Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre III — Les institutions et la civilisation - 1226-1328

II - La société française au xIIie siècle

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

LE tableau qui a été tracé dans le volume précédent de la société française au temps de Philippe Auguste vaut pour le XIIIe siècle tout entier. En effet, l’organisation sociale n’a pas changé notablement de 1200 à 1300. Les historiens des institutions sociales, comme ceux de la « civilisation » en France, au Moyen Age, ont toujours embrassé, avec raison, la seconde moitié du XIIe avec le XIIIe et les premières années du XIVe siècle, qui forment, à ce point de vue, une période, un ensemble indivisibles.

SOURCES DE L’HISTOIRE DES MŒURS.

Nous ne reviendrons pas sur les institutions sociales. Quant aux mœurs, est-il possible d’en donner brièvement une idée précise, exacte ? Supposez qu’il s’agisse de décrire les mœurs du temps où nous vivons : nous les connaissons directement ; quel embarras, cependant, si nous étions invités à en esquisser les principaux traits ! D’autres difficultés s’ajoutent quand il s’agit des mœurs du XIIIe siècle. Ceux qui, plus tard, essaieront de se rendre compte de nos usages auront à consulter nos livres et nos journaux, des romans, des comédies, des caricatures, des comptes rendus judiciaires, des documents graphiques de toute espèce. C’est avec des secours analogues — toutes différences gardées — que l’on peut, aujourd’hui, se faire une idée de la vie privée et des sentiments des hommes du XIIIe siècle. Mais les plus minutieuses précautions sont nécessaires pour éviter les erreurs d’interprétation. La plupart des textes littéraires, qui forment la source principale, sont sujets à caution. Tous ne sont pas originaux : il serait absurde d’employer, pour décrire la société française du XIIIe siècle, des récits puisés par des auteurs contemporains de Louis IX et de Philippe le Bel dans la tradition des siècles précédents. Les textes originaux eux-mêmes doivent être critiqués : parce que, dans certains romans, et même dans la littérature cléricale du XIIIe siècle, les femmes du plus haut rang tiennent, sans rougir, des conversations très libres, il n’est pas légitime de conclure que les femmes du XIIIe siècle n’avaient point de retenue. Il faut discerner les représentations sincères de la vérité, les exagérations, les fantaisies, les charges et les idéalisations conventionnelles. Ces difficultés, aggravées de beaucoup d’autres, sont telles que l’histoire de la société, conçue comme l’histoire de la vie privée, des mœurs, des croyances, des usages et des sentiments en France au XIIIe siècle, n’a jamais été écrite.

Dans l’état actuel de la science, et vu la ressemblance des sources de la seconde moitié du xiie, du XIIIe et des premières années du XIVe siècle, le meilleur procédé paraît être de faire passer sous les yeux quelques documents originaux, vraiment caractéristiques et datés avec précision. A défaut de la connaissance synthétique et intégrale de la société contemporaine de Saint Louis et de Philippe le Bel — que personne n’a jamais eue et, sans doute, n’aura jamais —, le lecteur recevra ainsi quelques impressions directes.

Cela dit, il y a l’embarras du choix. Pour des motifs différents, nous ne ferons pas usage de deux sortes de documents qui sont parmi les plus précieux : sermons et enquêtes judiciaires.

SERMONS ET ENQUÊTES.

Il existe plusieurs centaines de sermons prêches au peuple dans les églises de Paris à la fin du XIIIe siècle. Ils sont, pour la plupart, très riches en comparaisons, en allusions aux événements du jour et en détails familiers. Mais les moralistes de profession exagèrent et généralisent volontiers les vices et les malheurs de leur temps ; ils n’ont pas peur des lieux communs. Ceux du XIIIe siècle avaient, en outre, des passions qui autorisent à suspecter, trop souvent, leur témoignage : la malveillance déclarée des clercs séculiers contre les réguliers et des réguliers contre les séculiers empêche, par exemple, d’ajouter foi aux diatribes véhémentes des prélats contre les moines et des moines contre les prélats. L’image qui ressort de la juxtaposition de menus traits recueillis dans les sermons et dans les recueils d’anecdotes {exempta) à l’usage des prédicateurs est incomplète, banale à quelques égards, trop appuyée et artificiellement colorée sur certains points. Les sermons valent surtout, à notre avis, pour confirmer ce que l’on sait par ailleurs.

Quant aux enquêtes judiciaires, administratives et de canonisation, qui contiennent des procès-verbaux d’interrogatoires et de conversations, c’est la vie même, notée et fixée. Mais l’enquête pour la canonisation de Louis IX, les pièces des grands procès criminels des premières années du XIVe siècle et les cahiers des enquêteurs de 1247 nous ont déjà fourni des scènes et des portraits : il suffit de renvoyer ici à ce qui a été dit plus haut de Louis IX et de son entourage, de Boniface et des templiers, de Bernard Saissef, de Bernard Délicieux, de Guichard de Troyes, etc.

Nous avons choisi quatre documents de premier ordre : le Livre de Guillaume Le Maire, qui est le mémorial d’un évêque sous le règne de Philippe le Bel, miroir excellent des mœurs cléricales ; le roman de Jehan et Blonde, miroir des mœurs courtoises de la petite noblesse de l’Ile-de-France au déclin du XIIIe siècle ; le roman de Bauduin de Sebourc, dont l’auteur est un représentant typique de la génération qui vit l’aurore du XIVe siècle ; la collection des fabliaux, qui reflète fidèlement les scènes familières de la vie des rues et des champs.

 

I. LE LIVRE DE GUILLAUME LE MAIRE

ÉLECTION D’UN ÉVÊQUE.

Nicolas Gellant, évêque d’Angers, mourut le 29 janvier 1291. Après l’enterrement, le chapitre de la cathédrale, en l’absence du doyen, fit demander au roi, puis au chapitre métropolitain de Tours, le siège de Tours étant vacant, la permission d’élire un nouvel évêque. Cette permission accordée, le chapitre fut convoqué pour le 17 avril. Ce jour-là, pas d’élection. Le 18, les électeurs remirent leurs pouvoirs à dix d’entre eux, à la condition que leur décision serait unanime, et prise avant l’extinction du cierge que l’on allumerait devant eux dans la crypte pratiquée sous la châsse de saint Maurille. Guillaume Le Maire, natif de l’Anjou, chapelain et pénitencier de l’évêque défunt, ancien professeur de droit canonique aux écoles d’Angers, est désigné ; il refuse, comme il convient, pour la forme ; mais le chapitre entonne tumultueusement le Te Deum laudamus, et entraîne l’élu à l’autel, d’où il est présenté au peuple.

Le lendemain, des chanoines d’Angers partent pour notifier la nouvelle au chapitre métropolitain de Tours. L’élu les suit. Il subit l’examen canonique. Mais, avant que l’on procède au sacre, l’agrément du roi est nécessaire ; le 24 avril, Guillaume Le Maire envoie à la Cour deux membres de son chapitre pour solliciter mainlevée des régales ; il s’installe, en attendant, à l’abbaye de Mélinais. Là, il commence à exercer ses fonctions pastorales : il fait inviter le recteur du Lude, non résidant, à pourvoir d’un desservant convenable l’église du Lude, qui n’en a pas depuis longtemps. Il note qu’il faudra parler au recteur qui a le bénéfice de Basouges, car le curé (desservant) de ce village extorque du linge à ses paroissiens, quand il donne l’extrême-onction. Enfin, le 4 mai, les lettres du roi, datées du 28 avril, arrivent. Après une fête solennelle à Mélinais, après avoir désigné, pour présider le tribunal diocésain en qualité d’official, maître Etienne de Bourgueil, professeur es lois, l’élu, escorté de chanoines et de seigneurs angevins, part pour prêter au roi, en personne, le serment de fidélité. Le 16 mai, au Bois de Vincennes, en présence du roi, Pierre de Chambly, chevalier, lui administre le serment, qu’il prête devant l’Evangile, l’étole croisée au cou, la main sur la poitrine, suivant l’usage des clercs. Sans désemparer, il expose les torts qui ont été faits à l’Église d’Angers, pendant la vacance du siège. Il s’en allait, lorsqu’un sergent du roi lui réclama 25 livres parisis, 100 sous pour le roi, et 20 livres pour les chambellans ; mais il refusa de payer en disant qu’il n’y était pas tenu.

Ayant pris congé du roi, l’évêque passe trois jours à Paris, où il achète des mitres, des étoffes, des ornements d’église, des habits et des harnais pour ses gens. Le 24 mai, il est à Lezigné ; il admoneste, en passant, le recteur du lieu, qui était excommunié, ivrogne et débauché. Le 3 juin, jour du sacre, il quitte de grand matin l’abbaye de Saint-Serge, dont il était l’hôte depuis la veille, et se dirige vers le monastère de Saint Aubin d’Angers ; là, Briant de Montjeau, sire de Briançon, l’attend avec des chevaliers et des gens d’armes : c’est le privilège et le devoir de ce vassal d’écarter la foule et d’escorter l’évêque, en pareille circonstance, de Saint Aubin jusqu’à la cathédrale, en retenant, à titre de récompense, le palefroi épiscopal. L’évêque monte se reposer dans la chambre de l’abbé. Mais voici les délégués du chapitre de Tours qui le prient de prêter le serment qu’il doit à leur archevêque, nouvellement élu, son supérieur hiérarchique ; il y consent, « après beaucoup de difficultés et de discussions » au sujet de la forme de ce serment.

