LE SECRET D'UN EMPIRE : LA COUR DE NAPOLÉON III

 

VII. — PÉPA.

 

 

J'ai dit, ailleurs[1], et j'ai démontré qu'en matière politique, l'impératrice Eugénie subit, souvent, l'influence d'une personnalité féminine très en vue à la cour et en Europe — de Mme de Metternich. Elle ne fut pas moins soumise à une tyrannique autorité dans les choses de sa maison.

On pourrait croire que la femme dont le sourire ou la colère faisait s'incliner toutes les volontés, fut elle-même, dans son intimité, dominée par une force très au-dessus de sa force, ou socialement égale à la sienne. On se tromperait. L'impératrice Eugénie fut le jouet, l'esclave obéissante sans cesse, jamais révoltée, d'une simple fille du peuple, d'une servante dévouée à sa manière sans doute, mais égoïste, avare, cruelle, que les familiers des Tuileries ne regardaient qu'avec une crainte mêlée de dédain — de cette Pépa fameuse dont je parlais en un précédent chapitre — sorte d'Eminence grise enjuponnée qui fit main basse, à la cour, sur tout l'or qui était à portée dé ses doigts, comme sur toutes les servilités, comme sur toutes les complaisances.

Son ascendant fut énorme sur l'Impératrice qui la consultait quotidiennement, qui ne parlait et qui n'agissait, dans les circonstances intimes de sa vie de souveraine comme de sa vie de femme, qu'après avoir écouté ses avis. Bien souvent, l'Empereur, dans la constatation de l'effet déplorable que causait l'intervention de Pépa auprès de sa compagne, fit entendre des observations au sujet de cette singulière camériste, voulut même en débarrasser le château ; souvent la souveraine put remarquer combien était désagréable à ses amis la présence toujours en éveil de Pépa auprès d'elle, combien était déplacée l'intrusion de cette femme dans l'ordonnancement du château ; mais elle ne se décida jamais à admettre une séparation entre elle et sa servante ; mais elle prit de si dures colères lorsqu'on tenta de lui faire comprendre que Pépa tuait, autour d'elle, les sympathies, qu'on finit par tolérer l'affection qu'elle avait pour elle, comme une manie — et que l'Empereur lui-même renonça à lutter contre l'influence de cette femme — influence qui, ridiculement, sur l'esprit de la souveraine, primait la sienne.

Si, en vérité, je n'appuyais ces quelques affirmations par des faits irrécusables — par des faits que n'oseraient nier aucun de ceux qui ont été à la cour, on pourrait croire, et non sans raison, que j'exagère ici, par fantaisie, et pour donner à ce récit un aspect plus pittoresque, la personnalité d'une simple femme de chambre de l'impératrice Eugénie qui fut, en réalité, plus qu'une femme de chambre et qui contribua, au delà de la mesure de son humble situation, et dans toute la haine qu'elle amassa, à éloigner de sa maîtresse des dévouements peut-être, à jeter, principalement, sur l'ordre intérieur de la maison de l'Impératrice, du discrédit. Rien n'est malheureusement plus exact et lamentable que la justesse de mes observations.

 

L'histoire de Pépa fut et reste un roman.

Pépa, simple domestique en tablier blanc, en modeste bonnet, faisant le marché, mangeant à l'office, était aux gages de la comtesse de Montijo, mère de la future Impératrice des Français, lorsque les deux femmes s'établirent chez nous.

Elle demeura auprès d'elles et fut le témoin de leurs bonnes comme de leurs mauvaises fortunes, de leurs espérances comme de leurs découragements.

Pépa savait que sa jeune maîtresse était dans l'attente du Prince Charmant que devaient lui envoyer les fées, et lorsque Mlle Eugénie de Montijo fut choisie par Napoléon III pour occuper le trône de France, elle trouva très naturelle, dans un sentiment pratique et religieux à la fois, l'élévation de la jeune fille.

L'Impératrice, dont elle avait été la confidente avant son mariage, la voulut auprès d'elle lorsqu'elle passa le seuil des Tuileries ; dès lors, elle devint l'indispensable, auxiliaire de son intimité et prit le titre de première femme de chambre de la souveraine.

Sur la prière de l'Empereur, il lui fut adjoint, pour le service d'appartement de sa maîtresse, deux jeunes filles, les demoiselles Beyle. C'étaient les filles de l'ex-geôlier de Ham, et Napoléon III, dans sa prison, ayant reçu quelque aide de cet homme, lui marquait sa reconnaissance en donnant une situation qui ne laissait pas que d'être enviée, à ses enfants.

