Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre III — Les institutions et la civilisation - 1226-1328

III - Le mouvement intellectuel

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

C’EST aux historiens de la littérature proprement dite, de la théologie, de la philosophie, du droit et des sciences, qu’il appartient d’énumérer les monuments de la littérature française du XIIIe siècle, en latin et en langue vulgaire, et de déterminer la place du xiiie siècle dans l’histoire générale de la littérature, de la théologie, de la philosophie, du droit et des sciences. Il ne s’agit ici que de discerner les grands courants de la vie intellectuelle. C’est une entreprise difficile, mais nécessaire, car on n’aurait du XIIIe siècle qu’une idée trop imparfaite si l’on ne savait pas dans quelles directions étaient alors orientées les intelligences les plus hautes.

 

I. LES UNIVERSITES[1]

L’UNIVERSITÉ DE PARIS.

Un des lieux communs les plus souvent répétés au Moyen Age est que l’Empire appartient à l’Allemagne, le Sacerdoce à l’Italie et la prééminence scientifique à la France. C’est ce que voulait exprimer le cardinal Eudes de Châteauroux en disant que « la Gaule est le four où cuit le pain intellectuel du monde entier ». On lit, dans un mémoire rédigé à l’époque de l’élection de Nicolas IV par Alexandre de Rœss, chapelain du cardinal J. Colonna : « Les Français ont méconnu leur mission providentielle qui est l’étude, l’avancement d’un savoir... » Au XIIIe siècle, Paris fut, en effet, le plus puissant foyer de l’activité intellectuelle en Occident.

A l’avènement de Louis IX, l’Université de Paris était en train de s’organiser.

LES QUATRE FACULTÉS.

Les maîtres es arts, très nombreux et presque tous jeunes, qui enseignaient la grammaire, la rhétorique et la dialectique, c’est-à-dire les « arts » préparatoires à l’étude des disciplines supérieures (théologie, droit, médecine), avaient été les plus ardents à lutter, dans les premiers conflits entre l’Université naissante et l’évêque de Paris, contre la tyrannie du chancelier de l’église Notre-Dame, représentant de l’autorité épiscopale. La « Faculté des arts » avait acquis ainsi, de bonne heure, une situation prépondérante parmi les quatre Facultés. Elle comprenait, elle-même, quatre « nations » : de tout temps les maîtres et les étudiants es arts s’étaient groupés en clubs régionaux d’après leur pays d’origine ; au XIIIe siècle, ces clubs ou « nations », primitivement très nombreux, se réduisirent à quatre : ceux des Français, des Picards, des Normands et des Anglais. Chaque « nation » avait ses magistrats ; en outre, toutes les « nations » se réunirent, à partir de 1245 au plus tard, pour élire un chef commun des « artistes », le recteur. D semble que le recteur de la Faculté des arts ait été, dès lors, le pouvoir exécutif, non seulement des nations fédérées de la Faculté des arts, mais du corps formé par l’ensemble de toutes les Facultés. Quoi qu’il en soit, le mouvement était commencé qui fit de lui, au XIVe siècle, le premier personnage de l’association tout entière.

LA BULLE « PARENS SCIENTIARUM ».

La bulle Parens scientiarum, publiée par Grégoire IX en 1231, est, on l’a dit souvent, la grande charte de l’Université de Paris. La démocratie universitaire n’avait pas craint, en 1229, d’engager la lutte contre le gouvernement royal ; pour protester contre la violation des premiers privilèges qu’elle eût conquis, elle s’était dispersée ; la confirmation solennelle de ces privilèges, insérée dans la bulle Parens scientiarum, fut la condition ‘de son retour. Grégoire IX confirma en outre à la corporation le droit de voter des statuts et d’y astreindre ses membres ; il l’autorisa expressément à employer, comme arme défensive, la « cessation », c’est-à-dire la suspension de l’enseignement ; il régla enfin ses rapports avec l’Église de Paris. Il est vrai que les vieilles querelles au sujet de la juridiction du chancelier n’ont pas été définitivement tranchées en 1231, puisqu’elles soulevaient encore des passions en 1290, sous le cancellariat de Bertaut de Saint-Denis. Mais elles s’assoupirent peu à peu ; l’autorité du chancelier, en tant que « juge ordinaire » des maîtres et des écoliers, tomba en désuétude.

Après 1231, les turbulentes « nations » de la Faculté des arts ont, comme précédemment, combattu au premier rang dans toutes les querelles de l’Université. La principale de ces querelles fut celle qui s’émut, pendant le règne de Louis IX, entre la Faculté de théologie et les ordres mendiants, de création récente : dominicains et franciscains.

L’UNIVERSITÉ ET LES ORDRES MENDIANTS.

Durant la dispersion de 1229, les dominicains avaient ouvert aux écoliers les portes de leur couvent de la rue Saint-Jacques. Roland de Crémone fut le premier dominicain qui enseigna sur la Montagne Sainte-Geneviève, avec l’approbation de l’évêque. D’autre part, des théologiens séculiers en renom prirent alors l’habit de saint Dominique, comme maître Jean de Saint-Gilles en 1231, ou celui de saint François, comme Alexandre de Haies. Il y eut donc, après 1231, plusieurs chaires de théologie occupées, dans l’Université de Paris, par des mendiants. Entre les maîtres séculiers et les titulaires de ces chaires, des froissements étaient inévitables, pour une foule de raisons. Outre que la prospérité extraordinaire des ordres nouveaux n’avait pas manqué d’exciter l’animadversion de l’Église séculière en général, les mendiants de la Faculté de théologie, dévoués ou très obéissants aux puissances (le pape, le roi, l’évêque de Paris), devaient nécessairement faire bande à part de leurs collègues dans les continuels conflits de ceux-ci avec les autorités ; des rivalités et des jalousies professionnelles ne pouvaient être évitées ; enfin, il faut aussi tenir compte des divergences doctrinales : séculiers et réguliers professaient d’ordinaire, à cette époque, des vues tout à fait différentes sur certaines questions de discipline, de théologie et de méthode philosophique.

CONFLITS.

Au temps du pontificat d’Innocent IV les esprits étaient déjà très échauffés. Les membres séculiers de la Faculté de théologie cherchaient à déposséder les réguliers de leurs chaires, en arguant de l’excessive « multiplication des maîtres » et de la parole évangélique : Nolite plures magistri fieri. Une « cessation » — une grève — ayant été proclamée en 1253 à l’occasion du meurtre d’un écolier par la police, les mendiants refusèrent d’y participer sans l’assentiment du pape ; on les expulsa, en conséquence, de la « société des maîtres », et un statut, délibéré par l’Université tout entière, interdit d’admettre désormais dans l’association quiconque n’aurait point juré, soit en pleine assemblée universitaire, soit devant trois maîtres au moins de sa propre Faculté, d’obéir aux statuts, de garder les secrets de l’Université, et de suspendre ses « lectures » quand il en serait requis par la majorité. Le Saint-Siège fut appelé, naturellement, à connaître de ces différends scandaleux.

Tant qu’Innocent IV vécut, la querelle n’atteignit point son plus haut degré de violence ; car Innocent tint la balance égale entre les deux partis : il semble même qu’à la fin de sa vie il ait penché plutôt du côté de l’Université séculière. Mais son successeur, Alexandre IV, élu en décembre 1254, était un partisan déclaré de l’ordre de Saint Dominique, dont il avait porté la robe. Par sa bulle Quasi lignum vitae, du 14 avril 1255, il donna raison aux mendiants, sans réserves. L’Université prit alors des mesures extraordinaires : elle avait déjà écrit, pour plaider sa cause, aux prélats, aux princes, aux autres Universités de la Chrétienté ; elle renonça au bénéfice des privilèges qu’elle avait obtenus des papes, depuis sa fondation ; elle proclama qu’elle était dissoute : les maîtres et les écoliers formeraient désormais une société nouvelle, indépendante. Dans le quartier des écoles, l’agitation était extrême ; les couvents étaient gardés par des gens d’armes du roi. Enfin la campagne oratoire et littéraire, depuis longtemps commencée de part et d’autre, redoubla d’intensité.

GUILLAUME DE SAINT-AMOUR.

Le principal porte-parole des séculiers fut alors maître Guillaume de Saint-Amour, chanoine de Beauvais, canoniste et théologien, qui naguère avait été comblé des faveurs du Saint-Siège, à cause de son mérite éclatant et grâce à la protection de l’évêque élu de Tarentaise et du comte de Savoie. Ce maître, dont l’éloquence était connue, avait été envoyé, en 1254, auprès du pape Innocent, comme procureur de l’Université. Écrivain âpre, ironique, « nourri des passages forts et menaçants de l’Écriture », le « Pascal du XIIIe siècle », il lança, en 1255, contre les ordres, sa fameuse diatribe : « Les périls des derniers temps », Tractatus brevis de periculis novissimorum temporum. Dépouillé de tous ses bénéfices, dénoncé au roi et appelé en Cour de Rome par Alexandre IV, il se vit interdire de résider désormais à Paris (9 août 1257). Son livre fut condamné. Mais cela ne termina rien. A la vérité, quelques-uns des acolytes de Guillaume faiblirent, et les mendiants, forts de l’appui de toutes les puissances spirituelles et temporelles, triomphèrent un moment. Cependant, plusieurs années après, les dominicains et les franciscains étaient encore tenus à l’index, chansonnés et exposés à toutes sortes de petites persécutions dans les rues du Quartier latin. La Faculté des arts, solidarisée avec les théologiens séculiers, refusait obstinément d’admettre un seul régulier dans ses rangs. Le De periculis novissimorum temporum, solennellement brûlé dans la cathédrale d’Anagni, était toujours lu en secret. A chaque « congrégation » de l’Université, on demandait « le rappel de Guillaume de Saint-Amour ». Maître Guillaume lui-même ne cessa pas, jusqu’à sa mort, arrivée en 1272, de correspondre, du fond de l’exil, avec ses confrères et ses disciples de Paris.

NOUVELLES FORMES DU CONFLIT.

Les incidents assez misérables qui avaient suscité la polémique de Guillaume de Saint-Amour furent, peu à peu, perdus de vue. On trouva des solutions amiables. Sous Urbain IV, ancien maître en droit canon des écoles de Paris, les réguliers furent de nouveau admis dans [‘Université ; le nombre des chaires de théologie dans les couvents fut limité, et il fut interdit aux étudiants séculiers de s’habiliter aux fonctions magistrales sous des maîtres qui ne fussent pas séculiers. En 1318, l’Université parvint même à imposer sans difficulté aux réguliers ce serment d’obéissance aux statuts universitaires qui, soixante-dix ans auparavant, avait déchaîné la tempête. Mais la guerre contre les ordres, que Guillaume de Saint-Amour avait portée avec éclat sur le terrain des principes, ne s’apaisa pas pour autant : la guerre contre les empiétements, l’hypocrisie, la fainéantise, l’esprit d’intrigue et la servilité des moines ; contre le mysticisme suspect de l’École franciscaine ; contre les « arguties aristotéliques » et la philosophie nouvelle de l’ordre dominicain. Sous le pontificat de Clément IV, pape tolérant, éclairé — qui, le 18 octobre 1266, accusait réception à Guillaume de Saint-Amour de son dernier ouvrage —, il y eut une remarquable recrudescence de controverses. C’est à cette époque que maître Gérard d’Abbeville écrivit son traité : Contre l’adversaire de la perfection chrétienne, comparable au De periculis novissimorum temporum, qui souleva un conflit très vif entre les plus éminents des docteurs franciscains (saint Bonaventure, John Peckham) et dominicains (Thomas d’Aquin), d’une part, et les théologiens séculiers de Paris (Nicolas de Lisieux, etc.), d’autre part. La bataille la plus acharnée se livra enfin autour de la bulle Ad fructus uberes, du 13 décembre 1281, par laquelle le pape Martin, nouvel Alexandre IV, avait conféré aux ordres des privilèges, généralement considérés comme excessifs, au détriment des évêques et du clergé paroissial.