Voici maintenant Amauri, fils aîné de Maurice, sire de Craon et de Briolai, âgé de onze ans, et Mathieu de Quatrebarbes, chevalier, qui parle en son nom : Amauri s’offre à faire le service de son père, qui, présentement, est en Angleterre, où le roi de France l’a envoyé en mission, c’est-à-dire qu’il demande à porter l’évêque sur ses épaules, avec les autres vassaux dont c’est la charge, depuis l’église de Saint-Aubin jusqu’au grand autel de Saint-Maurice d’Angers. Guillaume Le Maire proteste, car il s’agit d’un service personnel : l’enfant n’est encore ni vassal de l’église d’Angers, ni sire de Briolai ; et puis, il est trop jeune. On discute, on ne s’entend pas. Cependant Guillaume Le Maire revêt, en présence et avec l’assistance des évêques de Dol et de Quimper, les ornements épiscopaux, en bougran : la mitre, l’anneau, la crosse et les gants lui seront remis tout à l’heure ; il est consacré dans la chapelle du monastère, par les mains de Guillaume, évêque de Rennes. La cérémonie terminée, les barons qui doivent porter l’évêque s’avancent : ce sont le sire de Chemillé, qui doit être devant, à gauche ; le sire de Blou, qui doit être derrière, à droite ; le sire de Grattecuisse, qui doit être derrière, à gauche ; le quatrième bout de la litière (devant, à droite) revient au sire de Briolai : l’enfant Amauri, à cheval sur les épaules d’un chevalier, s’en empare, malgré les protestations de l’évêque, qui prie ses confrères de Rennes et de Dol de lui donner un acte de la violence qu’on lui fait. En cet équipage, on arrive, à travers une grande multitude de peuple, jusqu’à la Porte Angevine de la ville ; elle est fermée ; il faut attendre ; enfin le guichet s’ouvre, et l’archidiacre Geoffroi, au nom du chapitre, exige de l’évêque un nouveau serment : « Jurez de vous abstenir d’inféodations nouvelles. Jurez de respecter les droits et les coutumes anciennes de l’église d’Angers. » On entre enfin dans la cathédrale. Au moment de l’offertoire, la foule de ceux qui apportent des vases d’argent et d’argent doré est si grande que l’évêque est obligé de prendre des précautions pour ne pas être incommodé.

Au palais épiscopal, après la messe, nouvelles formalités. Le sire de Grattecuisse présente à laver à l’évêque, et garde pour lui les bassins d’argent et les serviettes. L’évêque et ses confrères, qui sont ses hôtes, s’assoient à table : le sire de Chemillé, aidé de ses gens, fait office de panetier ; le repas fini, il gardera les nappes ; il prétend aussi aux restes de pain, mais ce dernier point est contesté. Le sire de Blou apporte le premier plat, dans deux écuelles d’argent, l’une dessus, l’autre dessous, avec deux autres écuelles plus petites, pour la sauce, du même métal ; il a le droit d’emporter ensuite ces ustensiles, mais non pas les chaudières et la batterie de cuisine, quoiqu’il y prétende. Au moment où l’évêque va boire, l’enfant Amauri se présente, une coupe dorée à la main ; mais l’évêque la refuse ; Amauri la place sur la table ; l’évêque la prend de la main d’un de ses propres serviteurs, et boit. A peine Fa-t-il reposée qu’Amauri s’en empare et s’enfuit. Guillaume Le Maire prie son confrère de Rennes de certifier une fois de plus qu’il proteste hautement.

LE « LIVRE » DE GUILLAUME LE MAIRE.

C’est par la narration de ces cérémonies, qui fit autorité pour l’installation des évêques d’Angers jusqu’au milieu du XVIe siècle, que commence le « Livre » de Guillaume Le Maire. Ce livre lui-même se divise en deux parties : la première est un « Journal » ; la seconde contient des pièces officielles : des actes concernant l’administration de l’évêché et du domaine épiscopal, des bulles, des lettres et des requêtes relatives aux affaires politiques du royaume et aux intérêts généraux de la Chrétienté ; on y voit, mieux que nulle part ailleurs, l’activité politique et les embarras administratifs d’un évêque contemporain de Boniface VIII et de Clément V. Guillaume Le Maire avait rédigé, en outre, un registre qu’il appelle : Registrum visitationum nostrarum, qui contenait la relation de ses visites dans les églises et les maisons religieuses de son diocèse : il est perdu ; mais les statuts synodaux de Guillaume et le mémoire (inséré dans son livre), qu’il écrivit pour le concile de Vienne en 1311, résument assez bien l’expérience qu’il acquit, pendant sa longue carrière, des mœurs de son clergé en particulier et du clergé en général.

Les statuts synodaux de Guillaume Le Maire (dont le plus ancien est d’octobre 1291) contiennent des dispositions analogues à celles que presque tous les évêques et presque tous les conciles provinciaux du XIIIe siècle ont promulguées. Ils concernent les délits charnels des desservants ; l’instruction des clercs qui aspirent à la prêtrise : « Que nul ne soit ordonné prêtre, s’il n’est pas assez instruit en grammaire pour définir le substantif [1] » ; l’interdiction du travail du dimanche ; l’expulsion des sorciers et des sorcières qui, dans les paroisses rurales, terrorisent les curés ; les rapines commises par les prêtres à l’occasion des enterrements. Les prêtres qui figuraient à un enterrement touchaient une certaine somme : « Quand donc était annoncée la mort d’une personne riche, arrivaient de toutes parts au lieu des funérailles, comme des corbeaux ou des vautours sentant de loin les cadavres, sicut corvi vel vultures de longe cadavera sentientes, de cinq, de six lieues à la ronde, des prêtres avides de cet argent, lesquels souvent, au grand scandale du peuple, se disputaient entre eux le droit de participer à la cérémonie, et s’arrachaient les uns aux autres les ornements consacrés. » Guillaume Le Maire ordonne que les prêtres étrangers ne seront admis aux enterrements qu’après avoir été appelés par les parents du défunt. Il interdit enfin aux curés de vendre et de trafiquer dans les foires et de fréquenter les cabarets.

Le mémoire au concile de Vienne contient aussi des doléances. Le concile de Vienne avait été réuni pour étudier plusieurs grandes affaires : celle des templiers, le projet d’une nouvelle croisade, la défense et la réforme de l’Église. Sur le dernier point, voici les maux que l’évêque d’Angers dénonce et les remèdes qu’il propose.

D’abord, dit-il, le repos du dimanche n’est plus observé dans presque toutes les provinces de France. C’est le dimanche que se tiennent les marchés, les plaids, les assises. On achète, on vend, on plaide, au lieu d’aller à l’église. Les églises sont vides, les tribunaux et les cabarets sont pleins. D’où suit que la loi de Dieu, les articles de la foi, et tout ce qui importe au salut des âmes est à peu près totalement ignoré. Dieu est blasphémé ; le diable est en honneur ; la foi catholique est en péril.[2]

Autre usage condamnable : les archidiacres ruraux, les archiprêtres et les doyens, qui exercent la juridiction ecclésiastique, par eux-mêmes ou par des substituts indignes (viles, ignaros), excommunient les gens à tort et à travers, pour des motifs futiles, ou sans raison aucune. C’est un déluge d’excommunications : « J’ai vu dans une seule paroisse trois cents, quatre cents, et même sept cents fidèles excommuniés par de tels juges, pour la plupart abusivement. » Qu’arrive-t-il ? On s’habitue à ces sentences, qui devraient être formidables. On les méprise, on se moque de la puissance des clés, on profère contre l’Église et ses ministres des paroles scandaleuses et blasphématoires. Ainsi les juges entraînent avec eux leurs justiciables, par troupeaux, dans le gouffre de l’Enfer.

Pour corriger cet état de choses, il faudrait s’abstenir d’admettre dans les ordres sacrés, et particulièrement au sacerdoce, tant de personnes abjectes (innumerosae personae contemptibiles et abjectae vitae), sans instruction et sans mœurs, dont la vie inspire aux laïques le mépris des sacrements, si bien que, en certains lieux, « les prêtres sont considérés comme plus vils encore que les juifs ».

LE CLERGÉ RÉGULIER.

Il faut aussi s’occuper de la réforme des moines. Les moines, d’après les canons et les lois civiles, sont morts au monde. Le moine hors du cloître, c’est, par définition, le poisson hors de l’eau. Or, que voit-on ? Hélas ! Beaucoup de moines, qui n’ont du moine que l’habit, vivent sans aucune discipline, dans les prieurés ruraux, deux par deux, trois par trois. Ils vont dans les foires et trafiquent comme des marchands laïques ; ils se conduisent, au scandale du public, d’une manière que l’évêque d’Angers croirait honteux de préciser. Qu’on les ramène, ces vagabonds, ces religieux et ces religieuses (dont le cas est encore plus grave) dans les grands monastères, ou, tout au moins, qu’on les réunisse, au nombre d’une douzaine dans chaque maison rurale, en les soumettant à une autorité qui empêche les abus. Il est vrai que les héritiers des fondateurs de prieurés ruraux se plaindront, essaieront de remettre la main sur les biens donnés par leurs ancêtres, si les prieurés sont évacués ; il y a là une difficulté sérieuse, l’évêque le reconnaît, mais sans proposer de solution.

