Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre II — Les événements politiques de 1286 à 1328

V - Juifs, Lombards, monnaies

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

TOUTES les grandes affaires caractéristiques du temps de Philippe le Bel ont entraîné des confiscations. Il semble même que celle des templiers ait été menée en vue d’une opération financière. Enfin les nécessités d’un gouvernement besogneux ont été, très certainement, la cause des violences qui furent alors commises contre les juifs et les Lombards, et des artifices monétaires qui ont valu au petit-fils de Saint Louis le surnom de « faux monnayeur ».

 

I. LES JUIFS

Au Moyen Age, les communautés juives de France, nombreuses surtout en Champagne, dans la vallée de la Loire et dans les sénéchaussées du Midi, étaient soumises à des exactions régulières et irrégulières ; mais l’autorité qui les pressurait les protégeait contre la populace chrétienne. Les « usures » des juifs étaient tolérées par le prince qui, de temps en temps, en partageait avec eux les bénéfices odieux. Tel était le régime normal. Louis IX, qui haïssait les israélites, en tant qu’« ennemis du Christ », par pur zèle religieux, avait manifesté plusieurs fois l’intention de les dépouiller de leurs biens mal acquis, et d’en purger définitivement le royaume. Il avait essayé de faire des conversions : un chapitre était réservé, dans ses comptes de dépenses, aux convers (juifs convertis) ; mais c’est une question de savoir si le prosélytisme juif ne contrebalançait pas alors le prosélytisme chrétien.[1] De même qu’Alphonse de Poitiers, son frère, il avait traité durement les usuriers de ses domaines, et de son règne date une mesure qui fut très sensible à Israël : la confiscation et la destruction, par charretées, de tous les exemplaires du Talmud, après le célèbre colloque tenu à Paris, en 1240, entre Nicolas Donin de La Rochelle, juif converti, et quatre rabbins du Nord, on sait que, personnellement, il n’était pas d’avis d’entrer en discussion avec ces gens-là. Pendant toute la seconde moitié du XIIIe siècle, les juifs de France ont été, de même, en butte à des tentatives de conversion, aux avanies et aux brutalités : le 14 avril 1288, jour où les parents et les amis d’un juif riche et lettré, Isaac Châtelain, de Troyes —, treize personnes des deux sexes — moururent sur le bûcher, est célèbre dans le martyrologe de la race. Cependant, vers 1300, les juiveries étaient encore florissantes : elles entretenaient des écoles, et dans ces écoles la vie intellectuelle était intense, les luttes des théologiens contre les « philosophes » étaient très vives. Les rabbins français de ce temps ont laissé une bibliothèque considérable de gloses, de postilles, de traités et de commentaires, de traductions et d’écrits de controverse ; au moment où elles allaient être dispersées, les riches et anciennes communautés de Montpellier, de Narbonne, de Béziers, de Carcassonne, etc., étaient au plus fort de la guerre déclarée par l’orthodoxe Astruc de Lunel aux libres penseurs qui avaient puisé dans le Guide des Égarés, de Moïse Maimonide, une philosophie rationaliste.

PRÉLIMINAIRES DE LA SPOLIATION.

Les juifs possédaient de grands biens, et ils avaient entre les mains des créances considérables. Leurs biens étaient frappés d’impositions que les notables de chaque communauté répartissaient. Dès la fin du XIIIe siècle, ces impositions furent si lourdes qu’elles semblent avoir déterminé l’émigration, hors du domaine royal, d’un certain nombre de contribuables. Le Minhath Quenaoth, recueil de lettres échangées entre les rabbins du Midi, a conservé le texte d’un « concordat » délibéré au sujet de la répartition des taxes : « Les charges nouvelles, dit cet acte, font, pour ainsi dire, à tout instant oublier les précédentes ; il s’en est suivi que le nombre des membres de notre communauté s’est amoindri, et que ceux qui sont restés succombent. » Quant à leurs créances, les gens du roi se préoccupaient d’en connaître le montant. En 1292, le sénéchal de Carcassonne reçut l’ordre de se les faire représenter toutes, afin de savoir ce qui, dans chaque contrat, était dû en principal et ce qui était dissimulé comme usure. En 1295, les juifs de la sénéchaussée de Beaucaire furent arrêtés, et les plus riches expédiés comme otages au Châtelet de Paris ; ils ne furent relâchés qu’après avoir confessé le nombre et la nature de leurs contrats, et abandonné au roi tous les profits « usuraires » qu’ils leur auraient valus. Sous prétexte d’interdire les « usures » excessives dont les débiteurs des juifs avaient, disait-on, à souffrir, on se préparait ainsi, par des informations et des confiscations partielles, à la mesure générale qui fut prise en juillet 1306.