LA CARDINAL BENOIT GAËTANI ET L’UNIVERSITÉ DE PARIS.

L’agitation créée par la bulle Ad fructus dans l’Église de France et dans l’Université de Paris, qui en était un membre insigne, fut profonde, violente et durable. Elle n’était pas encore apaisée en novembre 1290, lorsque le légat Benoît Gaëtani présida, à Sainte-Geneviève de Paris, l’assemblée du clergé français : « Je voudrais les voir devant moi, dit Benoît à cette assemblée, ces présomptueux maîtres de Paris qui se permettent d’interpréter un privilège du Souverain Pontife ! Ils s’imaginent que nous les considérons comme des savants : ce sont des sots, plus que sots, car ils ont rempli l’univers du poison de leur doctrine ! » Cependant, maître Henri de Gand, un des docteurs les plus respectés de l’Université, avait réuni ses confrères ; il leur avait dit : « Nous pouvons discuter sur l’Évangile ; pourquoi pas sur le privilège des religieux ? » Benoît Gaëtani, pour ce fait, suspendit Henri de Gand. Et comme beaucoup de maîtres des Facultés étaient venus réclamer, il les apostropha en ces termes : « Vous, maîtres de Paris, vous troublez l’univers. Installés dans vos chaires, vous vous imaginez que la Chrétienté doit être régie par vos raisonnements. Je les connais, vos raisonnements : niaiseries, futilités ! Vous, vous ne connaissez pas du tout l’état général de l’Église. Or, c’est à nous que le monde a été confié. Je vous le dis en vérité ; plutôt que de révoquer le privilège, la Cour de Rome brisera l’Université de Paris. » Ainsi parla l’homme autoritaire qui fut plus tard Boniface Vin. En cette circonstance, il prodigua impunément aux idéologues de son temps l’expression de son superbe mépris, mais ces idéologues qui, de son aveu, pouvaient déjà « troubler l’univers », eurent bientôt leur revanche. La lutte demi-séculaire contre les ordres mendiants laissa des traces : de 1250 à 1290, l’Université de Paris apprit, suivant l’expression de Le Nain de Tillemont « à distinguer les maximes d’Italie de celles de la religion ». La majorité de l’Université embrassa la cause de Philippe le Bel contre Boniface en 1303. Consultée par Philippe le Bel, par Philippe V, l’Université de Paris préluda, dès le commencement du XIVe siècle, au grand rôle politique qu’elle a joué, non seulement en France, mais dans toute la Chrétienté occidentale, à l’époque des Valois.

LES COLLÈGES.

C’est aussi en ce temps-là que la création d’un grand nombre de collèges acheva de donner à l’Université de Paris sa physionomie définitive.

A l’origine, les Universités, syndicats de maîtres et d’étudiants, ne possédaient rien. Chaque maître louait, à ses frais, dans une maison particulière, une salle pour ses cours ; les réunions des clubs régionaux (nations) ou professionnels (Facultés), et les congrégations générales de l’ » Université » se tenaient dans une église, dans le cloître ou le réfectoire d’un couvent ami. Quand la communauté avait besoin d’argent, on levait des cotisations sur les candidats aux grades ; et, s’il y avait un surplus, on le buvait au cabaret. Pas de surveillance : les écoliers vivaient absolument à leur guise ; les riches commettaient des excès, et les pauvres mouraient de faim.

FONDATION DE LA SORBONNE.

De bonne heure, l’excès du mal avait suggéré des remèdes. Le sort des pauvres excita la pitié de personnes généreuses qui achetèrent, ou bâtirent, des édifices pour eux : les premiers « collèges » ont été des hôtels meublés où des jeunes gens besogneux, qui satisfaisaient à certaines conditions prescrites par les fondateurs, trouvaient le vivre et le couvert. Cinq ou six maisons de cette espèce existaient déjà à Paris, lorsque Louis IX devint roi. Plus tard, les couvents des ordres religieux, anciens et nouveaux, où vivaient les écoliers et les maîtres « réguliers », fournirent le modèle d’institutions analogues à l’usage des séculiers. Robert de Sorbon, le chapelain de Louis IX, établit, vers 1257, le Collège de Sorbonne pour seize pauvres maîtres es arts, aspirants au doctorat en théologie, en vue de perpétuer la race des théologiens séculiers, que le succès des ordres mendiants semblait alors menacer d’une extinction prochaine. L’exemple de Robert de Sorbon fut suivi, sous Philippe III et Philippe IV, par une foule de personnages : Raoul d’Harcourt (Collège d’Harcourt), les cardinaux Jean Cholet et Jean Lemoine (Cholets et Collège du Cardinal Lemoine), la reine Jeanne, femme de Philippe le Bel (Collège de Navarre), l’archevêque Gilles Aicelin (Collège de Montaigu), etc. A la place de l’Université d’autrefois, mobile et libre, sans bâtisses et sans finances, s’éleva, à cette époque, sur la Montagne Sainte-Geneviève, une cité monumentale de Collèges universitaires, où bientôt la population scolaire sera tout entière internée.

LES AUTRES UNIVERSITÉS.

Les étudiants et les maîtres étrangers, anglais, allemands, Scandinaves, italiens, ont afflué, au XIIIe siècle, comme au siècle précédent, aux écoles de Paris. Réciproquement, les étudiants français pouvaient aller s’instruire ou professer alors dans les écoles étrangères. Les Universités du Moyen Age n’étaient pas des « écoles nationales de science universelle », comme on l’a cru ; c’étaient, au contraire, à l’origine, des écoles internationales, dont chacune avait sa spécialité. Ainsi, l’enseignement du droit civil n’existait pas dans l’Université de Paris ; l’Université de Bologne n’eut pas de Faculté de théologie avant 1352 ; Paris était renommé comme le Studium par excellence pour la théologie et pour les arts ; Bologne, Orléans et Montpellier pour l’un et l’autre droit ; Montpellier pour la médecine.

 

II. TENDANCES GÉNÉRALES DU XIIIe SIÈCLE

Deux faits dominent l’histoire de l’activité intellectuelle au XIIIe siècle : la décadence de l’idéalisme et de la littérature artificielle, et le développement de l’esprit scientifique.

OPPOSITION DU XIIe ET DU XIIIe SIÈCLE.

Il y avait eu, au XIIe siècle, dans les écoles, une renaissance des lettres qui n’est pas sans analogie avec le mouvement plus célèbre, plus complet et plus fécond, de la Renaissance proprement dite. La plupart des hommes qui, au XIIe siècle, ont écrit en latin, étaient des lettrés, des humanistes, des rhétoriciens parés des dépouilles de l’Antiquité ; ceux-là même qui, comme Abailard et Gilbert de la Porrée, ont traité de questions abstruses, l’ont fait en assez bon style. D’un autre côté, c’est au XIIe siècle que fleurirent, en langue vulgaire, la chanson, le roman « courtois » — toute la littérature « courtoise », mondaine, agréable, raffinée, sans profondeur ni sincérité.

Cent ans après saint Bernard et Chrétien de Troyes, c’est le temps de saint Thomas et de Jean de Meun ; tout est changé. Et il est difficile d’imaginer un contraste plus complet. Désormais, chez les clercs, il n’y a plus d’orateurs élégants ni de poètes, c’est-à-dire de ces faiseurs de vers latins, tels que Gautier de Châtillon ou Hildebert de Lavardin, dont les œuvres sont des pastiches si parfaitement insipides, sans couleur et sans date, que des humanistes modernes en ont attribué, par erreur, des fragments à quelque ancien. « Cherchez un poète, dit Hauréau, vous n’en trouverez pas un ; l’hexamètre est passé de mode, ainsi que le pentamètre ; de petites pièces rythmiques, soit pieuses, soit obscènes, voilà toute la poésie [cléricale] de ce temps-là. » Les théologiens, les philosophes parlent un jargon technique, que les logiciens du siècle précédent auraient à peine compris, et ils agitent des problèmes tout nouveaux. Enfin, dans le monde laïque, la « courtoisie » a fait son temps ; les conceptions idéalistes du siècle précédent ne sont plus prises au sérieux ou sont tournées en dérision ; les œuvres caractéristiques de cet âge sont des poèmes touffus, pédantesques, débordants de grossièretés et de vie.

Le XIIe siècle finissant avait paru désespérer de la raison : jamais les mystiques, contempteurs de la science et de la curiosité scientifique, n’ont été plus nombreux qu’au temps où l’école théologique du monastère de Saint-Victor de Paris fut dans sa gloire. Le XIIIe siècle, au contraire, le plus « intellectualiste » du Moyen Age, a eu passionnément confiance dans la raison ; il a essayé de savoir ; il a voulu tout démontrer.

 

III. LITTÉRATURE SAVANTE, EN LATIN[2]

L’événement qui imprima l’impulsion initiale à l’évolution philosophique et théologique du XIIIe siècle fut l’apparition d’écrits jusqu’alors inconnus d’Aristote et de commentaires de ces écrits qui furent apportés d’Espagne, vers 1200 : la Physique, la Métaphysique et presque toute l’Encyclopédie péripatéticienne.

L’AUGUSTINISME AU XIIIe SIÈCLE.

Au moment où le nouvel Aristote et les exégètes musulmans du péripatétisme furent introduits à Paris, le système philosophico-théologique qui régnait dans les écoles était un idéalisme platonicien, ou pseudo-platonicien, à la mode de saint Augustin. Quoiqu’il ait été comme ébloui par la métaphysique grecque, saint Augustin n’en fut pas moins un des contempteurs les plus acharnés de la raison : il a subordonné le Vrai au Bien, l’Intelligence à la Volonté et prosterné la pensée humaine. Les disciples de ce sombre génie ont soutenu, après lui, ces thèses fondamentales. Elles convenaient aux esprits autoritaires, aux âmes « religieuses » et mystiques, aux défenseurs-nés de l’orthodoxie et aux rhétoriciens. C’est pour cela que l’« augustinisme » n’a jamais cessé d’avoir un grand nombre, de partisans. Tout-puissant au XIIe siècle, il a été professé au XIIIe par quantité de docteurs. Si marquées que soient les nuances qui les différencient, et encore qu’ils aient tous plus ou moins subi, malgré eux, l’influence d’Aristote ou de la terminologie aristotélique, la plupart des théologiens séculiers et franciscains du XIIIe siècle — et même quelques maîtres célèbres de l’ordre dominicain, comme Pierre de Tarentaise, Hugues de Saint-Cher, Robert Kilwardby, etc. — ont été des augustiniens.

La philosophie rationaliste d’Aristote fut accueillie avec méfiance par les théologiens de la tradition augustinienne, qui la jugèrent dangereuse.