Que dire des excès de toutes sortes que les réguliers commettent au détriment des ordinaires ? L’évêque dit ce qu’il a vu : des moines qui, sous le couvert de leurs exemptions, et malgré les décisions du pape Boniface, « de sainte mémoire », admettent les excommuniés dans leurs chapelles, consacrent des mariages clandestins ou prohibés, répliquent insolemment aux observations qui leur sont faites à ce sujet, usurpent les dîmes et les autres droits paroissiaux sur les curés, le tout impunément, car le clergé séculier aime mieux laisser faire que d’interjeter tous les jours des appels coûteux en Cour de Rome. Les prieurs de Marmoutier vont jusqu’à s’opposer, par la force (vi armata et armati cum suis complicibus), à ce que les prélats jouissent, dans leurs prieurés, de l’hospitalité gratuite et des droits de réquisition.

LA COUR PONTIFICALE.

Ce n’est pas tout. Des multitudes de clercs sans mœurs affluent de toutes les parties du monde, à la Cour pontificale ; ils y obtiennent des bénéfices, « avec ou sans cure d’âmes », dans des pays où ils ne sont pas connus. Les prélats, obéissant aux ordres du pape, les admettent, et ces intrus mènent une vie telle que les églises sont ruinées, les peuples scandalisés, pendant que les candidats méritants, dont la foule est immense, ne peuvent pas être pourvus. Guillaume Le Maire est en mesure de citer une église cathédrale où, dans l’espace de vingt ans, trente-cinq prébendes ont été vacantes : l’évêque n’en a conféré que deux ; toutes les autres ont été données par le pape et les cardinaux.

L’évêque ne peut rien pour les clercs méritants du pays qui reviennent des écoles ; ceux-ci, pauvres, désespérés de l’inutilité des sacrifices qu’ils se sont imposés par amour de la science, n’attendant plus rien de l’Église, se marient ou entrent au service des princes : ce sont eux, ces dédaignés, qui, par la suite, s’attaquent le plus vivement aux libertés ecclésiastiques. On nous envoie à la place des étrangers, des Italiens, des barbares (peregrinae linguae et barbarae nationis), qui, pour la plupart, ne résident pas, et touchent les revenus d’églises dont ils n’ont jamais vu le crucifix.

LE CUMUL DES BÉNÉFICES ET LES HABITUDES DES CLERCS.

Un autre abus est le cumul des bénéfices. La même personne, quelquefois indigne, réunit sur sa tête jusqu’à quatre ou cinq dignités, dix ou douze prébendes, de quoi assurer une vie respectable à cinquante ou soixante personnes lettrées. D’où le découragement général, la décadence des études.

Enfin, pour terminer, la vie « monstrueuse et déshonnête » de la plupart des clercs bénéficiés doit être signalée. Quels habits, quel souci de la chevelure, des ongles et de la barbe, quelle magnificence dans les repas ! « J’ai vu, en beaucoup d’églises, des chanoines entrer, aux heures d’office, pour toucher leurs jetons de présence, et sortir incontinent. Pendant les offices, le chœur était vide. Quel exemple pour l’assistance ! Ou bien on a le spectacle des chanoines qui, au lieu de psalmodier, se forment en petits groupes, se racontent des nouvelles, troublent le service divin par leurs conversations et leurs rires. »

Tel est le mémoire de Guillaume Le Maire. L’évêque, homme prudent, modéré, n’a pas tout dit, mais tout ce qu’il a dit est corroboré par d’innombrables témoignages, de provenances diverses.

 

II. JEHAN ET BLONDE

Philippe de Rémi, sire de Beaumanoir, naquit vers 1250 d’une bonne famille du Beauvaisis. Après avoir passé une partie de son adolescence en Angleterre et en Ecosse, il entra au service de Robert de Clermont, le sixième fils de Saint Louis, en qualité de bailli de Clermont. Il se mit ensuite au service du roi, et fut successivement sénéchal ou bailli en Poitou, en Saintonge, en Vermandois, en Touraine, à Senlis. Il est connu comme l’auteur d’un livre, les Coutumes de Beauvaisis, où il a non seulement enseigné « le droit usé et accoutumé dans le comté de Clermont », mais posé pour la première fois les principes généraux du droit coutumier français. Cet administrateur, ce juriste, un des meilleurs prosateurs de l’ancienne France, avait aussi dans sa jeunesse — peu de temps après son retour d’Angleterre, entre 1270 et 1280 — composé des romans en vers. Le meilleur de ces romans d’aventures, Jehan et Blonde, dit avec raison H. Suchier, qui l’a publié, « peint mieux peut-être que de savantes dissertations les détails de la vie privée au XIIIe siècle ». L’auteur n’en a pas inventé la fable, qui se trouve dans des recueils de contes antérieurs et qui a fourni plus tard le thème du fameux Jehan de Paris. Mais ce n’est pas, dans Jehan et Blonde, la fable qui nous intéresse ; c’est le cadre et le milieu ou Beaumanoir l’a placée.

ANALYSE DU ROMAN.

Le roman de Jehan et Blonde commence par la réflexion qu’un jeune gentilhomme pauvre a mieux à faire qu’à rester chez lui, où il est à charge à ses parents. Il faut aller à l’étranger, chercher fortune ou sauver son âme, outremer, en Morée, ou ailleurs. Ainsi fit le héros de cette histoire, Jehan, fils aîné d’un chevalier qui, avec ses deux filles et ses quatre fils, habitait Dammartin en France. Le père de Jehan tenait son rang de son mieux : il avait une petite terre de 500 livres, mais chargée de dettes et d’assignations, car, en son âge mûr, il payait, « comme cela se pratique », les dettes contractées, « pour les tournois », dans sa jeunesse. A vingt ans, Jehan, afin de ne pas être à charge aux siens, prit le chemin de l’Angleterre, à cheval, 20 livres en poche, accompagné de Robin, son valet. Il passe le « ruisseau », de Boulogne à Douvres. Sur la route de Douvres à Londres, il rencontre le comte d’« Osenefort » (Oxford), un grand seigneur, qui savait fort bien le français (car il avait été en France pour l’apprendre), et qui le retient comme écuyer. Jehan, courtois et avenant, se fit si bien voir que le comte et la comtesse l’attachèrent au service de leur fille, nommée Blonde ; il tranchait devant elle à table. Après dîner, les ablutions faites, Jehan allait souvent « dans la chambre des dames » ; il y plaisait beaucoup, car il parlait le français, il était aimable, il savait jouer aux échecs, aux tables et aux dés.

Mais il devint amoureux ; si amoureux que, à table, il en oubliait de trancher et qu’un jour, absorbé dans ses pensées, il se coupa les doigts en tranchant. Blonde, émue de l’accident, mais qui n’en a pas deviné la cause, fait envoyer au malade des victuailles, notamment un chapon aux herbes, mais ces témoignages de sympathie sont sans effet. En vain le « physicien » du comte tâte le pouls du malade, examine ses urines. Enfin, parlant à sa dame, Jehan ose se confesser : « Guérissez donc, lui dit Blonde, et vous serez mon bon ami. » Mais elle ne l’aimait pas encore. Lorsque Jehan est guéri (ce qui ne tarde guère), elle le traite comme autrefois. Il s’en plaint tout doucement : « Vous étiez hors de sens, dit-elle ; j’ai agi pour votre bien ; mais ne croyez pas que je m’abaisse. » Rechute de la maladie. Cette fois, Blonde est touchée. La nuit, vêtue d’un pliçon d’hermine, elle entre dans la chambre de Jehan, qu’une lampe, dans une « verrière », éclaire. Elle ressuscite le mourant par un baiser, et lui sert, de ses belles mains, un poulet froid et du verjus. Dès lors, pendant deux ans, ils se virent toutes les nuits, mais en tout bien tout honneur. C’était une « douce vie » ; il l’appelait « douce dame », elle l’appelait « doux ami ».

Un jour, un messager venu de France apprend à Jehan que sa mère est morte, et que son père est mourant. Avant de se séparer, les deux amants ont une entrevue sous le poirier du jardin : ils conviennent que dans un an, jour pour jour, Jehan reviendra chercher Blonde. Puis le jeune homme prend congé du comte, qui lui promet, s’il revient, de le faire sénéchal de ses domaines.

Le père mort, Jehan hérite. Sur le conseil de ses amis, il va faire hommage au roi de France, à Paris, de la terre de Dammartin. Il plaît au roi, qui le tient quitte des droits de mutation, et qui l’aurait volontiers « retenu » à son service. Mais Jehan, dont les pensées sont ailleurs, présente, à sa place, ses trois frères, que le roi fit, depuis, chevaliers, maria et pourvut. Il paie, du reste, les dettes de son père (avec les « esterlins » qu’il avait rapportés d’Angleterre), et, par ses largesses, acquiert l’estime de ses voisins et du pays de Dammartin.