SPOLIATION DE 1306.

Le 21 juin de cette année 1306, des lettres furent expédiées par la chancellerie royale, enjoignant à tous les prélats, barons, sénéchaux, baillis, etc., de prêter main-forte à maître Jean de Saint-Just, chantre d’Albi, clerc du roi, à Guillaume de Nogaret, chevalier du roi, et au sénéchal de Toulouse, qui allaient remplir dans la sénéchaussée de Toulouse une mission dont le roi, de vive voix, les avait chargés. D’autres commissaires, envoyés dans chacune des autres grandes circonscriptions administratives, sénéchaussées et bailliages, emportèrent des lettres analogues. Un mois après, le même jour, tous les juifs furent arrêtés, leurs biens et leurs livres de commerce furent saisis d’un bout à l’autre de la France. On ne sait pas s’il y eut des résistances. On sait seulement que l’opération fut faite tant dans le domaine royal, où l’émigration avait déjà créé des vides, que dans les seigneuries particulières, où les juifs étaient une proie d’autant plus désirable que, jusque-là, ils avaient été exploités avec plus de modération.

Ce qui se passa dans la sénéchaussée de Toulouse, après la saisie, eut lieu vraisemblablement partout. Tous les biens meubles et immeubles des juifs furent rapidement inventoriés et mis en vente publique. Quelques-uns avaient eu le temps de cacher des objets précieux ; la chasse aux trésors cachés s’ouvrit, et la cinquième partie des trouvailles fut promise aux dénonciateurs. Des receveurs centralisèrent les espèces, l’argent provenant des ventes et les joyaux d’or et d’argent, coupes, ceintures, anneaux, etc., qui furent envoyés à la Monnaie, à l’exception des plus belles pièces, réservées au roi. Les ventes d’immeubles furent échelonnées, dans la plupart des sénéchaussées et des bailliages, sur plusieurs années, afin de ne pas avilir les prix, quoique les « commissaires pour l’affaire des juifs » fussent continuellement invités, de Paris, à procéder d’une manière « plus fructueuse et plus rapide ». Les archives de l’ancienne Chambre des comptes renfermaient un grand nombre d’inventaires dressés et de comptes rendus par ces officiers. Plusieurs procès-verbaux d’adjudication existent encore ; ils font voir que quelques-unes des maisons, des écoles, des jardins et des cimetières des juifs atteignirent un prix élevé : ainsi, les consuls de Narbonne se rendirent acquéreurs de la fameuse cortada de la famille des Kalonimes, dont le chef avait le titre de nâsi ou prince des juifs, pour une somme de huit cent soixante livres tournois.

Le prétexte de la saisie avait été, suivant l’usage, les opérations financières des prêteurs juifs, offensantes pour la loi du Christ. De même que leurs capitaux, les créances des juifs avaient été, en conséquence, « mises sous la main du roi ». Les débiteurs chrétiens des juifs furent priés de se faire connaître, et, au besoin, recherchés. Le commissaire Gérard de Courtonne avait, à Carcassonne, une maison « où il faisait la restitution des instruments et des contrats aux débiteurs ». Remise leur était faite des « usures », c’est-à-dire des intérêts qu’ils avaient consentis ; mais le capital des dettes restait, naturellement, exigible — exigible au profit du roi. On devait beaucoup aux juifs ; on dut, par conséquent, beaucoup au roi. Mais tous les débiteurs n’eurent pas la candeur de se présenter, sachant que le roi serait un créancier autrement redoutable et pressant que le juif ; plus d’un espérait sans doute que les titres qui certifiaient ses dettes auraient été cachés ou perdus. Alors on recourut aux livres qu’on avait confisqués dans les juiveries, en même temps que les bijoux et les meubles. Les chrétiens dont les noms figuraient sur ces livres, même en abrégé, sans indications précises, même si leurs dettes étaient anciennes, contestables, ou s’ils avaient versé des acomptes, furent sérieusement inquiétés. Quant à ceux qui, créanciers des juifs au lieu d’être leurs débiteurs, vinrent réclamer leur dû aux officiers royaux, ils furent accueillis de façon à ne pas avoir envie de réitérer cette démarche.

