Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre III — Les institutions et la civilisation - 1226-1328

I - Les Institutions monarchiques[1]

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

LE trait le plus important de l’histoire de France depuis l’avènement de Louis IX jusqu’à l’avènement des Valois est sans contredit le perfectionnement continu des institutions monarchiques. Au cours de ce siècle, le mécanisme du gouvernement royal, encore rudimentaire au temps de Philippe Auguste, s’est transformé : la loi naturelle de la division du travail intervint pour en multiplier les pièces, à mesure qu’il eut à suffire à des tâches plus variées, et l’efficacité s’en accrut. C’est à l’âge de Louis IX, de Philippe le Bel et de ses fils que remonte l’origine des principaux Offices et des principales Compagnies de l’Ancien Régime ; les traditions de l’administration centralisée qui a fait l’unité de notre pays se sont créées à cette époque.

 

L’ADMINISTRATION CENTRALE : I. DÉFINITIONS

Le terme « Cour le roi » (Curia regis) avait, au XIIIe siècle, une signification très vague. La « Cour le roi », c’est l’ensemble des personnages qui aident le roi à gouverner, c’est le gouvernement royal. Le pouvoir de la Curia, permanent, indéfini, s’identifie avec celui du roi lui-même, dont il émane.

L’« hôtel du roi » c’est l’ensemble des personnes qui vivent auprès du roi, qui le servent, l’escortent, le conseillent : haute et basse domesticité, dignitaires du palais, conseillers ordinaires. La plupart des membres de l’« hôtel » faisaient partie de la Curia.

Mais, à cette époque, le vocabulaire politique n’avait aucune rigueur.[2] Le mot « Conseil » paraît avoir été, pendant longtemps, synonyme de Curia. Les réunions solennelles de la Curia, les Conseils extraordinaires, étaient appelés « parlements », quelle que fût la matière (politique, judiciaire, etc.) de leurs délibérations. Enfin le terme « hôtel du roi » était aussi employé pour désigner une partie de cet « hôtel » : il s’entendait, au sens strict, de la domesticité attachée à la personne du prince, c’est-à-dire des services qui, plus tard, ont formé la « maison » du roi.

L’indétermination n’était pas seulement dans les mots, mais dans les idées et dans les choses. A l’origine, des offices de domesticité et des fonctions de gouvernement étaient exercés, à la Cour, par les mêmes individus : pas de distinction entre domestiques et fonctionnaires ; à plus forte raison, pas de fonctionnaires spéciaux pour chaque besogne spéciale.

ORIGINES DE LA DIVISION DU TRAVAIL.

Toutefois, le personnel de la Curia dut assurer, de tout temps, un grand nombre de services : conduire les négociations diplomatiques, centraliser les comptes des recettes et des dépenses de la Couronne, administrer, juger, etc. ; il est donc certain, a priori, que, même à l’époque où l’on n’aperçoit pas encore de traces d’une organisation interne, la Curia était déjà grossièrement organisée. Les membres ordinaires de la Cour qui avaient acquis l’expérience de certaines affaires ont toujours dû être désignés de préférence pour expédier les affaires de cette espèce. D’autre part, comment l’habitude barbare de cumuler des offices domestiques et des fonctions administratives ne se serait-elle pas atténuée, lorsque, dans la Cour de plus en plus nombreuse, s’accentua l’inévitable tendance à la spécialisation des fonctions ?

Au XIIIe siècle, la Curia se sectionna, et l’ancienne confusion de la chose privée et de la chose publique fut, en grande partie, effacée. A l’intérieur et aux dépens de la Curia primitive se formèrent, pour l’expédition des affaires politiques, judiciaires et financières, des organes particuliers qui sont devenus ultérieurement des corporations à peu près autonomes : Chambre des comptes, Parlement, Grand Conseil. Mais cela se fit lentement, confusément. La Curia différenciée du XIVe siècle, avec ses Offices formés et ses « Compagnies » distinctes, est sortie de la Curia homogène du XIIe siècle par des transitions insensibles, comme la plante du germe. Il s’agit de marquer ici ces transitions, sans trop simplifier un processus qui a été très compliqué, et dont beaucoup de détails sont encore ou seront toujours incertains.

 

II. LES SERVICES DE L’HÔTEL[3]

Distinguons d’abord dans l’« hôtel du roi » (au sens large de l’expression) les services exclusivement domestiques, c’est-à-dire l’« hôtel » au sens étroit, et les services d’État.

LES GRANDS OFFICIERS DE LA COURONNE.

Au XIIIe siècle, les personnages de la Cour qui avaient les charges de bouteiller, de chambrier, de connétable jouissaient de certains droits utiles qui dataient de l’époque ancienne où leurs prédécesseurs avaient été effectivement les chefs de la domesticité royale ; mais ils n’étaient plus, depuis longtemps, astreints à s’acquitter des fonctions domestiques que leurs titres indiquent. Ces « grands officiers » de la Couronne avaient aussi cessé d’avoir, en vertu de leurs charges, une action de premier ordre dans l’État. Plusieurs des seigneurs qui, au XIIIe siècle, ont été connétables, bouteillers, chambriers de France, n’ont eu qu’un rôle décoratif ; ceux qui ont eu de l’influence, comme les bouteillers Jean d’Acre et Henri de Suffi, les connétables Raoul de Nesle et Gaucher de Châtillon, etc., l’ont dû, autant qu’à leur titre, à leur situation ou à leur valeur personnelles.

Au-dessous des grandes charges anciennes, et les doublant pour ainsi dire, d’autres, de même nature, avaient poussé : le grand écuyer et les maréchaux sous le connétable ; le grand échanson sous le bouteiller ; le maître de l’hôtel (magister hospitii regis), le premier chambellan, le grand panetier, le queux de France, etc., sous le sénéchal. Ces moindres offices avaient suivi, d’ailleurs, la même évolution que les grands : ils s’étaient transformés, peu à peu, plus ou moins, en sinécures honorifiques, dont les titulaires avaient dès privilèges lucratifs, n’étaient plus des domestiques et n’étaient employés aux affaires du gouvernement que s’il plaisait au roi, au même titre que les autres familiers de la Cour. Toutefois, les titulaires des chargés plus proprement militaires (connétable, maréchaux, grand-maître des arbalétriers), paraissent avoir eu des fonctions mieux définies et s’en être effectivement acquittés : ce sont eux qui ont commandé les armées de Louis IX, de Philippe III et de Philippe le Bel.

LES « MÉTIERS » DE L’HÔTEL.

Ceux qui servaient réellement le roi dans la domesticité étaient, au commencement du règne de Louis IX, répartis en plusieurs départements dont les principaux s’appelaient « métiers » (ministeria). Les six métiers étaient la Paneterie, l’Échansonnerie, la Cuisine, la Fruiterie, l’Écurie et la Chambre. Entre 1257 et 1261, la Chambre sortit du cadre des métiers, où elle fut remplacée par la Fourrière qui, jusque-là, n’avait pas eu d’existence indépendante. Nous savons combien les six métiers traditionnels comprenaient, à diverses dates du XIIIe siècle, de panetiers, de sommeliers, de porte-chappes, de pâtissiers, d’oubliers, de lavandières, d’échansons, de barilliers, de bouteillers, de potiers, de queux, d’aideurs, de hasteurs, de souffleurs, de saussiers, de poulaillers, de fruitiers, de valets de chandelle et porte-torches, d’écuyers, de valets d’étable et de forge, de bourreliers, de fourriers, d’huissiers, de charretiers, etc. Une foule d’autres domestiques de l’hôtel, gagés en dehors des métiers, formaient les services auxiliaires de la Vénerie (louvetiers, fauconniers, oiseleurs, fureteurs, pêcheurs), de la Gendarmerie (sergents d’armes), de l’Aumônerie, de la Chapelle, etc.

Deux des services auxiliaires de l’Hôtel méritent d’attirer l’attention, parce que des rouages importants de la machine administrative s’y sont ébauchés : la Chambre et la Chancellerie.

LA « CHAMBRE ».

A la Chambre appartenaient, en même temps que les valets de chambre proprement dits (barbiers, tailleurs, etc.), les chambellans, qui étaient aussi, à l’origine, des espèces de valets. Au commencement du XIIIe siècle, ces chambellans n’avaient qu’un rang assez modeste. Cependant, la comptabilité de l’hôtel tout entier (au sens large) était confiée à l’un d’eux, c’étaient aussi des chambellans qui, faisant fonction d’« argentiers », comptaient de la garde-robe et des joyaux, et qui portaient le sceau secret du roi. La condition de ces serviteurs, admis dans l’intimité immédiate du maître, s’éleva pendant le règne de Louis IX. Quelque temps avant l’année 1261, ils ont cessé de figurer sur la liste des métiers. Dès lors, la chevalerie leur a été généralement conférée. Ils ont été, peu à peu, déchargés des fonctions réellement domestiques, et employés au service public, notamment dans les commissions financières et judiciaires de la Curia regis, ou en missions diplomatiques. Depuis la fin du règne de Louis IX, plusieurs chambellans ont été des personnes considérables dans l’État, comme Pierre de la Broce, Pierre de Chambli, Hugues de Bouville, Marigny. Un symptôme remarquable de la transformation de cette charge est que, après la mort du chambellan Pierre Sarrazin (t 1275), ses collègues ont abandonné la gestion de la caisse de l’hôtel, comme si elle était devenue désormais indigne d’eux. Lorsque la caisse de l’hôtel cessa d’être gérée par un chambellan, assisté d’employés inférieurs de la Chambre, elle fut confiée à de simples clercs de l’hôtel, sous la direction de l’un d’eux. En 1286, ces clercs opéraient dans un local réservé, la « Chambre aux deniers ». Peu après 1300, le chef du service de la caisse de l’hôtel, Jehan de Saint-Just, était qualifié de « maître de la Chambre aux deniers » ; il avait un clerc et un contrôleur sous ses ordres.

LA CHANCELLERIE.

Le Règlement de l’hôtel pour 1286 mentionne, à côté de la « Chambre aux deniers », la « Chambre du scel ». Le chef de ce service, clerc de l’hôtel, ne portait pas officiellement le titre de chancelier, car, à partir de 1227, le Cancellariat de France — un des grands offices anciens de la Couronne, dont les titulaires, trop puissants, avaient autrefois éveillé la méfiance des rois — a vaqué ; il était simplement « garde du sceau », custos sigilli, « cil qui porte le scel ». Ses attributions consistaient, en principe, à diriger les notaires qui écrivaient les lettres royales et les « chauffe-cire » qui les scellaient, à garder les archives de la Couronne et à recevoir les droits de sceau (F » émolument » du sceau), que la caisse de l’hôtel prenait en compte. Mais la charge de chef du service des écritures a toujours été une des premières, dans les Cours princières du Moyen Age. Les « gardes du sceau » de Louis IX et de Philippe III — presque tous des dignitaires de l’église de Saint-Martin de Tours — ont été mêlés aux affaires d’État les plus importantes. Sous Philippe le Bel, les hautes fonctions de « cil qui porte le scel » ont été exercées, non seulement par des clercs vieillis dans la pratique du notariat, comme Guillaume de Crépi, mais par des politiciens actifs, tels que le canoniste Pierre de Belleperche, évêque d’Auxerre, et deux jurisconsultes laïques, Pierre Flote et Nogaret. Plusieurs gardes du temps de Philippe IV, porte-parole du roi dans les circonstances solennelles, ont fait figure de premier ministre. On disait au XIVe siècle que, depuis la mort de Louis IX, les gardes du sceau royal « s’étaient comportés en moût de manières, si comme il ont voulu et on leur a souffert ». Quelques-uns en avaient abusé : sans parler de Pierre Flote, dont Bernard Saisset disait qu’il ne faisait rien « sans cadeaux » (sine muneribus), Pierre de Chappes et Jean de Cherchemont ont été l’objet de graves accusations.

