LE SECRET D'UN EMPIRE : LA COUR DE NAPOLÉON III

 

XIII. — M. LE COMTE DE GOLTZ.

 

 

Un familier des Tuileries prononça, un jour, cette phrase un peu moqueuse :

— Metternich, Nigra, Goltz forment les trois pointes d'un triangle qui se disloquera et dont ils tourneront les angles contre eux-mêmes.

Dans leur railleuse prophétie, ces mots reçurent une consécration relative en 1866 ; la Prusse et l'Italie se jetèrent sur l'Autriche et tentèrent de la détruire. Mais le triangle, depuis, s'est reconstitué et si les trois pointes ne sont plus représentées par les mêmes hommes, elles n'en sont pas moins et plus brutalement menaçantes même, pour l'Europe.

Dans un chapitre précédent, je disais que M. le comte de Goltz, aux Tuileries, étant ambassadeur de Prusse, fut l'intime du château, le confident de l'impératrice Eugénie et l'un des meneurs attitrés et infatigables des plaisirs qui se donnaient à la cour.

En effet, dès son arrivée et son installation à Paris, en 1863, M. de Goltz prit rang à côté de MM. de Metternich et Nigra, dans les mondanités, et comme eux, tout en restant l'homme politique qu'il devait être, il charma la souveraine ainsi que les femmes de son entourage.

M. de Goltz succédait, dans son ambassade, à deux hommes qui avaient été fort aimés à la cour, au comte de Hatzfeld, marié à Mile de Castellane, fille du maréchal fameux, aujourd'hui duchesse de Talleyrand, et au comte de Portalès que des liens de famille unissaient, également, à la société officielle des Tuileries.

Sa tâche, dans le désir de plaire, pouvait donc être considérée comme peu aisée. Cependant, elle ne l'effraya point et bientôt il remplaça, dans l'esprit et dans le cœur de l'Impératrice, le souvenir de ceux qui s'en étaient allés.

Atteint d'une maladie terrible, d'un cancer à. la bouche, M. de Goltz dut quitter Paris et son poste deux ans avant la guerre de 1870 et l'on ne saurait trop affirmer que son départ fut fatal autant à la France qu'à la Prusse.

Quoiqu'il fût l'homme dévoué, l'admirateur, le mandataire fidèle et soumis de M. de Bismarck qui nous voulait peu de bien, il se plaisait en France, il aimait les Tuileries où l'on s'amusait et, comme l'accueil le plus empressé lui était réservé là où il se montrait, on peut penser que ces quelques considérations d'un ordre pourtant secondaire et léger, n'eussent pas été sans avoir quelque influence sur les avis qu'il aurait été appelé à donner à Berlin s'il n'avait été éloigné de nous.

M. de Goltz, en outre, ne désirait pas la guerre et de tous les hommes d'Etat allemands qui traversèrent notre pays, il fut l'un des plus sincères à soutenir l'œuvre d'apaisement que des politiques judicieux essayaient d'opposer à la marche vertigineuse des événements, au drame qui, déjà, grondait derrière tous les sourires, derrière toutes les folies.

M. de Goltz, dans ses manières, était assez brusque et fort bref dans sa parole.

En dépit de cette apparence anti-mondaine, il fut, je le répète, l'un des charmeurs des Tuileries, au point de vue de ses relations avec les femmes et avec les hommes qui le fréquentaient.

En politique, également, il fut un habile, disant toujours ce qu'il pouvait dire, sans aller au delà, sans rester en deçà, de sa pensée, souhaitant un accord entre la France et la Prusse plutôt qu'un conflit, et se donnant une peine infinie pour établir cet accord sans nuire aux intérêts de la nation qu'il représentait.

Des écrivains mal renseignés ou trop pessimistes ont cru voir dans le comte de Goltz l'un des hommes qui ont préparé la guerre entre la France et l'Allemagne. Ils se sont trompés sur les sentiments de l'ambassadeur et se sont abusés sur la valeur même des événements dont l'enchaînement fatal s'imposait aux plus conciliants.

