LE SECRET D'UN EMPIRE : LA COUR DE NAPOLÉON III

 

XIV. — M. LE DUC DE PERSIGNY.

 

 

Parmi les hommes d'Etat français qui entourèrent Napoléon III et qui collaborèrent activement à son œuvre politique, il est nécessaire de faire un choix afin de ne point jeter de trouble, de diffusion dans l'esprit du lecteur.

Ces hommes sont nombreux, en effet, et leur valeur comme leurs travaux ont des degrés. Tous, non plus, n'éveillent pas la même curiosité dans la foule, tous ne sollicitent pas l'attention de la génération actuelle avec la même autorité ; et pour me conformer à l'intérêt que ce récit peut rencontrer auprès du public, je ne parlerai — et de certains, un peu succinctement — que de ceux dont le nom reste directement et intimement lié, non seulement à, l'histoire, mais surtout à la personne de l'empereur Napoléon III.

En première ligne, il convient de citer M. de Persigny.

M. de Persigny, qui avait semblé, un moment, comme tant d'autres, d'ailleurs, ralliés à l'Empire, assez dévoué au gouvernement du roi Louis-Philippe, après avoir quitté l'armée dans laquelle il avait servi en qualité de maréchal des logis aux hussards, s'éprit tout à coup de la légende napoléonienne et se tourna vers celui qui, alors, représentait cette légende, vers le prince Louis Bonaparte.

Il se fit son dévoué dans toute l'acception du mot, et quand vint l'heure du coup d'Etat, Napoléon le trouva prêt à lui Obéir, à le seconder.

Quelque temps avant la date fameuse du Deux-Décembre, une assez curieuse conversation, que M. de Persigny lui-même rapporta dans un salon, au lendemain de la déclaration de guerre à la Prusse, en 1870, avait eu lieu entre le futur Empereur et lui.

M. de Persigny qui connaissait le goût très prononcé de son puissant et aventureux ami pour les femmes, tout en écoutant le prince qui lui exposait ses desseins et qui l'incitait à les discuter, réfléchissait.

Le Président, prenant pour de la fatigue, pour de la distraction, cette attitude, s'interrompit tout à coup et l'interpella :

— Ah çà ! mais vous dormez, Persigny ?

L'ancien sous-officier leva vers le prince un regard inquiet et scrutateur.

— Je vous demande pardon, monseigneur, dit-il, je ne dors pas. Mais je pense, et ce à quoi je pense me tourmente : avec miss Howard, monseigneur, combien de femmes savent vos projets ?

Le Prince-Président parut surpris et interloqué. Cependant, ayant observé son ami et l'ayant deviné, il eut un sourire et répliqua :

— Nulle autre que miss Howard et que ma cousine, la duchesse de Hamilton, n'est au courant de ce que je compte entreprendre.

— En êtes-vous bien sûr ? insista M. de Persigny.

— Si j'en suis sûr ?... Devenez-vous fou, Persigny ?

— Non, je ne deviens pas fou. Mais je vous supplie, monseigneur, de taire aux oreilles des belles qui cherchent à vous séduire, votre intime pensée. Dalila est de tous les temps et, quand on est Samson, j'estime que veiller sur ses cheveux est prudent.

Cette crainte de M. de Persigny était vaine, d'ailleurs. L'empereur Napoléon III, avant comme après son élévation, put aimer passionnément les femmes, mais, ainsi que je l'ai dit, il ne leur livra jamais le secret de son intimité, le secret de sa politique surtout, et quelques personnalités, réellement exceptionnelles, à part, il ne se servit que peu d'elles, pour les besoins de ses projets.

Cependant, cette anecdote est caractéristique et l'anxiété de M. de Persigny jette sur les préliminaires du coup d'Etat comme une lumière toute spéciale, comme une philosophie naïve et bourgeoise qu'on ne soupçonnait pas.

Le Prince-Président rencontra en lui, donc, au Deux-Décembre, un auxiliaire convaincu et ardent.

M. de Persigny et le futur Empereur, que la vie accidentée des jours écoulés avaient unis, mirent, en cette heure décisive, leurs espoirs, leur fortune, leur rêve en commun, et ils jouèrent leur existence à pile ou face.

 

Le rôle de M. de Persigny, sous le Second Empire, est surtout important au point de vue de la politique intérieure.

Cependant avant que la guerre ne fût déclarée à l'Autriche, en 1866, par la Prusse et par l'Italie, M. de Persigny, sur les instances de M. de Metternich, joua, un instant, un rôle dans ce drame.