L'une des demoiselles Beyle devint même la femme de M. Thélin — du brave Thélin, comme on disait au château — qui était trésorier de la cassette particulière de l'Empereur.

M. Thélin était adoré du personnel des Tuileries et Napoléon III l'avait en grande estime. Il avait l'administration des sept ou huit cent mille francs mensuels qui revenaient à l'Empereur sur la somme totale de sa dotation, et il lui fallait, sur ces huit cent mille francs, payer tous les secours, tous les dons, toutes les pensions spécialement offerts par le souverain. L'Empereur, je l'ai dit, usait avec prodigalité de son argent personnel — non point seulement pour la satisfaction de ses plaisirs, mais surtout pour venir en aide à des misères, pour marquer sa sollicitude à tous ceux qui s'adressaient à lui, malheureux ou déçus, et souvent il lui arriva d'avoir recours lui-même au porte-monnaie de ses familiers pour de l'argent de poche — celui de la cassette étant épuisé.

Pépa, donc, devint la première femme de chambre de l'Impératrice et, en cette qualité, la souveraine lui confia l'administration de sa dotation. Elle disposait ainsi, à son gré, des paiements et des dépenses que nécessitaient les besoins ou les fantaisies de sa maîtresse.

L'Impératrice n'était pas prodigue ; Pépa était avare : l'entente était aisée entre elles.

Pépa était une petite femme maigre, très brune, aux allures communes, avec des yeux noirs, en vrilles, fort perçants, une bouche mince et sans lèvres, sèche de cœur et de corps, mais à la physionomie mobile extrêmement intelligente.

Ne sachant point écrire, ignorant presque la lecture, elle avait ordinairement recours à l'une des demoiselles Beyle pour l'organisation et la tenue de ses livres de comptes ainsi que pour sa correspondance avec les fournisseurs de l'impératrice.

Quelque temps après son arrivée aux Tuileries, par l'une des fenêtres du palais, elle vit, un jour, un sous-officier de garde qui allait et venait et dont elle fut, également, remarquée. Un langage télégraphique accompagna cette rencontre, suivi d'un autre plus explicite, et bientôt elle annonçait à l'Impératrice qu'elle désirait se marier.

L'heureux sous-officier qui allait être le mari de cette importante personne se nommait Pollet. Sur la demande formelle de la souveraine, on le fit sous-lieutenant, et si Pépa resta Pépa pour tous ceux qui la connaissaient, elle n'en devint pas moins la femme d'un officier. M. Pollet avait dû l'épaulette à une œillade de la camériste ; Pépa dut à son mariage et à la dignité nouvelle de son époux de quitter le titre de servante, et d'être, de son côté, élevée aux fonctions de trésorière de l'Impératrice.

Dès lors, les honneurs tombèrent dru sur M. Pollet. Il eut un avancement rapide et scandaleux et ne tarda pas à atteindre le grade de colonel des voltigeurs de la garde.

 

Femme d'un colonel, Pépa ne mit plus de bornes à son outrecuidance.

Cependant, elle se garda d'abandonner ses attributions intimes auprès de la souveraine et rassembla, au contraire, plus d'autorité encore, s'il fut possible, en ses mains.

Elle s'occupa plus que jamais des achats de l'Impératrice, et couturiers, modistes, bottiers, lingères furent mis, par elle, en coupe réglée.

D'ordinaire, chaque fournisseur auquel elle adressait une commande lui offrait un cadeau, à titre de courtage. Elle déclara vite qu'elle n'avait que faire de cadeaux et elle préleva un tant pour cent sur toutes les livraisons, gagnant ainsi et à ce commerce des sommes considérables. On verra plus loin quelle fortune énorme était la sienne.

L'Impératrice tolérait tous ses caprices, toutes ses sottises, tous ses marchandages, et quand on s'avisait de se plaindre de pareils procédés, elle prenait un ton compatissant et disait :

— Peut-on ainsi calomnier ma pauvre Pépa ! Je vous en prie, si vous voulez que nous soyons amis, ne dites point de mal d'elle.

Ma pauvre Pépa — cette phrase revenait plus de dix fois par jour, dans la bouche de la souveraine qui, dupée, annihilée par cette servante-maîtresse, demeurait systématiquement aveugle sur les inconséquences qu'elle accumulait.

Il est, au sujet de Pépa, diverses anecdotes très caractéristiques.

M. de Pommeyrac, un. peintre et un miniaturiste de talent, avait été chargé par l'Impératrice d'orner quelques tabatières destinées à être distribuées en présents.