Quoique partisan de la politique dei. de Bismarck, quoique son auxiliaire précieux, M. de Goltz conserva, durant son ambassade à Paris, assez d'initiative, assez d'indépendance personnelle pour que sa mémoire soit à l'abri d'une accusation de servilisme.

Il n'était point toujours de la même opinion que son chef politique et sur la question catholique, par exemple, qui déjà agitait et inquiétait l'Allemagne, que M. de Bismarck compliquait et envenimait systématiquement, M. de Goltz ne cherchait aucunement à cacher son sentiment et le blâme que ce sentiment renfermait à l'adresse de celui qui, chaque jour, devenait plus puissant.

— Bismarck appareille mal, disait-il, en un langage imagé. Il veut naviguer et tenir tête au vent. La tempête souffle avec la question religieuse et comme tant d'autres qui l'ont précédé dans la guerre aux catholiques, il sera forcé de mettre les pouces, de carguer ses voiles et de rentrer au port peut-être remorqué par eux. Les catholiques sont des ennemis terribles qu'il ne faut point provoquer inutilement.

Une alliance offensive et défensive entre la Prusse et la France paraissait, aussi, lui sourire, basée sur l'unité de l'Allemagne, sur une politique dont la conception presque géante eût tenu l'Europe comme en tutelle, sous l'autorité des deux peuples unis. Mais lorsqu'il confiait à l'empereur Napoléon III ce projet, cette espérance, devant l'énigmatique silence du souverain, devant sa réserve presque hostile, il se décourageait.

— Votre Empereur est un hésitant, murmurait-il alors ; je ne sais sous quel aspect il envisage matériellement et moralement la Prusse, l'Allemagne même. Mais il semble qu'il ne nous connaît pas. Il nous refuse toute confiance et Dieu sait, pourtant, que nous sommes sincères en recherchant son alliance. Ah ! toutes ces choses, toutes ces suspicions, tous ces mystères ne vaudront rien de bon à l'Europe. Il vous faudrait, à Berlin, un ambassadeur convaincu du rôle que pourraient tenir, dans le monde, la Prusse et la France rapprochées par une commune sympathie, par des intérêts indissolubles et inséparables. Il parlerait à Bismarck et le gagnerait peut-être à cette cause qui semble mienne et qui, cependant, est celle du Roi comme celle de l'Empereur. Mais non, votre ambassadeur ne sait rien dire, il est, ainsi que Napoléon III, dans un état d'hésitation continuel. Ce n'est pas ainsi qu'on fait de bonne politique, de la politique d'action. Il y a des points noirs à l'horizon.

On pourra être surpris de la violence que M. de Goltz mettait dans ses paroles en ce qui concerne notre ambassadeur à Berlin.

Cet ambassadeur était alors M. le comte Benedetti. Or, M. de Goltz n'aimait point, en effet, M. Benedetti, le trouvant timoré, sans initiative et peu fait pour être mis en présence de M. de Bismarck dont le caractère autoritaire annihilait toute personnalité qui, dès la première minute, en face de lui, n'affirmait point sa volonté ou sa foi.

En s'exprimant comme je viens de le rapporter, M. de Goltz eût pu paraître plus royaliste que le roi, c'est-à-dire plus Français que les Français mêmes. Il n'en était rien et ses paroles résultaient simplement d'observations, d'études tendant toutes et uniquement, à la grandeur de son pays. De là, sans doute, le peu d'enthousiasme que l'Empereur mettait à l'écouter ou plutôt à partager ses idées.

D'autre part, M. de Goltz eût souhaité de voir, à Berlin, à l'ambassade de France, M. et Mme de Cador qui se trouvaient alors à Munich. On refusa de lui accorder cette satisfaction et cet échec dans son désir laissa en lui comme une amertume.

Durant la dernière année de son séjour à Paris, en 1868, M. le comte de Goltz vit clairement le conflit qui se préparait entre la France et la Prusse et, il faut le dire, il fit alors de suprêmes efforts pour éloigner la crise, pour conjurer le péril qui se dressait.