Mais la majorité des lettrés se précipita sur cette nourriture suspecte avec une avidité qui n’est comparable qu’à l’enivrement des premiers humanistes en présence de l’Antiquité ressuscitée. Une fermentation se déclara tout de suite, si énergique que l’autorité ecclésiastique essaya de l’arrêter, en 1210 et en 1215 : Non legantur libri Aristotelis de metaphisica et naturali philosophia. Toutefois, l’interdiction pure et simple ne put être maintenue : le 13 avril 1231, Grégoire IX donna l’absolution aux maîtres et aux étudiants excommuniés pour avoir contrevenu à la défense de « lire » ou d’interpréter Aristote ; il confirma, en principe, les décrets prohibitifs de 1210 et de 1215, mais « provisoirement, jusqu’à ce que les livres du Philosophe eussent été examinés et expurgés ». Le soin de les expurger — « retrancher ce qui est erroné, écarter ce qui est suspect » — fut confié par Grégoire IX à trois maîtres séculiers de Paris. Comme une pareille entreprise était, naturellement, chimérique, les trois maîtres y renoncèrent ; on ne voit pas qu’ils aient même essayé de l’exécuter. Quant aux prohibitions absolues de 1210 et de 1215, elles n’ont jamais été rapportées ; mais elles tombèrent dans l’oubli ; un règlement officiel de la Faculté des arts de l’Université de Paris, du 19 mars 1255, indique, parmi les livres que les régents in artibus doivent « lire » publiquement, la Physique, la Métaphysique, d’autres traités d’Aristote ou attribués à Aristote. Le Philosophe resta donc en possession du droit de cité dans les écoles, et l’aristotélisme devint, en dépit du parti augustinien, la loi de la pensée.

Or, dans tous les milieux religieux où la philosophie aristotélique fut connue et tolérée au Moyen Age, chez les Arabes, chez les juifs, chez les Latins, les mêmes phénomènes se sont produits. Parmi les admirateurs d’Aristote, deux partis se sont dessinés : les uns, pénétrés de respect pour le Dogme en même temps que de vénération pour le Philosophe, se sont proposé de concilier l’une avec l’autre par des tours de force, exégétiques ; les autres, après avoir pris la précaution indispensable, et peut-être ironique, de déclarer que ce qui est vrai suivant la foi ne l’est pas toujours suivant la raison, et que, en cas de contradiction, la solution suivant la foi doit être préférée, ont très librement tiré les conséquences extrêmes de la doctrine du Maître.

C’est le franciscain Alexandre de Hales qui paraît s’être appliqué le premier à faire entrer dans les cadres de l’orthodoxie cet Aristote que l’autorité ecclésiastique n’avait réussi ni à bannir ni à émonder. Mais c’est à deux fils de saint Dominique, Albert le Grand et Thomas d’Aquin, que revient l’honneur d’avoir achevé la christianisation du péripatétisme. Albert « conçut et exécuta le plan de refaire Aristote à l’usage des Latins... et aussi de le rectifier pour entrer dans la pensée de l’Eglise ». Son disciple Thomas d’Aquin reprit avec plus de soin, sous les auspices du Saint-Siège, en substituant le procédé plus exact de l’exégèse littérale à celui de la paraphrase, « le problème fondamental de l’interprétation d’Aristote et de la correction de ses erreurs ». L’ordre dominicain qui fut officiellement chargé par le Saint-Siège, au XIIIe siècle, de la correction du texte de la Bible (Hugues de Saint-Cher) et de la révision du Corpus juris canonici (Raimond de Penafort) — les deux « textes » de l’enseignement dans les Facultés de théologie et dans les Facultés de droit —, s’est ainsi acquitté, par surcroît, d’une tâche similaire, mais encore plus importante : l’appropriation, à l’usage des écoles en général, de l’Encyclopédie philosophique. Les dominicains ont joué, de la sorte, au siècle de Saint Louis, un rôle très analogue à celui qui fut, trois cents ans plus tard, celui de la Compagnie de Jésus : ils ont tourné le rationalisme péripatéticien au profit de l’orthodoxie, tout de même que les jésuites ont, plus tard, confisqué, dans l’intérêt de l’Église, l’humanisme triomphant.

L’œuvre d’Albert et de Thomas, qui représente un effort colossal et qui suppose, celle de Thomas d’Aquin surtout, de rares qualités d’esprit, fut très goûtée par beaucoup de leurs contemporains. D’après Godefroi de Fontaines, la nouvelle philosophie dominicaine est « le sel de la terre » ; la Faculté des arts de Paris l’a comparée, en 1274, à la lumière du soleil. Mais elle fut aussi très vivement assaillie : à droite, par les augustiniens absolument réfractaires à l’aristotélisme, comme Guillaume de Saint-Amour, John Peckham, etc. ; à gauche, par les aristotéliciens intransigeants et par un groupe de penseurs, peu nombreux, qui avaient « désespéré d’Aristote » après avoir essayé, sincèrement, d’en tirer parti. C’est de nos jours seulement que l’on s’est avisé de dire que « la Summa Theologiae résume toute la science et toute la philosophie » du XIIIe siècle — on a même dit « du Moyen Age » — et que la philosophie encyclopédique, claire, prudente, « prudentissime », de saint Thomas — ce sont ces qualités qui ont fait sa fortune extraordinaire — est classique dans l’Église.

L’ARISTOTÉLISME INTRANSIGEANT OU L’AVERROÏSME AU XIIIe SIÈCLE.

Réconcilier Aristote avec le Dogme, comme l’ont fait Avicenne chez les musulmans. Albert le Grand et Thomas d’Aquin chez les chrétiens, rien n’était plus difficile, car les augustiniens n’avaient pas tort de remarquer que la philosophie d’Aristote est incompatible avec les postulats nécessaires d’une religion révélée. Pas de créateur ni de premier homme, pas de Dieu anthropomorphe ni de Providence, pas de survivance des âmes individuelles après la mort, voilà trois thèses sous-entendues, sinon formellement exprimées, dans les écrits du Philosophe. En fait, Avicenne et Thomas d’Aquin, dans leur profond respect pour le Maître, ont, autant que possible, atténué, excusé, présenté de biais ou charitablement passé sous silence ses opinions malsonnantes ; le plus souvent, ils ont nié qu’il eût voulu dire ce qu’il a donné à entendre ; mais enfin, devant les « erreurs » trop manifestes ils n’ont pas hésité à le condamner. Saint Thomas n’a jamais balancé entre Aristote et « la saine philosophie », c’est-à-dire entre Aristote et la Foi : Amicus Aristoteles, sed magis amica Fides.

Telle n’avait pas été, chez les Arabes, l’attitude d’Averroès. Ce commentateur a répété, à satiété, qu’il se propose de « réciter l’opinion du Philosophe », sans en prendre la responsabilité, en s’efforçant seulement d’expliquer les textes obscurs et de déterminer les points douteux dans l’esprit général de la doctrine du Maître. Interprètes serviles, mais fidèles, les averroïstes soulignaient, au lieu de les dissimuler, les contradictions qui existent entre le péripatétisme et les « vérités » théologiques ; et quelques-uns avaient l’air de se complaire à ce jeu sous le couvert de l’autorité du grand homme. Il est naturel que l’averroïsme, c’est-à-dire l’aristotélisme poussé à ses conséquences, ait eu des adeptes à Paris comme dans l’Espagne musulmane et dans les synagogues de Languedoc : il en eut dès les premières années de la seconde moitié du XIIIe siècle au plus tard.

SIGER DE BRABANT.

Le protagoniste de la secte, dans les écoles de Paris, fut un certain Siger de Brabant. Il paraît pour la première fois en 1266, comme fauteur des désordres qui éclatèrent, cette année là, entre les quatre « nations » de la Faculté des arts. En 1270, il écrivit un manifeste, le De anima intellectiva, auquel Thomas d’Aquin répondit, et l’évêque de Paris condamna les plus saillantes des propositions averroïstes. Pendant trois ans, à partir de décembre 1271, la Faculté des arts fut divisée en deux clans dont chacun élut son recteur : l’un de ces deux clans, le plus faible numériquement, est désigné sous le nom de « faction de Siger » (pars Sigeri) ; il se composait sans doute, en grande partie, de maîtres et d’étudiants qui faisaient profession d’averroïsme. En 1275, le cardinal de Sainte-Cécile (le futur Martin IV) mit fin à cette sécession par un arbitrage dont le texte contient les menaces les plus directes et les plus rudes à l’adresse des « satellites de Satan qui sèment depuis longtemps la discorde dans le Studium de Paris ». Deux ans après, l’évêque de Paris, Etienne Tempier, ancien chancelier de l’Université, excommuniait les auteurs de, deux cent dix-neuf propositions enseignées dans la Faculté des arts. Etienne Tempier, qui fut, en cette circonstance, l’instrument des docteurs séculiers de la Faculté de théologie, à tendances augustiniennes, vise, dans sa condamnation du 7 mars 1277, non seulement les thèses caractéristiques de l’averroïsme pur, mais quelques-unes de celles de l’aristotélisme modéré de l’Ecole dominicaine, enseignées par Thomas d’Aquin : les théologiens séculiers auraient été bien aises d’écraser le péripatétisme tout entier sous la même réprobation ; mais ce coup de partie échoua, grâce aux démarches des confrères de Thomas (t 1274) et à l’intervention de Rome : c’est pour les averroïstes seuls que la crise de 1277 eut des conséquences désastreuses.

S’il faut en croire le texte de la condamnation fulminée par Etienne Tempier, certaines gens avaient tiré de l’enseignement de maître Siger et de ses émules des conclusions énormes. Des écoliers de Garlande soutenaient, en 1277, que la théologie n’apprend rien ; que la profession du christianisme est un obstacle à la science ; que la loi chrétienne a ses fictions et ses erreurs comme les autres ; que tout est fini après la mort ; qu’il n’y a pas de pur esprit ; qu’il est inutile de prier ; que la fornication n’est pas un péché, etc. Certes, il n’y a rien de pareil dans les écrits de Siger qui ont été conservés ; on sait, d’autre part, que les orthodoxes ont de tout temps accusé leurs adversaires des pires dérèglements ; il n’est pas impossible, cependant, que quelques esprits aient déduit des subtilités transcendantes de l’averroïsme magistral, qui aboutissaient à la négation de la Providence, de l’immortalité de l’âme et de la liberté humaine, l’indifférence religieuse, ou même l’affranchissement des obligations morales. Dès 1270, Thomas d’Aquin avait écrit, s’adressant à Siger : « On .vous dit : c’est contre la foi ; vous répondez : Je récite les paroles du philosophe. Mais soulever des doutes, sans les résoudre, c’est les reconnaître fondés. Si quelqu’un, après avoir creusé une citerne, n’en couvre pas l’orifice, il est tenu d’indemniser ses voisins du bétail qui s’y jette. Vous, vous avez l’esprit sain, et vous ne vous précipitez pas dans l’abîme que vous creusez ; mais les simples y tomberont, et vous en serez responsable. »

LA FIN DE SIGER.

