LE SECRET D'UN EMPIRE : L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

X. — APRÈS LE QUATRE-SEPTEMBRE.

 

 

Depuis longtemps, et dès les années prospères de l'Empire, un Anglais original — comme presque tous les Anglais, selon la tradition — avait arrangé une propriété qu'il possédait à Camden-Place, à Chislehurst, eu disant :

— L'Empereur Napoléon III, j'en suis convaincu, et en dépit de toutes les apparences, sera détrôné un jour ou bien sera fatigué de régner sur la France. Il viendra, alors, en Angleterre, et c'est ici qu'il résidera.

M. Strode — c'est le nom de cet Anglais — avait été prophète en son pays, faisant ainsi mentir le proverbe.

L'empereur Napoléon III fut précédé, ou le sait, à Camden-Place, par l'Impératrice et le Prince Impérial. Et c'est dans cette demeure que se déroula, après le Quatre-Septembre, l'incident Bourbaki, et c'est de cette demeure que l'impératrice Eugénie adressa à ceux qui ne l'avaient point oubliée, les quelques lettres qu'on va lire et qui établiront, mieux que des anecdotes, son attitude, pour les historiens à venir, dans l'exil, montrant qu'elle ne cessait de s'intéresser aux événements qui troublaient la France, mais d'une toute autre manière que celle dont il a été question dans des journaux ou dans des livres peu renseignés.

De l'incident Bourbaki— le général sortant de Metz et allant, sans être attendu, trouver l'Impératrice — je ne dirai rien, car il a été très raconté et très commenté.

Avant le Quatre-Septembre, dès Reischoffen. l'Empereur avait fait part à l'Impératrice de son désir de rentrer à Paris.

Mais elle s'était élevée, énergiquement, contre ce projet et, répondant à son mari, elle lui avait dit :

— Revenez victorieux ou ne revenez jamais. — Tout ou rien.

Quelque temps après Sedan et étant en exil, sollicitée par l'ambassadeur de Prusse à Londres. M. le comte Bernsdorff, qui, après une conversation avec M. de Persigny, lui conseillait de signer, comme régente, un traité de paix moyennant la cession de Strasbourg et de sa banlieue, plus un milliard, elle se retrancha encore dans sa fierté et repoussa les offres du diplomate, ne voulant point, par son intervention, être une cause de troubles pour le pays qui l'avait reniée, une instigatrice d'entraves pour le gouvernement qui, ayant succédé au sien, avait pris le soin de défendre la patrie.

On a dit — et un peu sur tous les tons — que le gouvernement de la Défense nationale, en apprenant cette attitude de l'impératrice Eugénie, était entré en relations avec elle et l'avait fait remercier. Je ne sais trop ce qu'il y a de vrai dans cette affirmation ; mais voici une lettre de la souveraine qui semblerait démentir cette anecdote :

Le 20 novembre 1870.

Camden-Place, Chislehurst.

..... les mêmes motifs qui m'ont inspiré une grande réserve existant encore, il valait mieux me taire et attendre.

Mais je repousse avec indignation l'idée d'avoir eu des relations avec le gouvernement de Tours. En réponse à nue lettre d'un diplomate de mes amis, qui me priait d'empêcher la capitulation de Metz jusqu'à la conclusion de l'armistice, si c'était en mon pouvoir, je lui ai répondu que capitulation ne pouvant être qu'une affaire d'heure, les vivres manquant, on devait, pour la sauver, se presser pour l'armistice.

Dans la même lettre, et plus loin, l'Impératrice s'exprime très vivement sur le général Trochu, et arrivant à la fameuse question de son départ, elle prend soin de fixer l'attitude qu'elle eut, réellement, alors. — La première phrase répond, sans doute, à une remarque tout intime dont j'ignore le sujet :

Ceux qui me connaissent savent bien que je pourrais sacrifier mes intérêts à la conservation de l'armée, mais que jamais je ne me ferais un mérite de sacrifier des amis. Quant à l'affaire du 4, je répondrai seulement que le général Trochu m'a abandonnée, si ce n'est pire ; il n'a jamais paru aux Tuileries après l'envahissement de la Chambre, pas plus que le ministère, à l'exception de trois ministres qui ont insisté pour mon départ et je n'ai voulu partir que lorsque les Tuileries étaient envahies ; la lumière se fera sur cela comme sur bien d'autres choses. Tachez de rectifier ces faits. Mais je crois que le général Changarnier a déjà pu savoir tout ceci par le général Noyer, qui a été parfaitement au fait de tout ce qui s'est fait ici.

