chevreau, M. Rouher voyait la juste espérance d'une réelle aptitude aux luttes parlementaires, mais il lui reprochait de subir volontiers tous les entraînements, et il ajoutait : l'odor della femina le fait volontiers dévoyer.

En regard du nom de M. Riché, le critique improvisé mettait cette mention : orateur distingué, esprit philosophique et fécond, mais indécis, rêveur, atteint d'une maladie d'estomac qui se traduit par des appétits désordonnés.

Et il continue :

La nomination au ministère de l'Intérieur de M. de Persigny ou de M. Walewski, ne s'expliquerait que par un changement de vues politiques ; en tout cas, elle introduirait dans la composition du ministère, des éléments de trouble et de dissolution.

Quant à M. Buffet, c'est un esprit doctrinaire et cependant toujours indécis, qui ne se donnera jamais tout entier.

M. Rouher est plus explicite à l'égard de M. Pinard, qui était l'homme de l'Impératrice et dont il craignait l'influence sur celle qu'il avait lui-même entrepris de gouverner, sur laquelle s'exerçait sa surveillance jalouse — surveillance que la jeune femme trouva parfois importune et dont elle tenta, en dépit de l'accord qui existait entre elle et le ministre, de se débarrasser en maintes circonstances.

M. Pinard, dit M. Rouher, est un magistrat orateur qui a une réputation au Palais et au Conseil d'Etat, et donnera probablement, au Corps législatif, la mesure de sa puissance oratoire. Au point de vue de la tribune, je le désigne à l'attention de l'Empereur ; mais lancer un homme, jeune encore, dans une administration — il s'agissait du ministère de l'Intérieur —, dans un personnel, dans des travaux qui lui sont complètement inconnus, l'engager au premier rang dans une session difficile, avant que son autorité morale se soit assise et développée, n'est-ce pas plutôt l'immoler que le servir ? Il y aurait de l'aventure et du hasard dans le choix de M. Pinard. Je suis cependant convaincu que, suivant une voie moins scabreuse, plus graduée, se tenant éloigné de l'administration, à laquelle on le croit généralement peu propre, il prendra une grande place au Conseil d'Etat, et de là, dans la politique.

Puisque, incidemment, je m'occupe ici de M. Pinard, je demande la permission de lui consacrer quelques mots d'un caractère un peu personnel.

M. Ernest Pinard, ancien ministre de l'Intérieur de l'empereur Napoléon III, a publié, il y a quelques mois, des mémoires, et, à leur lecture, il m'a paru que la partie anecdotique de mes ouvrages précédents, l'Impératrice Eugénie et la Cour de Napoléon III, n'a pas été inutile aux récits qu'ils contiennent.

Mais M. Pinard, non satisfait de m'avoir fait quelques emprunts, s'est avisé, en la page 142, § 1er du tome Ier de son œuvre, de diriger contre moi une attaque.

J'entends dire, écrit-il, qu'on réédite aujourd'hui les racontars d'autrefois, singulièrement augmentés depuis 1870. Cela ne m'étonne pas. Un récit piquant, surtout un récit que l'auteur pimente à son gré, trouve quand même des lecteurs. Puis, aux yeux de l'écrivain qui veut battre monnaie avec de petits scandales, le public s'intéressera toujours à cette Cour de Napoléon III si maltraitée par ceux qui ne l'ont pas vue.

M. Ernest Pinard qui fut l'un des ministres autoritaires et maladroits du Second Empire, est demeuré fidèle — fidèle jusqu'à l'aveuglement — à ses anciens maîtres. On ne saurait que le louer de cet attachement, qui prouve l'excellence de son âme ; mais il ne découle pas de cette pureté de sentiments que M. Pinard soit fondé à rectifier les notes et les documents que je possède sur le Second Empire.

M. Pinard, durant son passage au pouvoir, resta beaucoup en son ministère et ne fréquenta point la Cour. D'un puritanisme un peu outré, il se tint éloigné des mondanités et du cercle habituel des familiers de l'Empereur et de l'Impératrice. Très compétent, abstraction faite de son indulgence systématique, alors qu'il parle de la politique à laquelle il a été mêlé, il n'est aucunement en mesure de discourir sur l'attitude des grands mondains et des grandes mondaines qui emplissaient les Tuileries.

J'ai connu, il y a quelques années, M. Pinard chez le comte et la comtesse de J.-D..., dont les salons hospitaliers, situés rue du Mont-Thabor, étaient ouverts à des amis dévoués, et qu'une catastrophe soudaine — la mort tragique de la comtesse — vint fermer tout à coup.

M. Pinard sait — il n'ignore pas mes liens de famille avec un ancien garde des sceaux de Napoléon III — que je suis fort bien renseigné sur les choses du Second Empire. Il sait, également, la valeur authentique des notes qui m'ont été communiquées. L'attaque qu'il m'adresse n'a donc que la portée d'une défense conventionnelle, inspirée par un cœur reconnaissant.