Dès avant 1270, la coutume s’était introduite de donner, par courtoisie, à « cil qui porte le scel », ce nom magnifique de « chancelier » auquel il n’avait pas droit. Pierre de Chappes, qui garda le sceau de décembre 1316 à janvier 1320, signait lui-même ses lettres missives du mot « cancelïarius », quoique la vacance du Cancellariat fût toujours officiellement constatée par la formulé Vacante cancellaria dans les diplômes rédigés en sa présence.

En même temps que grandissait le pouvoir du « chancelier », les bureaux de la « Chancellerie » s’organisaient. Au commencement du XIVe siècle, des ordonnances ont fixé le nombre, les fonctions, les droits et les titres des collaborateurs du « chancelier » : l’audiencier, le receveur des droits de sceau, les notaires, etc.

CLERCS ET CHEVALIERS DU ROI.

Outre les grands officiers, les officiers de second ordre, les six métiers et les services domestiques auxiliaires, la Chambre aux deniers et la Chambre du scel ou Chancellerie, l’Hôtel du roi (au sens large) comprenait, avec quelques prélats et quelques barons palatins en résidence habituelle à la Cour, un grand nombre de clercs et de chevaliers qualifiés « clercs du roi » et « chevaliers du roi ». Ces personnages recevaient des gages pour aider le souverain à gouverner, c’est-à-dire à rendre la justice, à surveiller l’administration financière, à expédier l’es affaires politiques.

 

III. LES SESSIONS JUDICIAIRES DE LA CURIA REGIS. LES PARLEMENTS, LE PARLEMENT

LA COUR DU ROI, COUR DE JUSTICE.

La justice du roi était exercée, en principe, par le roi, par la Cour du roi. La Cour du roi, accablée d’affaires en raison des agrandissements du domaine et de l’extension de l’autorité royale, fut obligée de s’organiser, sous Louis IX, pour instruire et expédier plus promptement les différends qui lui étaient soumis de toutes parts, dont les appels, interjetés contre les officiers royaux en province et contre les grands feudataires, formaient le principal contingent.

A cet effet, deux mesures étaient indiquées. D’une part, ceux des membres de la Curia régis qui étaient plus particulièrement versés dans les questions de droit devaient être désignés, de préférence aux autres, pour connaître des litiges. D’autre part, les commissions judiciaires de la Curia, ainsi constituées, devaient être réunies à des époques déterminées et annoncées d’avance.

C’est vers 1250, peut-être dès 1247, qu’ont siégé les premières commissions judiciaires de la Curia régis dont il existe des traces ; et c’est peut-être de cette époque que datent les plus anciennes. L’institution ou la régularisation des sessions judiciaires de la Curia aurait été, en ce cas, une des précautions prises par Louis IX pour le gouvernement du royaume en son absence, avant son départ pour l’Egypte.

Dès l’origine, les commissions judiciaires de la « Cour le roi » furent composées de membres de cette Cour, clercs et chevaliers de l’hôtel, sous la présidence d’un prélat et d’un grand seigneur ou d’un grand officier. Le nombre des commissaires variait d’une session à l’autre, et ce n’étaient pas toujours les mêmes clercs ni les mêmes chevaliers qui étaient délégués pour siéger. Quant aux « présidents », ils ne portaient pas la parole. Il y avait pourtant quelqu’un qui, au nom du roi, « rendait les arrêts » : c’était, pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, un bailli ou un ancien bailli, qui recevait, à ce titre, un traitement annuel, tandis que tous les autres commissaires étaient payés à la journée. Geoffroi de La Chapelle en 1252, plus tard Pierre de Fontaines, Renaut Barbou, Jean de Montigny, ont exercé les hautes fonctions de « cil qui rend les arrêts ». Aux commissions judiciaires étaient adjoints, naturellement, quelques-uns des notaires de l’hôtel, subordonnés du garde du scel, qui « écrivaient les arrêts ».

De pareilles commissions ont été assemblées, pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, d’abord quatre, puis trois, puis deux fois par an, à diverses fêtes de l’année. A partir de 1292, il n’y eut généralement qu’une session par an, commençant à la Toussaint, et plus longue, à elle seule, que les quatre sessions primitives. Mais, en cas de péril national ou en temps de troubles, les affaires judiciaires étaient remises : c’est ainsi qu’il n’y eut pas de session du tout en 1297, ni en 1303, ni en 1315. Presque toujours, les membres de la Cour du roi délégués pour les affaires judiciaires siégeaient à Paris, dans le palais du roi, in domo regia ; mais quelques sessions ont été tenues à Paris hors du palais, au Temple, à l’hôtel de Nesle, et même hors de Paris, à Vincennes, à Pontoise, à Poissy.

Le nom de « parlements » a été appliqué tout de suite aux sessions judiciaires tenues par des membres de la « Cour le roi ». « Parlement » était alors, nous l’avons vu, synonyme d’« assemblée ». Mais, à la longue, en raison de la tenue fréquente et quasi périodique des parlements judiciaires, le mot « parlement » a pris, en France, le sens d’assemblée judiciaire, sans cesser, d’ailleurs, pour cela, d’être employé dans l’acception primitive.

Les « parlements » du temps de Louis IX et de Philippe le Bel n’étaient donc pas, comme les parlementaires du XVIIe siècle l’ont soutenu, pour gratifier la vanité de leurs Compagnies, la « Cour du roi ». Ils en étaient seulement des délégations temporaires. Toutefois, ils prononçaient au nom de la « Cour » tout entière, et parfois, lorsque le roi, entouré de ses officiers et d’autres membres de la « Cour », venait y siéger, la « Cour » et le « parlement » ne faisaient plus qu’un : en ce cas, la compétence de l’assemblée n’était plus limitée aux affaires judiciaires et au contentieux administratif, et la Cour, quoique « en parlement », pouvait prendre des décisions de toute espèce. C’est pour cela que des questions extrajudiciaires ont été quelquefois, à cette époque, débattues « en parlement ».

LE PARLEMENT.

Il est naturel qu’à ces « parlements » de composition, de durée variables, d’organisation vague, se soit, parla suite des temps, substitué une corporation régulière, hiérarchisée et sédentaire, le parlement, composée d’officiers et de membres inamovibles. Les parlements successifs du temps de Louis IX étaient déjà reliés entre eux : le jour fixé pour l’ouverture de la session suivante était annoncé à la fin de chaque session ; il y avait dès lors des membres de la « Cour » qui étaient habituellement choisis pour siéger dans les parlements, parce qu’ils étaient au courant de la jurisprudence des sessions antérieures. Les gens du roi « qui rendaient les arrêts » ne changeaient pas à chaque session. Les notaires, ou « clercs des arrêts », affectés au service des commissions judiciaires, étaient toujours les mêmes : il y eut de très bonne heure une sorte de greffe permanent des parlements temporaires ; ce sont les notaires de ce greffe embryonnaire qui ont rédigé, sur des cahiers, les premiers recueils d’arrêts choisis, si célèbres sous le nom d’Olim — Olim est le premier mot de l’un des recueils d’arrêts — qui commencent à la fin de 1254. Enfin, pendant l’intervalle des sessions, les affaires urgentes ont toujours été soumises à des « maîtres » qui avaient fait ou qui devaient faire partie des parlements, et des commissions spéciales de vacations ont fonctionné dès le commencement du XIVe siècle au plus tard. Mais l’évolution si normale qui transforma les parlements en Parlement fut laborieuse, car elle n’était pas tout à fait achevée à l’avènement des Valois.

Pour répartir la besogne des « parlements » judiciaires entre leurs membres, plusieurs méthodes ont été, successivement, adoptées. Il suffira d’indiquer ici comment les « chambres » se sont créées.

A l’origine, l’organe principal, unique, d’un parlement, c’était la « Chambre des plaids » (la Grand’ Chambre), où les plaidoiries et les arrêts étaient prononcés. Mais, bientôt, des « maîtres » furent spécialement chargés de recevoir les « requêtes » des justiciables qui invoquaient la juridiction gracieuse de la Couronne ; il y eut, dès la fin du XIIIe siècle, une « Chambre des requêtes », qui fut, plus tard, divisée en deux sections : pour les requêtes de la Langue d’oïl et pour celles de la Langue d’oc. D’autre part, la question se posa, très tôt, de savoir à qui serait confié le soin de « visiter » et de « juger » les enquêtes ordonnées par la Grand’ Chambre et les procès, au sens propre de l’expression, c’est-à-dire les procès par écrit — notamment les affaires venues sur appel qui avaient été instruites dans les juridictions inférieures des bailliages, des sénéchaussées, etc. En 1291, certains maîtres de la Grand’ Chambre s’occupaient, deux fois par semaine, de ce qui touchait les enquêtes. Cinq ans après, un autre système prévalait : les maîtres du parlement devaient s’assembler à Paris, quelques jours avant l’ouverture de la session ; quelques-uns d’entre eux étaient délégués pour « voir » les enquêtes, et pour les « débattre », sans toutefois les juger, le jugement des enquêtes importantes étant formellement réservé au parlement tout entier ; dans l’intervalle des sessions, des rapporteurs, qui ne faisaient pas partie de la Commission parlementaire, étaient chargés de mettre les pièces en état d’être « débattues ». Dix ans après, vers 1307, une Chambre des Enquêtes avait été créée, à côté, aux dépens et comme auxiliaire de la Grand’ Chambre ; les membres de cette chambre nouvelle jugeaient (ou débattaient seulement, suivant les cas) toutes les enquêtes. En 1316, les rapporteurs, qui d’abord en avaient été exclus, y avaient pénétré. Un Auditoire du droit écrit fut établi, dans les « parlements », après la réunion du Languedoc à la Couronne (1271) : c’était une Chambre de plaidoiries, qui était, pour les causes venues des provinces du Midi, ce qu’était la Chambre des plaids pour les causes venues d’ailleurs. L’Auditoire du droit écrit existait encore au commencement du XIVe siècle, et plus d’une fois supprimé, rétabli, n’eut jamais qu’une existence éphémère.

LE PALAIS DE LA CITÉ, A PARIS.

Au commencement du XIVe siècle, de très vastes locaux ont été affectés aux « parlements » dans le Palais royal de la Cité, rebâti par Philippe le Bel : la « grande salle », divisée en deux nefs par une rangée de colonnes, garnie des statues des rois de France, une des plus spacieuses du monde, où se tenaient les maîtres des requêtes et les notaires ; la « Grand’ Chambre », où l’on plaidait ; les salles du greffe et des archives, où s’entassait une quantité énorme de rouleaux, de sacs, de registres, dont les inventaires du greffier Pierre de Bourges ont conservé la nomenclature. Ces inventaires les recueils d’arrêts et les règlements « pour la meilleure expédition des parlements » permettent de se faire une idée de l’activité qui régnait là. La foule des plaideurs s’écoulait avec ordre : en effet, le temps de chaque session était réparti entre les bailliages et les sénéchaussées du royaume ; le « jour » de chaque circonscription, c’est-à-dire le jour où, suivant les prévisions, seraient appelées les premières causes de la circonscription, était publié d’avance. Un grand nombre d’avocats, de procureurs et d’autres gens de chicane vivaient déjà, autour du Palais de la Cité, de la juridiction des « parlements » : les plus anciennes ordonnances sur la profession d’avocat sont du temps de Philippe III et de Philippe le Bel. Elles recommandent la vertu : il faut croire qu’il y avait alors des avocats qui mentaient, qui injuriaient leurs adversaires, qui abusaient des procédures dilatoires, qui exploitaient leurs clients, qui se chargeaient de causes véreuses, puisque toutes ces pratiques ont été, en 1274 et en 1291, formellement interdites.