Puis, revenant sur les événements, elle ajoute :

Les nouvelles de France me navrent. Ce fou de Gambetta semble vouloir remplacer par l'agitation l'organisation dont on a tant besoin ; le succès de l'armée de la Loire est venu nous donner du courage ; mais je suis effrayée de lui voir entreprendre une marche qui peut la perdre, aussi, comme celle de Sedan. Que Dieu la protège. Il me semble que nous touchons à un terme.

Ici, l'esprit public se surexcite ; on parle de guerre ; mais on espère un Congrès...

 

Quelques jours avant cette date, 20 novembre, l'Impératrice avait écrit, également, une lettre dans laquelle elle laissait déborder ses sentiments patriotiques et que je reproduis, parce qu'elle est tout à sou honneur.

9 nov. 1870

Camden-Place.

Hélas ! chaque jour apporte un chagrin de plus ; aussi, je suis presque découragée en ne voyant rien à l'horizon pour notre pauvre pays. Aujourd'hui, on dit que les négociations pour l'armistice sont rompues ; j'avoue que je le regrette vivement, quoique, pour nous, la réunion d'une Assemblée ne puisse être que la ruine de nos espérances, car elle voterait certainement, dans les circonstances actuelles, la déchéance !

Mais le désir de voir le pays faire la paix qui lui est indispensable, même au point de vue de l'avenir, domine tout chez moi. Je reçois des lettres de différents côtés qui me disent toutes que le gâchis et le désordre sont à leur comble. Je crains aussi que les conditions de paix ne deviennent de plus en plus dures et en rapport avec leurs efforts ! Mais que faire et que penser, quand on voit un système de tromperie vis-à-vis du pays, qui sert à l'illusionner et à le perdre ? Je suis bien triste et j'ai à peine le courage d'espérer !

... Le général Changarnier s'est admirablement conduit à Metz et il n'y a qu'une voix sur son compte.

Si j'étais aux Tuileries, je n'hésiterais pas à lui écrire pour lui dire combien son attitude a eu de la grandeur à mes yeux. Mais, dans les circonstances actuelles, je n'ose le faire, car je craindrais qu'on interprétât mal ma démarche,

Si vous voyez L..., tâchez de lui faire comprendre cour bien il serait habile à l'Allemagne de ne pas insister sur la cession de territoire qui ne peut qu'engendrer guerre sur guerre. Du reste, je crois qu'ils doivent penser qu'ils ont entrepris une tâche difficile ; mais les conquérants ne s'arrêtent jamais ; c'est ce qui les perd.

 

La fin de cette lettre n'est-elle pas navrante et charmante, à la fois, et n'est-elle pas pleine du plus exquis sentiment féminin ? Le Si j'étais aux Tuileries et le je n'ose le faire ne sont-ils pas deux chefs-d'œuvre de délicatesse et deux hésitations tristes et douces, en même temps, de la part de celle qui les formule ?

 

Le public, assurément, doit trouver une différence entre ces notes et les racontars de salons mentionnes par les uns, par les autres, et certains livres, surtout, édités avec promesses de révélations, qui ne sont, en définitive, que la compilation de faits insérés, au jour le jour, par les journaux de l'époque.

L'un de ces livres possède un chapitre tout entier consacré à la fuite de l'Impératrice au 4 Septembre. Le récit y est tout à fait imaginatif ; les lettres de la souveraine sont là qui le prouvent ; de plus une affirmation de M. Magne, détruit absolument la scène romanesque qui s'y trouve détaillée.

Verney-Montreux, près de Vevey.

Canton de Vaud, le 12 octobre 1870.