Les seigneurs dont on venait, malgré eux, en vertu de l’autorité royale, de dépouiller et d’expulser les juifs, perdaient une source de revenus. Ils avaient donc droit à une compensation. Les gens du roi ne le niaient pas ; mais ils firent partout traîner en longueur les pourparlers relatifs aux réclamations de ce genre, pour arracher une transaction à la lassitude des réclamants. Tous les seigneurs, même les ecclésiastiques — qui défendirent leurs intérêts, en cette affaire, avec vivacité —, transigèrent en effet, qui pour le tiers des sommes confisquées, qui pour moins. Ces arrangements rappellent ceux qui intervinrent au sujet des biens du Temple entre la Couronne et l’Hôpital.

RÉSULTATS DE L’OPÉRATION.

Le receveur des biens des juifs dans la sénéchaussée de Toulouse encaissa 75264 livres tournois ; on n’a pas tous les autres chiffres, mais il semble que le résultat total de l’opération ne fut pas tel que la Cour l’avait espéré. Sans doute la recette fut très imparfaite, les receleurs ayant été nombreux et les agents chargés de la perception ayant fermé les yeux sur beaucoup d’irrégularités ou de détournements, parce qu’ils en commettaient eux-mêmes. Cela fit imaginer un expédient dont rien n’indique que personne ait été choqué. De bonne heure, après l’exode de 1306, des juifs furent autorisés à rentrer isolément en France, en prenant l’engagement d’aider l’administration à découvrir leurs anciens débiteurs ; ils devaient avoir un tant pour cent sur les sommes recouvrées grâce à leurs dénonciations. Mais comme ces mouchards, hommes et femmes, furent convaincus d’avoir dénoncé à tort et à travers, pour se venger, ou en vue de la prime, une ordonnance (de 1311), destinée à rendre la tranquillité à la population chrétienne, « aux veuves et aux orphelins », les chassa.

Les juifs n’étaient pas populaires ; et c’est pourquoi, sans doute, Nogaret ne se crut pas obligé d’exciter l’opinion contre eux, en les accusant de crimes imaginaires, pour justifier la mesure de juillet 1306. Mais ils furent regrettés. L’opinion de la bourgeoisie de Paris est nettement exprimée, sur ce point, par le nouvelliste Geoffroi : « Les juifs, dit-il, furent pris, et on en remplit les geôles. » L’intention était bonne. Mais quoi ! Le roi n’a presque rien touché :

De ceste prise est il sailli

Or et argent, dont maint bailli

Plus ont que le roi receii.

Les chrétiens, en affaires, sont pires que les juifs :

Car Juifs furent deboneres

Trop plus, en fesant telz afferes,

Que ne sont ore crestïen...

Enfin l’exode a appauvri le pays :

Or soit Diex du tout aouré !

Mes se li Juïf demouré

Fussent au reaume de France

Crestïen mainte grande aidance

Eussent eü que il n’ont pas.

Et les juifs, en s’en allant, l’avaient bien prophétisé :

Seigneors, aler vous nous en fetes ;

Encor en gratterez vos testes...