Puisant dans les sentiments d'affection même que lui portait l'Impératrice et qu'il lui offrait sans cesse, le courage d'entrer en lutte, presque, avec le cabinet de Berlin, il travailla à la consolidation de la paix entre les deux puissances et n'hésita pas même à reprendre son rêve oublié — ce rêve d'une alliance commune et à le défendre avec la fermeté qu'il savait mettre dans tous ses actes, dans tous ses discours.

Qui sait ? — Il serait peut-être sorti vainqueur de cette lutte si le destin lui avait permis de la continuer — de la prolonger simplement.

Mais le mal dont il souffrait l'abattait de plus en plus. Le docteur Nélaton dut même lui faire subir une opération et l'Impératrice, en apprenant cette cruelle nécessité, lui offrit de s'installer au pavillon de Sully. M. de Goltz, ayant accepté cette faveur, demeura, en effet, quelque temps dans les appartements d'occasion qui lui avaient été préparés.

Quoique sincèrement sympathique à la France, je l'ai dit, M. de Goltz avait une foi absolue et mystique dans l'avenir, dans l'élévation de sa patrie.

Un soir, comme il se trouvait dans un dîner, à côté d'un diplomate français, il fit tout à coup à son voisin une singulière question.

— Monsieur, lui demanda-t-il, auriez-vous l'obligeance de me dire quel est, ici, le classement des ambassades ?

Le ministre, un peu surpris, répondit :

— Monsieur le comte, Londres est en première ligne, Saint-Pétersbourg, Vienne et Berlin, sont à sa suite.

Le comte de Goltz eut comme un mouvement de violence vite réprimé, puis il répliqua avec calme, dans une sorte de murmure religieux :

— Les premiers seront les derniers, affirme l'Ecriture. Monsieur le ministre, souvenez-vous de mes paroles : Berlin sera, dans un jour que ni vous ni moi ne verrons peut-être, là où -est Londres actuellement. De grands événements étonneront le monde. L'Empereur ne veut pas croire à la venue de ces événements. Il a tort et s'il l'avait voulu, s'il avait mieux jugé les hommes de chez nous, M. de Bismarck surtout, que de belles choses on eût pu faire. Monsieur le ministre, songez-y bien, l'Europe est vieille, trop vieille, elle s'affaisse et meurt, faute de sève. Sa carte est à refaire et ceux qui la remanieront sont nés. Dites cela, monsieur, à l'Empereur. Il comprendra peut-être qu'il est temps encore de s'entendre et que les destinées des peuples peuvent s'accomplir sans troubles et sans danger pour le repos de l'Europe.

Cet entretien imprévu, l'accent prophétique du comte de Goltz impressionnèrent vivement le ministre français et le lendemain même il répétait à ses collègues, ainsi qu'à l'Impératrice, la conversation qu'il avait eue.

Mais ce fut à peine si les premiers prêtèrent attention à ses paroles. Quant à l'Impératrice, elle s'attrista soudain et dit :

— Ce pauvre Goltz, il est malade et il déraisonne. Il devient larmoyant et lugubre... On dirait un missionnaire prêchant des infidèles. Tout ce qu'il vous a raconté là, n'est que vision et il est bien inutile d'ennuyer l'Empereur avec toutes ces choses.

Lorsque le coup de canon de 1870 éclata, lorsque la première défaite lui fut annoncée, l'Impératrice, devant le drame qui commençait, devant cette guerre qu'elle avait voulue, se souvint-elle du comte de Goltz, du ministre français, aussi, qui lui avait rapporté son discours ému et mystique — ambassadeur et ministre morts avant l'agonie de sa royauté — et ne regretta-t-elle point son insouciance et son ironie d'antan ?

Le comte de Goltz lui avait dit, en la quittant, en lui présentant ses adieux, en 1868 :

— Madame, nous nous reverrons là-haut.

Eut-elle un regard, alors, vers ce ciel, vers cet inconnu, vers cet espace, en lequel l'homme qui avait eu — sans amour celui-là — l'inquiétude de son avenir, s'en était allé ?