... Le 4 septembre, après la scène de la Chambre, je courus aux Tuileries pour offrir dans ce moment suprême, mes services à l'Impératrice que j'avais quittée à midi. Je ne pus pas pénétrer dans le Palais. Plusieurs de mes collègues furent empêchés comme moi.

Depuis ce moment, je n'ai eu d'autres nouvelles que celles des journaux.

 

Cette lettre vient corroborer celle de l'Impératrice.

Il est raconté, dans le livre en question, que les ministres et les députés eurent, après l'envahissement de la Chambre, une audience de l'Impératrice dont ils reçurent les adieux.

Or, l'Impératrice elle-même déclare que le ministère ne s'est pas présenté, à l'exception de trois ministres qui ont insisté pour son départ, et M. Magne nous apprend que les députés n'ont pu forcer les portes des Tuileries.

C'est ainsi, avec du roman, qu'on altère l'Histoire.

La réalité des faits que je livre au public étant suffisamment établie, je reprends ma relation. L'Impératrice, disais-je, fait preuve, dans son exil, de sentiments élevés, impersonnels, d'une sincère affliction devant nos désastres, et d'un patriotisme qu'il serait vain de contester.

Elle ne cesse, en effet, de songer au pays qu'elle a quitté. Et on ne peut se défendre d'une pitié de poète en lisant les missives que cette reine découronnée adresse à ses amis.

Un poète ? — En naîtra-t-il un pour chanter sa gloire et pour pleurer son infortune ?

Le 10 décembre 1870,

Camden-Place.

... le comte C... vous remettra, au nom du Prince Impérial, un peu d'argent pour que vous en fassiez le meilleur usage pour nos blessés. Je regrette vivement de n'être pas assez riche pour soulager leurs misères.

 

L'Impératrice se préoccupait alors assez de l'état des esprits et notait avec soin ses chances de retour, comme le nombre de ses partisans assurés ou prévus.

Tout ce que vous me dites, écrit-elle, sur le général Changarnier — le général, la préoccupait, fixait son attention ainsi qu'on le verra au chapitre suivant — m'intéresse vivement ; mais je crois qu'il est, décidément, avec les d'Orléans. Je le regrette, car il aurait certainement un plus grand et beau rôle avec nous !... Voyez donc s'il faut renoncer à l'avoir avec soi.

... Je crois qu'une Assemblée ne peut qu'être très hostile, parce que je ne crois pas, à l'heure qu'il est, à la liberté du vote ; et pourtant, il n'y a pas de gouvernement qui sera assez fort pour signer la paix aux conditions que nécessairement imposera la Prusse. Je ne crois pas à une prolongation de la guerre à présent. Il est probable qu'on essayera une nouvelle sortie, à moins que l'acceptation de l'armistice n'amène la paix !

 

Ces lettres sont curieuses en ce qu'elles indiquent l'état moral qui régnait à Camden-Place, quelques mois seulement après la chute de l'Empire. fuis les jours passent. Il faut renoncer à tout espoir de retour en France, et l'on se résigne. Cette résignation n'est pas sans amertume ; mais viennent de nouveaux événements — la Commune et ses batailles — qui ne permettent pas à l'Impératrice de se faire égoïste.

Comme tous, d'ailleurs, elle subit cet énervement qui fait qu'on s'habitue, presque, aux choses les plus monstrueuses, et elle disserte sur les incidents qui se produisent, sur les responsabilités encourues, sur la politique en cours.

21 avril 1871.

Chislehurst.

... Les nouvelles de Paris sont bien tristes. Voilà le fruit des ambitions personnelles... Vainqueur ou vaincu, le gouvernement n'en aura pas moins la responsabilité. On a abandonné Paris pour le reprendre ; mais à quel prix !... On a laissé les armes aux gardes nationaux afin de conserver une fausse popularité ; mais que de ruines à présent pour les désarmer... Aussi, quelle que soit l'issue de la lutte, le gouvernement porte en lui-même le germe de sa mort. Du reste, on s'use vite dans ce moment.

 

Lorsque l'Impératrice apprend la destruction de la colonne Vendôme, elle n'écrit que deux lignes, mais ces deux lignes sont caractéristiques :

19 mai.

Le renversement de la colonne Vendôme me navre. C'est pire qu'une défaite ; c'est une honte pour tous.