La fin de Siger de Brabant est obscure. En octobre 1277, l’inquisiteur de France, Simon Duval, faisait citer à comparaître devant lui, pour se justifier du crime d’hérésie dont ils étaient véhémentement suspects, Siger de Brabant et Bernier de Nivelles, chanoines de Saint-Martin de Liège, contumaces. Siger et l’un de ses principaux compagnons, Boëtius de Danemark, étaient passé en Italie, sans doute pour soumettre leur cas au jugement direct du Saint-Siège. Peu de temps après leur arrivée en Cour le Rome, dans la ville d’Orvieto, Siger de Brabant fut tué à coups de couteau, on ne sait par qui ni pourquoi ; Boëtius de Danemark périt aussi « misérablement ». John Peckham, archevêque de Cantorbéry, voyait là, en novembre 1284, le doigt de Dieu. Mais la fin tragique des deux champions de l’aristotélisme intransigeant ne marqua pas la destruction de leurs doctrines. Plus de trente ans après le fait divers mystérieux d’Orvieto, Raimon Lull lisait, à Paris, contre les « averroïstes ». Son biographe s’exprime ainsi : « Comme il voyait, à cause des dires des commentateurs d’Averroès, beaucoup de personnes s’éloigner de la foi catholique, en disant que la foi chrétienne est impossible quant au mode de l’intellect, mais vraie quant au mode de la croyance pour les gens que le sort a fait naître dans la société chrétienne, Raimon s’efforçait, par voie démonstrative et scientifique, de combattre leurs opinions, et il les réduisait souvent à l’impossibilité de répondre. » Raimon Lull dédia, en 1310, à Philippe le Bel, son De Lamentatione duodecim principiorum philosophiae contra averroistas, pour réfuter ceux qui prétendaient que certaines maximes, vraies selon la foi, sont fausses selon les lois naturelles.

INFLUENCE DE L’ARISTOTÉLISME.

Il est impossible de donner ici une idée de l’imposante activité littéraire des innombrables docteurs de l’École augustinienne et de l’École thomiste au XIIIe siècle, sans parler des averroïstes, dont les chefs seuls sont connus et ne le sont que d’hier. La littérature philosophico-théologique de ce temps est immense et, en grande partie, inédite. Il ne nous appartient pas de dire ce qui fait le mérite particulier de chacun de ces célèbres penseurs que l’admiration de leur postérité scolastique a décorés de surnoms magnifiques : l’Angélique, le Subtil, le Pénétrant, le Solide, l’Irréfragable, le Solennel, le Fameux, etc. : leurs idées appartiennent à l’histoire très spéciale des imaginations que les hommes se sont faites, a priori, sur des problèmes insolubles par la méthode a priori, ou absolument insolubles.

Il suffit de constater, d’une manière générale, l’allure scientifique de tant d’écrits qui traitent de questions dont la plupart ne peuvent être, à nos yeux, objet de science. C’est, en effet, que l’influence d’Aristote s’exerça, en ce temps-là, de deux façons : d’une part, la Métaphysique aristotélicienne égara les philosophes occidentaux comme elle avait déjà fait des Syriens, des juifs et des Arabes, en les invitant à des controverses sans fin sur l’Être, la Qualité, la Forme, d’où rien n’est jamais sorti ; d’autre part, l’Encyclopédie aristotélique rendit de grands services pédagogiques : non seulement elle est pleine de renseignements, vrais ou faux, sur les choses de l’univers et de l’histoire qui sont très propres à éveiller la curiosité, mais elle est ordonnée conformément à une logique rigoureuse, et les procédés d’argumentation du Philosophe sont de nature à fournir l’instrument, ou l’illusion, d’une méthode scientifique. Bref, Aristote a inculqué ou développé, avec le goût des spéculations abstraites, le désir d’apprendre, cette libido sciendi que saint Augustin rangeait parmi les plus redoutables, concupiscences, et l’habitude de raisonner. Albert le Grand a un tempérament, des appétits d’érudit. Thomas d’Aquin, Duns Scot, Guillaume d’Ockam et leurs émules ont été, sinon des rationalistes, des raisonneurs consommés, et des savants à leur manière. Il n’est pas jusqu’aux mystiques les plus exaltés qui n’aient alors payé tribut, de leur mieux, à la mode scientifique. Raimon Lull, de Majorque, qui promena pendant trente ans dans tous les pays riverains de la Méditerranée, et souvent à Paris, sa « barbe fleurie », ses effusions poétiques et les imaginations grandioses de sa tête un peu dérangée, inventa une mécanique « scientifique » pour résoudre tous les problèmes et parvenir à la vérité dans tous les ordres : un « Grand Art » (Ars major), qui devait être « pour les idées ce que la table de Pythagore est pour les nombres... ».

Enfin ceux-là même qui, au XIIIe siècle, ont « désespéré » d’Aristote après l’avoir étudié ont eu aussi la passion de la science : une passion plus éclairée.

ROGER BACON.

Le plus connu des précurseurs de la science et de la pensée modernes au XIIIe siècle est frère Roger Bacon, Anglais, de l’ordre de saint François. Quoique sa biographie soit encore incertaine, on sait qu’il fut lié, dans sa jeunesse, avec plusieurs savants hommes de son pays natal, qui connaissaient les langues de l’Orient et cultivaient les mathématiques. Vers la fin de la première moitié du siècle, il vint à Paris, où les vices et la’ turbulence des clercs le scandalisèrent. Les grands hommes de l’Université étaient alors Alexandre de Haies et Albert le Grand, qui allaient être bientôt remplacés par leurs disciples, Jean de La Rochelle et Thomas d’Aquin. Voici comment Roger les juge : « Toutes les erreurs qui infectent la science proviennent de deux docteurs. Quand le premier (Alexandre de Haies) entra chez les franciscains, il était riche, archidiacre et maître en théologie ; il édifia le monde et fit honneur à ses confrères, qui le portèrent aux nues. Ils lui attribuèrent cette grosse Somme dont un cheval aurait sa charge, qui n’est même pas de lui, et qu’on appelle « la Somme du frère Alexandre ». Mais frère Alexandre n’a jamais lu la philosophie naturelle ni la métaphysique. Sa Somme est pleine de chimères et d’erreurs ; l’exemplaire en pourrit maintenant dans la bibliothèque des frères. Le second (Albert le Grand), j’en fais plus de cas que des autres, parce que c’est un homme studieux qui a beaucoup vu, observé, rassemblé des faits utiles ; mais il pèche par la base : il ne sait rien, rien dans les langues, la perspective, la science expérimentale. Je ne veux pas lui faire injure : l’ignorance n’est pas un crime. Mais tout ce qu’il y a d’utile dans ses ouvrages pourrait être résumé dans un traité qui n’aurait pas la vingtième partie de la longueur des siens. » Thomas d’Aquin, l’Ange de l’Ecole, n’en impose pas davantage à ce rigoureux censeur : « Ce qui ruine la science en ce temps-ci, c’est que, depuis quarante ans, on a vu surgir dans renseignement des gens qui n’ont jamais rien appris qui en valût la peine. Tels sont Albert et Thomas. » Et ailleurs : « Tous les modernes, sauf quelques exceptions, méprisent les sciences, et surtout ces théologiens nouveaux, les chefs des mineurs et des prêcheurs, qui se consolent de leur ignorance en étalant leur vanité aux yeux d’une multitude imbécile. »

Ces critiques virulentes des personnages les plus considérables, dont il est clair que le succès l’offusquait, a valu beaucoup d’ennemis et quelques admirateurs à celui qui se les permit, de son vivant et depuis. Ernest Renan a dit que Roger Bacon fut « le prince de la pensée au Moyen Age ». Les thomistes, de nos jours, disent qu’« une étude comparée de la science de Roger Bacon et de celle de ses contemporains réduirait de beaucoup les jugements optimistes qu’on a portés et ramènerait [l’estimation de] la valeur de ses idées à une plus juste mesure ».

Le fait est que frère Roger, qui déprécie cruellement tout le monde, si ce n’est quelques inconnus dont il fait des éloges hyperboliques, prête, lui-même, à sourire : ses airs glorieux, sa monstrueuse infatuation font douter qu’il eût l’esprit sain. Il a été démontré, d’autre part, que, en théologie et en métaphysique, il appartenait à la section la plus surannée du parti augustinien : loin d’avoir eu des tendances averroïstes, ainsi qu’on l’a cru, il a écarté dédaigneusement, en la qualifiant d’absurde, l’une des thèses capitales de l’averroïsme parisien. Comme les acolytes d’Etienne Tempier, il mettait dans le même sac l’aristotélisme modéré et l’aristotélisme intransigeant. Enfin, il est très véritable qu’il a commis des bévues et qu’il y avait peut-être, en son temps, des gens plus instruits que lui. Mais tout cela n’empêche pas qu’il ait été un grand esprit, d’une vigueur et d’une clairvoyance admirables.

LA MÉTHODE DE BACON.

Si Bacon attachait un prix médiocre aux études aristotéliques, c’est, en premier lieu, parce qu’il se méfiait de la valeur des traductions d’Aristote qui servaient de texte aux commentaires ; en second lieu, parce qu’il avait dépassé ce point de vue des commentateurs que toute la science est dans les livres. « Il vaudrait mieux, dit-il, pour les Latins, que la philosophie d’Aristote n’eût jamais été traduite que d’en avoir reçu la tradition défigurée par l’obscurité et l’erreur. On voit des gens qui s’y appliquent vingt ou trente années de leur vie, et plus ils s’y appliquent, moins ils en savent. » D’ailleurs, « il faut respecter les Anciens, mais ils furent hommes comme nous : ils se sont trompés plus d’une fois... Aristote lui-même a fait ce qui était possible pour son temps, mais il n’est pas parvenu au terme de la sagesse. C’est un misérable argument que de s’appuyer sur l’usage et la tradition ». Aux péripatéticiens serviles, et même aux péripatéticiens indépendants à la façon des dominicains, il oppose « l’exemple de monseigneur Robert [Grosseteste], évêque de Lincoln, de sainte mémoire. Lui, il a désespéré d’Aristote ; il a cherché une autre voie ; il a recouru à l’expérience, et, sur les mêmes questions dont traite le Philosophe, il est parvenu à découvrir la vérité mieux qu’on ne pourrait le faire en étudiant de détestables traductions ; témoins les traités du vénérable évêque sur l’iris, sur les comètes et sur d’autres sujets. Quant à moi, s’il m’était donné de disposer des livres d’Aristote, je les ferais brûler, car cette étude ne peut que faire perdre du temps, engendrer l’erreur, propager l’ignorance au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. » La méthode scolastique repose sur l’autorité et le raisonnement ; elle était, aux yeux de Roger Bacon, entièrement vicieuse : « L’autorité, en effet, s’impose à l’esprit sans l’éclairer. Quant au raisonnement, on ne peut distinguer le sophisme de la démonstration qu’en vérifiant la conclusion ; il y a mille préjugés, mille erreurs enracinées qui reposent sur la pure démonstration, in nuda demonstratione. Voilà pourquoi les secrets de la sagesse sont inconnus de nos jours... »

Quelle est donc la vraie méthode, selon Bacon ? C’est la méthode expérimentale : « Il y a une expérience naturelle et imparfaite, qui n’a pas conscience de sa puissance, qui ne se rend pas compte de ses procédés ; c’est celle du vulgaire, ce n’est pas celle des savants. Au-dessus d’elle il y a l’expérience qui s’étend jusqu’à la cause et la découvre par l’observation. Au-dessus de toutes les sciences spéculatives et des arts, il y a la Science de faire des expériences. » L’Opus majus contient une définition très nette des « prérogatives » de la science expérimentale : la scientia experimentalis contrôle les conclusions de toutes les autres sciences ; elle révèle des vérités que les raisonnements sur les principes n’auraient jamais fait connaître ; elle met enfin sur la voie d’inventions merveilleuses, qui changeront la face du monde.