Cette attitude de la bourgeoisie explique qu’aussitôt après la mort de Philippe le Bel les juifs aient été autorisés à rentrer. Louis X invoque « la commune clameur du peuple » dans la lettre du 18 juillet 1315, qui les rappelle. Ceux du Nord s’étaient réfugiés dans le comté de Bourgogne, en terre d’Empire ; ceux du Midi dans les États d’Aragon et de Majorque. Ils revinrent ; mais on leur rendit seulement, comme après 1306, le tiers de leurs vieilles créances dont ils sauraient procurer le recouvrement. Ils revinrent à l’état d’épaves, déracinés du sol dont ils avaient héréditairement possédé des parcelles pendant dix siècles. La prospérité des sociétés juives en France était détruite. Après leur retour, on n’entend plus parler des juifs que pour apprendre qu’ils furent cruellement taillés et maltraités lors des troubles de 1321. Cette année-là, on les traita comme les lépreux, leurs prétendus complices.[2] A Chinon, on en fit sauter cent soixante dans une fosse dont le fond avait été préalablement garni de fagots enflammés ; « il y en avait qui chantaient, comme s’ils allaient à la noce » ; c’est sans doute dans cette cérémonie que périt rabbi Nethanel de Chinon, le liturgiste, un des saints de la Synagogue.

 

II. LES LOMBARDS[3]

La persécution des juifs en 1306 n’est pas un fait extraordinaire, à la date où elle eut lieu. Edouard Ier, roi d’Angleterre, fit pendre deux cents juifs en 1278 ; il fit mettre les juifs à rançon en 1287, et finalement il les expulsa tous d’Angleterre et de Guyenne. Mais, en France, l’événement de 1306 doit être rapproché d’événements analogues qui l’ont précédé et suivi.

LES « LOMBARDS ».

On appelait « Lombards » en France, au XIIIe et au XIVe siècle, les marchands et « changeurs » italiens, d’Asti, de Milan et de Plaisance, de Lucques, de Pistoie, de Prato, de Florence, de Sienne et de Venise, qui fréquentaient les foires et qui avaient dans plusieurs lieux des établissements fixes. Ces marchands, pour la plupart organisés en compagnies — les Perruches (Perruzzi), les Frescombaus (Frescobaldi), les Angoissoles (Anguissola), les Chertaut (Certaldo), les Bardi, les Bindi, les Ammanati, les Albizzi, etc. —, avaient amené avec eux, ou à leur suite, des bandes de leurs compatriotes. Les Italiens les plus connus de cette époque, Villani, Boccace, Brunetto Latini, Francesco da Barberino, etc., ont habité ou parcouru la France. Dante, par la bouche de Cacciaguida, regrette, dans le Paradis, le temps où Florence, enfermée entre le Baptistère et le Pont-Vieux, était honnête, pure et paisible, où les hommes de Florence n’émigraient pas, en abandonnant leurs femmes, au-delà des monts :

O fortunate ! E ciascuna era certa

Della sua sepoltura ; ed ancor nulla

Era per Francia nel letto deserta !

Les grands marchands « lombards » étaient des capitalistes puissants qui exploitaient alors la France — et les autres royaumes d’Occident — comme les Allemands de la Hanse exploitaient à la même époque les royaumes Scandinaves, comme les capitalistes occidentaux exploitent aujourd’hui les pays neufs ou arriérés de l’Orient et de l’Extrême-Orient. Ils mettaient au service des papes et des princes leur argent, leur crédit, leur expérience : banquiers, collecteurs d’impôts, monnayeurs, etc. Clément IV eut recours à eux pour avoir, au moment opportun, les grosses sommes qui assurèrent le succès de l’expédition angevine dans le royaume de Naples. Un d’eux, le Florentin Mouche, qui joua, nous l’avons vu, un certain rôle dans le différend entre Philippe et Boniface, fut pendant la première partie du règne de Philippe le Bel le principal agent financier du gouvernement royal.

En même temps que les représentants des grandes maisons commerciales d’Italie, qui avaient en France une armée de commis, pullulaient chez nous — surtout dans les villes, mais aussi dans les campagnes — quantité d’« ultramontains » : orfèvres, maquignons, armuriers, marchands d’épices, d’onguents, de poisons, entrepreneurs de galanterie, mercantis de toute espèce, comme on en voyait au début du XXe siècle, aux Échelles du Levant. Dans les affaires louches de cette époque, pleines d’espions, de faussaires, de philtres et d’incantations, il y a presque toujours un « Lombard ».