Il tenta — et ce fait que je dois à une indiscrétion, est consigné dans ses Mémoires — de secouer la torpeur de Napoléon III, de vaincre ses hésitations, pour l'amener à intervenir en faveur de François-Joseph et il dut même, un jour, pour forcer la porte de l'Empereur que gardaient jalousement ceux qui l'entretenaient dans une politique d'inaction, se réclamer de son droit d'entrer à toute heure chez le souverain.

Il y eut alors, entre Napoléon III et lui, l'une de ces scènes de violence fréquentes qui caractérisaient leurs rencontres. Mais M. de Persigny ne put rien obtenir de son impérial ami.

Il fut, avec Napoléon III, l'un des organisateurs de cette administration préfectorale dont on a dit tant de mal et dont on a dit, également, tant de bien.

Très familier avec Louis-Napoléon, Président de la République, il conserva avec son ami, quand il fut Empereur, la même liberté de langage et d'allures.

Il est, à ce sujet, une anecdote amusante qui se rapporte à la création de son titre ducal.

Comme Napoléon Ill lui faisait part, quelque temps avant de décréter en sa faveur cette nomination honorifique, de ses intentions, M. de Persigny lui répondit :

— Je vous remercie. Mais vous feriez mieux, Sire, de me rendre mes galons de sergent et de me charger de mettre à la raison toute la canaille qui vous embête.

Ce mot fut rapporté au comte V... qui, lui aussi, également, à la même époque, fut porté sur la liste des distinctions de cour, pour un duché, et refusa d'abandonner le simple titre de comte qu'il tenait de sa naissance.

M. V... consigna la réponse de M. de Persigny dans ses notes, et c'est ainsi qu'il m'est donné de la produire aujourd'hui.

Cette réponse était en tous points conforme aux idées de celui qui la fit.

M. de Persigny, quoique hanté, comme l'Empereur, de songes humanitaires — n'avait-il pas été un moment épris des doctrines saint-simoniennes ? — demeurait, dans sa politique, dans l'application de cette politique, un autoritaire intransigeant.

Tandis que Napoléon III tentait de rendre effectives ses théories, M. de Persigny, sans répudier la philosophie particulière qui inspirait sa pensée, restait plutôt un platonicien, dans l'enchaînement de ses idées et ne croyait pas que l'heure fût propice à leur mise en pratique.

Dans la question des nationalités, si chère à l'Empereur, il garda toujours, quoique au fond d'accord avec le souverain, une attitude toute de méfiance, d'expectative, et s'il ne dédaignait pas de sourire — de son sourire triste et portant comme le reflet d'un rêve — à l'idéalisme du maître, il voulait avant tout que la France fût puissante devant l'accroissement de forces des nations rivales, il voulait que la France fût en mesure de supporter, sans crainte, cette vitalité nouvelle et menaçante — de regarder avec tranquillité la marée montante des peuples unifiés — si je puis m'exprimer ainsi — comme le promeneur observe, à l'abri de tout danger, le choc des vagues sur la grève.

On a méconnu — de parti pris — l'intelligence de M. de Persigny et il ne me déplaît pas de le faire connaître, ici, mieux qu'on rie l'a fait connaître avant moi, de découper sa silhouette et d'en projeter •le relief comme sur un transparent.

Cette divergence, sinon d'opinions, mais de procédés, dans l'exécution des moyens propres à assurer l'avenir et la gloire de l'Empire, mirent entre Napoléon III et M. de Persigny plus d'une colère.

C'étaient sans cesse, en effet, entre eux, des contradictions, des discussions violentes même qui n'amenaient aucun résultat, le souverain s'obstinant dans ses conceptions, M. de Persigny n'abandonnant rien des siennes.

Il m'a été conté, à ce propos, une scène qui eut lieu entre l'Empereur et son familier et qui n'est pas sans importance. Je la livre au lecteur telle qu'elle m'a été relatée.

C'était à l'époque où des ferments de libéralisme agitaient plus résolument l'édifice impérial. Le seul mot de liberté, on le sait, jetait M. de Persigny en des crises terribles de violence, et comme un jour, discutant avec l'Empereur, il ne parvenait pas à convaincre le souverain, à réduire ses hésitations, à anéantir le rêve qui l'emportait vers les idées nouvelles, il bondit de son siège, frappa avec force sur une table et s'écria désespérément :

— Ah ! je me suis trompé, je me suis trompé !

Napoléon III, sans perdre de son calme, se tourna alors vers son conseiller et lui demanda :

— En quoi vous êtes-vous trompé, Persigny, et que voulez-vous dire ?