Mais pourquoi, dans les quelques lignes qu'il me consacre, fait-il intervenir une question d'argent très étrangère, me semble-t-il, à une controverse historique ?

Ce n'est un secret pour personne qu'un écrivain traite avec un éditeur et qu'il reçoit de lui les droits d'auteur qui lui sont dus.

M. Pinard me permettra-t-il de lui demander — quoiqu'il fasse lui-même les frais de ses œuvres, ce qui supposerait un manque de confiance, de son éditeur, à leur égard — si, en devenant lui-même écrivain, il a renoncé à toute rémunération résultant de la publication de ses livres ?

Poser une telle interrogation, c'est la résoudre péremptoirement, et je suis surpris que M. Pinard n'ait pas mieux prévu la moralité de son argumentation.

Mais je reviens au rapport de M. Rouher.

M. Emile Ollivier est fort malmené dans ce rapport. — M. Emile Ollivier, dit M. Rouher, a de l'élan, se donnerait avec empressement ; c'est une nature versatile, dont la générosité est gâtée par une malheureuse infatuation et que tant de relations interlopes unissent avec des nuances politiques très hostiles et très avancées. Loin de suivre mes indications, ce candidat a, plus que jamais, épousé les hostilités de M. Walewski contre moi ; il m'a pris pour objectif à la Chambre, pendant que l'ancien président du Corps législatif a organisé mon éreintement dans une feuille publique. Mais je sais bien que ce sont là des feux de paille qu'éteindraient facilement quelques satisfactions.

En ce qui concerne M. de La Guéronnière, M. Rouher a un joli mot : — Sa fortune est en désordre, écrit-il, et il conseille de lui offrir une ambassade, car c'est un défenseur officieux qu'il ne faut pas s'exposer à perdre.

Tels sont les principaux traits de l'enquête faite par M. Rouher sur les hommes politiques qui entouraient l'Empereur et dont il avait à redouter la venue au pouvoir. Il s'arrangea, on le voit, en présentant à Napoléon III leurs physionomies, rapidement esquissées, pour les maintenir au second plan, tout en ne les discréditant pas trop. Il avait tout du bourgeois, en vérité : la prudence, ainsi que la grosse gaîté.

 

Dans un chapitre spécialement consacré à la déclaration de guerre en 1870, je ferai connaitre, ainsi que je l'ai déclaré plus haut, le rôle qu'eut M. Rouher à cette époque. Il fut un des plus fervents partisans de la guerre, et ce fut lui, encore, qui, envoyé au- devant de l'Empereur, après une première défaite, l'empêcha de rentrer à Paris, le poussa vers la frontière et le jeta dans Sedan, d'où le malheureux souverain ne devait sortir que mort politiquement, qu'écrasé par la plus cruelle infortune des temps modernes.

Au Quatre-Septembre, revenu de son voyage, il occupait le fauteuil présidentiel au Sénat, et dans l'inconscience des troubles qui agitaient la rue, dans l'aveuglement d'orgueil qui l'avait toujours caractérisé, il nia l'émeute, il nia la révolution, et leva la séance, devant les quelques dignitaires affolés qui l'entouraient, sur ce mot plein d'ironique ignorance :

— Messieurs, à demain.

Il eût été beau, peut-être, ayant prononcé une telle parole — une de ces paroles qui peuvent être grandes et que l'Histoire enregistre alors avec fierté — de se présenter le lendemain à la porte de la salle des délibérations du Sénat, et d'en vouloir forcer les scellés que le peuple y avait apposés. Mais M. Rouher n'attendit pas ce lendemain ; il en resta sur son assurance pompeuse et, le soir même du Quatre- Septembre, il fuyait, il se dérobait aux recherches de la foule lâchée, de cette foule qu'il avait, pendant tant d'années, dédaignée et piétinée.

Pourquoi, d'ailleurs, trop complaisamment s'appesantir sur les défaillances des hommes ? Ne forment-elles pas, dans la philosophie des empires, comme la base même de cette philosophie ? Ne sont- elles pas, dans le clinquant des trônes, comme l'ordure humaine qui se retrouve en tout et partout ? Le lion, dans son antre, l'aigle, dans son aire, reposent auprès des détritus et des fumiers. Les empereurs et les rois ont des palais en lesquels traînent des hontes et des lâchetés. Il serait puéril de s'en étonner ou de s'en indigner.