Comme les juifs, les « Lombards » étaient naturellement désignés à l’avidité du pouvoir. C’étaient des étrangers, et d’un pays dont les habitants avaient chez nous, au Moyen Age, une réputation bien établie de couardise et de cruauté sournoise. C’étaient des hommes d’argent, qui pratiquaient l’« usure », détestés en qualité de spéculateurs par des populations simples et laborieuses, et en qualité d’instruments de la fiscalité royale et pontificale, par tous les imposés. De plus, sans défense ; car les interventions diplomatiques des petites républiques lointaines dont ils étaient citoyens n’eurent jamais d’efficacité. Mais on avait besoin d’eux ; et, du reste, ils faisaient de si gros bénéfices qu’ils consentaient volontiers, pour avoir la paix et la protection des autorités, à payer largement. On n’a pas encore établi aussi exactement qu’il serait possible de le faire le compte de ce que les compagnies de commerce italiennes et les « Lombards singuliers » ont, pendant le XIIIe siècle, versé au Trésor royal à titre de tailles et de « finances », et, à partir de 1295, à titre de redevance "d’un denier et maille pour livre sur toutes leurs transactions ; mais ce furent des sommes considérables. Cela les garantissait, jusqu’à un certain point, contre les brutalités. Ainsi s’explique qu’ils n’aient pas subi, jusqu’au bout, le sort des juifs et des templiers.

SPOLIATION DE 1311.

Ils eurent, cependant, à souffrir. Louis IX ne les avait pas ménagés. En 1277, tous les « Lombards » résidant en France avaient été arrêtés in persona et rébus. Pareil désagrément leur arriva en 1291. L’influence de Mouche et des siens paraît leur avoir épargné, par la suite, pendant vingt ans, le retour de mesures aussi rigoureuses. Mais, en 1311, un mandement du roi, publié dans tous les bailliages et sénéchaussées, prononça l’expulsion en masse des Italiens : « Nos sujets sont dévorés par leurs usures ; ils violent nos ordonnances ; ils troublent le cours de nos monnaies. » Les « Lombards », depuis longtemps établis et quasi naturalisés, avaient des dettes et des créances envers les régnicoles et envers le roi. Ordre fut donné de les retenir jusqu’à ce qu’ils eussent complètement satisfait leurs créanciers, et d’empêcher que leurs biens fussent transportés hors du royaume, ou dissimulés. Quant aux héritiers : « J’ai reçu hier, écrit le sénéchal de Carcassonne, le 21 juin 1312, aux maîtres de la Chambre des comptes, les lettres patentes du roi, à l’effet de faire proclamer que tous les débiteurs des Italiens en fuite pourront s’acquitter en versant, soit entre mes mains, soit entre les mains du receveur de Carcassonne, le montant de l’usure (les intérêts) qu’ils auraient consentie. » Sous Louis X, les privilèges traditionnels des « Lombards » furent remis en vigueur, aux conditions d’autrefois, légèrement modifiées, et on les autorisa de nouveau à résider en certains lieux : à Paris, à Saint-Denis, à Nîmes et à La Rochelle. Mais Philippe V les tourmenta de nouveau, sous l’éternel prétexte d’« usure ». On lisait dans un des anciens Mémoriaux de la Chambre des comptes de Paris :

 « En 1320, aux octaves de la Pentecôte, furent pris tous les « Lombards » usuriers, et y furent commissaires l’évêque de Noyon, Guillaume Courteheuse, Martin des Essars et Giraut Guete. Et François Jacques (Francisais Jacobi, un Italien) fut promoteur et exécuteur de faire payer l’argent au Trésor, de quoi il a eu et a encore grande haine envers les gens de sa nation. » Cette bourrasque de 1320 passa, du reste, comme les autres ; et, sous Charles IV, l’indestructible race payait toujours des redevances au fisc. On se demande, toutefois, si les mesures prises au préjudice du commerce ultramontain par les derniers Capétiens directs n’ont pas contribué à l’un des principaux phénomènes de l’histoire économique de ce temps : la décadence des célèbres « foires » internationales de Champagne, encore si florissantes sous Louis IX, et ruinées sans remède à l’avènement des Valois.