Or, comme un jour M. de Pommeyrac se trouvait dans son atelier et peignait, je crois, le portrait de Mme Ernest Feydeau, la porte s'ouvrit brusquement, Pépa apparut et, sans autre forme de politesse, interpellant l'artiste, lui dit, dans son langage mêlé de mauvais espagnol et de plus mauvais français :

— L'Impératrice vous doit de l'arzent pour les tabatières que vous avez faites. Donnez-moi votre note et ze vais vous payer.

M. de Pommeyrac, très homme du monde, fut. étrangement surpris par cette façon d'agir. Il se leva, indigné, et mit très nettement à la porte de son atelier la messagère.

Mais il se voua ainsi aux dieux infernaux, c'est-à-dire à la rancune de Pépa. On lui solda ce qui lui était dû et il n'eut plus de commandes de l'Impératrice.

MM. Froment-Meurice et Gumery, également, eurent à souffrir de ses impertinences.

A M. Froment-Meurice qui lui offrait un présent, elle répondit par un refus et réclama de l'argent toujours de l'argent ! — A M. Gumery, elle suscita mille ennuis dans le règlement de ses travaux.

M. Gumery était l'artiste qui avait sculpté le tombeau de la duchesse d'Alpe, sur l'ordre et sur la prière de l'Impératrice.

Or, comme il lui restait dû une somme de trente mille francs, M. Gumery s'en vint en réclamer le versement à Pépa chargée, spécialement, de la comptabilité.

Mais elle inventa, alors, prétexte sur prétexte pour ajourner l'échéance de cette dette.

Impatienté, M. Gumery se présenta, un matin, chez l'intendante :

— Madame, lui dit-il, je voudrais bien, aujourd'hui, que nous en finissions avec notre petit compte.

— Ah ! mon cer moussiou, gémit Pépa d'un air lamentable et effaré, vous tombez bien mal, ze n'ai plou oun sou.

— Mais si, cherchez bien, fit l'artiste.

— Mais non, ze vous assoure.

— Mais si, mais si, chère madame. Et si vous êtes complaisante, et si vous me rendez le service que je vous demande, je vous jure que le cadeau que je vous ferai vous récompensera largement de votre amabilité.

L'œil et l'oreille de Pépa s'ouvrirent.

— Vous mé férez oun zoli cadeau ?

— Oui.

— Ze souis bien malhourouse, bien paouvre, mais on ne pout rien vous refouser.

Et allant à sa caisse, Pépa en rapporta trente billets de mille francs, qu'elle remit, contre un reçu, et un à un, à l'artiste.

Celui-ci les prit, les empocha et, ayant remercié, sortit.

A peine dehors, il laissa éclater sa joie et se dit :

— Je dois un cadeau à Pépa. Mais que lui donner ?

En ce moment il se trouvait sous les arcades de la rue de Rivoli. En une devanture de clinquants s'étalaient deux flambeaux en zinc bronzé. M. Gumery les marchanda : six francs la paire. Il les paya, les fit envelopper et porter immédiatement, chez Mme Pollet.

Nul ne saurait reproduire la colère très vraisemblable et très probable qui la saisit alors. Mais il faut reconnaître que le tour qui la frappait était bon et bien joué et que M. Gumery s'était vengé avec esprit de l'insolente tyrannie de cette femme encombrante et avare, qui traitait les artistes comme des mercenaires.

Je tiens cette anecdote amusante d'une personne à qui M. Gumery la raconta quelques jours après avoir obtenu le paiement de ses travaux.

 

Lorsqu'elle fut devenue la colonelle Pollet, Pépa donna toute liberté à sa vanité, à son autorité et à ses caprices.

Elle voulut être reçue aux Tuileries et pria l'Impératrice de lui permettre d'assister à un bal.

La souveraine, docilement, lui assura que son désir serait satisfait.

M. de ***, s'étant présenté chez l'Impératrice plusieurs jours après cette promesse, se vit tout à coup interpellé.

— Monsieur de ***, j'ai un service à attendre de vous : ma pauvre Pépa viendra au bal des Tuileries, ce soir, et je réclame, pour elle, votre bras à son entrée dans les salons.

M. de *** crut mal entendre et fit répéter la phrase.

Alors, s'inclinant, il répondit :

— Je regrette fort, madame, de ne pouvoir offrir mon bras, ce soir, à Mme Pollet : mais ma mère étant indisposée, je dois me rendre auprès d'elle. Je prie même l'Impératrice d'excuser mon absence à son bal.

La souveraine ne répliqua rien. Mais elle ne se découragea pas dans la recherche d'un cavalier pour son ex-camériste et, le soir, en effet, celle-ci traversait les Tuileries, escortée par le général Rollin.