Cependant, à Osenefort, la comtesse était morte, et un très riche seigneur, le comte de Clocestre (Gloucester), avait demandé Blonde ; à grand-peine, Blonde avait obtenu de son père que le jour des fiançailles fut reculé jusqu’au terme fixé pour le retour de Jehan.

JEHAN ET LE COMTE DE CLOCESTRE.

L’année d’attente est presque écoulée. Voilà Jehan et le fidèle Robin de nouveau à Douvres, où ils font marché avec un marinier, qui les attendra nuit et jour, sur le bord de la mer. A Londres, devant l’hôtel où il est descendu, Jehan rencontre un cortège magnifique, écuyers, sergents, chevaliers, clercs, etc. Qui est-ce ? Un écuyer, qui « savait du langage de France » — il paraît que, pendant son long séjour en Angleterre, Jehan n’avait pas trouvé le temps d’apprendre le langage du pays —, lui dit : C’est le comte de Clocestre qui s’en va à Osenefort pour se fiancer à la demoiselle du lieu. Désespoir de Jehan, que Robin réconforte. Mais il n’y a pas de temps à perdre : Jehan se mêle à la compagnie du comte, puisqu’ils vont au même endroit.

En route, Clocestre l’aperçoit, à son costume, il reconnaît aisément que cet inconnu est français ; et il l’interroge dans sa langue, mais il s’exprime en charabia. Les Français du XIIIe siècle, qui avaient une répugnance invincible à apprendre une autre langue que la leur, se moquaient très volontiers de l’accent des étrangers :

Amis, bien fustes vous vené

Cornent fu vostre no pelé ?[3]

De leur côté, les Anglais s’amusent de l’étranger ; à ses réponses ironiques, dont ils ne comprennent pas le sel, ils le prennent pour un sot :

...Tout voir Francis sont

Plus sote c’un nice berbis[4].

En vue d’Osenefort, au coucher du soleil, Jehan se retire, et sa raison pour ne point accepter l’hospitalité qu’on lui offre excite encore l’hilarité de Clocestre : « J’ai vu autrefois par ici, dit-il, un très bel épervier : je vais voir s’il est pris au piège. » Cependant Blonde attendait Jehan sous le poirier du jardin, avec un coffret plein de joyaux. Ils partent, évitant les grands chemins. Ils chevauchaient la nuit. Le jour, ils se cachaient dans les bois. Robin allait aux provisions dans les villages, d’où il rapportait des pâtés ; il s’était précautionné de vin, car ils n’en ont pas en Angleterre. La nappe était mise sur l’herbe verte, piquée de muguets, et on dînait sous la ramée.

Au moment où les amants s’enfuyaient, les deux comtes d’Osenefort et de Clocestre se congratulaient dans la grande salle du château d’Osenefort, devant les tables dressées pour le festin de fiançailles. Avant de manger, Clocestre exprime, courtoisement, le désir qu’il a de voir Blonde. On la cherche. Tandis qu’on la cherche, le bon seigneur dit la rencontre qu’il a faite, sur la route, d’un sot Français, et l’histoire de l’épervier. Mais Blonde a disparu. Son père, homme expérimenté, comprend tout ; il reconnaît Jehan : « On s’est moqué de vous, dit-il ; l’épervier, c’était ma fille. » Du reste, il prend très bien son parti de ce qui vient de se passer.

LE COMBAT.

Il n’en est pas de même de Clocestre, qui, outré, s’empresse de faire garder tous « les ports de la mer ». Lui-même se rend à Douvres, où sont les fugitifs. Robin, détaché en éclaireur, est informé du danger ; il se procure des armes, pour son maître et pour lui. Jehan revêt une épaulière de bourre de soie, un haubert, un pourpoint ; il se coiffe d’un bacinet ; et Blonde lui ceint l’épée. Au clair de lune, sur la grève, un combat singulier s’engage entre Clocestre et Jehan, qui, naturellement, est vainqueur. Suit une bataille avec les gens du comte, où les guisarmes du fidèle marinier et de ses garçons font merveille contre les armures des chevaliers anglais. Jehan est blessé ; mais, après la traversée de la mer, un médecin de Boulogne a tôt fait de le guérir. En trois étapes, par Hesdin et Corbie, les amoureux, partis de Boulogne, arrivent à Clermont en Beauvaisis. De là à Dammartin, où les sœurs de Jehan, prévenues, avaient préparé une réception : poissons et viandes à foison, vins d’Orléans et d’Auxerre, tout le monde en habits de fête. Vingt chevaliers tendent le bras pour aider la belle étrangère à descendre ; ses futures belles-sœurs l’embrassent et la mènent dans les chambres, pour changer de vêtements. Dans la « salle », c’est une foule de chevaliers et de sergents qui se répandent en compliments ; Jehan, dont l’éducation est accomplie, les « sert » et « honore » tous comme il faut. Tous mangent et boivent à volonté, et « carolent » (dansent en rond) après souper, jusqu’au jour du lendemain.

LA NOCE.

A la noce, qui ne tarda pas, on vit cent chevaliers, deux cents dames, tant pucelles que demoiselles, et jusqu’à trente ménestrels. Ce jour-là, Blonde avait une cotte de drap d’or et un manteau dont les agrafes valaient bien quatorze marcs ; ses beaux cheveux étaient tressés, son aumônière et sa ceinture étaient ornées de pierreries et de perles. Après la messe, dîner ; après dîner, harpes, caroles, chansons ; le soir, souper ; après souper, caroles ; un coup de vin avant de se coucher, suivant l’usage. Enfin les hôtes se retirent. Jehan, « pour honorer sa douce amie », « retient » dix chevaliers qui, désormais, serviront dans sa maison.

Jehan avait encore deux choses à souhaiter : obtenir le pardon du comte d’Osenefort, recevoir la chevalerie. D se présente, à Paris, au roi Louis. Or le roi a été informé des aventures du héros. Il lui donne Dammartin, Montméliant, qui vaut plus de six mille livres, avec le titre de comte. Il l’en investit « avec son gant ». Il ordonne à « celui qui porte son sceau » d’écrire, en son nom, une lettre à Osenefort, pour informer le vieux comte que sa fille n’a point dérogé. Cette lettre, deux chevaliers, conseillers du roi, la porteront en Angleterre. La joie de Jehan est extrême : il eût baisé les souliers du roi ; il sert devant lui à table ; et, le soir, il va sur la rivière de Seine, pour s’amuser (« en déduit »), jusqu’à l’heure du coucher.

Le comte d’Osenefort est aisément apaisé par la lettre du roi Louis. Il part avec trente chevaliers, dont les harnachements et les manteaux sont uniformes, soixante écuyers et quatre-vingts chevaux ou sommiers chargés de présents. A la nouvelle de son approche et de l’arrivée du roi, la ville de Dammartin est en liesse : les rues, qui résonnent du bruit des « buisines », des tambours et des cors sarrasinois, sont couvertes de toiles de lin, « si dru que l’on ne voit plus les nuages » ; aux fenêtres pendent les draps d’or et d’écarlate, fourrés de vair, de gris et d’hermine. On se porte au devant du roi, de la reine et du comte : les dames chantent des chansons, et les chevaliers répondent ; « la plaine retentissait de la joie qu’ils démenaient ». Enfin un grand dîner réunit, autour des tables dressées sous un pavillon, le roi, la reine, le beau-père, le gendre et la fille réconciliés, avec leur suite. Le roi conduisit Blonde « par le doigt » ; et la reine fut conduite, de la même manière, par le comte d’Osenefort. Après les ablutions finales, les ménestrels viellèrent. Jehan, et ceux qui devaient être faits chevaliers le lendemain, s’allèrent « mettre en un peu d’eau », c’est-à-dire prendre un bain ; vêtus d’une cotte, de linges blancs et d’un manteau, ils passèrent la nuit dans l’église ; un ménestrel viellait devant eux, pour les distraire. Au matin, la messe entendue, ils goûtèrent quelque repos ; puis le roi, leur ayant ceint l’épée, leur donna le soufflet symbolique, la « colée ». Telle était alors la forme de l’investiture chevaleresque.

Jehan, comte de Dammartin-en-Goële et d’Osenefort (après la mort de son beau-père), maria en bon lieu tous ses frères, toutes ses sœurs, et Robin et le marinier qui épousèrent des bourgeoises de Dammartin. L’auteur du roman le loue d’avoir été, par la suite, le modèle du bon seigneur : toujours entouré d’une belle « maisnie », il ne savait pas être seul. Jehan et Blonde aidaient les pauvres nonnains, mariaient les pauvres femmes, donnaient des terres et de l’argent à ceux qui voulaient « querre honneur » ; ils honoraient « Sainte Église ». Le « commun » les aimait beaucoup parce qu’ils faisaient « pour la pauvre gent » ce qu’ils devaient, et donnaient largement du leur.

La morale de cette histoire, c’est qu’il faut « quérir honneur ». Mais comment ? Ce n’est pas en faisant l’usure, ni en médisant ; c’est en étant doux, courtois, débonnaire, loyal, et en sachant plaire à tout le monde, parler et se taire à propos. D’ailleurs, le premier devoir est d’acquérir, mais le second de dépenser :

Jehans conquist par son savoir

S’amie et grant planté d’avoir.

Mais en tere rien n’emportèrent

Fors chou que pour Dieu en donnèrent...