A Paris, Roger Bacon travailla beaucoup. « On s’étonnait que je pusse résister aux travaux que je m’imposais. » Il avait rencontré en France un homme en communion d’idées avec lui, dont il se fit l’élève ; il l’appelle « maître Pierre de Maricourt », et « le Maître des expériences », dominus experimentorum[3] : c’est un solitaire, qui sait ce que valent les batailles de mots, qui méprise les subtilités du droit, les sophismes charlatanesques de la philosophie, les applaudissements du vulgaire ; ce maître étudie, dans la retraite et le silence, la méthode expérimentale, l’encyclopédie des sciences naturelles, la physique, la chimie, la médecine, etc. ; tandis que tous les autres s’agitent dans un crépuscule, il a osé regarder en face la lumière du soleil ; il sait tout : les langues, l’astronomie, les mathématiques et les arts pratiques, la métallurgie, l’agriculture, l’arpentage ; il a inventé des armes nouvelles ; il s’est rendu compte de ce qu’il y a au fond des impostures des sorciers et des charmes de la magie. En comparaison de ce grand homme, tous les docteurs officiels n’étaient, selon le frère Roger, que des « idiots » et des « ânes ».

Il y avait donc, à Paris, au XIIIe siècle, un petit groupe de personnes que la gloire resplendissante des grands docteurs orthodoxes, auteurs de Sommes monumentales, a depuis noyées dans l’ombre. Ils jugeaient la scolastique comme on l’a jugée plus tard, et pour les mêmes raisons. « Inquisiteurs débiles de la vérité », dit sévèrement Pierre de Maricourt, en parlant de ses plus célèbres contemporains. A-t-on jamais dénoncé le stérile péripatétisme du Moyen Age avec des arguments plus forts que ceux de Roger Bacon ?

ROGER BACON ET CLÉMENT IV.

Les réflexions et les rêves de ces obscurs positivistes ont été exposés par Roger Bacon avec une vigueur étonnante, dans une série de livres composés à la requête du pape Clément IV. Après avoir pris à Paris le titre de docteur, Roger était retourné en Angleterre ; on ignore à quelle date il était entré dans l’ordre des franciscains, mais il est certain qu’il fut obligé, vers 1257, pour des motifs inconnus, de revenir à Paris, en exil, et soumis à une certaine surveillance. Ce second séjour à Paris fut, dans sa carrière, une période d’inaction relative ; mais c’est alors qu’il entra, on ne sait comment, en relations avec le canoniste languedocien Gui Foucoi, un des conseillers de Louis IX, cardinal évêque de Sabine en 1261, qui devint pape en 1265 sous le nom de Clément IV. Gui, ayant appris que Roger avait « composé un grand ouvrage sur les progrès et la réforme de la philosophie et des sciences », lui en demanda communication. Le 22 juin 1266, il lui écrivait, sous le sceau pontifical : « Nous voulons que, nonobstant toute injonction contraire ou toute constitution de votre ordre, vous nous envoyiez au plus vite l’ouvrage que nous vous avions fait demander quand nous étions légat... » L’embarras de Roger égala sa joie, car avant d’être moine il n’avait rien écrit d’important — rien que des traités élémentaires, propter juvenum rudimenta —, et depuis son entrée chez les franciscains, c’est à peine s’il avait rédigé quelques opuscules pour ses amis. L’ouvrage que Clément IV croyait fait était encore dans sa tête. Il entreprit de le rédiger, au milieu des persécutions « indicibles » dont ses supérieurs l’accablaient. Il écrivit en quelques mois l’Opus majus, l’Opus minus, l’Opus teriium, esquisse générale de ses théories, introduction au traité complet (Scriptum principale), en quatre volumes, qu’il méditait de composer plus tard. Mais Clément IV succomba en 1268. Roger épancha son désespoir dans un nouveau livre, Compendium studii philosophiae, où personne n’est ménagé, ni les faux savants, ni les princes temporels, ni les réguliers, ni les séculiers, ni la Cour romaine. Ses protecteurs avaient disparu : il paya cette dernière audace, et les autres, par quatorze ans d’m pace. C’est en 1292 seulement qu’un nouveau général des franciscains, Raimond Gaufridi, lui rendit la liberté. Il reprit aussitôt la plume pour écrire le Compendium Theologiae, et mourut.

SES VUES ET SES PROJETS.

L’Opus majus, l’Opus minus, l’Opus tertium contiennent un plan complet de restauration des études. Avant tout, il faut étudier, comme Fauteur l’a fait lui-même, la grammaire, les « langues philosophiques » (grec, hébreu, arabe, chaldéen) ; « les savants du jour, ne sachant que le latin, ne possèdent presque rien des trésors de la sagesse ». Puis, les mathématiques, pures et appliquées : les théologiens nouveaux « déclament contre les mathématiques », mais « les physiciens doivent savoir que leur science est impuissante s’ils n’y appliquent le pouvoir des mathématiques ». L’auteur a personnellement essayé, après avoir étudié l’optique, de « constituer une science générale ayant pour but de ramener à des principes généraux toutes les actions réciproques des forces naturelles » ; il connaît des mathématiciens recommandables, qui sont d’accord avec lui : maître Nicolas, maître Jean, Campano de Novare. La logique élémentaire, la seule dont on s’occupe, que l’on estime si haut, n’est pas une science ; la forme seule en est scientifique ; il est inutile de l’apprendre. Il est impossible, au contraire, d’exagérer l’importance de la physique ; mais Aristote n’a traité que des principes de cette science ; il faut joindre, à la physique théorique, les sciences réelles, qui sont la perspective, la météorologie, la science des graves, l’alchimie, la médecine, etc. La métaphysique sera réduite à une méthodologie et à une philosophie générale des sciences positives. Pour le droit, Roger Bacon en est l’ennemi : « Plaise à Dieu que l’on mette fin aux subtilités et aux artifices des légistes ! Parmi les choses qui font tort à la science, le progrès du droit civil est une des principales. » Reste à savoir si elle est possible, cette révolution scientifique, dans la pensée et dans l’éducation, que des hommes éclairés proposent. Bacon croit qu’il suffira qu’un prince, un pape, en ait la volonté : « J’ai moi-même travaillé à toutes les sciences dont je parie ; je sais comment il faut agir ; le manque de ressources m’arrête... » Il avait donc, lui aussi, son Ars major, dont il s’offrait — comme Raimon Lull — à répandre le secret. Mais s’il estimait très haut sa méthode, quand il la comparait à celle des docteurs en renom, il ne s’aveuglait pas sur l’importance des résultats acquis, jusqu’alors, par cette méthode. Il était assez éclairé pour proclamer que les limites de la « science expérimentale » ne seraient jamais atteintes : « Un homme vivrait pendant des milliers de siècles qu’il n’arriverait jamais à la perfection de la science. Et il y a des docteurs présomptueux qui croient la philosophie achevée ! »

LE PROGRÈS DES CONNAISSANCES POSITIVES.

On aimerait à les connaître, ces amis de Roger Bacon et de Pierre de Maricourt qui ont eu, au XIIIe siècle, l’intuition de la méthode expérimentale et qui, dans la mesure de leurs forces, l’ont pratiquée. Malheureusement les philosophes que Philippe de Grève, chancelier de Notre-Dame de Paris, visait lorsqu’il a dit : « De nos jours, on parle beaucoup pour ne rien dire (Multa est loquacitas inanium quaestionum) », ont attiré presque exclusivement l’attention de la postérité, comme des contemporains. C’est même une question de savoir si les œuvres des « savants » du temps de Roger Bacon ont été toutes conservées.

La littérature technique (mathématique, alchimique, zoologique, médicale, etc.) du XIIIe siècle est, il est vrai, considérable. Mais elle n’est pas tout entière originale, tant s’en faut. La première partie du siècle fut, par excellence, le temps des Sommes, des Encyclopédies, des Manuels de vulgarisation, dont les grandes compilations d’Albert le Grand et de Vincent de Beauvais sont des spécimens remarquables ; mais il n’y a guère de traces, ni de germes, dans ces ouvrages, d’une critique supérieure ni d’un véritable esprit scientifique. La plupart des « Questions » sur la physique qui étaient débattues dans les écoles à l’époque de Saint Louis et de Philippe le Bel, sont banales ou peu sérieuses. Cependant, dans cette vaste littérature, encore très mal connue, tout n’est pas non plus emprunté, ou sans valeur. Les « bestiaires » du XIIIe siècle, faits avec le concours d’Aristote, sont tout de même supérieurs à ceux du siècle précédent, où il n’y a que des fables tirées du Physiologus ou d’Isidore de Séville. L’auteur de la Somme alchimique, dite du Pseudo-Geber, était un très bon esprit. Il semble qu’Arnaut de Villeneuve, le médecin des rois d’Aragon et de Naples, de Benoît XI et de Clément V, un des écrivains les plus féconds de son temps, ait été, comme le Pseudo-Geber, du nombre des « expérimentateurs » qui ont silencieusement augmenté, pendant l’âge d’or de la scolastique, le trésor des connaissances positives.

LE MYSTICISME FRANCISCAIN.

C’est à dessein que, dans cette revue rapide des grands courants intellectuels du XIIIe siècle, le mysticisme franciscain n’a pas été indiqué jusqu’à présent. Le mouvement franciscain fut, en effet, plutôt moral qu’intellectuel, plus italien que français. Cependant, il est impossible de le passer sous silence. Aussi bien, plusieurs des amis et des émules de Roger Bacon y ont pris part — quelques-uns, comme Arnaut de Villeneuve, avec ardeur.

Il y a toujours eu des âmes délicates, douloureusement froissées par la grossièreté des hommes et les injustices de la vie. Il y a toujours eu des gens qui, voyant le train dont va le monde, se sont indignés des abus, au lieu d’en profiter ou de s’y résigner ; suivant leur tempérament, les uns se sont réfugiés dans l’espérance d’une société future où régneraient le bonheur et la bonté, les autres ont dénoncé les violences et les corruptions des puissants, les compromis et les bassesses de la majorité, avec une exaltation croissant en proportion de la haine et des persécutions que cette attitude leur a, naturellement, values, dès qu’on a pu les croire dangereux pour l’ordre de choses établi.

JOACHIM DE FLORE ET FRANÇOIS D’ASSISE.

A la fin du XIIe et au commencement du XIIIe siècle avaient paru en Italie deux idéalistes du type le plus élevé : Joachim de Flore et François d’Assise. L’abbé Joachim, blessé par la « dureté » des laïques, les « vices » et les « trafics » du clergé séculier et l’« orgueil » des docteurs, avait déduit d’une théorie particulière de la Trinité l’idée que l’histoire de l’humanité se partagerait en trois âges ou « états », l’âge du Père, l’âge du Fils et l’âge du Saint-Esprit ; l’âge du Saint-Esprit, où « les humbles, les faibles, les pauvres assisteraient enfin à la chute des tyrans et des bourreaux » et au triomphe des hommes suivant le cœur de Joachim (spirituelles viri), devait commencer à la fin de la 42e génération à partir de Jésus-Christ, c’est-à-dire, à raison de trente ans par génération, vers l’année 1260. François, fils d’un patricien d’Assise, d’une sensibilité exquise, avait célébré ses fiançailles avec « dame Pauvreté » qui, « depuis Christ, était méprisée sur la terre », et prêché l’amour, la pitié, le renoncement avec des accents inconnus.

C’est dans l’ordre fondé par François et, suivant une opinion très répandue, prophétiquement désigné par Joachim comme celui qui procurerait l’avènement du Saint-Esprit, que se produisirent surtout, au XIIIe siècle, les effervescences mystiques.

LES SPIRITUELS.