Quant aux « Lombards » au service de la Couronne, ces banquiers, ces percepteurs de taxes, ces monnayeurs n’étaient pas tous, sans doute, très honnêtes. D y avait des gens qui dénonçaient leurs concussions. Quelques-uns ont été convaincus d’avoir « triché ». La plupart des agents italiens de Philippe le Bel et de ses fils furent forcés de rendre gorge, ou, après leur mort, dépouillés. Le grand banquier florentin de Provins, Renier Accorre, panetier du roi, receveur du domaine royal en Champagne, vit, en 1288, vendre ce qu’il possédait au profit de la Couronne ; le véritable héritier, en France, de Mouche et de Biche (Biccio), son frère, ce fut le roi ; les biens de l’un des Cassinel (de la Monnaie de Paris) et de Mâche de Mâches, le changeur de Charles IV, ont été forfaits et confisqués. Le métier que faisaient à la Cour de France les financiers de Toscane et de Lombardie était dangereux. Cependant, au XIVe, au XVe, au XVIe et jusqu’au XVIIe siècle, les Italiens n’ont pas cessé, à travers les persécutions, de s’enrichir dans notre pays, et parfois de le gouverner.

 

III. LES MONNAIES[4]

Les contemporains de Philippe le Bel l’ont appelé « faux monnayeur », et Philippe le Bel a toujours passé pour être le premier roi de France qui, pressé par le besoin d’argent, ait gravement altéré la monnaie. Cela est vrai ; mais, pour comprendre comment la monnaie fut alors « altérée », quelques notions sur le système monétaire en vigueur à cette époque sont nécessaires.

MONNAIE RÉELLE ET MONNAIE DE COMPTE.

On comptait en France, au Moyen Age, par livres, sous et deniers. Il n’y avait point, cependant, de pièces qui fussent des livres ou des sous.

Il faut donc distinguer, en ce temps-là, la « monnaie réelle » (écus d’or de Saint Louis, agnels des derniers Capétiens directs, etc.) et la » monnaie de compte ». La valeur des espèces monnayées s’exprimait en monnaie de compte. Ainsi l’écu d’or avait cours sous Louis IX pour 12 s. 6 d. tournois, et le gros tournois pour un sou. Mais le rapport entre la monnaie réelle et la monnaie de compte n’était pas fixe. Ni sur les écus ni sur les gros tournois aucun chiffre n’était inscrit qui indiquât leur valeur en sous et en deniers. Il dépendait, par conséquent, de l’autorité publique de déclarer que les gros tournois d’argent, frappés pour représenter un sou et qui avaient circulé longtemps pour un sou, seraient reçus pour un sou et demi, ou pour deux sous. De la sorte, sans modifier le poids ni le titre des espèces, en changeant seulement le rapport légal de la monnaie réelle à la monnaie de compte, l’autorité avait le pouvoir de perturber gravement la circulation monétaire. Ordonner, par exemple, que le gros tournois d’argent serait reçu pour deux sous, c’était doubler sa puissance libératoire, favoriser les débiteurs, nuire aux créanciers qui, pour deux sous, recevaient une quantité d’argent moitié moindre que la quantité antérieurement prévue.

La même monnaie de compte servait à exprimer la valeur des monnaies d’or et celle des monnaies d’argent. C’est-à-dire que, dans le régime bimétalliste qui a été le régime monétaire de la France depuis le milieu du XIIIe siècle, il y avait un rapport légal de valeur entre les deux métaux précieux : il indiquait le nombre d’unités d’argent nécessaires pour se procurer une unité d’or. Mais le rapport commercial entre la valeur de l’or et celle de l’argent, qui dépend de l’offre et de la demande, est variable. Si, en France, l’autorité publique fixait un rapport légal trop élevé et disproportionné avec le rapport commercial, la spéculation, dès lors pratiquée par des spécialistes habiles et attentifs (Lombards, juifs, etc.), au courant des fluctuations du marché international, devait drainer un des deux métaux hors du royaume, ce qui ne pouvait manquer d’amener aussi des désordres économiques.