Or soit donques cascuns viseus

De bien despendre et bien aquerre...

 

III. BAUDOUIN DE SEBOURC

Baudouin de Sebourc est une œuvre tout à fait typique des premières années du XIVe siècle. L’auteur anonyme de ce poème héroï-comique, un Wallon, était français d’esprit. Son roman, d’énormes proportions, diffus, poncif, fantastique, est une quasi-parodie des anciennes épopées, très vivant dans les parties originales, descriptives ou satiriques. Tel roman, tel public. Le public du temps de Philippe le Bel est peint dans Baudouin de Sebourc, et qui a lu Baudouin de Sebourc sait ce qui plaisait à ce public. On n’entreprendra pas ici de résumer un poème qui s’épanouit de toutes parts en branches parasites, grossièrement entrelacées. Il suffira de détacher quelques-uns des principaux épisodes.

Le roi de Nimègue ayant été, pendant une croisade, livré aux Sarrasins par un traître, Gaufroi de Frise, ce Gaufroi épousa sa veuve. Elle avait quatre enfants : pour soustraire le puîné, Baudouin, à la haine de son beau-père, elle le confia à un chevalier, qui mourut en le confiant à son tour au seigneur de Sebourc. Baudouin fut élevé, jusqu’à sa seizième année, au château de Sebourc, comme le fils de la maison : il n’avait pas encore de barbe qu’il lui suffisait de parler à une dame pour que cette dame fût battue en rentrant à la maison, tant était grande la jalousie qu’il inspirait aux maris. Il parut pour la première fois, en public, au tournoi de Valenciennes. Chaque chevalier avait avec lui deux écuyers ; Baudouin était un de ceux du sire de Sebourc : avant la fin de l’assemblée, il avait déjà été vingt fois au poteau où c’était l’usage d’attacher les chevaux conquis sur des adversaires désarçonnés ; les hérauts d’armes chantaient ses louanges ; la sœur du comte de Flandre était amoureuse de lui ; le comte de Flandre et de Hainaut le prenait à son service.

Cependant la fille du sire de Sebourc allait accoucher ; le sire de Sebourc pria Baudouin de s’avouer responsable et de réparer sa faute : « Je vous rendrai ce que je vous dois, répondit Baudouin ; mais je ne puis me marier ; l’homme qui se marie est un sot. » A part soi, Baudouin pensait qu’il se marierait volontiers avec la dame de Flandre, plus « riche d’avoir et d’amis » que la demoiselle de Sebourc. Madame Blanche ne lui avait pas laissé ignorer ses sentiments. Un jour, il s’enfuit avec elle. Ici commencent les aventures du héros.

Baudouin et Blanche traversèrent d’abord la France, où ils dépensèrent tout l’argent qu’ils avaient emporté. Les voilà réduits à la misère, car Baudouin « ne savait rien faire », et madame Blanche non plus. Il ne lui restait qu’à s’engager quelque part, suivant l’usage du temps, en qualité de « soudoyer ». Il cherchait un engagement lorsqu’un jour, dans un village d’Allemagne, au lever du soleil, il eut l’idée d’entendre la messe. Le prêtre qui la disait, troublé par la présence de Blanche, dépêche l’office et s’empresse d’inviter les deux amants à dîner. Mais ses intentions ne sont pas pures. Il cherche à se débarrasser de Baudouin, d’abord en le faisant boire, ensuite par trahison. Il va voir le maire en secret, pour dénoncer son hôte : c’est quelqu’un qui lui doit cent livres ; il faut l’enfermer « dans la tour » de la commune, jusqu’à ce qu’il ait payé. « Jamais personne, en vérité, dit le maire, n’eut autant l’air d’un voleur ; mais il est très vigoureux ; amenez-le moi dans la tour, et il n’en sortira plus. » Au cours d’une promenade, Baudouin, sans défiance, se laisse persuader, en effet, d’entrer dans la geôle communale, dont les portes sont aussitôt verrouillées. Mais, quand il se voit surpris, enfermé avec le maire et ses sergents, il n’en fait qu’une bouchée, et il saisit le curé, qui se cache sous un banc :

Vous ne m’eschapperez, par ma foi, dominus...

Se vous n’issiés de la, par Dieu, sire Gerin,

Che banc aprenderai qu’il parlera latin...

La population s’ameute. On tire à l’arbalète contre Baudouin, qui un écu au bras, fait crouler sur les assiégeants les pierres des créneaux. Cependant le chevalier, sire du village, arrive au bruit. Il s’informe près de Blanche, qui lui dit tout. Il arrête les assaillants, et donne à Baudouin son pardon pour ses hommes qu’il a tués. Quant au prêtre, que Baudouin a épargné à cause de son caractère sacré, mais qu’il a fait cependant « saigner plein un bassin », le chevalier se charge de le punir. Il le fait déshabiller et jeter dans la rivière. C’était l’hiver. Le malheureux en mourut. Voici les réflexions que son sort inspire au jongleur :

Pleüst a Jhesu Crist et a son digne non,

Tout li prestre qui ont telle condition

Fuissent ensi servi et de telle fachon...

Digne coze est d’un prestre quand il fait che qu’il doit...

Car il scet l’Escripture, et toute la conchoit.

Mais chius qui mains en scet, c’est chius qui miez i croie.[5]

Un jour que Baudouin et Blanche n’avaient pas un sou vaillant, ils aperçurent des tentes dressées autour d’un château assiégé. « Puisqu’il y a guerre dans ce pays-ci, dit Baudouin, nous voilà riches. » Blanche s’habille en écuyer, pour éviter les réflexions des ribauds, que son ami prévoit. Ils descendent, tous les deux, au cabaret, et Baudouin se fait servir du meilleur vin (Qui volontiers boti vin, Dieu li scet bien aidier), du pain, de la chair salée. Baudouin s’informe des causes de la guerre, car il n’aurait pas voulu combattre contre le droit ; mais il se trouve justement que les assiégeants ont raison. N’ayant rien pour payer son écot, il laisse son écuyer en gage, et s’en va « querre soudées », c’est-à-dire s’enrôler. Le maréchal de l’ost des assiégeants « met son nom en escrit », et l’accepte. Le lendemain, il se jette dans la mêlée, vêtu d’un hoqueton et d’une cotte de fer, tête nue, à l’effroi comique du cabaretier qui voudrait lui mettre au moins un pot de fer sur le chef. Inutile de raconter ses exploits extraordinaires. A lui seul, il remporte la victoire.

Baudouin et Blanche s’embarquent ensuite pour la Terre Sainte ; mais le hasard fait qu’ils abordent sur les côtes de la Frise, près de la ville de Lusarche.

PERCEPTION D’UNE MALTÔTE A LUSARCHE.

Or, en ce temps-là, le roi Gaufroi de Frise avait envoyé de ses gens à Lusarche pour « lever une taille » sur le commun, et une décime sur le clergé. La ville était pleine de « sergents » et de « bedeaux » des collecteurs. Tous les « hommes des métiers » devaient payer la maltôte. Ceux qui protestaient étaient pendus. Un incident s’était produit. Le bedeau Gautier, qui, lorsqu’il parlait aux contribuables, « roulait les yeux comme un diable », avait exigé brutalement la maltôte d’un boucher ; mais, au moment où il allait ramasser l’argent sur l’étal, il avait eu la main tranchée, net, d’un coup de hache. Le boucher s’était enfui en France ; et les autres percepteurs étaient devenus moins arrogants à la boucherie, car il n’est rien de tel que d’oser :

Qui monstre bonne ciere a moitiet est sauvez

Et li chetis couars est ades déboutez.

Baudouin entre dans la ville. Sur la place du marché, un garçon d’hôtel le racole ; il le suit. L’hôtesse est en pleurs. Son mari est-il mort ? Non, elle ne pleurerait pas pour cela. Mais sa fille doit se marier, et les gens de Gaufroi exigent, soit la moitié de la dot, soit ce que l’on a appelé, de nos jours, « le droit du seigneur ». Baudouin, indigné, sera le champion d’une si juste querelle. Il pénètre dans le château de la ville, où les gens de Gaufroi mangeaient, et les occit. Il harangue ensuite les bourgeois : il ne veut pas « déshériter » le seigneur légitime du pays ; mais si Gaufroi ne pardonne pas ce qui vient de se passer, il les aidera à se défendre. On l’acclame ; il est maître de la ville.

Gaufroi, informé de ces événements, convoque aussitôt les nobles et les non-nobles de Frise pour assiéger Lusarehe. Dans la ville révoltée, la cloche du beffroi est mise en branle. Baudouin n’a qu’un conseil à donner : c’est de « horions frapper » ; si les bourgeois ne sont pas de cet avis, qu’ils le disent : il est prêt à partir. Mais ils lui jurent fidélité. Le combat s’engage devant les murs. Pourtant Blanche, inquiète, prévoit que l’affaire tournera mal ; comment compter sur une telle populace ? Des bourgeois ne sont jamais sûrs :

Ils vous ont, par leur foy, grand loiauté jurée,

Mais amour de commune est mout tost trespassée...