LA JURISPRUDENCE DES « PARLEMENTS ».

En résumé, la justice de la Cour du roi a été rendue, dans les « parlements », avec des formes de plus en plus régulières, depuis le milieu du règne de Louis IX. Quant à la jurisprudence des premiers « parlementaires », il ne s’en dégage pas de maximes générales. Les « parlements » ont condamné très souvent les officiers du roi, baillis et sénéchaux, trop empressés à détruire, au nom de l’autorité royale, tout ce qui gênait leur autorité à eux ; la haute situation des membres de la Curia regis, qui les plaçait au-dessus des intrigues et des passions locales, leur a permis d’être modérés et d’avoir une action modératrice. On ne peut rien dire de plus. Il est remarquable, cependant, que les premiers parlementaires, qui parlaient assez volontiers la langue du droit romain, aient été plutôt hostiles que favorables à ce droit : des garanties, introduites par Louis IX, en faveur des justiciables, dans la procédure d’enquête, à l’imitation des règles romano-canoniques, ont été abolies par eux. Il y avait déjà, dans les parlements de Philippe le Bel et de ses fils, un grand nombre d’hommes amis des procédures arbitraires, auxquels il déplaisait d’être liés par le droit écrit ou tenus, quand ils décidaient en « équité », de motiver leurs arrêts — imbus de l’esprit orgueilleux, étroit et dur qui fut de tradition, par la suite, au Parlement de Paris.[4]

 

IV. LES COMMISSIONS DES COMPTES. CHAMBRE AUX DENIERS ET CHAMBRE DES COMPTES

La Cour du roi a toujours dû pourvoir à l’administration financière, au contrôle des revenus et des dépenses du roi. Comme les questions de comptabilité sont plus techniques encore que les questions juridiques, il est probable que, de tout temps, il y eut, à la Cour, des gens qui s’y spécialisaient.

LA COUR DU ROI, ADMINISTRATION FINANCIÈRE.

Avant l’avènement de Louis IX, des commissions composées de membres de la Curia, clercs ou chevaliers du roi, étaient déjà périodiquement désignées pour apurer les comptes des comptables et prononcer en matière d’administration financière. Elles étaient tout à fait symétriques aux « parlements ». Comme les parlements, elles étaient des délégations temporaires de la Cour du roi : Curia in parlamento, Curia in compotis ; elles étaient placées de même sous la présidence décorative de prélats, de grands seigneurs ou de grands officiers. Comme aux parlements, les baillis y étaient convoqués en qualité de justiciables, c’est-à-dire, dans l’espèce, en tant que comptables. Le roi y venait parfois siéger en personne, comme aux parlements, avec sa suite : en ce cas, la commission des comptes ne se distinguait plus de la « Cour », et des mesures de toutes sortes, financières et extra-financières, y pouvaient être délibérées.

Mais les commissions des Comptes eurent, plus tôt, plus de fixité que les commissions judiciaires. C’est que, si les opérations de comptabilité n’avaient pas été faites et vérifiées, tous les ans, à des époques déterminées, le désordre — un désordre intolérable — s’y serait fatalement introduit. Les sessions des commissions des Comptes, devaient, par la force des choses, être tenues avec plus de régularité que celles des parlements, car le service dont elles étaient chargées ne souffrait ni retard ni interruption. En effet, des commissions des Comptes étaient régulièrement nommées trois fois par an, à la fin des exercices financiers de la Chandeleur, de l’Ascension et de la Toussaint. Elles siégeaient au Temple, à Paris, où se trouvaient, avec le Trésor, les documents qui leur étaient nécessaires.

Chaque session de la Curia in compotis, au Temple, était très courte. Comment donc, en deux ou trois semaines » les maîtres de la commission arrivaient-ils à contrôler l’exercice clos, à examiner et à trancher toutes les difficultés soulevées par le jeu d’une administration financière dont les rouages étaient déjà très délicats ? Les débris, qui subsistent, des pièces de la comptabilité publique du XIIIe siècle, font voir que les comptes arrêtés par les commissaires du Temple — rôles des bailliages de la France proprement dite (c’est-à-dire des anciens domaines de la Couronne), rôles des autres bailliages et sénéchaussées, comptes spéciaux (tels que les comptes de guerre) — étaient révisés avec le plus grand soin ; que cette révision était effectuée au moyen d’états de prévision et de listes d’arriérés ; que ces Estes et ces états étaient dressés à l’aide des exercices antérieurs et d’évaluations des droits du roi qui étaient dans les archives domaniales de la Couronne ; que tous ces comptes étaient corrigés, annotés, totalisés, recopiés. Encore le contrôle n’était-il pas l’unique fonction des commissaires. Rien de ce qui concernait les impositions anciennes et nouvelles — si variées, si multipliées —, les réclamations des contribuables (qui nécessitaient des enquêtes), les emprunts, etc., ne leur était étranger. La direction de l’administration financière n’était pas distincte du contrôle, et, de même que le contrôle, elle était entre leurs mains. Il est évident qu’un travail si considérable n’a jamais pu être exécuté tout entier, en quelques jours, aux commissions du Temple. Les listes d’arriérés et les états de prévision, en particulier, étaient sûrement dressés d’avance. D’avance les comptes étaient vérifiés, totalisés. D’avance les enquêtes étaient faites. Bref, tout était mis en état, pour que les commissaires fussent en mesure de sanctionner, de prononcer et d’expédier rapidement les affaires. Il y avait donc des personnes, qui, pendant les intersessions, préparaient minutieusement les opérations définitives de la Curia in compotis.

Les plus anciens documents du service de contrôle, dressés pendant les intersessions, qui aient été conservés, sont de l’année 1268 ; mais, près de cinquante ans auparavant, il y avait déjà des listes d’arriérés, et tout indique que les opérations des commissaires assemblés au Temple ont toujours été préparées. Ceux qui les préparaient étaient, de même que les commissaires, membres de la Cour du roi, et devaient être, encore plus nécessairement qu’eux, des spécialistes. On est porté à croire qu’ils formaient une sous-commission à peu près permanente. Toutefois, pendant la plus grande partie du XIIIe siècle, l’existence de la sous-commission n’est attestée que par ses travaux.

Cela posé, on constate que les Règlements de l’« hôtel », à partir de 1286, accusent, à la Chambre aux deniers de l’hôtel, l’existence de deux personnels distincts : d’abord, les caissiers-payeurs de l’Hôtel (dont il a été question plus haut), puis des clercs et des chevaliers de la Cour du roi, qui sont expressément autorisés à venir à la Chambre aux deniers, mais dont le rôle n’est pas défini. Or, ces mêmes clercs sont nommés, dans les comptes du temps, avec le titre de clercs des comptes, clerici compotorum ; des gages spéciaux, et des gratifications semblables à celles dont les maîtres de la Chambre des comptes ont bénéficié lorsqu’il y eut une Chambre des comptes, leur sont attribués. Il faut sans doute reconnaître en eux la sous-commission permanente qui préparait la besogne de la Commission temporaire. Les magistri Camerae — tel était leur titre collectif —, installés dans la Chambre aux deniers (Caméra), à proximité des archives domaniales de la Couronne, si nécessaires à leurs travaux, n’étaient pas encore tout à fait sédentaires ; quelques-uns d’entre eux suivaient le roi dans ses déplacements et l’assistaient lorsque des comptes lui étaient présentés durant ses séjours hors de la capitale ; ils allaient, d’autre part, examiner en première instance les comptes que les fonctionnaires royaux de Normandie et de Champagne présentaient aux Échiquiers et aux Grands Jours. Mais ils agissaient, d’ailleurs, exactement de la même manière qu’ont agi, plus tard, les membres de la Chambre des comptes : comme eux, ils tenaient au courant les états de contrôle, révisaient les comptes, faisaient procéder à des enquêtes et à des inspections. La Chambre aux deniers, comme la future Chambre des comptes, enregistrait les ordonnances et les dons ; elle intervenait même parfois, et quelques-uns de ses membres intervenaient aussi, individuellement, en certains cas, dans le maniement des fonds.

La sous-commission permanente des comptes, faisant fonction de Chambre des comptes, sous réserve des attributions traditionnelles des grandes Commissions temporaires, siégeait dans la Chambre aux deniers du Louvre lorsque commencèrent, en 1299, les travaux de réfection du Palais royal de la Cité. A cette époque, le Trésor, retiré du Temple en 1295, était aussi au Louvre. Mais il parut bon, en 1303, de déloger du Louvre les services financiers qui en occupaient une partie. Le Trésor fut ramené au Temple, à la Saint-Jean. Quelques mois après, la sous-commission des magistri Camerae emménagea dans des locaux du Palais de la Cité, spécialement affectés à son usage, auxquels le nom approprié de « Chambre des comptes » fut donné. Ce nom, la sous-commission qui siégea désormais dans lesdits locaux, le prit. L’expression « Chambre aux deniers » ne s’appliqua plus désormais qu’à la Caisse de l’hôtel.

Cependant les Commissions qui se tenaient tous les quatre mois avaient cessé, en 1295, de se réunir au Temple, puisque le Trésor n’y était plus. De 1295 à 1303, elles siégèrent au Louvre, avec la sous-commission. Les personnages importants qui les composaient sont venus alors se joindre, périodiquement, aux « maîtres des comptes » ordinaires, pour sanctionner leurs travaux. Mais l’intervention des hauts commissaires était devenue plutôt gênante depuis qu’avaient augmenté la complication des affaires financières et l’activité de la Chambre préparatoire. Les membres de cette Chambre cherchaient à s’en débarrasser. Enguerrand de Marigny, qui fut, pendant les dernières années du règne de Philippe le Bel, le maître absolu en matière de finances, les y aida ; car, afin de soustraire au contrôle les comptes généraux établis par ses ordres, il s’arrangea pour que, pendant plusieurs années, les commissaires ne s’assemblassent jamais. Après la mort de Philippe, des commissions, formées de la même manière que celles de la fin du XIIIe siècle, c’est-à-dire de grands personnages adjoints aux spécialistes, membres de la nouvelle Chambre des comptes, ont siégé, mais sans périodicité, rarement, et, peu à peu, la tradition s’en est perdue. La fusion des commissions temporaires et de la sous-commission permanente s’est ainsi complètement opérée.

ORDONNANCES DE PHILIPPE V.

Philippe V a fait rédiger des ordonnances détaillées pour organiser la Chambre des comptes, qui fut, sous son règne, pourvue d’une hiérarchie complète, avec des présidents analogues à ceux des parlements, des maîtres, des clercs, des huissiers, etc. ; et pour régler les droits, les devoirs de ses membres, l’ordre et la procédure de leurs travaux. De ces prescriptions, les unes ne font que consacrer des usages anciens, les autres innovent, ou paraissent innover. Ce fut très probablement une innovation d’ordonner, comme Philippe V l’a fait par l’article 11 de l’ordonnance du Vivier-en Brie (janvier 1320), qu’« inventaire serait dressé de tous les écrits de la Chambre ». Un des inventaires rédigés en conséquence de cet article par Robert Mignon, clerc de la Chambre, a été conservé : une partie seulement des archives immenses, qui s’étaient accumulées au XIIIe siècle dans les dépôts du service de la révision des comptes, y est décrite, il suffit cependant à donner une idée de la richesse extraordinaire de ces dépôts qui, après avoir été mis plus d’une fois au pillage, ont été enfin détruits par le feu en 1737.[5]

La Chambre des comptes, ainsi constituée, un peu plus tôt que le Parlement, en Compagnie régulière — mais sans cesser d’être une partie du Conseil ou de la Curia regis —, avait pour fonction principale de sauvegarder les intérêts du roi. Elle était, par conséquent, destinée à prendre la défense de ses intérêts contre les libéralités inconsidérées du roi lui-même, et contre l’imprévoyance d’un gouvernement toujours réduit aux expédients. Elle a commencé de très bonne heure, en effet, à prêcher la nécessité de règles inviolables. Mais on ne l’écouta guère : pendant des siècles, le grand malheur du gouvernement de la France a été de vivre, faute d’une bonne économie financière, au jour le jour.