Enfin la Couronne tirait des bénéfices considérables de la fabrication des monnaies (monnayage). Le roi gagnait normalement deux et demi pour cent de la valeur du métal hors œuvre, en faisant transformer les lingots d’or ou d’argent en espèces. Le marc d’argent pur coûtait, sous Louis IX, 54 s. 6 d. Les monnayeurs le transformaient d’abord en « argent-le-roi », c’est-à-dire en argent à 23/24 de fin. Puis, ils taillaient dans le marc d’argent-le-roi 58 pièces de la valeur d’un sol. Ce prélèvement était destiné à couvrir les frais de fabrication ; mais tous frais déduits, il restait un gain. La proportion de ce gain n’était pas, du reste, déterminée. L’augmenter, en taillant un plus grand nombre de pièces au marc, c’est-à-dire en affaiblissant soit le poids, soit le titre des pièces, devait être une tentation irrésistible pour un gouvernement à finances avariées, malgré le danger et l’incorrection évidents du procédé.

Louis IX a laissé la réputation d’un monnayeur très honnête parce qu’il ne réalisa point sur la fabrication de ses monnaies des bénéfices excessifs ; parce que, ayant frappé ses écus, ses gros tournois, etc., pour représenter une certaine quantité de sous et de deniers en monnaie de compte, il leur conserva le même cours ; enfin, parce qu’il ne fixa pas un rapport légal de l’or à l’argent sensiblement différent du rapport commercial de ces deux métaux (entre 1 : 9 et 1 : 10,75 suivant les pays). Seuls, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, les seigneurs en possession du droit de monnayer se sont plaints de la monnaie royale, parce que les gens du roi travaillaient énergiquement à substituer cette monnaie à toutes les autres.

AFFAIBLISSEMENTS DE LA MONNAIE ROYALE.

La tradition de Louis IX fut, sur presque tous les points, abandonnée au temps de Philippe le Bel. On lit dans un mémoire anonyme de la fin du XIIIe siècle : « Pour ce que Thomas Brichart, maître de la Monnaie, et quelques-uns du Conseil conseillaient que, pour avoir finance, la monnaie fût affaiblie, monseigneur Mouche, et d’autres, s’opposèrent au contraire à ce que la bonne monnaie fût gâtée ; mais ils ne purent empêcher que la faible monnaie ne se fît, six mois après, malgré eux, en 1295. » C’est, en effet, d’avril 1295 que date le premier affaiblissement considérable de la monnaie royale.

Cette mesure n’était pas absolument sans précédents, soit à l’étranger, soit en France ; sous Louis IX, les gens du comté d’Angoulême s’étaient plaints que le comte eût altéré sa monnaie seigneuriale ; et il semble que, dès 1294, l’attention des financiers de la Couronne ait été attirée par les avantages d’une opération de ce genre. On prit d’abord quelques précautions : comme il était à craindre que l’émission des pièces nouvelles entraînât le drainage hors du royaume des anciennes pièces, l’exportation de l’argent et du billon fut défendue ; comme on avait besoin de matières d’or et d’argent pour la fabrication, le droit de posséder de la vaisselle d’or ou d’argent fut enlevé à qui n’avait point six cents livres de rente, et ordre fut donné à ceux qui possédaient de cette vaisselle d’en porter le tiers aux Monnaies ; comme la concurrence des monnaies seigneuriales était gênante, on essaya de la supprimer : « Il y a nécessité que nous fassions quantité de monnaie, mandait le roi au comte de Blois ; nous avons constaté que ce ne peut être fait avec profit si les barons qui frappent de la monnaie ne cessent de le faire pendant deux ans ; nous vous requérons, par conséquent, que vous cessiez pendant deux ans ; et nous vous en dédommagerons. » Ensuite, des pièces nouvelles furent émises, et une valeur (en monnaie de compte) leur fut attribuée, notablement supérieure à celle qu’elles auraient dû avoir d’après leur titre et leur poids. Le roi dit expressément, dans une lettre écrite en mai : « Nous avons été obligé de faire frapper une monnaie à laquelle il manque peut-être quelque chose du poids et de l’alliage que nos prédécesseurs y mettaient. » De même qu’il s’était engagé à « dédommager » le comte de Blois, il promet solennellement d’indemniser, plus tard, tous ceux qui auraient subi quelque inconvénient de ce chef, et il engage à cet effet les revenus de ses domaines.