M. de Persigny, oubliant, en cette minute, toute réserve, regarda l'Empereur en face et répliqua brutalement :

— En croyant en vous, Sire !

Napoléon III devint très grave et pâlit ; puis, s'adressant à son ami, il n'eut qu'un seul mot :

— Persigny !

Alors M. de Persigny, comme réveillé soudain, comme sortant d'un cauchemar, se retrouva :

— Ah ! pardon, pardon ! fit-il.

Et il se jeta dans les bras de l'Empereur.

Une division intime, une séparation ne pouvaient, en effet, exister entre ces deux hommes, car tous deux avaient le même idéal soumis à des moyens d'exécution différents : le rapprochement, la fraternité des peuples, courbés, selon le conseiller, sous un principe d'autorité ; — allégés, selon le souverain, de ce principe même qui, cependant, avait aidé à l'édification de son Empire.

L'Histoire dira qui, de ces deux hommes, était le sage et elle dissertera, sans doute, sur la contradiction qui était dans leurs propres pensées.

 

Ce rôle de conseiller, sans cesse en éveil, était connu à la cour, où l'on désignait M. de Persigny par ces mots : le prophète Jérémie. Il ne voyait point, en effet, l'avenir de l'Empire favorablement, et ne se lassait pas d'en prédire la triste fin.

Très rêveur, je l'ai dit, il ressemblait à l'Empereur sur plus d'un point. Peu mondain, ainsi que lui, il n'assistait aux fêtes que s'il ne pouvait se dispenser de les traverser. Et il s'en allait alors, par les salons, paraissant ne reconnaître personne — même ses plus intimes — comme à la poursuite de quelque idée fuyant, maligne, son approche.

M. de Persigny était d'ailleurs, à ce propos, l'objet des plaisanteries des familiers des Tuileries et sa distraction, devenue légendaire, était le sujet de maintes histoires.

Ne racontait-on pas, entre cent, cette aventure qui lui arriva, un soir de bonne fortune ?

Etant à dîner avec une femme qu'il aimait et un ami, il oublia, paraît-il, qu'il était l'amant et se retira au dessert, prétextant une dépêche à expédier, laissant ainsi son compagnon maître de la place et de son habitante.

L'anecdote me semble excessive. Et ne doit-on pas plutôt y voir quelque malice de la part de celui que La Bruyère eût pu prendre pour modèle ? C'est mon avis.

 

Les adversaires de M. de Persigny ont trop oublié en tout temps, qu'il se tint éloigné, étant au pouvoir comme dans la retraite, de ce que l'on appela, sous l'Empire, les tripotages. Il avait la manipulation des affaires en horreur, en effet, et il se déroba toujours aux solliciteurs qui tentèrent d'exploiter sa situation et son nom.

Lorsque vint l'heure de l'Empire libéral, il y avait longtemps déjà que le rôle de M. de Persigny avait pris fin, dans la politique impériale.

Il déplora alors la soumission de l'Empereur aux idées nouvelles, et il assista, en spectateur impassible, à l'écroulement de tout ce qui avait été son espérance et sa foi.

Ses prédictions se réalisèrent et la tourmente l'emporta.

Cependant, étant à Londres, pendant la guerre, il reparut un instant sur la scène. Il essaya, d'accord avec quelques hommes d'Etat et avec l'ambassadeur de Prusse, d'engager l'impératrice Eugénie dans des négociations ayant pour but un traité de paix, mais il échoua dans ce projet aventureux, et ce fut là son dernier acte politique.

Toute sa vie se résume dans un dévouement absolu à la dynastie impériale, et, au lendemain de Sedan, en présence de la révolution imminente, il eut un mot qui est la consécration de ce dévouement.

Comme il se trouvait dans le salon de la comtesse W..., avec lord Lyons, et qu'il racontait, avec beaucoup de verve, les phases diverses de la vie de Napoléon III disant, non sans amertume : — C'est moi qui ai fait l'Empire, et il me semble que je vois mourir un enfant, — Mgr Bauer se présenta et, se mêlant à la conversation, demanda à M. de Persigny :

— Que comptez-vous faire ? N'allez-vous point quitter Paris ? Il n'y a plus ici aucune sécurité pour vous.

Alors, le duc, affaissé sous le poids d'une douleur très naturelle, se redressa et répliqua :

— Monseigneur, je ne quitterai Paris que lorsque l'Impératrice n'y sera plus.

Et il tint sa parole.

Le courage a sa grandeur, dans quelque parti qu'il se révèle. Je pense que les amis comme les ennemis de M. de Persigny seront d'accord, ici, pour lui rendre hommage.