LE TRÉSOR ROYAL.

L’histoire de la Trésorerie royale serait le complément naturel de celle des origines de la Chambre des comptes. Mais elle est encore mal connue. On sait seulement, jusqu’à présent, que, pendant les règnes de Louis IX et de Philippe III, et jusqu’en 1295, le service de la trésorerie fut assuré par la maison de l’ordre du Temple, à Paris. Les templiers étaient des banquiers. Le trésorier du Temple de Paris n’était donc pas un fonctionnaire royal ; il encaissait et il payait pour le roi comme pour les autres clients de son ordre qui avaient, au Temple, un compte courant. Toutefois, l’importance du compte courant du roi étant exceptionnelle, il recevait de la Couronne une pension considérable, égale à celle qui fut accordée depuis aux trésoriers de France. Il était assisté d’un clerc de l’hôtel, qui notait toutes les opérations, entrées et sorties de fonds, faites pour le compte du roi ; il dressait enfin, à l’aide de toutes les pièces de comptabilité, un état d’ensemble, un « compte général » de chaque exercice, afin de justifier la situation de sa caisse.

Ce régime fut abandonné en 1295, lorsque Philippe le Bel installa au Louvre des trésoriers à lui, et il n’a pas été intégralement rétabli en 1303 ; car si, à cette date, le Trésor fut derechef, pour quelques années, placé au Temple, des fonctionnaires nouveaux, les « trésoriers du roi », partagèrent désormais la responsabilité du trésorier de l’ordre. A partir de 1295, les réformes se sont succédé ; des modifications furent apportées à la durée des exercices financiers, à la comptabilité des trésoriers et de leurs auxiliaires.[6] L’esprit général de ces réformes, dont les détails restent à préciser, paraît conforme à celui de toute l’histoire administrative du temps, qui tend à la division du travail, à la séparation des pouvoirs et à la création d’offices formés.

La direction, l’administration, le contrôle des finances royales avaient appartenu aux commissions financières de la Curia regis pendant le XIIIe siècle. La Chambre des comptes, héritière de la sous-commission permanente de la Chambre aux deniers, a toujours gardé le contrôle ; aux trésoriers, comptables et (bien qu’ils aient longtemps siégé avec eux) justiciables des gens des comptes, ont été finalement dévolus, quand ils eurent obtenu l’autonomie de leur service, les pouvoirs administratifs.

 

V. LE CONSEIL

LES REQUÊTES DE L’HÔTEL.

Quoique le roi déléguât plus ou moins régulièrement ses pouvoirs aux gens des Comptes et des « parlements », il en conservait toujours la plénitude. Il n’en abdiquait rien. Il ne s’interdisait pas d’en user lui-même. Cela explique que nombre d’affaires qui auraient dû être portées devant les commissions compétentes de la Curia régis, aux parlements ou à la Chambre des comptes, aient été évoquées, tranchées par le roi et son entourage. Il y avait dans les parlements et à la Chambre des comptes des maîtres spécialement qualifiés pour recevoir les « requêtes » ; mais beaucoup de requêtes ne passaient pas par cette filière : elles étaient présentées directement au roi ou aux personnages de sa maison qu’il avait désignés pour tenir les « Requêtes de l’hôtel ». Une extraordinaire confusion s’ensuivait. Philippe V, qui a essayé d’y mettre un terme, l’a reconnu : « Vu que beaucoup de requêtes ont été faites à nos prédécesseurs et à nous qui ont été passées frauduleusement, et qui, si elles avaient été discutées par devant ceux qui sont instruits, n’auraient pas été passées, telles que demandes en restitution de dommages, en récompense de services, grâces de dire contre arrêts de notre Parlement, etc., nous voulons que, à l’avenir, ces requêtes soient renvoyées au lieu où il appartiendra... »

Ainsi l’entourage du roi, la « Cour le roi », le « Conseil » — expressions synonymes — conserva sa compétence indéfinie après que s’en furent détachés les parlements et les Comptes. Toutefois, ce ne fut plus que par exception que des questions de la compétence des parlements et des Comptes lui furent désormais soumises. Quelle fut donc, désormais, la fonction des membres de la Curia regis qui ne siégeaient ordinairement ni aux parlements ni aux Comptes ?

L’EXPÉDITION DES AFFAIRES POLITIQUES.

Dans le Règlement de l’hôtel, précité, de janvier 1286, plusieurs clercs de l’hôtel sont qualifiés de « clercs de Conseil », et il est parlé des chevaliers de l’hôtel qui sont « jurés du Conseil ». On s’est demandé si, dès cette époque, des membres de la Curia regis ou du Conseil (au sens large) ne formaient point déjà autour du roi un « Conseil » (au sens restreint) qui délibérait sur les affaires politiques d’intérêt général, qui choisissait les fonctionnaires royaux, qui recevait et expédiait les réclamations des sujets, « et qui communiquait à tous les services l’impulsion directrice ». Il est très probable, en effet, qu’un groupe des membres de la Curia forma de bonne heure le noyau permanent du Conseil (au sens restreint) qui assistait le souverain dans l’expédition journalière des affaires politiques. Mais ce groupe resta, naturellement, ambulatoire à la suite du roi ; il n’y a aucune raison de supposer qu’il ait été organisé distinctement en section de la Curia regis ; le personnel en était flottant ; les membres de la Curia, « retenus » pour en faire partie, ne l’étaient que pour un temps.

« CURIA IN CONSILIO ».

Les destinées du « Conseil » (au sens restreint) pendant le règne de Philippe le Bel, sont très obscures. Il est clair, cependant, que les rédacteurs des lettres royales luttaient, au commencement du XIVe siècle, contre l’imprécision du langage courant. Au « Conseil » proprement dit, synonyme de Curia regis, auquel les gens des parlements et des Comptes se faisaient gloire d’appartenir, ils opposent le « Grand Conseil », le « Conseil privé », le « Conseil étroit », le « Conseil secret ». La première de ces expressions s’applique à toutes les assemblées nombreuses où des résolutions importantes ont été prises ; les trois autres désignent peut-être le groupe des conseillers familiers : Curia in consilio. A la même époque, quelques notaires de l’hôtel, attachés à la personne du roi, qu’ils suivaient dans ses déplacements, étaient appelés « clercs du secret » : ils étaient les « secrétaires » du Conseil (au sens restreint), on les considère ordinairement comme les ancêtres des « secrétaires d’Etat ».

ORDONNANCES DE PHILIPPE V.

En juillet 1316, Philippe le Long, régent, abandonna une partie des prérogatives royales, notamment le droit d’accorder toute espèce de grâces, celui de disposer des offices royaux et des bénéfices ecclésiastiques, à un Conseil Étroit composé de vingt-quatre grands personnages, dont six princes du sang et neuf officiers palatins du premier rang. Mais l’institution de ce Conseil Étroit, qui ressemble à une concession, est un événement accidentel : il n’y a aucun lien de parenté entre ce Conseil aristocratique de 1316 et les conseils « étroits, privés, secrets », du temps de Philippe le Bel. Deux ans après, Philippe le Long, roi, réorganisa son Conseil, par l’ordonnance de Pontoise (18 juillet 1318), en ces termes : « Chaque mois, des membres de notre Grand Conseil se réuniront avec nous, là où nous serons. Jusqu’à l’époque fixée pour le rendez-vous mensuel, toutes grâces que l’on nous requerra seront retardées, excepté délivrance de justice, qui se fera de jour en jour. A ladite séance mensuelle, l’état du Trésor, de notre hôtel, et de la maison de la reine et de nos enfants nous sera rapporté. Et nous déciderons, au commencement de chaque mois, quels membres de notre Conseil il y aura avec nous. » Le 16 novembre, il ajoute : « Nous ordonnons que notre Conseil Étroit s’assemble tous les mois et que tout ce qui y sera conseillé soit enregistré par un de nos notaires. » Et encore : « Un journal sera tenu de ce qui aura été fait en notre Conseil ; celui qui tiendra ce journal viendra toutes les semaines deux ou trois fois, selon le nombre des affaires qui auront été conseillées, rappeler à ceux de notre Conseil lesdites affaires, pour qu’ils les terminent. » On voit que le nouveau Conseil Étroit était périodique — on l’appela Conseil du Mois —, que ses attributions étaient définies, mais que la composition n’en était pas déterminée : le roi se réservait de décider, au commencement de chaque mois, quels membres de son Grand Conseil (le Conseil, au sens large) « il y aurait avec lui », le mois suivant, en Conseil Étroit.

Le Conseil du Mois semble avoir été réuni, conformément aux ordonnances, de mars 1319 à novembre 1320. Mais, depuis, il n’en est plus question. A partir de 1321 jusqu’à l’avènement des Valois, comme sous Philippe le Bel, il n’y a plus de distinction qu’entre les « Grands Conseils » (Consilium magnum, majus), qui sont des assises solennelles de la Curia regis, et les conseils sans périodicité ni régularité d’aucune sorte où !e roi délibérait avec ses familiers. Encore cette distinction n’est-elle pas des plus nettes.

Le « Conseil du roi » n’a pris figure de Compagnie régulière que longtemps après l’installation de la Chambre des comptes au Palais de la Cité, et même après la transformation complète des parlements en Parlement.

 

L’ADMINISTRATION LOCALE : VI. LES FONCTIONNAIRES DU ROI ET LES COMMISSAIRES DU ROI DANS LES PROVINCES

Dans les provinces du Domaine royal, il y avait des fonctionnaires royaux, installés à poste fixe. En outre, dans la France entière, la Cour du roi envoyait continuellement des délégués, chargés de missions spéciales.

LE DOMAINE ROYAL.

Délimitons d’abord le terrain. Qu’est-ce que le Domaine royal a gagné et perdu entre 1226 et 1328 ? Comment était-il divisé[7] ?

Le Domaine royal s’accrut en 1229 de l’ancienne Septimanie (duché de Narbonne), enlevée au comte de Toulouse, par le traité de Paris ; en 1234, d’une partie de l’héritage de Philippe Hurepel (Domfront), et du comté de Mâcon, acheté à la dernière comtesse ; en 1258, du reste de l’héritage d’Hurepel (comtés de Clermont et de Mortain) ; en 1271, de l’héritage d’Alphonse de Poitiers (comté de Poitiers et terre d’Auvergne, comté de Toulouse et dépendances) ; en 1284, de celui de Pierre d’Alençon, fils de Saint Louis (comtés d’Alençon et du Perche). Philippe le Bel annexa le comté de Champagne, par son mariage avec Jeanne, héritière de Champagne et de Navarre ; le comté de Chartres, acheté en 1286 à la comtesse de Blois ; la seigneurie de Beaugency (1291) ; le comté de Bigorre (1292) ; les domaines de la maison de Lusignan (Lusignan, comtés de la Marche et d’Angoulême), confisqués sur le comte Guiard en 1308 ; Lille, Douai et Orchies, en vertu du traité d’Athis (1305) ; la vicomte de Soûle, la châtellenie de Leucate, etc. Philippe le Long acquit de l’évêque de Tournai tous ses droits sur cette ville.[8]

APANAGES.