Du vivant même de François d’Assise, l’ordre franciscain se divisa entre les conventuels et les spirituels, c’est-à-dire entre les relâchés qui tempéraient la rigueur des enseignements du Fondateur par la considération des intérêts matériels de l’ordre, et les partisans de la stricte observance, attachés à la lettre (et à l’esprit),de la Règle primitive. Ceux-ci professèrent, de bonne heure, la plus vive sympathie pour les spéculations joachimites, qui les satisfaisaient par l’annonce d’une transformation profonde et prochaine de l’Église. Pendant les premières années du règne de Louis IX, des franciscains du parti des spirituels, originaires d’Italie, firent connaître le joachimisme en France. Fra Salimbene atteste que cette doctrine avait pénétré, dès 1248, jusque chez les franciscains de Provins. En 1252, fra Gherardo de Borgo San Donnino publia, en pleine Université de Paris, un recueil des principales œuvres de Joachim, précédé d’une introduction, sous le titre apocalyptique d’Introduction à l’Évangile éternel, au grand scandale des théologiens séculiers, qui s’en emparèrent pour incriminer toute la théologie des réguliers, et au grand embarras du Saint-Siège, protecteur des ordres mendiants. A la même époque, Hugues de Digne, « un des plus grands clercs du monde, dit Salimbene, spiritualis homo ultra modum », et la béate Douceline, sa sœur, tertiaire de Saint-François, agitaient les populations du Languedoc et de la Provence en leur parlant, avec une éloquence enflammée, des temps bénis qui suivraient la révolution de l’Esprit saint.

Il était inévitable que l’autorité ecclésiastique fût amenée à empêcher l’évolution du néo-christianisme franciscain, à tendances joachimites, quoique l’abbé Joachim fût mort dans la communion de l’Église, quoique François d’Assise et Antoine de Padoue, les premiers des franciscains de la très stricte observance, eussent été canonisés. Le Saint-Siège intervint, en effet, après le scandale suscité par l’Introductorius ad Evangelium aeternum. Non seulement la publication de fra Gherardo fut condamnée par la commission pontificale qui, sur l’ordre d’Alexandre IV, l’examina en 1255, mais elle décida, pour quelque temps, le triomphe des conventuels sur les spirituels : le général Jean de Parme, du parti des spirituels, fut déposé. Ces premiers avertissements ne suffirent pas, du reste ; et il fallut recourir contre les obstinés, dont l’acharnement grandit, suivant l’usage, à mesure que leurs « tribulations » augmentèrent, à des mesures plus efficaces.

PIERRE-JEAN « OLIVI ».

Le grand homme du joachimisme franciscain dans la France du Midi pendant la seconde moitié du XIIIe siècle fut un frère du couvent de Béziers, Pierre-Jean Olivi (dit d’Olive), dont divers écrits furent censurés, à partir de 1278, par plusieurs chefs de l’ordre, de la faction des conventuels. On ne sait rien de son caractère, si ce n’est qu’il n’alla jamais jusqu’à braver personnellement la persécution : il brûla de sa main un de ses livres ; il protesta maintes fois de sa soumission absolue au Saint-Siège ; il mourut paisiblement dans le couvent de Narbonne après une édifiante profession de foi catholique et romaine, en 1298. Quant à sa doctrine, c’était celle d’Hugues de Digne : l’exaltation de la Pauvreté parfaite, l’attente des « temps nouveaux » qui seraient marqués par le triomphe des spirituales viri de Joachim, c’est-à-dire des franciscains de la très stricte observance, la croyance que l’Esprit détruirait l’Église charnelle comme le Christ avait détruit la Synagogue. La principale différence entre Pierre-Jean et les premiers joachimites, c’est qu’il ne précise pas la date de la révolution prochaine : l’année 1260, désignée par l’abbé de Flore, s’était, en effet, écoulée sans incidents, au vif désappointement des mystiques.

Les idées de Pierre-Jean, très peu neuves et médiocrement hardies, eurent, néanmoins, après sa mort, une étonnante fortune ; il passa pour un saint ; les « spirituels » les plus avancés dans la spiritualité virent en lui un second François d’Assise ; une foule de laïques se nourrirent de ses écrits. En 1299, maître Arnaut de Villeneuve, grand admirateur de Jean d’Olive, était à Paris, envoyé auprès de Philippe le Bel par Jaime II d’Aragon ; il fut dénoncé à l’officialité par les maîtres en théologie de l’Université « comme l’auteur d’un écrit où se trouvent les prophéties les plus effrayantes pour les fidèles et les plus outrageantes pour l’Église », arrêté, il ne fut remis en liberté que grâce à l’intervention directe de Guillaume de Nogaret. La même année, l’archevêque de Narbonne tint à Béziers un synode provincial où furent condamnés les tertiaires des deux sexes qui, « sous le couvert d’un ordre respectable, se livraient à des pratiques non prescrites par l’Église et disaient que le règne de l’Antéchrist, précurseur de la fin d’un monde pourri et d’une régénération ultérieure, était déjà commencé ». Il paraît certain que ces pauvres gens se consolaient de leurs misères en maudissant l’Église établie, identifiée avec la Babylone impure, la prostituée de l’Apocalypse, persécutrice des humiliés ; il y avait, parmi eux, des déséquilibrés qui croyaient à Pierre-Jean comme au Christ et qui s’imaginaient l’imiter en prêchant l’abolition immédiate de toutes les hiérarchies. Ces malheureux idéalistes, d’une simplicité et d’une pureté de mœurs irréprochables, n’étant point couverts, comme Arnaut, par l’immunité diplomatique, n’étaient guère protégés que par leur absolue pauvreté volontaire et l’indifférence des autorités. Tant que les spirituels modérés exercèrent quelque influence dans les conseils de l’ordre franciscain, ils furent, jusqu’à un certain point, défendus contre la fureur des conventuels : vers la fin du XIIIe siècle, plusieurs généraux de l’ordre penchèrent même de leur côté, comme ce Raimond Gaufridi, le protecteur de Roger Bacon, de Pierre-Jean et des premiers sectateurs italiens de Pierre-Jean. D’autre part, les papes persistèrent assez longtemps, suivant l’exemple d’Alexandre IV, à user envers les spirituels d’une indulgence inusitée : Nicolas III en 1279, Clément V en 1311 ont jusqu’à un certain point confirmé l’interprétation de la Règle de saint François qui était celle des partisans de la très stricte observance.

LA PERSÉCUTION DES SPIRITUELS SOUS JEAN XXII.

Mais les ménagements prirent fin après l’avènement du général Michel de Césène (1314) et du pape Jean XXJJ. Les franciscains des couvents de Béziers et de Narbonne, du parti des spirituels, qui s’obstinaient à porter des robes et des capuchons d’une étoffe et d’une forme spéciales en horreur aux conventuels, et, par amour de la pauvreté, à ne pas se faire construire de greniers ni de celliers, comparurent alors, nous l’avons vu, à la Cour d’Avignon, sous la conduite de Bernard Délicieux. On sait comment Bernard fut traité. Ses compagnons furent livrés à l’Inquisition franciscaine (conventuelle) de Marseille ; quatre d’entre eux, qui persistèrent, furent brûlés le 7 mai 1318. Mais on s’aperçut bientôt que toute la région provençale et languedocienne, d’où les cathares avaient été si péniblement éliminés naguère, étaient infectée maintenant de sympathies pour la cause des quatre martyrs de Marseille, de « béguins », et de « fraticelles ». Le Saint-Office fut invité à sévir avec vigueur contre ces anarchistes, ces puritains, dont les refus d’obéissance et les déclamations sur la « Grande Prostituée », « tout enivrée de délices et gorgée du sang des saints », menaçaient plus directement l’Église que n’importe quelle hérésie.

Plusieurs centaines d’individus, hommes et femmes, moines et laïques, périrent : un individu fut brûlé à Toulouse en Î322 pour avoir inséré dans ses litanies les noms de soixante-dix « spirituels » qui avaient déjà souffert ; une femme, brûlée à Carcassonne en 1325, comparait les récents massacres de « spirituels » et de lépreux au massacre des Innocents. Toutefois Jean XXII constatait en 1331 que la secte était plus florissante que jamais : elle avait pénétré en Aragon ; elle a duré obscurément jusqu’à la fin du siècle.

Les courants qui, au XIIIe siècle, ont agité le monde des clercs ne se sont pas tous fait sentir dans la société laïque. La contamination des laïques par le joachimisme franciscain, dans le Midi, fut un accident local. La troupe arrogante et processive des péripatéticiens vivait dans une tour d’ivoire, qui n’avait guère d’ouvertures sur le dehors. Mais l’état d’esprit des amis de Roger Bacon n’était pas rare dans le grand public indifférent aux spéculations transcendantes.

 

IV. LITTÉRATURE EN LANGUE VULGAIRE

Les modes du XIIe siècle n’ont pas disparu du jour au lendemain. D’abord le XIIe siècle se prolonge, au point de vue de l’histoire littéraire, jusqu’en 1240 environ ; puis, même après 1240, des chansons de geste, des poèmes d’aventures, des romans rimes de l’âge précédent ont été remaniés ou imités. Des grands seigneurs du XIIIe siècle, comme Pierre Mauclerc et Charles d’Anjou, ont cultivé la poésie goûtée sous Louis VII et sous Philippe Auguste : la poésie courtoise ne s’est « éteinte » tout à fait que vers 1280. En outre, la littérature en langue vulgaire du siècle qui s’étend de l’avènement de Louis IX à l’avènement des Valois est riche en productions fades, qui ne sont, à proprement parler, d’aucune époque déterminée du Moyen Age. Nous passerons sous silence, de propos délibéré, et les survivances plus ou moins artificielles, et les œuvres banales ; elles sont énumérées, comme il convient, dans les « Histoires littéraires ».

LE PREMIER « ROMAN DE LA ROSE ».

Les œuvres qui ont toujours été considérées, avec raison, comme les plus caractéristiques du siècle de Louis IX et de Philippe le Bel sont le Roman de la Rosé et le Roman du Renard.

Le premier Roman de la Rosé est l’œuvre de jeunesse d’un clerc nommé Guillaume de Lorris, qui le commença probablement sous la régence de Blanche de Castille. C’est un « art d’aimer » courtoisement, bien composé, bien écrit, pour un public aristocratique, par un lettré délicat, galant, gracieux, un peu maniéré, élève du grand romancier psychologue et mondain du XIIe siècle, Chrétien de Troyes. C’est la dernière et l’une des plus jolies fleurs de la littérature qui avait été à la mode dans les cours de la reine Aliénor et de la comtesse Marie.

LE SECOND « ROMAN DE LA ROSE ».

Le second Roman de la Rosé fut rédigé, vers 1270, par Jean Clopinel, de Meung-sur-Loire, bourgeois aisé, maître es arts, qui, plus tard, « servit les grands personnages de France », traduisit le De re militari de Végèce pour Jean de Brienne, comte d’Eu, la Consolation de Boèce pour Philippe le Bel, et mourut en 1305. Jean Clopinel de Meung avait étudié à l’Université de Paris ; il est nourri, non des romans de la Table Ronde, mais de littérature ancienne, d’histoire, de métaphysique et de science ; il a lu les humanistes, Aristote, la Somme du Pseudo-Geber, Guillaume de Saint-Amour, et peut-être Roger Bacon. Son roman est, non pas un « art d’aimer » courtois, mais une encyclopédie, un recueil décousu de dissertations théologiques, philosophiques, scientifiques, politiques, et de satires contre les femmes, contre les nouveaux ordres religieux, contre les rois et les grands. Son style n’est pas maniéré ; il est brutal. Il peint, non l’idéal, mais la vie. Il dit, non des choses conventionnelles, mais ce qu’il pense. Et il pense très hardiment : il blâme ceux qui abdiquent, en entrant dans un couvent, la liberté naturelle ; il condamne le célibat des prêtres ; il a, le premier, crayonné Tartufe sous le nom de Faux-Semblant ; en amour, il est communiste ; en politique, il n’a pas le moindre respect pour la noblesse du sang ; il est d’avis qu’il faut placer les savants au-dessus des princes ; il déclare que les baillis, les sergents, etc., sont un fléau, et que les rois sont à la merci du peuple, car

Quand il [ses hommes] vourront,

Lour aides au roi tourront.