 

On s'use vite dans ce moment. — Cette phrase est comme le mot de la fin d'une existence, comme le rejet d'un rêve. L'Impératrice s'enferme dans sa retraite et elle n'écrira, désormais, que peu ou point.

Cependant, deux ans s'écoulent. Une nouvelle se répand. On dit que le comte de Chambord va revenir en France et régner. Alors, l'Impératrice de la légende un peu plaisante — l'Impératrice légitimiste — reparaît et suit, anxieusement presque, les chances ou les insuccès du futur roi.

... Bien des changements ont eu lieu, dit-elle, en date du 18 octobre, et si je dois croire les journaux, l'acceptation par Monsieur le comte de Chambord est un fait acquis ; tout semblerait devoir marcher sur des roulettes, et pourtant, je crois impossible que le pays accepte pour longtemps ce qui se fait en dehors de lui. Monsieur le comte de Chambord n'est plus, s'il accepte, que l'héritier du roi Louis-Philippe. Une Chambre va l'appeler, une autre le renversera, comme le roi Amédée... Le grand principe qu'il représentait, et qui le plaçait en dehors des caprices et des passions, ce droit divin dont on parlait tant, n'est plus aujourd'hui rien et il restera l'élu de l'Assemblée. Nous savons où les concessions mènent... La route est plus courte à parcourir lorsqu'on fait litière de son prestige... Aussi, je me refuse à croire que M. le comte de Chambord se soit, pour ainsi dire, démenti lui-même.

Les dernières lignes de cette lettre sont une allusion très nette aux jours de l'Empire libéral et comme un reproche direct adressé à l'Empereur.

L'Impératrice, en effet, nous le savons, fut très hostile au ministère du Deux Janvier, elle était très autoritaire, et il est probable qu'elle ne communiqua pas cette page à l'Empereur avant de l'expédier.

Toute la force de ses sentiments anti-libéraux se révèle bientôt, en effet. Et quand M. le comte de Chambord déclare qu'il ne peut accepter le drapeau tricolore et détruit ainsi les espérances de ses amis, elle se réjouit sans hésitation :

Que dites-vous de la lettre de M. le comte de Chambord ? demande-t-elle — de Chislehurst. — Je savais bien qu'il ne pouvait abandonner ni son principe, ni son drapeau.

Et elle ajoute :

Sa lettre est bien belle.

 

A l'époque où ces diverses lettres ont été écrites, l'Impératrice aimait à conserver encore des relations avec ses anciens fidèles. Elle leur adressait. parfois, les regrets s'atténuant en elle, de jolis billets sur les hommes et sur les choses de la politique. Parlant de M. Magne, ministre des finances, sous M. Thiers, entre autres, elle s'exprimait ainsi, dans un langage qui semble révéler une quiétude définitive :

Je viens de lire le rapport du ministre des finances, je ne puis me défendre d'un sentiment de fierté en lisant ce remarquable ouvrage, car c'est un ancien ministre de l'Empire à qui on le doit. C'est admirable de lucidité et de simplicité. Nous n'étions plus habitués à trouver notre chemin nous-mêmes à travers les chiffres. M. Magne a le talent de faire croire aux ignorants comme moi qu'ils sont des financiers.

 

C'est aimable. Mais depuis ces jours où l'Impératrice revivait encore avec les siens les années parcourues et lointaines, elle s'est métamorphosée. Un double deuil l'est venue frapper et elle a rompu avec tous, presque, ses liens d'antan.

Allant à Rome, dès avant son infortune maternelle même, elle s'abstint de se rendre au Quirinal et entraîna, dans sa réserve, son fils qui ne sut pas résister à sa volonté. Ce fut une faute. C'est une faute, également, peut-être, d'avoir écarté de son chemin les amis de jadis. Mais que lui importe, aujourd'hui ? Elle marche comme dans une légende, dans l'accablante apothéose d'un écroulement impérial, dans le suprême détachement de tout ce qui fut Elle, dans l'extatique renoncement à tout ce qui la vit radieuse, dans l'inconscience même de cette hospitalité anglaise qui fut deux fois fatale aux Napoléons.