Mais la plupart des unions au Domaine royal étaient, au Moyen Age, provisoires, parce que les rois constituaient continuellement — surtout aux dépens des récentes acquisitions du Domaine — des apanages aux puînés de leur maison. Les fils de Louis VIII ont été apanages de l’Artois, de l’Anjou et du Maine, du Poitou et de l’Auvergne ; ceux de Louis IX, du Valois, d’Alençon et du Perche, du comté de Clermont en Beauvaisis. Philippe III recouvra, par le décès de ses frères et de son oncle Alphonse, tous ces apanages, sauf l’Artois, l’Anjou et le Maine et le comté de Clermont, mais il détacha de nouveau le Valois, Bethisi et Verberie pour les donner à son fils Charles. Philippe le Bel attribua à Charles, déjà comte de Valois, les comtés d’Alençon, du Perche et de Chartres, et à Louis, son second frère, le comté d’Evreux, Beaumont-le-Roger, Meulan, Étampes, Dourdan, la Ferté-Alais, Gien, etc. Louis X augmenta du comté de Longueville, confisqué sur Enguerrand de Marigny, les domaines de la maison d’Evreux ; Philippe le Long les augmenta des comtés d’Angoulême et de Mortain, qui furent constitués en dot à Jeanne de France, fille de Louis X, femme de Philippe d’Evreux, et des châtellenies de Mantes, Pacy, Anet, Nonancourt, etc., accordées à Louis d’Evreux en complément d’apanage. Les apanages que Philippe le Long (comte de Poitou) et Charles le Bel (comte de la Marche) avaient reçus, ont fait retour au Domaine à leur avènement ; mais Charles le Bel disposa encore une fois de la Marche en 1327, en faveur du duc de Bourbon, petit-fils de Saint Louis. On le voit, ce sont toujours les mêmes pays qui ont servi, de 1226 à 1238, de monnaie à apanages. Parmi les maisons de race royale qui ont été pourvues aux frais du Domaine, trois seulement ont duré : celles d’Artois, d’Évreux et de Valois. Cette dernière, qui s’était agrandie, par mariage, des domaines de la maison d’Anjou, parvint au trône après la mort du dernier des Capétiens directs.

CIRCONSCRIPTIONS ADMINISTRATIVES.

La géographie administrative du Domaine royal au XIIIe siècle ne sera connue que lorsque tous les comptes domaniaux auront été méthodiquement dépouillés. On ne sait pas encore comment le nombre et les limites des circonscriptions se sont peu à peu précisés. On n’a présentement de nomenclature des « bailliages » et des « prévôtés », des « sénéchaussées » et des « bailies », etc., que pour les premières années du XIVe siècle. A cette époque, la « France » proprement dite était divisée en neuf grandes circonscriptions ou « bailliages » : bailliage-prévôté de Paris, bailliages de Sentis, de Vermandois, d’Amiens, de Sens, d’Orléans, de Bourges, de Mâcon et de Tours. La Normandie comprenait cinq bailliages : Rouen, Caen, Cotentin, Caux et Gisors. Dans les pays du Midi, il n’y avait pas de baillis, mais des sénéchaux : les principaux officiers du roi dans les provinces cédées par Raimond de Toulouse en 1229, qui formèrent les deux circonscriptions de Beaucaire et de Carcassonne, avaient pris le titre de sénéchal, au lieu du titre de bailli, parce que, dans la langue de ces pays, le mot bailli (baile) désignait les officiers inférieurs. Les domaines d’Alphonse de Poitiers, administrés comme le Domaine royal, étaient aussi divisés en sénéchaussées quand ils échurent à la Couronne, en 1271 ; ils comprenaient, au commencement du XIVe siècle, les sénéchaussées de Poitou et de Limousin, de Saintonge, de Toulouse et d’Albigeois, de Rouergue, d’Auvergne, des montagnes d’Auvergne, de Périgord et de Quercia. Les bailliages de la « France » proprement dite étaient divisés en prévôtés ; ceux de la Normandie en « vicomtes » ; les sénéchaussées du Midi en « vigueries », en « bailies », en jugeries, etc.

LES BAILLIS ET LES SÉNÉCHAUX.

Les baillis avaient été à l’origine des membres de la Cour chargés de tenir, de temps en temps, en certains lieux, des assises au nom du roi. Mais ils s’étaient transformés en fonctionnaires qui, chacun dans une circonscription déterminée, dirigeaient tous les services, sous l’autorité de la Cour du roi, à la fois officiers de justice, de police, de finances et de guerre. L’installation à demeure des baillis dans les bailliages était un fait accompli à l’avènement de Louis IX.

Le bailli (ou le sénéchal) représentait le roi dans sa circonscription. Sa compétence peut donc être définie d’un mot : elle était universelle. Fonctionnaire politique et administrateur, U recevait les ordonnances, les mandements, les ajournements et les arrêts de la Cour du roi ; il les publiait ; il les notifiait ; il en délivrait des expéditions sous le scel du bailliage ; il en assurait l’exécution. Officier de police, il défendait les droits du roi ; il faisait respecter l’ordre établi et la paix publique ; il prenait des arrêtés. Officier de justice, il tenait des assises où les causes relatives aux fiefs et aux droits féodaux, les différends entre les vassaux directs du roi, les cas royaux d’infraction à la paix et de port d’armes, etc., étaient portés en première instance ; la cour du bailli ou du sénéchal (curia domini regis) était aussi un tribunal d’appel qui révisait les sentences prononcées par les fonctionnaires royaux de second ordre et par les justices seigneuriales ou consulaires. Officier de finances, il était comptable des amendes et des forfaitures prononcées par sa cour, préposé en chef à l’exploitation du Domaine, en compte courant avec le Trésor. La mise en défense et la défense de sa circonscription lui incombaient : c’était lui qui convoquait les hommes du roi et qui dirigeait, dans son ressort, les opérations militaires. Enfin il était l’intermédiaire entre le roi et les grands seigneurs du voisinage : les seigneuries vassales étaient ainsi rattachées, en quelque sorte, aux bailliages ou sénéchaussées limitrophes : par exemple, le comté de Foix ressortissait à la sénéchaussée de Carcassonne ; le Vivarais, le Velai et la baronnie de Montpellier à la sénéchaussée de Beaucaire ; les baillis de Tours et de Cotentin s’occupaient des affaires de Bretagne.

ORDONNANCES DE SAINT LOUIS

Louis IX a publié, à partir de 1254, de grandes ordonnances pour la réformation des excès dont les baillis et les sénéchaux se rendaient coupables. Rédigées pour remédier à des abus particuliers et constatés par enquête, ces ordonnances ne sont pas des règlements systématiques d’administration ; on y voit assez bien, pourtant, comment l’idéal du bailli était conçu au milieu du XIIIe siècle.[9] Il est prescrit, dans l’ordonnance de 1254, que les sénéchaux et les baillis jureront de faire droit à chacun, pauvre et riche, et de maintenir les coutumes locales, les droits du roi et ceux d’autrui ; ils s’engageront, par serment, à ne recevoir de leurs subordonnés et de leurs administrés ni prêts, ni présents, ni pensions, et à n’en pas faire, de leur côté, aux gens de la Cour du roi ; ils ne prendront rien pour l’adjudication des fermes (prévôtés, bailies, eaux et forêts, monnaies).[10] Ces serments, ils les prêteront d’une manière solennelle, « en pleine place, devant tous clercs et laïcs, afin qu’ils redoutent d’encourir le vice de parjure, non pas seulement pour la peur de Dieu et de nous, mais pour la honte du peuple ». Recommandation est faite, en outre, aux sénéchaux et aux baillis de ne pas « dire paroles qui tournent en dépit de Dieu, de Notre-Dame et des saints » et « de se garder du jeu de dés, de mauvais lieux et de tavernes ». Il leur est défendu d’acheter directement, ou par personnes interposées, des biens dans leurs ressorts, et d’y établir leur famille, par mariage ou autrement, sans permission spéciale. Ils sont invités à ne pas « grever les sujets contre droiture », à ne pas lever d’amendes autrement qu’« en plein plaid, par le conseil de bonnes gens », à ne pas en extorquer par menaces, à ne pas décourager les gens de « poursuivre leur droit » — par exemple en transférant, sans cause raisonnable, leurs assises ailleurs qu’aux lieux accoutumés —, à s’abstenir de saisies et d’exactions arbitraires, à ne pas prendre sur eux d’interdire ou d’autoriser à nouveau dans leurs circonscriptions l’exportation des vins, des blés et des autres marchandises, « si ce n’est par le conseil de prud’hommes », afin d’éviter le soupçon de fraude, etc. Enfin recours sera ouvert contre les sénéchaux et les baillis, pendant cinquante jours après leur sortie de charge, à tous ceux qu’ils auraient grevés.

Comme les préfets d’aujourd’hui, et pour des raisons analogues, les baillis et les sénéchaux étaient souvent déplacés, ou transférés de bailliage en bailliage, de bailliage en sénéchaussée et de sénéchaussée en bailliage. Il fut même ordonné, au XIIIe siècle, que ces hauts fonctionnaires changeraient de ressort tous les trois ans. Cependant quelques baillis et quelques sénéchaux ont résidé fort longtemps dans les mêmes circonscriptions : Etienne Tâtesaveur à Sens, de 1253 à 1272 ; Jehan de Péronne à Rouen, de 1260 à 1272 ; Eustache de Beaumarchais à Toulouse, de 1272 à 1297 ; Pierre de Villeblouain en Poitou, de 1299 à 1313, etc.

OFFICIERS INFÉRIEURS ; PRÉVOTS ET BAILES.