« Dame, répond Baudouin, c’est dans le bon droit que j’ai confiance. Les seigneurs qui taillent leurs gens, comme l’a fait le maître de Lusarche, font une chose abominable :

Diex ne commanda mie

As prinches et as rois de honnir lor maisnie,

Ains les a ordenés, en cheste mortel vie,

Pour garder lor païs... »

Toutefois, Blanche avait raison. Par trahison, Gaufroi prend la ville. Mais comme l’auteur du roman a résolu de conduire ailleurs son héros, il n’hésite pas à lui prêter, en cette occasion, une conduite peu brillante. Vaincu, Baudouin s’en va, tout simplement ; et les bourgeois, qu’il abandonne, sont châtiés par Gaufroi avec une rigueur terrible.

BAUDUIN A SEBOURC,

Passons sur d’absurdes et monotones aventures dans les pays d’Orient, qui occupent quatorze années et plusieurs milliers de vers. Baudouin est de retour à Boulogne. L’idée lui vint d’aller voir son bâtard, au donjon de Sebourc. Il s’habille, à cet effet, en moine noir et se fait tonsurer. Il passe à l’abbaye de Saint-Amand. L’abbé, voyant « ses poings carrés », le traite à merveille : bon souper, bon gîte et le reste. Il arrive enfin à Sebourc, dont le sire a suivi le comte de Flandre en Terre Sainte. Il se présente comme ayant obtenu, par l’entremise de son oncle, « cardinal d’Avignon », des bulles qui lui permettent de confesser et d’absoudre, au nom du pape lui-même. On va voir le curé du village, qui passe pour un latiniste. Il entame la conversation en latin ; Baudouin, qui ne comprend pas le latin, hoche la tête, cligne des yeux, montre ses poings. Le curé, peu rassuré, se hâte de déclarer que les bulles sont authentiques, et, du haut de la chaire, exhorte ses ouailles à se confesser au saint homme de passage. Cependant, Baudouin le prend à part et lui dit tout : il craignait un peu d’être trahi, observe l’auteur, car il se souvenait du prêtre d’Allemagne ; mais celui-ci ne souffla mot. Baudouin confesse donc la dame de Sebourc, ce qui l’amuse beaucoup. Il entend aussi la mère de son bâtard, et apprend d’elle qu’il a eu un successeur en la personne d’un damoiseau du pays...

A rire commencha, dessous son chaperon,

Si haut que le chapele en retenti...

Puis dist à la dansele, a moult basse raison ;

« Pensés de mons bastard, n’en faites se bien non,

Car, quant je porrai miex, je li ferai raison... »

Et reconnu, il se sauve, poursuivi par les fourches des paysans.

Cependant le traître Gaufroi avait épousé la sœur du roi de France Philippe, dont le fils aîné guerroyait en Gascogne contre les Anglais. Il pensa que s’il empoisonnait le roi et son fils, le royaume de France, « qui n’a pas son pareil au monde », lui reviendrait. Il empoisonna donc le roi, et se fit proclamer régent. C’est le moment que choisit Baudouin de Sebourc pour se mesurer, une dernière fois, avec l’ennemi des siens.

LA COUR DU ROI GAUFROI.

Au palais, à Paris, Gaufroi, entouré des barons français, tient le parlement. Un avocat ôte son chaperon : sa cliente, une demoiselle de haute extraction, se plaint que le comte d’Anjou, son suzerain, l’empêche de se marier à son gré ; le comte, qui la veut pour lui, prétend qu’elle est serve et soumise, quant au mariage, à son autorisation. « La dame, dit Gaufroi, est jeune ; le comte d’Anjou est vieux ; ils seraient mal assortis. » En conséquence, le comte d’Anjou est débouté, au milieu de l’approbation générale. Cependant Baudouin paraît : « Voici mon gage de bataille, dit-il ; mais avant de nommer qui j’accuse, je veux savoir si l’appel est reçu en France, et ce que l’on fait à celui qui ne défend pas son champ, en combat judiciaire. » C’est la coutume de France, lui dit-on, que lorsqu’un homme a été « appelé » dans les formes, il désigne son champion, ou se défend en personne, sinon, il est « pendu au vent ». « Or donc, dit Baudouin, j’accuse Gaufroi, ici présent, d’avoir enherbé (empoisonné) le roi de France, et de vingt autres trahisons. » En vain Gaufroi lui conseille-t-il d’aller cuver son vin. L’appel est régulier, sérieux. Et le comte d’Anjou, qui n’a pas digéré l’injure de tout à l’heure, ferme soigneusement les portes, pour que personne ne s’en aille.

DUEL JUDICIAIRE.

Suit le récit d’un duel judiciaire, du genre de ceux que les bourgeois de Paris virent s’engager plus d’une fois, en présence de la Cour, au commencement du XIVe siècle. Gaufroi endosse d’abord un « volequin », puis un « jaserant », et par-dessus, une armure d’acier, des chausses de fer, une gorgerette pisane ; il s’arme d’un couteau, d’une « miséricorde » et d’un « espoy » ; en cet équipage, il saute à cheval, sans étrier, et prend la lance et l’écu ; on lui lance le heaume sur la coiffe. Le « champ » était hors des murs de Paris, nivelé, entouré d’un « cordis ». Il y avait une foule des spectateurs. D’abord parut, à l’intérieur du « cordis », l’appelant, Baudouin de Sebourc, conduit par le prévôt qui avait été le chercher au Châtelet. Des reliques étaient là ; il les baisa, fit oraison. Gaufroi vint les baiser à son tour, affirmant son innocence. Le combat lui-même, minutieusement décrit, ressemble à tous les combats. L’issue en est trop certaine. Mais la fin est odieuse. Gaufroi, couvert de blessures, est traîné aux queues des chevaux ; on lui fait tendre le corps « comme arc d’arbalétrier » ; les cuisiniers du palais l’affublent d’une couronne d’oignons ; les barons de France l’entourent et se moquent de ses souffrances...

Ce dernier trait, qui attribue aux « barons de France » des mœurs de cannibales, avertit le lecteur que l’auteur de Baudouin de Sebourc a pris de grandes libertés avec la réalité ; mais sa manière d’embellir, pour plaire, est elle-même instructive.

 

IV. LES FABLIAUX

Les auteurs de fabliaux et de contes à rire ont donné à leurs historiettes, dont le thème est souvent banal, la couleur du temps où ils vivaient. Malheureusement, presque tous les fabliaux sont sans date : la société qu’ils décrivent, ce n’est pas la société du temps de Philippe Auguste ou celle du temps de Saint Louis, c’est la société française, de Philippe Auguste aux Valois.

LES CHEVALIERS.

Clercs, chevaliers, bourgeois et vilains sont dessinés, dans les fabliaux, d’une pointe fine et sèche. Mais ces poèmes populaires sont, naturellement, sobres de détails sur le monde aristocratique. Ce n’est pas là, c’est dans les romans comme le Châtelain de Couci qu’il faut voir comment la vie s’écoulait dans ces beaux manoirs rustiques du nord de la France, riants, somptueux, élégants, entourés de préaux et de vergers, si différents — Brunetto Latini l’a remarqué — des sombres forteresses où s’enfermaient alors les seigneurs de Toscane et de Lombardie. Les chevaliers que les rimeurs de fabliaux ont campés, de préférence, dans leurs contes, sont ces « tournoyeurs » qui n’ayant, pour tout bien, que leur cheval et des armes, escomptaient les bénéfices des tournois et de la guerre. En temps de paix, et lorsque les tournois étaient défendus, les chevaliers de cette espèce mettaient en gage leur « surcot » et leur « robe fourrée » pour avoir de quoi dîner, et se promenaient sur les routes. On nous raconte leurs repues franches (Du chevalier qui fist... ; Du prestre et du chevalier) : ce sont des filouteries. Le « chevalier tournoyecir » des fabliaux est de la famille des truands, si richement représentée dans la littérature du Moyen Age.

LE CLERGÉ.

Ce qui est dit du clergé dans les fabliaux, voire même dans les contes dévots, tels que les Miracles de la Vierge par Gautier de Coinci, confirme les renseignements donnés par les statuts synodaux, les procès-verbaux de visites épiscopales et les sermons. Le curé, dans les fabliaux, est presque toujours un bon vivant, qui passe agréablement son temps, dans la plus belle maison du village, avec la « prêtresse », sa femme. En voici un, dom Silvestre. Il aime les repas fins ; il se régale de porc, de lapin, de chapons à l’ail et au poivre, de poissons, de pâtés, de gâteaux. La table ôtée, dame Avinée, sa « prêtresse », apporte des noix, des fruits, de la cannelle, du gingembre, de la réglisse, avec des flacons de vin, « vermeil et blanc, clair comme larme », que l’on boit au coin du feu, en jouant aux dames et aux échecs. Les lits du presbytère sont excellents, couverts de « blancs draps de lin ». La prêtresse et ses enfants ont de beaux habits :

Bonne cote ot et bon mantel,

L’un d’escuireus, l’autre d’aigniaus ;

S’ot deus peliçons’ bons et biaus,

Dont assez parloient la gent.