Et Ii rois touz seus demourra

Si tost corn li pueple vourra.

ROMANS DU RENARD.

Les anciens romans du Renard, qui sont de la fin du xne siècle, « se distinguent », au sentiment des meilleurs juges, « par de fort agréables qualités ; le style en est naturel, aisé ; les peintures sont fines et vraies, c’est une parodie aimable de la société humaine et de l’épopée sérieuse, une risée... » Mais les trois romans du Renard qui datent du XIIIe siècle ne sont point, tant s’en faut, d’aussi bonne compagnie. Le Couronnement Renard, écrit après 1251, est une pesante satire contre les ordres mendiants. Renard le Nouveau, par le Lillois Jacquemart Gelée, est aussi une satire ; de trop fréquentes allusions à des scandales qui, vers 1288, avaient eu lieu récemment dans la ville de Lille, la rendent un peu obscure. Quant à Renard le Contrefait, il a été écrit avant 1322, revu vers 1330, par un « épicier » de Troyes. Dans cet ouvrage considérable, le thème traditionnel des aventures du Renard n’est plus qu’un prétexte à dissertations doctes et à remarques satiriques, comme le thème de la Rose dans le roman de Clopinel. Comme Clopinel, l’épicier de Troyes a une teinture de théologie, de philosophie, d’histoire, d’astronomie, de médecine, etc. ; rien de ce qui concerne les sept arts ne lui est étranger ; son Renard est dialecticien, et chargé jusqu’à la gueule de citations sacrées et profanes. C’est un demi-savant, c’est un cuistre ; mais c’est aussi un penseur libre. Il se répand en discours sur les origines du servage et du pouvoir royal, sur les causes de l’inégalité parmi les hommes, contre la noblesse (qui lui inspire une colère inextinguible). On a dit que Jean de Meung est « le Voltaire du XIIIe siècle » ; il est donc permis de dire que l’auteur de Renard le Contrefait fut un épicier voltairien.

En résumé, sous les voiles des allégories dont ils se sont embarrassés conformément au goût de leur temps, Jean de Meung et l’épicier de Troyes ont beaucoup de traits communs : la passion du savoir, le pédantisme fumeux, l’habitude de réfléchir sur les grands problèmes de la nature, de l’histoire et des sociétés humaines, l’indépendance narquoise, la rudesse démocratique. Tous ces traits se retrouvent, plus ou moins accusés, chez la plupart des écrivains contemporains.

LA VULGARISATION SCIENTIFIQUE.

L’engouement pour la science et la vulgarisation scientifique s’est manifesté, au xiiie siècle, par la publication d’un grand nombre de traductions et d’encyclopédies en langue vulgaire, dont les auteurs se sont proposé de communiquer aux gens du monde les connaissances des clercs. Jean de Meung, qui a fait passer dans son roman la substance ou des fragments de beaucoup de livres en latin, a exprimé le vœu que ces livres fussent intégralement traduits. La même pensée fit composer, dès le second tiers du XIIIe siècle, toutes sortes de pots-pourris et de compilations à l’usage des laïques.

Deux grands manuels sont antérieurs à 1250 : l’Image du monde de Gautier de Metz et la Fontaine de toutes sciences du « philosophe Sidrach ». A la vérité, dans ces deux ouvrages, l’esprit critique manque absolument : ce sont des recueils de banalités et de fables extravagantes, puisées aux sources les plus basses. L’Image du monde, rédigée en 1245, est destinée à faire connaître au grand public, en raccourci, les « œuvres de clergie » relatives à la cosmogonie, à l’astronomie et à la géographie. La Fontaine de toutes sciences, peut-être un peu antérieure, est un catéchisme de omni re scibili, sous forme de dialogue entre deux interlocuteurs, le roi Boctus et le philosophe Sidrach. « La science que l’auteur y découpe avec minutie, dit très bien Renan, n’est que routine, tautologie, confusion ; aucune curiosité sérieuse n’anime tout cela ; les contradictions de Sidrach sont perpétuelles ; les problèmes les plus graves du système du monde passent devant lui sans qu’il donne le moindre signe d’intelligence. »

Vers 1265, un Italien qui résida quelque temps en France et en Angleterre, Brunetto Latini, écrivit en français son Trésor. « C’est, dit-il, une bresche de miel, cueillie de diverses fleurs. » Il y passe d’abord en revue l’histoire sainte, l’histoire profane et l’histoire naturelle, d’après la Bible, Solin, Isidore de Séville et les anciens bestiaires ; mais non sans insérer, çà et là, des renseignements empruntés à des « expérimentateurs » modernes, voyageurs et autres. Les deux dernières parties du livre sont des traités de morale, de rhétorique et de politique. L’auteur y compare le régime politique des républiques de son pays, qu’il décrit, à celui du royaume de France. Pour le fond et pour la forme, le Trésor de Brunetto est une encyclopédie très supérieure aux précédentes.

Au commencement du XIVe siècle, les ouvrages d’instruction en langue vulgaire étaient déjà fort nombreux : des résumés d’histoire universelle et les Institutes de Justinien avaient été mis en français, ou même versifiés ; il y avait, en français, des livres de droit (comme le Conseil de Pierre de Fontaine, le Livre de jostice et de plait), de médecine (comme le Régime du corps d’Aldebrand de Florence, la Chirurgie d’Henri de Monde ville), et des traités de politique : le Defensor pacis de Jean de Jandun et de Marsile de Padoue fut traduit. Mais le plus remarquable, sans contredit, des livres de vulgarisation du temps de Philippe le Bel, est le Livre des secrets aux philosophes. L’esprit de l’auteur de cet écrit singulier est en contraste frappant avec celui du philosophe Sidrach, quoique la Fontaine de toutes sciences et le Livre des secrets aient été, semble-t-il, également goûtés par les lettrés du XIVe et du XVe siècle. Le Livre des secrets met en scène, comme la Fontaine de Sidrach, deux interlocuteurs fictifs : le jeune Placide, qui interroge, et son maître Timéo, qui résout ses doutes ; il embrasse aussi l’ensemble des connaissances et de la philosophie humaines. Seulement, l’auteur est en communion d’idées avec Jean de Meung et l’épicier de Troyes. Le questionnaire de Placide atteste une vive curiosité, et cette intelligence de la vraie position des problèmes que l’on admire dans les mémoires de Roger Bacon à Clément IV. De même que les exemples de Roger Bacon, les réponses de Timéo sont généralement faibles, parce que la science n’était pas constituée ; mais n’est-ce pas déjà beaucoup qu’elle ait dès lors été conçue ? Timéo ignore à peu près totalement l’histoire, même l’histoire sainte, car « les livres des Hébreux » (c’est ainsi qu’il appelle l’Écriture Sainte) ne lui étaient pas familiers ; au contraire, l’histoire naturelle et la physiologie le passionnaient. Il ne s’en était pas moins fait une philosophie du développement des sociétés, qui est fortement laïque et démocratique : « L’inventeur de la chevalerie fut, dit-il, un grand chasseur, nommé Nemrod : c’est lui qui, le premier, imposa, par la violence, tailles, aides et autres subsides, lesquels ont été de plus en plus jusqu’à aujourd’hui maintenus, non par bonnes raisons ou par quelque droit de nature, car par droit de nature tous les biens qui viennent de la terre sont communs aux hommes. Voilà pourquoi les terres et les provinces ont été et sont maintenant partagées et divisées en empires, en royaumes, en duchés, en comtés, en baronnies, etc., et petit peuple taillé, pillé et mangé outrageusement. Voilà pourquoi il a des tonlieux et des droits sur les passages et les rivières, quoique pieu n’ait pas créé ces choses pour un, pour deux ou pour plusieurs mais pour faire service à tous. » Les prêtres ont réussi à s’emparer de la seigneurie des âmes, en persuadant aux laïques qu’ils obtenaient du Ciel tout ce qu’ils voulaient ; les rois les ont consultés, et ils n’ont consenti à répondre que si on les exemptait d’impôts et si on leur accordait des rentes, des dîmes ; telle est, selon Timéo, l’origine des immunités de l’Église.

LES PRÉDICATEURS.

Les écrivains « bourgeois », émancipés par la culture philosophique, n’ont pas eu, à la fin du XIIIe siècle, le privilège de la hardiesse et de la sincérité qui donnent tant de saveur à leurs écrits. Presque toute la littérature originale en langue vulgaire est animée du même esprit.

Les prédicateurs contemporains de Saint Louis et de Philippe le Bel ne ressemblent pas du tout à ceux de l’âge précédent, qui étaient des rhétoriciens gourmés. Au XIIIe siècle, les prédicateurs qui s’adressaient à des auditoires de clercs — et qui, par conséquent, ont écrit et parlé en latin — ont suivi, pour la plupart, la méthode « scolastique », c’est-à-dire qu’ils ont essayé de démontrer, laborieusement, en style d’école, des points de morale ou de doctrine à grand renfort d’autorités et de distinctions. Les autres, qui parlaient en langue vulgaire devant des auditoires laïques — mais dont presque tous les sermons ont été conservés en latin, ou en latin mêlé de français —, ont renoncé au style soutenu, aux allégories ingénieuses qui, jadis, étaient de rigueur. « Le glaive effilé de l’argumentation, dit le cardinal Jacques de Vitri, n’a pas de pouvoir sur les laïques ; à la science des Ecritures, sans laquelle on ne peut faire un pas, il faut joindre des exemples récréatifs et cependant édifiants. »

Un prédicateur expérimenté, selon l’idéal du XIIIe siècle, devait avoir en réserve une provision d’anecdotes et de souvenirs, un bric-à-brac de renseignements instructifs, d’adages et de coq-à-1’âne. L’orateur populaire du temps de Saint Louis connaissait ses ouailles : il savait que, s’il les ennuyait, il les verrait « émigrer aux représentations des jongleurs ». Il sacrifiait donc à la mode, mais volontiers, car il était le premier à s’amuser de ses récits. La plupart des prédicateurs itinérants, réguliers ou séculiers, étaient du peuple, et ils partageaient ses goûts. Ils partageaient aussi ses passions, et c’est pourquoi leurs sermons sont souvent si étonnamment libres : « Nous sommes chargés, disaient-ils, d’aboyer dans la maison du Seigneur ». Ils « aboyaient », en effet, très volontiers, mais surtout contre les riches, les puissants, les dignitaires de toutes les hiérarchies. Ils provoquaient, sans se gêner, à la haine des aristocrates et des fonctionnaires, des clercs prébendiers et fainéants, et même de la propriété. Eux aussi, ils ont eu le sentiment confus d’une justice sociale qui n’existait pas. « Les gouvernants de notre temps, dit Evrard du Val-des-Écoliers, sont comme des aveugles qui ont des chiens pour les conduire. Les chiens s’appellent conseillers, baillis, prévôts, etc., et ce sont bien, à proprement parler, des chiens qui toujours applaudissent à leurs maîtres avec leurs queues caressantes et pourchassent les étrangers, surtout les petites gens, les bonnes gens, pour les mordre et les déchirer. » « C’est la coutume, dit Daniel de Paris, de faire une fête quand naît le fils du roi : j’ai vu cela en France ; à plus forte raison doit-on fêter en ce jour de Noël la naissance du fils du roi du paradis. Les princes viennent au monde, non pour nous donner quelque chose, mais au contraire pour nous prendre du nôtre, tandis que le fils du roi céleste est venu pour payer nos dettes. » « Toutes les richesses, dit Guiard de Laon, qui fut évêque, proviennent du vol ; je tiens pour très vrai ce dicton que tout riche est un voleur ou l’héritier d’un voleur. » Un anonyme s’est permis de censurer Dieu lui-même : « Un jongleur, invité par un prêtre à faire son testament, dit : J’ai deux chevaux ; j’en donne un au roi, l’autre à l’évêque ; quant à mes habits, ils seront pour les barons et autres richards. Mais, s’écrie le prêtre, et les pauvres ? Ne nous prêchez-vous pas chaque jour, répliqua le jongleur, d’imiter Dieu ? je l’imite car il donne tout aux riches, rien aux pauvres. »

Parmi les moralistes ecclésiastiques du XIIIe siècle, plus d’un a sa physionomie particulière : maître Robert de Sorbon, frère Nicolas de Biard et Jacques de Lausanne, par exemple, se sont peints au naturel dans leurs sermons ; qui les a lus les connaît. Des hommes comme eux, francs et simples, avec des dons naturels d’expression, se rencontraient, à cette époque, dans tous les mondes.