Les prévôts (dans le Nord) et les bailes (dans le Midi) administraient les localités, sous la surveillance et la responsabilité du bailli et du sénéchal. Ils étaient, en général, fermiers de leurs charges. Le bailli ou le sénéchal adjugeait les prévôtés au plus offrant, pour un certain temps (une ou plusieurs années), à moins que, ce qui était rare, il ne les donnât « en garde ». Dans sa circonscription,[11] le prévôt affermait les terres du roi, levait les amendes, signifiait les ordres du bailli et ceux du roi, que le bailli lui transmettait. A la fois juges de paix, commissaires de police, percepteurs et maires, les prévôts cumulaient donc, comme les baillis eux-mêmes, tous les pouvoirs. Confier une autorité pareille au dernier enchérisseur, sous cette seule réserve qu’il ne fût pas un homme « vil » ou « malfamé », c’était donner ouverture à d’effroyables abus. Frère Durand de Champagne, confesseur de la reine Jeanne, s’est fait l’écho de l’opinion publique en écrivant à ce propos : « On vend ce qui ne devrait pas être vendu ; on le vend à des gens indignes, qui n’ont aucun souci de l’intérêt général et ne cherchent qu’à s’enrichir et à vexer leurs ennemis personnels[12]... »

Les ligueurs de 1314 ont demandé que le roi renonçât à « vendre », c’est-à-dire affermer, ses prévôtés, ou tout au moins qu’il ne les vendît que pour trois ans, et que, au bout de trois ans, la gestion du titulaire sortant de charge, qui ne pourrait être de nouveau adjudicataire, fût soumise à une enquête par les soins de trois prud’hommes, dont deux du pays et un désigné par le roi : « Car, quand les prévôts ont tenu leurs prévôtés trois ans, et ils font assez de maux, ils les reprennent, et les bonnes gens n’osent se plaindre. »

LES DÉTAILS DE L’ORGANISATION ADMINISTRATIVE

Baillis, sénéchaux, prévôts, bailes, ont toujours eu un tribunal, une caisse, par conséquent des archives, un greffe, une chancellerie, et, pour faire exécuter leurs ordres, une force armée. Mais la bureaucratie qui les entourait n’était pas organisée uniformément dans toutes les circonscriptions ; jamais le gouvernement central ne prit, à cet égard, de mesures générales. Il semble qu’il y ait eu des combinaisons diverses. Comme toutes les archives des administrations provinciales du XIIIe siècle ont péri, à l’exception de quelques épaves qui proviennent des sénéchaussées de Languedoc, on ne connaît guère que le système en vigueur dans les circonscriptions du Midi. Là, la « cour » du sénéchal, de bonne heure présidée par un « jugemage » (judex major), était comme une réduction de la Curia regis : elle se composait ordinairement de conseillers familiers, clercs et chevaliers, « maîtres » et « professeurs es lois », assistés de procureurs du roi, chargés de défendre ses droits et domaine, et de notaires ; mais, en certaines circonstances, des notables du pays y prenaient place de manière à former un comité consultatif. Là s’est accusée aussi, de bonne heure, une tendance à la multiplication et à la spécialisation des offices : par exemple, les opérations financières étaient abandonnées par le sénéchal de Carcassonne, dès le milieu du XIIIe siècle, à un receveur royal ; sous Philippe III, à Toulouse, il y avait, à côté du sénéchal, un « trésorier du roi » ; au milieu du règne de Philippe le Bel, dans le Midi, les sénéchaux étaient déchargés partout de leurs attributions financières par des receveurs en titre d’office, souvent d’origine italienne, et la même pratique était en train de s’introduire dans les bailliages du Nord.

La plupart des agents inférieurs, qui étaient institués, les uns par le bailli ou le sénéchal, en assise de sa cour, les autres directement par le roi, avaient des fonctions spéciales ; tels étaient les « maîtres », les forestiers, les « gruyers », etc., préposés au service des eaux et forêts ; les gardes des ports et passages, préposés aux douanes ; les « châtelains », préposés à l’entretien et à la défense des forteresses ; les courtiers, les monnayeurs et les changeurs assermentés, etc. Quant aux « sergents » ou « bedeaux », porteurs de bâtons fleurdelysés, qui étaient placés au bas de la hiérarchie, ils correspondent aux huissiers, aux recors et aux gendarmes des temps modernes. La « multitude infinie » des sergents, qui « dévoraient la substance des sujets », a été, au XIIIe siècle, dénoncée sans relâche par les peuples et condamnée par les rois. En 1303, Philippe le Bel a ordonné de réduire des quatre cinquièmes le nombre des sergents pourvus de lettres de sergenterie ; en 1319, Philippe le Long a voulu que les sergents fussent « ramenés au nombre ancien, selon les anciennes ordonnances », et qu’une commission de notables, gentilshommes, prélats et bourgeois, sous la présidence du bailli, fît comparaître devant elle les sergents de chaque circonscription, pour « ôter le superflu ». Mais rien n’y fit ; la dignité de sergent conférait, avec l’exemption des tailles ordinaires et d’autres avantages matériels, le droit de tyranniser le public au nom des fleurs de lys : la foule des postulants prêts à payer pour l’obtenir était immense ; la Cour du roi et les baillis cédaient aux importunités, quitte à supprimer brusquement, de temps en temps, tant pour cent du personnel. L’ambition d’être fonctionnaire, pour vivre aux dépens du prochain, respecté et craint, paraît avoir été, dès lors, excessivement commune. Les charges de « notaires du roi » n’étaient pas moins enviées que les places de sergents ; on se plaignait également qu’elles fussent trop nombreuses ; les notaires pullulaient, jusque dans les villages : quelques-uns étaient si peu lettrés que les actes de leurs officines étaient inintelligibles ; la grande ordonnance de juillet 1304 pour la réorganisation du notariat prévoit le cas où des notaires du roi exerceraient un métier « vil », tel que ceux de barbier, de boucher.

Les baillis et les sénéchaux, chefs de la hiérarchie administrative dans les provinces, dépendaient de la « Cour du roi ». Ils s’y rendaient souvent. De la Cour, où Ils prenaient langue à chaque voyage, ils recevaient des instructions détaillées pour les affaires graves, et ils lui en demandaient parfois, spontanément, lorsqu’ils étaient embarrassés. Ce n’est pas tout : des membres ou des agents de la Cour du roi étaient souvent délégués dans les bailliages et dans les sénéchaussées, et dès qu’ils se présentaient, les baillis leur cédaient le pas. On a vu plus haut que les plus anciens « baillis » avaient été, au XIIe siècle, des commissaires itinérants de la Curia ; sédentaires au xiii siècle, les baillis étaient soumis, à leur tour, aux représentants en tournée du gouvernement central.

COMMISSIONS PÉRIODIQUES.

Il faut distinguer au XIIIe siècle, parmi les délégués de la Cour du roi en mission temporaire, ceux qui faisaient partie de délégations périodiques, ceux qui étaient envoyés en mission spéciale, pour un objet déterminé, dans telle ou telle région, ceux qui avaient des pouvoirs généraux dans l’étendue d’une ou de plusieurs circonscriptions.

La Cour du roi envoyait périodiquement des délégations, pour tenir aux termes accoutumés, en Normandie des Echiquiers, en Champagne des Grands Jours. Les ducs de Normandie avaient tenu jadis des « Échiquiers » ; les comtes de Champagne, des « Grands Jours » ; c’étaient des assises solennelles, analogues aux parlements et aux sessions du Temple, où les gens de ces grands feudataires vérifiaient les comptes des comptables et rendaient la justice. La réunion de la Normandie et de la Champagne au Domaine royal n’en entraîna pas la disparition ; des gens du roi furent simplement substitués à ceux des grands feudataires. Aux Échiquiers et aux Grands Jours les comptes de Normandie et de Champagne étaient examinés en première instance avant d’être rapportés au Temple, les causes de Normandie et de Champagne étaient entendues et jugées. Les délégations de l’Échiquier et des Grands Jours, dont les membres étaient désignés pour chaque session, ressemblaient ainsi à des chambres ambulatoires des grandes Commissions centrales. Les justiciables des sénéchaussées du Midi, si éloignés de la Cour centrale, auraient eu plus d’intérêt encore que les Normands et les Champenois à ce qu’un pareil système de délégations périodiques fonctionnât dans leur pays. Ils l’ont quelque temps obtenu. Après la réunion des domaines d’Alphonse de Poitiers, les causes du Languedoc ont été jugées, pendant plusieurs années (de 1278 à 1280 et de 1287 à 1291), à Toulouse, par des commissions ou « parlements » issus de la Curia regis.

COMMISSIONS NON PÉRIODIQUES.

D’autre part, la Cour du roi désignait souvent des commissaires pour régler, sur les lieux, des affaires déterminées, soit judiciaires, soit financières, soit politiques. Ainsi Louis IX envoya Jean de Verlhac, en 1255, dans le pays de Carcassonne pour trancher un différend entre le sénéchal et le comte de Foix ; en 1269, Arnoul de Courferrant, chevalier, et maître Raimond Marc, vinrent en Languedoc pour traiter avec les bonnes villes de la levée d’un fouage. Ce système de délégations, en pleine vigueur au temps de Louis IX, fut encore développé sous les derniers Capétiens directs. Les derniers Capétiens directs ont souvent renvoyé à des personnes de leur entourage, expédiées en mission, la connaissance de causes difficiles.[13] Ils ont fait lever leurs finances extraordinaires par des collecteurs spéciaux : prêts, dons, nouveaux acquêts, usures, forfaitures, mainmortes, amendes, etc. Pour débattre l’octroi de subsides avec les synodes ecclésiastiques et les assemblées de nobles et de bourgeois, pour émouvoir l’opinion publique et faire plébisciter leur politique, Philippe le Bel et ses fils se sont toujours fiés davantage à leurs clercs et à leurs chevaliers familiers qu’à leurs représentants sédentaires dans les sénéchaussées et les bailliages. Nous avons vu des gens du roi se répandre dans toute la France pour recueillir des adhésions au futur concile contre Boniface, pour saisir les biens des juifs, pour négocier des impositions, pour obtenir la dissolution des ligues de 1314. C’est par milliers que se comptent les commissions de tout genre qui ont été délivrées sous Philippe le Bel et ses fils. On en délivrait même tant que l’on finissait par s’y perdre. Les derniers Capétiens directs ont pris, plusieurs fois, le parti de les révoquer toutes en bloc : « Nous avons révoqué, écrit Philippe le Long, le 27 octobre 1319, au sénéchal de Rodez, tous les commissaires institués par nous et par nos prédécesseurs, excepté ceux qui sont députés pour les décimes et les annates et ceux que notre Cour a désignés pour départager des plaideurs ; nous leur avons ordonné de comparaître à Paris, devant les gens de nos comptes ; ils n’ont pas obéi. Nous les suspendons. S’ils s’obstinent, saisissez ce qu’ils ont. Et envoyez-nous le relevé de tous les commissaires qui ont instrumenté dans votre ressort depuis dix ans... »

Les plus considérables des commissaires itinérants étaient, sans contredit, ceux qui portèrent, au milieu du XIIIe siècle, le simple titre d’« enquêteurs », et, plus tard, celui d’« enquêteurs-réformateurs » et de « réformateurs du pays » (reformatores patriae generales, pro reformatione patriae et correctione curialium deputati).

Louis IX institua en 1247 les premiers « enquêteurs » pour apaiser ses scrupules de conscience avant d’aller en Egypte. Les « enquêteurs » de 1247 reçurent mandat de provoquer et de recueillir en tous lieux les plaintes des populations contre les officiers royaux, et de faire restituer les amendes injustement perçues, les biens injustement confisqués. Au temps de Philippe III, les « enquêteurs-réformateurs » étaient devenus un rouage du gouvernement royal : ils s’informaient des abus, adjugeaient des dommages-intérêts, prononçaient des amendes, rédigeaient des ordonnances de réforme. Nommés « pour corriger tout ce qui était à corriger » (corrigere quae corrigenda), ils étaient, pour ainsi dire, les inspecteurs généraux de l’administration locale, non seulement référendaires, mais juges, et souvent juges sans appel.