La « prêtresse », la « femme au prêtre », ne paraît pas avoir occupé alors dans la société villageoise une position honteuse, ni même fausse : les honnêtes femmes l’invitaient « à venir chez elles », au même titre que la femme du prévôt ou celle du forestier ; à l’église, elle s’asseyait au premier rang. Ces unions étaient acceptées. Un prêtre, irrité contre sa « prêtresse », menace de la chasser, pour lui faire honte en public. Le bruit courait cependant que, changées après leur mort en juments noires, les compagnes des curés étaient, en punition de leur indignité, éternellement chevauchées par le diable ; et les évêques zélés faisaient de leur mieux, pour diminuer le nombre des ménages cléricaux ; mais, au XIIIe siècle, la plupart des prélats ont lutté sans conviction : la réforme était trop difficile. D’ailleurs eux-mêmes, quelquefois, ils n’étaient pas irréprochables. Certain évêque de Bayeux, dit un de nos jongleurs, avait ordonné à un curé d’« ôter sa femme de sa maison », ou d’observer diverses abstinences. Le curé préféra les abstinences ; encore sut-il les tourner : il avait promis de ne plus manger d’oie, il mangea du jars ; de ne plus boire du vin, il en huma ; enfin il s’arrangea pour surprendre l’évêque en bonne fortune, ce fut la fin de la persécution :

Li evesques commence a rire

Et dit : « Or m’as espié.

Et bien surpris et engignié.

Or te doin je congié de boivre

Et de mangier pouçins au poivre,

Et œs quant tu en voudras ;

Et avœc toi ta fame auras.

Si garde que mais ne te voie... »

Au XIIIe siècle, en France, comme dans les villages de Russie au début du XXe siècle, la supériorité morale et intellectuelle du prêtre sur ses ouailles était, ordinairement, presque nulle. Dans les fabliaux, si un curé croise, sur son chemin, une poule grise, il voit là, comme le premier venu, un signe de mauvais augure ; s’il rencontre sur la grande route des gens qui lui proposent une partie, il s’arrête, et, après s’être assuré que ses partenaires sont en fonds, il joue jusqu’à son cheval. Quant à ses exploits galants, c’est pour les jongleurs un thème inépuisable. Et quand ils le traitent, ce thème, c’est, contrairement à leurs habitudes de bonhomie inoffensive et narquoise, sur le ton de la colère et de la haine. Gautier, l’auteur de Connebert et du Prestre taint, est d’une incroyable violence. Les invectives de Rutebeuf contre les moines ont le même accent passionné :

Fauz papelars, fauz ypocrites,

Fauce vie meneiz et orde.

Qui vos pendroit a votre corde,

Qui est de tant de leus noée,

Il auroit fait bone jornée...

LA POPULATION DES VILLES.

La ville, la rue, voilà le véritable terrain du rimeur de fabliaux. Les bourgeois, les misérables, voilà ceux qu’il peint le mieux, car il les a vus de près ; il a vécu dans les bas-fonds, et c’est sur les bourgeois qu’il compte pour entretenir sa vie.

La description des accessoires, très sommaire d’habitude dans les fabliaux et les contes, est parfois, quand la scène est à la ville, relativement assez ample. Les jongleurs nous introduisent dans la boutique du rôtisseur, du fruitier, dans la rue « des espiciers » où, devant les portes, les garçons « battent les mortiers ». Des pièces comme le Dit des marcheans, le Dit des fevres, le Dit des boulangiers, abondent en détails pittoresques.[6] Et, quand la scène est à la ville, les portraits, les tableaux, comme le décor, sont particulièrement précis.

MARTIN HAPART.

Le portrait de l’usurier d’Avranches, Martin Hapart — le type du bon bourgeois français du Moyen Age, matérialiste, esprit fort, égrillard, économe, qui ne croit pas aux miracles et déteste les frocards —, est, par exemple, d’une vigueur admirable :

Il estoit plaideour molt grant,

Sage et gaillart,

On l’apeloit Martin Hapart.

Il hapoit de chascune part.

Martin Hapart haïoit moustier

Sur toute rien et le sermon

Les mesiaus et les potenciers

Et les gens de religion...

Sa femme, inquiète pour le salut d’une âme si peu dévote, le presse de faire avec elle un pèlerinage au Mont-Saint-Michel. A quoi Martin répond vertement :

Martin dist que foie gens sont

D’aler saint Michel aourer,

Quar il n’i a de li noient.

II n’i a riens que un moustier

Et un grant ymage d’argent ;

Saint Michel n’est c’un pou de vent ;

Dieu le créa,

Ne char ne sanc ne li donna,

Pors les eles dont il vola.

La bonne femme, scandalisée, réplique que ceux qui vont repentants au pèlerinage du Mont sont sûrs d’avoir leur lit au paradis :

Ou quel paradis ? dist Martin.

Il n’est paradis fors deniers

Et mengier et boire bon vin

Et gésir sus draps déliez.

Il n’i a riens de saint Michiel,

Fors les parois

Et l’ymage que le biau rois

Fist paner de ses viex orfrois !

LES TRUANDS.

Dans les fabliaux et les poèmes similaires paraissent, plus souvent encore que les citadins riches, du genre de Martin Hapart, les truands des deux sexes qui grouillaient dans les bas quartiers des villes. Dans cette galerie des gueux figurent, avec un relief extraordinaire, les débardeurs de la" Grève de Paris, insouciants et ivrognes ; les joueurs de « tremerel » ; les écornifleurs, experts en l’art de dîner sans payer et de se moquer des gens sans avoir l’air d’y toucher ; dame Hersent, l’entremetteuse ; dame Auberée, à l’énergique surnom ; Boivin, l’illustre mystificateur ; Thibaut, l’écumeur de barrière ; et cet autre, dont la profession ne saurait être définie :

D’un valet vous vuel conte faire

Qui n’a voit mie grand avoir ;

Neporquant bien vestuz estoit

Cotte et mantel d’un drap avoit.

Et nueve espée et uns nués ganz.

Beax valiez ert et avenanz ;

Entor .XXVI. ans avoit.

Nul mestier faire ne savoit...

LES TROIS DAMES DE PARIS,

II y a dans les fabliaux des tableaux de mœurs populaires, d’après nature, qui sont de véritables chefs-d’œuvre. On en jugera par un exemple : le Dit des III dames de Paris, dont l’auteur, Watriquet Brassenel, de Couvin, un des derniers faiseurs de fabliaux, était, vers 1320, très apprécié dans les cours princières de Flandre, de Hainaut et de Brabant. La scène se passe à Paris. La femme d’Adam de Gonesse, Margue Clouve, et sa nièce Maroie Clippe font un matin la partie d’aller manger pour quatre deniers de tripes dans un nouveau cabaret. En route, elles rencontrent dame Tifaigne, marchande de coiffes, qui leur recommande un endroit où le vin est excellent. A la taverne « des Maillez », elles boivent abondamment. Elles avaient déjà dépensé une quinzaine de sous, quand Margue Clouve proposa de commander une oie aux aulx, avec des galettes chaudes :

Lors commença Margue a suer

Et boire a grandes henapées.

En poi d’eure erent eschapées

Trois chopines par mi sa gorge.

« Dame, foi que je doi saint Jorge,

Dist Maroclippe sa commere,

Cis vins me fait la bouche amere,

Je veul avoir de la garnache »...

— « S’aporte gauffres et oublées,

Fromage et amandes pelées,

Poires, espices et des nois

Tant, pour florins et gros tournois,

Que nous en aions a plenté »

Cilz i court ; et elle a chanté

Par mignotise un chant nouvel :

Commère, menons bon revel,

Tieus vilains l’escot paiera

Qui ja du vin n’ensaiera.

Le grenache est en un clin d’œil « lapé, englouti ». Chacune en redemande un quart. Maroie Clippe déguste le sien avec une respectueuse lenteur. A minuit, on va danser dans la rue ; le superflu des habits est laissé en gage à Drouin, le cabaretier, qui n’est pas tout à fait payé. Les voilà parties, trébuchantes, dans la nuit, la bise et le vent ; elles fredonnent : Amours, au vireli m’en vois. Au détour d’une ruelle, quelqu’un les dépouille des vêtements qui leur restent, et les jette par terre à coups de poing. Ici la fantaisie du jongleur s’élève à l’horreur tragique :

Qu’en diroie ?

Ainssi les lessa toutes nues,

Trebuschies en deux monciaus

Plus emboées que pourciaus...

La jurent a moût grant vilté

L’une sus l’autre, comme mortes,

Tant que partout guichez et portes

De la cité furent ouvertes...

Chascuns i acourt pour veoir...

Pour mortes les tenoient toutes ;

Testes et mains avoient routes,

Et touz sanglens cors et visages.

Tous disoient, et folz et sages,

C’on les avoit la nuit murdries...

………………………………..

Si furent au moustier portées

Des Innocens, et enterrées

L’une sus l’autre, toutes vives.

Cependant, elles se réveillent, la nuit venue, et sortent du charnier, souillées de la pourriture des cadavres sur lesquels on les a mises ; mais, nullement dégrisées, elles reprennent aussitôt la sarabande interrompue :

Mout erent ordes et puans,

Si com gens povres et truans

Qui se couchent par ces ruelles.

Souvent les oïssiez huchier.

« Druin, Druin, ou es alez ?

Apporte trois harens salez

Et un pot de vin, du plus fort...

Et si clorras la grant fenestre. »

Mais il fait si froid qu’elles se pâment et s’écroulent de nouveau dans la boue, le visage contre terre. A l’aube, on les retrouve dans la rue, au même endroit, dans le même état que la veille. Le fossoyeur des Innocents n’en revient pas :

« Oiés, seigneur pour Dieu merci,

Coment sont eles revenues.