L'incident semblait terminé à la satisfaction des deux femmes, lorsque soudain l'Impératrice aperçut M. de *** qui causait, fort gai, au milieu d'un groupe. Elle le fit appeler et, quand il fut devant elle, elle lui dit, moitié railleuse, moitié courroucée :

— Madame votre mère est donc guérie, depuis cette après-midi, monsieur ?

M. de ***, très froid, répliqua, simplement :

— Ma mère, sans être guérie, est beaucoup mieux, madame, et je rends grâces au ciel de m'avoir préservé d'un chagrin.

La souveraine comprit, se pinça les lèvres et bouda pendant une semaine son familier.

L'admission, aux Tuileries, de Mme Pollet — admission qui se renouvela d'ailleurs — fit scandale à la cour et dans le monde diplomatique. Un secrétaire de l'ambassade d'Espagne n'hésita point même, en dépit de son admiration pour l'Impératrice, à blâmer hautement cette inconséquence, cette maladresse.

Mme Drouyn de Lhuys fut, parmi les femmes des Tuileries, l'une de celles qui parurent ne point s'apercevoir de ce scandale et dont l'indulgence vint en aide à Pépa.

De son côté, Mme Pollet fut la protectrice de Mme Lebreton qui obtint le titre de lectrice de l'Impératrice et qui, aujourd'hui encore, est sa commensale dans l'exil.

Pépa avait, je le répète, le soin de la garde-robe de l'Impératrice et ne manquait pas, fidèle à ses habitudes, de tirer profit de cette occupation.

Il est, à ce sujet, un détail bien curieux et absolument ignoré.

Il n'est pas besoin de dire que tout ce qui constituait cette garde-robe — à part quelques fourrures de grand prix et les bijoux — revenait de droit à Pépa qui, dès lors, en avait la disposition pleine et entière.

Or, il arrivait ceci : Pépa, que, ces effets embarrassaient, en faisait régulièrement, dans son appartement situé au dernier étage du pavillon de Flore, une exposition, et à cette exposition, très connue des élégantes — demi-mondaines et grandes dames — se rendaient les femmes en quête de toilettes souvent merveilleuses, obtenues à bon compte.

Les femmes des deux aristocratiques faubourgs ne dédaignaient pas d'assister à ces ventes, achetant quelquefois pour six cents francs une robe de quatre mille francs, et très voilées, ayant aux lèvres des railleries pour la cour du roi Petaud, elles venaient aux Tuileries, le soir, et entraient par l'escalier du pavillon de Flore, pour monter chez Mme Pollet.

Les détails que je donne ici sont scrupuleusement exacts. Je pourrais écrire des noms. Et certains feuillets du livre de vente de Mme Pollet embarrasseraient peut-être fort les contradicteurs intéressés qui tenteraient d'infirmer ce récit.

 

Lorsque le colonel Pollet mourut, un soir, presque subitement, chez Pépa, aux Tuileries, ses parents, qui étaient des paysans normands, voulurent s'emparer de la fortune du ménage qui était, en effet, placée sous son nom.

Pépa entra alors en fureur, jeta les hauts cris et l'Impératrice dut intervenir pour qu'elle ne fût pas dépouillée.

Elle chargea M. Mocquart, notaire, fils du chef du cabinet de l'Empereur, de régler le différend, et comme elle se lamentait devant l'officier ministériel, sur le sort de sa trésorière, disant pour la centième fois :

— Ma pauvre Pépa...

— Pas si pauvre que cela, madame, répliqua M. Mocquart ; Mme Polie, l'ignorez-vous, possède près de deux millions et a, de plus, un dépôt de huit cent mille francs de bijoux à la Banque de France.

Ce mot — qui a la brutalité d'un mot de la fin me paraît compléter la curieuse physionomie de Pépa. Il en exprime aussi toute la psychologie.

Il en est un autre, cependant, profond et triste, dont je ne veux pas priver les lecteurs, car il renferme, quoique se rapportant à l'infime personnalité de Pépa, toute la philosophie du Second Empire.

Comme Napoléon III, un jour, se plaignait au général Lepic de la présence odieuse de cette servante aux Tuileries, et de la mauvaise réputation que sa vénalité et ses impertinences, tolérées par l'Impératrice, donnaient au château, le général — le seul peut-être qui parlât sans détours au souverain — répliqua brusquement :

— Je serai franc, sire. Dans un temps où les rois épousent des bergères, il ne faut pas s'étonner de voir traîner des sabots dans leur maison.

La phrase était cruelle. L'Empereur la comprit. Mais il tordit laborieusement ses moustaches et resta silencieux.

 

 

 



[1] L'Impératrice Eugénie.