Quoi qu’on en ait dit, l’institution n’a pas changé essentiellement de caractère à partir de Philippe le Bel. Les enquêteurs-réformateurs ont été créés en principe, alors comme auparavant, pour la protection des sujets contre les fonctionnaires : « Nous ne pouvons être partout, écrit Philippe le Bel, le 24 octobre 1302, au chancelier de Bourges et à Pierre de Sainte-Croix, chevalier ; c’est pourquoi nous envoyons dans les provinces des gens pour faire justice. Il paraît que nos officiers, changeant en absinthe les fruits de la justice, ont commis des exactions, des rapines, des oppressions, des violences inouïes, au préjudice des riches et des pauvres, du peuple et des nobles. De même ont fait les collecteurs des subsides et les gens chargés des fournitures militaires (provisores garnisionum exercituum nostrarum). Informez, suspendez les coupables, faites cesser les griefs... » Hugues de La Celle, chevalier, fut envoyé, le 7 juillet 1309, en Poitou, où il resta quatre ans, pour mettre fin sommairement (sine strepitu judicii), « aux attaques à main armée et aux meurtres qui désolaient le pays, et aux usurpations des officiers du roi ».[14] Mais il est vrai que l’institution a dévié. Les successeurs de Saint Louis ont souvent employé leurs « réformateurs » à tout autre chose qu’à redresser des torts : ils les ont employés, comme leurs autres commissaires itinérants, à remettre sous la main du roi les terres et les droits du Domaine aliénés, à rechercher les corporations religieuses qui avaient acquis des propriétés sans payer l’amortissement dû au roi, à traiter avec les contribuables « sur le fait des finances extraordinaires », etc. Philippe le Long écrit, le 14 août 1319, à l’évêque de Laon et au comte de Forez, réformateurs généraux en Languedoc : « Nous avons ordonné de lever le subside que les nobles et les communautés de Languedoc nous ont promis, comme vous savez ; voici les lettres que nous adressons aux sénéchaux à ce sujet ; vous qui connaissez le pays et les gens du pays, réfléchissez aux moyens de procéder à la perception au moins d’esclandre possible ; stylez là-dessus nos sénéchaux et nos autres officiers... »

Bref, les « enquêteurs » avaient été établis par Saint Louis pour protéger les sujets, et pour cela seulement ; les « réformateurs » du XIVe siècle ont été utilisés, en même temps, pour servir les intérêts du prince. Du reste, on s’est souvent plaint, à la fin du XIIIe et au commencement du XIVe siècle, de la vénalité et des extorsions des soi-disant « réformateurs » eux-mêmes. Néanmoins les ligueurs de 1314 réclamaient encore des « enquêtes de réformation » comme un remède à leurs griefs.

MŒURS DES OFFICIERS DU ROI.

La littérature du XIIIe siècle est pleine de protestations véhémentes contre la conduite des baillis, des sénéchaux et de leur séquelle. « Il est facile, disait frère Nicolas de Biard, le prédicateur populaire, de trouver de bons ouvriers, maçons, forgerons, etc., et même de bons clercs, mais de bons justiciers, non pas : il y a très peu de gens qui aiment la justice. » Il disait encore : « Comme le loup se faufile pour enlever les moutons et les porter à ses petits, ainsi les bedeaux, les prévôts et les gens de cette sorte épient l’occasion de prendre ce qui ne leur appartient pas. » Les fonctionnaires, grands et petits, sédentaires et itinérants, sont des tyrans et des voleurs, tel est le résumé des réquisitoires du temps.

A l’appui de ces plaintes viennent les dénonciations reçues par les enquêteurs et les réformateurs, depuis 1247. Dans les procès-verbaux de la grande enquête de 1247-1248, qui fut générale, les traits de mœurs abondent.[15] En voici quelques spécimens.

Les enquêteurs de 1247 virent comparaître devant eux une foule de personnes — surtout de petites gens — qui produisirent des récriminations contre des officiers du roi — surtout des bas officiers —, pour la plupart décédés, ce qui explique la liberté des propos. La plupart de ces récriminations sont puériles : qu’arriverait-il, de nos jours, si le public était solennellement invité, par un gouvernement scrupuleux, à déposer de tous les sujets de rancune qu’il peut avoir contre les gardes champêtres, les sergents de ville, etc. ? Ainsi Geoffroi le Jai, de la paroisse de Beaumont Lez Tours, se plaignit que, vingt ans auparavant, Philippe Couraut, châtelain de Tours, eût confisqué un madrier, que lui, Geoffroi, avait acheté pour faire un pressoir, sous prétexte que celui qui l’avait vendu n’avait pas le droit de le vendre. Geoffroi de Blois, jadis domestique dudit Philippe Couraut, avait été renvoyé pour avoir eu des relations avec une servante : « Ce n’est pas de moi, dit-il aux enquêteurs, qu’elle était grosse. » A côté du domestique renvoyé qui réclame une indemnité, paraît le maître d’école qui n’a pas été payé : maître Barthélemy, recteur des écoles de Tours, réclame à un sergent du roi 8 sous tournois qu’il doit, depuis trois ans, pour la pension de son fils pendant un an. Guillaume Martin, de Roullens, se plaint du baile de Belvèze : il a prêté à ce baile un pourpoint qu’il lui a redemandé deux ou trois fois ; jamais le baile ne l’a rendu ; bien plus, un jour, sur la place du marché de Limoux, ledit baile, exaspéré des réclamations dudit Guillaume, l’a giflé, « d’un coup à lui disloquer la mâchoire » ; mais il n’a pas rendu le pourpoint. Marguerite la Ginplière, de la paroisse de Saint-Paul de Poitiers, dit que feu Jean de Galardon, prévôt du roi à Poitiers, lui a extorqué, il y a huit ans, 16 sous, parce que, ayant trouvé une femme en compagnie de son mari, elle avait dit un gros mot à cette femme. Isabelle la Brete, de la même paroisse, déclare que Jean de Galardon lui a extorqué 15 sous tournois, sous prétexte qu’elle était la concubine d’un clerc, chose qui n’était pas vraie. Un homme, emprisonné par Jean de Galardon pour avoir battu sa femme, l’avait battue, il est vrai, mais non pas « énormément » ; cependant, D a dû payer 5 sous, qu’il réclame. Un boucher de Montierneuf a été forcé de payer une amende, parce que des « jaloux » Pavaient accusé d’exposer des viandes gâtées à l’étal du roi. L’abbesse de Sainte-Croix a donné 17 livres à Jean de Galardon pour faire vidimer ses chartes sous le sceau du roi ; le prévôt n’a pas fait la commission et il a gardé l’argent.

Des histoires de ce genre, qui sont de tous les temps et de tous les pays, sont consignées par centaines dans les enquêtes de 1247.

Il y en a de plus caractéristiques. Guillaume Païen, clerc, a vu tous ses meubles saisis parce qu’on l’accusait d’avoir été de ceux qui avaient pillé le trésor de l’évêque ; il a été torturé ; il est resté estropié. A Langlade, au diocèse de Nîmes, un baile du roi, Pierre d’Auvergne, avait pris en grippe un certain Durand, habitant du village ; pas de vexations qu’il ne lui fît, si bien que Durand résolut un jour d’émigrer. Il s’en allait, quand il rencontra le baile, qui le menaça ; il dit : « Je m’en vais, puisque vous ne me laissez pas tranquille. » Alors le baile : « Il faudrait vous emplir la bouche de fumier, à toi et à ton frère, afin que vous ne puissiez plus respirer que par en bas ! » Durand, piteusement, répondit : « Vous en êtes le maître, comme seigneur et baile de ce lieu. » Aussitôt, Pierre d’Auvergne mit sa menace à exécution : û emplit d’ordures la bouche de Durand, qui suffoqua. Cependant les gens du pays s’étaient assemblés, et comme Durand, par gestes, leur montrait son triste cas : « T’en faut-il plus ? » dit le baile ; puis se tournant vers le frère de Durand : « Veux-tu que je t’en fasse autant ? » Le frère ne répondit rien. Un certain Raimond plaidait à Nîmes contre une femme, et il croyait que Pierre Roux, juge royal, donnait des conseils à cette femme, car on lui avait souvent dit qu’ils avaient des entretiens secrets. Un jour, il les rencontra ensemble, et « tout bonnement, en ami », il dit : « Monseigneur Pierre, ce n’est pas bien de parler ainsi avec ma partie adverse. » Sur quoi le juge intima à son greffier : « Écrivez que cet homme a injurié un juge du roi », et il promit à Raimond qu’« il le lui ferait payer cher ». Un prévôt de Laon, pensant qu’il s’était rendu adjudicataire de la prévôté de Laon à trop haut prix, s’ouvrit de son embarras au maire de la commune de Crépi en le priant de l’« aider ». Après avoir délibéré, les gens de Crépi se décidèrent à lui donner 20 livres parisis par an, pendant six ans, « craignant que ledit prévôt ne les vexât de plusieurs manières, s’ils refusaient de l’aider ».

Il est rarement question, dans les enquêtes de 1247, des fonctionnaires du premier rang. Cependant la dame d’Alais raconta qu’elle avait obtenu de la Cour du roi des lettres ordonnant à Pierre d’Athis, sénéchal de Beaucaire, de faire enquête sur les droits des seigneurs d’Alais ; que Pierre d’Athis n’en tint pas compte et continua ses exactions. La communauté de Roujan ayant réclamé par-devant le roi au sujet d’une augmentation de taxes imposée par le sénéchal Guillaume des Ormes, ce sénéchal dit aux prud’hommes de Roujan qu’il les mettrait en prison s’ils maintenaient leur appel et leur extorqua de l’argent. Un prêtre de Poitiers avait reçu, de Rome, l’ordre d’inviter Geoffroi Païen, sénéchal de Poitou, à prêter à l’Église l’appui du bras séculier contre des excommuniés qui s’obstinaient : « Je ne veux pas m’en mêler », répondit le sénéchal. Mais ce refus était passible de l’excommunication ; le prêtre n’hésita pas à la fulminer séance tenante. Séance tenante aussi, le sénéchal le fit maltraiter par ses sergents, puis il envoya six garnisaires (comestores) dans sa maison. Cette excommunication coûta cher au pauvre prêtre.

Mille anecdotes du même genre seraient aisément puisées dans les enquêtes contemporaines des cinq derniers Capétiens directs. Certes, il faut se garder de tirer de tous ces cas particuliers, si nombreux qu’ils soient, des conclusions trop générales : les éléments d’une statistique font évidemment défaut. Mais comment l’instinct autoritaire ne se serait-il pas développé jusqu’à l’excès chez des hommes peu cultivés, recrutés sans garanties, investis de pouvoirs indéfinis, et à peu près sûrs de l’impunité ? Ils étaient à peu près sûrs de l’impunité, puisque les plus coupables d’entre eux, officiellement convaincus d’énormités, obtenaient presque toujours, après avoir été révoqués, des lettres de rémission, et même, tant l’esprit de corps était déjà puissant, ce que l’on appelle aujourd’hui des « compensations » en style administratif.

C’est l’action séculaire de ces milliers de petits tyrans obscurs, plus que la volonté réfléchie du gouvernement central, qui a ruiné, en France, à partir du XIIIe siècle, tout ce qui faisait obstacle à l’arbitraire ou rompait l’uniformité.

 

 

 



[1] Sources. Les principales sources de l’histoire des institutions sont, au XIIIe et au XIVe siècle, les Ordonnances et les Comptes. Les Ordonnances ont été publiées, pour la plupart, dans le Recueil des Ordonnances du Louvre, où le texte en est souvent fautif. Les Comptes sont presque tous inédits.

Ouvrages à consulter. A. Luchaire, Manuel des institutions françaises. Période des Capétiens directs, 1892. Il y a des vues et des détails originaux dans le t. II (1898) de l’Histoire des institutions politiques et administratives de la France de P. Viollet, qui traite du pouvoir royal sous les Capétiens ; l’auteur annonce (p. 189) qu’il traitera ultérieurement « de l’histoire des officiers royaux dans les provinces (prévôts, baillis, sénéchaux), de l’histoire des Parlements, des Chambres des comptes, des Conseils.

On trouvera l’indication des monographies dans les livres généraux de A. Luchaire et P. Viollet. Celle de Borrelli de Serres, Recherches sur quelques services publics du XIIIe au XIVe siècle 1895), où les Comptes ont été pour la première fois utilisés, est un ouvrage de premier ordre : elle contient des conclusions très neuves, qui ont été en partie adoptées ici. Dans son second volume sont traitées des questions relatives à l’organisation des services financiers, notamment de la Trésorerie.