En terre les mis toutes nues

L’une seur l’autre en une fosse...

Comme eles sont de vers chargies

Enterrées et demengies,

Les cors noirs et delapidés !

Touz li cuers du ventre m’en tremble.

……………………………………..

Ainsi qu’ils parloient ensemble

S’est dame Tifaigne escriée,

Qui revint un poi en mémoire :

« Druin, raportez-nous a boire !

— Et moi aussi, dist Maroclippe

Je veul de la nouvelle tripe ».

Ainssi sont relevées toutes

Dessivres, fêles et estoutes...

Et chascuns de paour s’enfuit,

Qui cuident ce soient Mauffez...

LES « VILAINS » DE LA CAMPAGNE.

Les « vilains » de la campagne tiennent aussi une large place dans la collection de nos vieux contes à rire. Beaucoup de jongleurs du Moyen Age, qui gagnaient leur pain quotidien en amusant les gens riches, ont décrit avec complaisance, sans la plaindre, pour s’en moquer, la détresse des « vilains », mal logés, mal nourris, malpropres, hirsutes, laids et difformes, durs, stupides et fermés. C’est un lieu commun de la littérature courtoise des XIIe et XIIIe siècles « que jamais serf ne peut bien faire », qu’il est indigne de pitié aussi bien que de confiance. Les vilains, au gré de la plupart des jongleurs, ne sont pas assez durement traités. Dieu, qui déteste leur race, les a donnés aux seigneurs pour qu’ils les servent, taillables et corvéables sans merci. Si le vilain se plaint, qu’on le mette en prison. S’il a fait quelque économie, qu’on la lui prenne.

A-t-il la prétention de manger de temps en temps de bonnes choses ? Qu’on l’en empêche :

Ils deüssent mangier chardons

Roinsces, espines et estrain.

Et deüssent parmi les landes

Pestre avœc les bues cornus,

A quatre piez aler toz nus.

Dans les fabliaux proprement dits ces exagérations haineuses ne se rencontrent pas souvent. Mais les vilains n’y sont pas non plus ménagés de parti pris. Loin de là. On leur attribue d’incroyables naïvetés. Sa femme met « le vilain de Bailleul » au point de tout voir sans rien croire, en lui persuadant qu’il est mort. Brifaut, qui va au marché d’Abbeville pour vendre la toile filée par sa ménagère, se la laisse escamoter et fait des excuses à son voleur ; etc.

Pas si bêtes, cependant ; car les jongleurs’, comme les prédicateurs, reprochent souvent aux vilains leur insolence raisonneuse. Vilains ne sont jamais contents, ni de leur bon seigneur, ni du bon Dieu. Il y a des vilains, dit l’auteur des Vingt trois manières de vilains, qui mènent les autres et défendent leurs prétendus droits devant le bailli du seigneur : « Sire, au temps de mon aïeul et de mon bisaïeul, nos vaches furent par ces prés, nos brebis par ces taillis » ; il y en a qui « haïssent Dieu, Sainte Église et toute gentillesse » :

Tout li desplet, tout li anuie.

Vilains het bel, vilains het pluie,

Vilains het Dieu, quant il ne fet

Quanqu’il commande par souhait...

Les paysans gouailleurs et hardis sont presque aussi nombreux dans les fabliaux que les croquants ridicules. Voici deux types excellents de cette espèce qui paraît avoir été, en réalité, très répandue dans la France du Moyen Age : le vilain « au buffet » et celui « qui conquit paradis par plaid ».

LE VILAIN AU BUFFET.

Un bon seigneur avait annoncé qu’il allait tenir cour plénière et régaler tous ceux qui s’y rendraient. Mais il avait un mauvais sénéchal, avare, félon, désolé de cette générosité. Ce sénéchal, cherchant à passer sa mauvaise humeur, avise, dans la foule de ceux qui sont venus pour profiter de la table ouverte, un vilain :

Qui moût estoit de lait pelain :

Deslavez ert, s’ot chief locu ;

Il ot bien cinquante ans vescu,

Qu’il n’avoit eü coiffe en teste.

Le sénéchal « courroucé, soufflé et plein d’ire », apostrophe cet incongru :

« Veez quel louceor de pois !

Vez comme il fet la paelete !

Il covient mainte escuelete

De porée a farsir son ventre...

Noiez soit en une longaingne,

Qui la voie vous enseigna. »

Le vilain se signe de la main droite : « Je suis venu pour manger, dit-il bonnement ; mais je ne sais pas où m’asseoir. » « Tiens, répond le sénéchal, en lui allongeant une buffe (un soufflet) et en jouant sur le double sens du mot ; assieds-toi sur ce buffet-là. » La fête commence, et le seigneur promet une robe d’écarlate à qui dira ou fera la meilleure farce. Tandis que les ménestrels s’épuisent en grimaces et en chansons, le vilain « au buffet » s’approche, sa serviette à la main, et assène un coup formidable sur la joue du sénéchal. Grand émoi. Le seigneur interroge le coupable :

« Sire, fet cil, or m’entendez :

Orainz quant je ceenz entrai

Vostre seneschal encontrai

Qui est fel, et glous, et eschars.

Une grant buffe me dona.

Et puis si me dist par abet

Que seïsse sor cel buffet,

Et si dist qu’il le me prestoit...

Et quant j’ai beü et mangié,

Sire quens, qu’en feïsse gié

Se son buffet ne li rendisse ?

Et vez me ci tot apresté

D’un autre buffet rendre encore

Se cil ne li siet qu’il ot ore. »

On rit, et le « vilain au buffet » eut la robe d’écarlate.

LE VILAIN « QUI CONQUIT PARADIS PAR PLAID ».

Un autre vilain de la même humeur gagna le paradis à la pointe d’une langue bien affilée. Saint Pierre refusait de l’admettre dans le céleste séjour, « car vilain ne vient en ces lieux » :

« Plus vilains de vos n’i puet estre,

Ça, dist Famé, beau sire Pierre.

Toz jorz’ fustes plus durs que pierre.

Fou fu, par sainte Paternostre,

Dieu, quant de vos fist son apostre... »

Saint Pierre, suffoqué par ce langage, s’en va chercher du renfort ; il amène saint Paul et saint Thomas, qui ne sont pas mieux traités :

Dist li vilains : « Dans Pois Ii chaus,

Estes vos or si acoranz,

Qui fustes ombles tiranz ?

Seint Etienes le compara

Que vos feïstes lapider...

Haï, quel seint et quel devin !

Guidiez que je ne vous connoisse ? »

Enfin Dieu le Père arrive en personne. Mais le vilain, nullement interloqué, plaide sa cause et la gagne :

« Tant com mes cors vesqui el monde,

Neste vie mena et monde.

As povres donai de mon pain...

Ne de braie ne de chemise

Ne leur laissai souffrete avoir...

Qui ainsi muert l’en nos sermone

Que Dieus ses péchiez li pardone...

Vos ne mentirez pas por moi. »

« Vileins, dist Dieu, et ge l’otroi.

Paradis as si desresnié

Que par plaidier l’as gaaingnié.

Tu as esté a bone escole.

Tu sez bien conter ta parole... »

 

 

 



[1] Les examens des candidats à la prêtrise étaient, au XIIIe siècle, un sujet de plaisanteries populaires, comme cette farce où l’on voit un jeune paysan, qui vient de tailler sa plume avec sa serpe et qui cherche vainement à se rappeler ses déclinaisons (« Declina mihi : Laetare !»), faire envoyer par sa mère un fromage à l’examinateur. Le Registre des visites de l’archevêque Eudes Rigaud», précité, contient des procès-verbaux d’examen qui sont très intéressants.

[2] Les doléances de Guillaume Le Maire sont énergiquement confirmées, sur ce point, par G. Durand et parles prédicateurs. Les prédicateurs répètent que beaucoup de laïques ne savent pas faire le signe de la croix et seraient incapables de réciter les prières apprises dans leur enfance. Au milieu de la messe dominicale, ils sortent pour aller causer sous les arbres ou se coucher sur l’herbe du cimetière : « J’ai vu, dit Jacques de Vitri, un chevalier qui n’avait jamais assisté au sermon ; aussi ne savait-il pas ce qu’est le saint sacrifice ; il croyait qu’on le célèbre seulement pour recevoir l’offrande. » «On vient aux processions, dit un anonyme, pour avoir l’occasion de se parer ; mais dès que les croix vont entrer dans l’église et que l’office va commencer, on va trufer (dire des bourdes), caroler (danser) et chanter ; mieux vaudrait rester chez soi »

[3] Ami, soyez le bien venu : comment s’appelle votre nom ?

[4] Tous vrais Français sont plus sots qu’une niaise brebis.

[5] Mais celui qui en sait le moins est celui qui y croit le mieux.

[6] D’autres détails, qui permettent de se faire une idée plus nette encore de la vie des artisans et des commerçants dans les villes du xiiie siècle, sont fournis par les documents d’archives que G. Fagniez a utilisés : Études sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII et au XIV’ siècle, 1877 ; Documents pour servir à l’histoire de l’industrie et du commerce en France, 1898-1900.