Apres la guerre, après la chute de la dynastie impériale, M. Rouher, s'étant présenté aux élections pour l'Assemblée nationale, fut envoyé à Versailles en qualité de député. J'ai rapporté un récit relatif à la séance mémorable dans laquelle il osa — avec courage — défendre le souverain qu'il avait servi. Mais son rôle politique était terminé, et il ne tenta guère, dans les années qui suivirent, de le reprendre publiquement. Cependant, il se mêla à des discussions d'affaires, d'économie, et sa réelle compétence en ces matières lui valut souvent, malgré l'hostilité que provoquait son nom ou son apparition à la tribune, l'attention du Parlement, les applaudissements de ses adversaires mêmes.

Il fut surtout, à cette époque, le conseiller suprême des souverains exilés, et, lorsque l'Empereur mourut, il devint le porte-parole officiel de l'Impératrice. Toutes ses facultés, alors, se concentrèrent sur une restauration de l'Empire ; il s'attacha à en préparer la possibilité et il en organisa le fonctionnement. C'est dans cet esprit qu'il désapprouva le départ du Prince Impérial pour le Zoulouland, qu'il supplia, avec désespoir, l'Impératrice de s'y opposer, et qu'il s'éleva avec énergie contre cette aventureuse odyssée. Mais le destin avait jeté les dés, et M. Rouher ne commandait plus au destin.

Je viens d'exprimer avec indépendance, avec l'impartialité que je m'efforce de mettre en mes écrits, ma pensée tout entière sur M. Rouher. Cette pensée ne serait pas complète si j'oubliais de dire que cet homme dont les mains remuèrent des milliards, fut un honnête homme, fut d'une probité absolue. Pauvre, ou à peu près, à ses débuts dans la vie politique, les grandeurs, le pouvoir le laissèrent pauvre, et, lorsqu'il tomba avec l'Empire, dans l'écroulement effroyable de 1870, il s'en alla les poches vides. Ceux qui l'auraient fouillé eussent été volés. Il peut sembler prudhommesque que l'on vante l'honorabilité d'un homme ; il peut sembler superflu que l'on retrousse ses vêtements pour savoir si, dans leur doublure, ils ne cachent point quelque somme mal acquise ; il peut sembler exagéré que l'on visite son domicile, que l'on force son coffre-fort, pour y chercher la source de ses revenus. Cependant, dans un temps troublé, dans un temps où l'or fait entendre, avec quelque cynisme, ses bruits inquiétants, cette curiosité paraîtra naturelle, et l'hommage qui en résultera, pour celui qu'elle touche, n'aura que plus de valeur.

Oui, dans le luxe, dans les millions du Second Empire, dans ce luxe qui enfiévra tant d'imaginations, dans ces millions qui glissèrent, en cascades, de tant de fenêtres, M. Rouher passa avec son honneur d'homme incorrompu, avec son seul et modeste bagage de bon bourgeois ; et, si l'on a des fautes politiques à lui reprocher, s'il fut criminel devant le peuple, dans son métier d'enchaîneur de consciences et d'étrangleur de libertés, dans l'aveuglement et dans le coup d'orgueil final qui, à l'ombre de l'Impératrice, l'empêchèrent de prévoir nos désastres, il demeure, en face de l'Histoire, sans souillure d'argent, l'épaule vierge de toute marque, exempte du coup de pilon de la Monnaie comme du coup de presse de la Banque.

Dans la folie sensuelle du Second Empire aussi, il passa calme et indifférent. Puritain, la licence des Tuileries, où il ne se rendait qu'officiellement, le trouva réfractaire. La vit-il même ? M. Rouher n'était point un passionné ; étranger aux choses de la chair, il ne serait point surprenant qu'il eût eu l'ignorance des baisers et des amours qui traînaient, un peu dans tous les coins, aux Tuileries. N'est-ce point, en effet, une forme encore de la sensualité que de s'apercevoir de ses entraînements, même pour les déplorer, pour les condamner ?

Il est des hommes que la mort grandit et dont on regarde le cercueil, étonné de ne le point voir paraître dans une ombre gigantesque. M. Rouher ne sera point de ces hommes. Dans le triomphe, sa personnalité, ainsi que dans un mirage un objet, avait paru prendre des proportions colossales. L'agonie de l'Empire la ramena à sa juste mesure, et les années, en tombant une à une, la rapetissent encore.

J'ai dit que M. Rouher ne fut qu'un bourgeois, dans l'expression même la plus étendue de son autorité. Il fut, en effet, pareil, dans son pouvoir, à un bourgeois heureux qui, ayant gagné, un jour, à la loterie, une fortune énorme, la serre et la garde, insouciant de lui donner une vitalité intelligente, une destination généreuse. M. Rouher fit ainsi, en politique, de l'influence qu'il exerça, et c'est pourquoi l'Histoire, dédaigneuse des enthousiasmes vains, des exagérations de partis, ne lui accordera qu'un rayon lumineux, dans cet infini plein de soleils où elle jette le génie de ceux qui ont parcouru la terre, qui ont, dans un bond fulgurant ou dans une marche sereine, passé au travers de l'Humanité.