[2] La langue des ordonnances rédigées en français est, à cette époque, extraordinairement pesante, embarrassée, obscure, quoique chargée de redites, et comme balbutiée, en contraste frappant avec la clarté et la grâce du style de quelques littérateurs contemporains.

[3] Sources. 1° Les comptes de l’hôtel (le plus ancien de ces documents qui soit connu est de l’Ascension 1234), et les tablettes de cire où des comptables ont consigné des notes destinées à fournir les éléments des comptes de l’hôtel (les plus anciennes sont celles de Jean Sarrazin, pour trois exercices des années 1256 et 1257 ; 2° les règlements de l’hôtel (le plus ancien est d’août 1261) ; ces règlements, rédigés sans méthode, sont des tableaux de service qui contiennent des listes de noms et qui fixent, pour le terme courant, le nombre des officiers de l’hôtel, le montant des gages et des droits et les attributions de chacun.

Ouvrages à consulter. Travaux en préparation sur l’histoire de l’hôtel du roi (au sens strict) [1900] ; Ch.-V. Langlois, La chancellerie royale depuis l’avènement de Saint Louis jusqu’à celui de Philippe de Valois (Mémoire couronné par l’Académie des Inscriptions en 1895) ; O. Morel, La chancellerie royale au XIVe siècle, 1899

[4] Il résulte d’une lettre confidentielle adressée au magistrat de Saint-Quentin par un certain Jehan de Ribemont, clerc du roi, que la jurisprudence des parlements fut, à certaines époques, tantôt plus, tantôt moins favorable à l’Église. Jadis, écrit Jehan, « la cours et li roys se gouvernoient par grant gens lays et en grant estât ; ores est ii contraires... Li clergiés en la court le roy est au desseure et vous i estes au dessous ». Il conseille aux Saint-Quentinois de plaider plutôt devant le prévôt ou le bailli royal qu’en parlement contre les clercs de Saint-Quentin, tant que l’influence cléricale dominera à la Cour. La lettre de Jehan de Ribemont n’est pas datée. E. Lemaire (Archives anciennes de la ville de Saint-Quentin, 1888) la place « vers 1290 ».

[5] Voir l’introduction de mon édition de l’Inventaire de Robert Mignon, Paris, 1899, L’auteur de l’inventaire a soigneusement noté l’état où se trouvaient les comptes anciens de la Chambre au point de vue de la révision, à l’époque où il écrivait. On constate ainsi que le service de la révision n’était assuré que d’une manière très imparfaite à la fin du xiiie et au commencement du xive siècle. Beaucoup de comptes sont signalés comme « à corriger » ; des sommes, dues depuis fort longtemps, comme « à recouvrer » ; un nombre infini d’opérations comme « à faire » ou « à vérifier ».

[6] Le tout-puissant favori Enguerrand de Marigny fit adopter une grande réorganisation des services financiers en janvier 1313, et compliquer à dessein les rouages de la trésorerie, en vue d’être l’intermédiaire obligé entre les différents services et de soustraire au contrôle son action personnelle. Le clerc du roi Pierre Barrière écrit, en novembre 1313, que le seigneur Enguerrand est seul à connaître la situation financière de la Couronne ; Enguerrand lui avait dit : « La charge de pourvoir aux dépenses m’incombe tout entière » (Neues archiv, 1899, p. 564).

[7] A. Longnon, Atlas historique de la France, 1889

[8] Plusieurs seigneuries ont passé, pendant cette période, du rang d’arrière-fiefs à celui de fiefs immédiats de la Couronne. Le roi acquit ainsi la « mouvance » de plusieurs seigneuries languedociennes en 1229 ; des comtés de Blois, de Chartres, de Sancerre et de la vicomte de Châteaudun en 1234 ; du comté de Foix après la dernière révolte de Raimond VII de Toulouse ; des comtés de Comminges, d’Armagnac, etc.

Rappelons, à ce propos, que le royaume de France s’accrut, depuis la mort de Saint Louis jusqu’à celle de Charles le Bel, d’un grand nombre de seigneuries qui relevaient auparavant de l’Empire. Philippe le Bel reçut l’hommage du duc de Lorraine pour Neufchâteau, Châtenois et Montfort ; du comte de Bar pour Gondrecourt, Ligni, Bounnont et La Mothe, et par le traité de 1301, pour toutes les possessions de la maison de Bar à l’ouest de la Meuse. En juin 1316, le comte de Valentinois et de Diois se démit de ses deux comtés entre les mains du roi de France, et les reçut de lui en fief.

Il faut signaler enfin les acquisitions et les définitions de territoires et de droits opérées, au bénéfice de la Couronne, par le moyen de ces conventions domaniales que l’on appelait « pariages ». Les « pariages » les plus importants ont été conclus en 1279 avec l’évêque de Toulouse, et en 1307-1308 avec les évêques de Viviers, de Limoges, de Cahors, de Mende, du Puy et de Pamiers pour le temporel de ces évêchés. Guillaume de Plaisians, qui négocia la plupart des célèbres conventions de 1307-1308, fut chargé aussi de terminer les pourparlers relatifs à l’achat de la juridiction de l’archevêque de Lyon sur sa ville archiépiscopale. Le régime domanial, créé dans les principaux diocèses du Midi par les « Philippines » de 1279 et de 1307, a duré pendant des siècles. Voir J. Roucaute, Lettres de Philippe le Bel relatives au pays de Gévaudan, 1897 ; L. Guibert, La commune de Saint-Léonard-de-Noblat, 1891 ; etc.

[9] Comparez, à ce sujet, ce que le jurisconsulte Philippe de Beaumanoir, qui fit une carrière administrative, voir plus loin, p. 372, dit sur les qualités qu’un bailli doit avoir et sur les fonctions bailliviales : Coutumes du Beauvaisis, éd. Salmon, table analytique, au mot « Bailli ».

[10] Il était proverbial, au XIIIe siècle, que l’on ne pouvait rien faire avec les conseillers et les officiers des princes sans leur offrir des pots-de-vin ou des pensions. Beaucoup de « clercs » de l’hôtel royal étaient pensionnés par des seigneurs et par des villes pour s’occuper de leurs intérêts, comme les cardinaux de Rome ou d’Avignon l’étaient par les rois pour patronner leurs affaires

[11] Les circonscriptions prévôtales étaient assez vastes. Voici, à titre d’exemple, la liste des prévôtés entre lesquelles était divisé, vers 1300, le bailliage d’Orléans : Orléans, Boiscommun, Cepoi, Châteauneuf, Janville, Lorris, Montargis, Neuville-aux-Bois, Vitri, Yèvre

[12] On a souvent fait honneur à la justice de Louis IX d’une mesure particulière, qui aurait été le premier pas vers l’abolition de l’affermage des prévôtés, n aurait réformé le régime de la prévôté de Paris : « La prévôté de Paris, dit, en substance, Joinville dans ses Mémoires, était alors vendue ; ceux qui l’achetaient en abusaient pour commettre de telles rapines que le menu peuple émigrait de la terre du roi ; le pays était plein de malfaiteurs. Le coi, qui mettait grande diligence à ce que le menu peuple fût protégé, défendit qu’à l’avenir la prévôté fût vendue, et donna gages bons et grands à ceux qui la garderaient dorénavant. Un honnête et raide justicier, Etienne Boileau, fut choisi, et les revenus du roi doublèrent. » Cette historiette a été empruntée par Joinville à une rédaction des Grandes Chroniques. Mais, quoique les contemporains de Philippe le Bel l’aient acceptée, elle est controuvée. D’abord, les prédécesseurs d’Etienne Boileau n’ont jamais cessé de jouir de la faveur royale. En second lieu, loin de doubler, les revenus de la prévôté de Paris ont diminué après l’entrée en fonctions d’Etienne Boileau (1261). De plus, si Saint Louis avait cru juste et profitable de supprimer la « vente » de la prévôté de Paris, c’est-à-dire de ne plus l’affermer, pourquoi n’aurait-il pas étendu cette mesure à toutes les prévôtés ? La vérité est que la prévôté de Paris n’était pas une prévôté ordinaire ; le prévôt de Paris exerçait, depuis l’avènement de Louis IX, la charge de bailli de Paris, sans en avoir le titre, et le bailliage était attaché de telle sorte à la prévôté que les fonctions de bailli étaient ipso facto conférées à l’adjudicataire de la prévôté. C’était là une anomalie. Louis IX y a remédié, d’abord en donnant en garde la prévôté au lieu de la mettre aux enchères, puis en assimilant la prévôté au bailliage. Le prévôt de Paris garda le titre traditionnel, mais ce fut désormais un bailli, pourvu de gages analogues à ceux des autres baillis, et qui rendait compte des revenus de l’ancienne prévôté affermée en la même forme que des revenus du bailliage, dont les anciens prévôts-fermiers eux-mêmes avaient été gestionnaires directs. Cette réforme, opérée du temps d’Etienne Boileau, releva la situation personnelle du prévôt de Paris, et chargea d’un traitement nouveau le chapitre des dépenses ; la population de Paris n’en tira pas d’autre avantage. Ce point a été tiré au clair par Borelli de Serres. (Op. cit.).

[13] Il s’agit ici de commissions «à juger» et non de commissions à enquérir. Les commissions à enquérir étaient plus nombreuses encore. Et c’étaient des membres des « parlements» de Paris qui, d’ordinaire, en étaient chargés, dans les affaires portées devant cette juridiction. Pratique fâcheuse, car il aurait été plus simple de choisir des commissaires dans le pays des parties, sur des listes dressées par l’autorité locale, c’est-à-dire par les baillis, mais pratique agréable aux membres de la Cour, car les « transports » leur étaient payés. C’est en vain qu’une ordonnance essaya, en 1278, de leur enlever ces commissions et les bénéfices qui en résultaient ; elles leur étaient normalement attribuées, de nouveau, en 1296 ; au commencement du xive siècle, sur les commissaires désignés pour chaque enquête, il y en avait toujours un qui appartenait à la Cour, et l’ordonnance de 1320 se contenta de défendre que le Parlement donnât à un maître plus d’enquêtes qu’il n’en pourrait dépêcher jusqu’à la session suivante.

[14] Dans une lettre du 6 mars 1303, le roi avoue, en ces termes, que les commissaires de réformation n’étaient pas très efficaces pour les redressements des abus administratifs : « Afin de détourner les sujets de dénoncer leurs crimes, nos officiers affirment que, s’ils sont suspendus de leur offices, ils seront bientôt replacés ; ils disent que les nombreuses enquêtes qui ont été faites autrefois contre eux n’ont abouti à rien et que celles que l’on fait maintenant n’aboutiront pas non plus. Les uns menacent les plaignants ; les autres ont l’art d’obtenir de nos parents et de nos familiers des lettres pour masquer ou pallier leurs délits ; d’autres, qui ont des énormités sur la conscience, achètent à bon marché le silence de leurs victimes... Appliquez à notre fisc ce que nosdits officiers auraient reçu, au mépris de la justice... « L’inutilité des procédures solennelles des « réformateurs » est nettement établie, d’ailleurs, par ce fait que les ordonnances de réformation sont à peu près toutes pareilles : on avait beau les corriger, les mêmes abus renaissaient sans cesse

[15] Le t. XXIV des Historiens de la France contient des procès-verbaux d’enquête pour les provinces de Normandie, d’Anjou, du Maine, de Touraine, de Poitou et de Saintonge, pour les diocèses d’Arras, de Boulogne, de Laon et de Reims, pour les sénéchaussées de Carcassonne et de Beaucaire. Cf. l’Histoire générale de Languedoc, t. VU, pp. 467 et suiv.