ÉCRIVAINS DE LA SOCIÉTÉ LAÏQUE.

Jean de Joinville, Philippe de Novare et Philippe de Beaumanoir sont des représentants excellents de ce qu’il y avait alors de meilleur dans la haute société laïque. De Joinville et de Beaumanoir, nous avons déjà parlé. Il n’est guère de livres qui soient de plus fidèles miroirs de ceux qui les ont écrits que les Mémoires de Joinville. Par l’analyse de Jehan et Blonde, on a entrevu la grâce ingénue des romans de Beaumanoir ; mais l’auteur des Coutumes de Beauvaisis avait, en outre, des dons précieux de sobriété et de force. Quant à Philippe de Novare, jurisconsulte, historien et homme d’Etat (t vers 1285), il a composé dans sa vieillesse un traité Des quatre tenz d’aage d’orne, qui, parmi les innombrables manuels d’éducation et de morale du Moyen Age, doit être mis hors de pair : on y voit comment un vieux gentilhomme intelligent et très bien élevé concevait, au déclin du siècle, l’idéal de la noblesse.

Les littérateurs de profession eux-mêmes eurent en ce temps-là plus de spontanéité et de naturel que la plupart des jongleurs n’en ont eu, auparavant et ensuite. La littérature d’agrément du XIIIe siècle, en ce qu’elle a d’original, est charmante : les fabliaux, les « risées » et les « jeux », qui sont les premiers essais connus du théâtre comique en France, ont une verdeur incomparable. Adam de la Halle et Rutebeuf sont des écrivains très agréables. Chez Adam de la Halle, d’Anas, l’auteur du Jeu de la feuillée, qui fut ménestrel du comte Robert II d’Artois et de Charles Ier d’Anjou, nulle profondeur, ni passion, ni réflexion, ni amertume, mais une peinture très nette de la vie de tous les jours. Rutebeuf, lui, naquit on ne sait où, ni de qui, et passa son existence besogneuse à Paris, sous Louis IX et Philippe III. Il était ménestrel, c’est-à-dire que, comme il s’en accuse, il « faisait rimes et chantait sur les uns pour plaire aux autres ». Marié (pour la seconde fois en janvier 1261), mais mal marié, à une femme « vieille, laide », et aussi misérable que lui, il vivait dans une maison « déserte, nue, sans pain ni pâte », « toussant de froid, bâillant de faim ». Il aimait cependant à manger et à boire, il avait des dettes, et il jouait. « N’ayant pas hâte d’aller chez lui », il traînait dans les cabarets, avec les joueurs de « griesche », dépenaillés et nu-pieds en été comme en hiver. Ce pauvre diable, le mieux doué d’une foule d’improvisateurs et d’amuseurs populaires dont la trace est effacée, a rimé, pour vivre, des pièces lyriques et des complaintes en l’honneur de ses protecteurs, Anceau de Garlande, Eudes de Nevers, Alphonse de Poitiers, Thibaut de Navarre, et, sur la fin de sa vie, des chansons pieuses pour racheter ses péchés. Mais ce n’est pas là qu’il est lui-même ; c’est dans les satires, allégoriques ou directes, dans les fabliaux, dans les monologues, qu’il a écrits pour son plaisir ou pour les gens de sa sorte. Rutebeuf fut un pamphlétaire. Toutes les grandes questions qui, pendant sa vie, ont agité l’opinion, il les a mises en chansons. Il a criblé de ses petites flèches les « papelards », les « béguins », les dévots, les hypocrites, les ordres anciens et nouveaux, d’hommes et de femmes, mendiants et autres, qui, dit-il, sous la protection du roi, se nourrissaient aux dépens du royaume : barrés, sachets, filles-Dieu, trinitaires, guillemins, cordeliers, jacobins, et ceux de la Chartreuse, et ceux du Val-des-Écoliers. Il a pris une part active aux débats entre l’Université de Paris et les dominicains, du côté des séculiers. Dans sa Chanson et dans son Dit de Fouille, il a exhorté la noblesse oisive à suivre Charles d’Anjou en Italie. Dans le Dit d’hypocrisie, il a célébré, d’une manière très irrespectueuse pour la Cour romaine, l’avènement de Grégoire X. La croisade était alors plus populaire chez les pauvres que chez les riches : il a profité de ses « complaintes d’outremer » pour dire aux prélats, aux chevaliers et aux riches des choses très dures, que personne n’a dites au Moyen Age — quoiqu’elles aient été alors très fréquemment répétées — avec autant d’entrain violent.

LES MODES CHANGENT.

Après l’avènement des Valois, de grands changements s’opérèrent. Les anciens genres disparurent, des genres nouveaux les remplacèrent, la langue se transforma ; des conventions littéraires, plus tyranniques encore que celles du XIIe siècle, s’imposèrent. Les qualités particulières à la littérature du XIIIe siècle s’effacèrent. On peut se demander pourquoi.

Est-ce l’influence de l’École, de la méthode dialectique et des manières de penser et de parler en vigueur dans les écoles, est-ce la « scolastique », en un mot, qui tua la sincérité du siècle de Louis ÎX ? C’est un lieu commun de reconnaître, en effet, Faction que la scolastique a exercée sur l’esprit et sur la langue de la France. On la reconnaît, dès le XIIIe siècle, à l’apparition d’une forme nouvelle de la chanson, le « jeu-parti » — la chanson contentieuse —, qui « prouve l’introduction dans la société laïque de l’esprit de discussion et de chicane, confiné jusque-là dans les écoles ». On la reconnaît à la mode si répandue des personnifications allégoriques, des abstractions personnifiées (qui remonte cependant au XIIe siècle, et même beaucoup plus haut). On la reconnaît à l’introduction dans la langue de tournures et de mots latins. C’est la scolastique qui, imposant une discipline rigide à l’esprit des laïques, leur aurait inculqué l’art de composer régulièrement et de conduire leur pensée. Enfin, dit-on, c’est sûrement la naïve polymathie des écoles qui engendra le pédantisme, déjà si choquant chez Jean de Meung et chez l’épicier de Troyes.

PRÉCURSEURS DU XIVe SIÈCLE.

Ne serait-ce pas aussi que l’art d’écrire devint, dans les grandes Cours seigneuriales du commencement du XIVe siècle, une profession lucrative, honorée, et que, de cette profession, les improvisateurs trop libres, de l’espèce de Rutebeuf, ont été exclus ? Les ménestrels populaires disparaissent au temps de Philippe le Bel. Des hommes de lettres officiels, attachés à la domesticité des maisons princières, travaillent, désormais, sur commande ; ils se guindent, affectent l’élégance, s’appliquent à perfectionner la technique littéraire. Tels furent, entre autres, Watriquet Brassenel de Couvin, ménestrel du comte de Blois et de Gaucher de Châtillon, connétable de France,[4] Girard d’Amiens, ménestrel de Charles de Valois ; Jehan Maillart, qui écrivit pour Pierre de Chambli, seigneur de Viarmes, le roman Du comte d’Anjou ; Baudouin et Jean de Condé, ménestrels des Cours de Flandre et de Hainaut, qui, sous Philippe IV et ses fils, font prévoir Alain Chartier.

Quoiqu’il en soit, le XIIIe siècle est un moment unique dans l’histoire de notre littérature. Jamais la langue française n’a été plus répandue hors de France. Brunetto Latini dit qu’elle est « commune à toutes gens », et Martino da Canale qu’elle est « plus délectable à lire et à entendre que nulle autre ». C’est en français que le Vénitien Marco Polo a dicté, en 1298, le récit de ses voyages en Extrême-Orient. Le français était alors parlé couramment dans les familles nobles d’Allemagne, des Pays-Bas et de l’Italie du Nord, et par toutes les personnes cultivées en Angleterre. Il a perdu, pour longtemps, cette suprématie au XIVe siècle, à l’époque justement où sa syntaxe, jusque-là indécise, s’étant modifiée, il devint l’excellent instrument analytique de la pensée qu’il est resté. Au XIIIe siècle, la langue vulgaire de France était encore un peu trouble ; mais elle était le véhicule des récits et des idées qui servaient d’aliment intellectuel à l’Occident tout entier.

 

 

 



[1] H. Denifle et E. Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, t. 1, 1889. Les travaux originaux du P. Denifle sur les universités du Moyen Age ont été résumés et révisés par M. Hastings Rashdall. The Universities of Europe in the Middle Ages, 1895. Cf. Revue de Paris, 15 février 1896.

[2] Un inventaire général des écrits en latin du XIIIe siècle se trouve dans le Grundriss der romanischen Philologie de G. Gröber, t. II (1893). Travaux de Renan et Hauréau dans l’Histoire littéraire. Pour les écrits philosophiques, l’Histoire de la philosophie médiévale (1900), par M. de Wulf, peut servir de guide bibliographique. Voir surtout E. Charles, Roger Bacon, 1861 (livre excellent, mais vieilli) ; Francis S. Stevenson, Robert Grosseteste, bishop of Lincoln, 1899 ; P. Mandonnet, Siger de Brabant et l’averroïsme latin au XIIIe siècle, 1899 (cf. Revue de Paris, sept. 1900) ; S. Berger, Quant notitiam linguae hebraicae habuerint christiani medii aevi temporibus in Gallia, 1893

[3] Pierre de Maricourt, dont quelques écrits ont été conservés, n’est pas le seul savant du XIIIe siècle qui ait reçu le titre de « Maître des expériences ». Dans son traité De natura rerum, composé entre 1228 et 1244, Thomas de Cantimpré cite, à plusieurs reprises, un maître anonyme, son contemporain, qu’il appelle l’«expérimentateur» (Experimentator), dont il connaissait un recueil d’observations naturelles

[4] Watriquet Brassenel a composé un grand nombre de pièces d’apparat : mais il a aussi rimé des fabliaux de veine la plus pure.