D’après le mémoire anonyme, « le monnayage de la faible monnaie, qui commença en avril 1295, ne rendit pas grand profit la première année ». Le bénéfice parut suffisant, toutefois, pour que l’on persévérât dans la voie où l’on était entré avec une certaine timidité, et non sans hésiter. L’histoire monétaire des années qui ont suivi 1295 est encore très obscure, mais un grand nombre d’ordonnances et de comptes attestent la persistance et même l’aggravation du mal.

AFFAIBLISSEMENT DE 1303.

L’affaiblissement des monnaies royales s’est aggravé constamment de 1295 à 1306 ; mais c’est surtout à partir de 1303 que l’amplitude et la fréquence des variations monétaires, déterminées par les embarras de la guerre contre les Flamands, ont été désastreuses. Les pièces d’or frappées en 1303, qui, au taux de l’ancien écu de Louis IX, auraient dû valoir 21 s. 6 d., furent émises à 62 s. 6 d. ; le titre des gros tournois d’argent fut abaissé : le gros tournois aurait dû valoir 9 d. environ, étant donné que le gros tournois de Louis IX en valait 12, ou 1 s. ; il fut émis à 2 s. 2 d. En 1305, tous les gros tournois, ceux de Louis IX, qui circulaient encore, et les nouveaux, étaient au cours de 3 s. 3 d. 3/8. En même temps, comme la monnaie d’or n’était pas altérée dans la même proportion que la monnaie d’argent, il n’y avait plus de concordance entre le rapport légal et le rapport commercial des deux métaux. L’élévation excessive du rapport légal (au bénéfice de l’or) entraînait l’exportation incœrcible des espèces d’argent ; d’où la raréfaction du billon, si gênante pour le public. Enfin le malaise était encore accru par les nombreux faux monnayeurs qui, malgré l’atrocité des châtiments — on les faisait bouillir à la Place aux Pourceaux —, contrefaisaient les monnaies royales.

Il est difficile de se rendre compte du trouble que de pareilles variations de la valeur des espèces apportaient dans les transactions, et personne n’était sans doute en mesure d’en calculer l’incidence. Les détenteurs de numéraire étaient favorisés, puisque celui qui possédait un gros tournois en 1295, n’avait alors qu’un sol, et qu’il en avait, en 1305, plus de trois. Mais les créanciers étaient frappés, puisque le créancier d’une livre (ou 20 sous) tournois, qui, en 1295, aurait reçu vingt tournois, n’avait plus le droit d’en exiger, en 1305, que six environ. D’autre part, le prix des choses s’était élevé, en dépit des ordonnances, à mesure que la monnaie s’affaiblissait. L’affaiblissement de la monnaie avait ainsi des conséquences fâcheuses pour les créanciers et les acheteurs. Pour que le roi, au prix de la souffrance générale, y trouvât des avantages, il fallait donc, semble-t-il, qu’il fût plus débiteur que créancier. Or il était créancier d’impôts, et ses payements à l’étranger devaient être, naturellement, réglés en bonne monnaie. On est conduit à se demander si, tout mis en balance, l’opération se soldait en bénéfice. Un publiciste du temps, Pierre Dubois, se l’est, en effet, demandé, et dans ses mémoires au roi il pose la question avec beaucoup de force et de liberté : « J’ai vu chaque année mon revenu diminuer de 500 livres tournois, dit-il, depuis que l’on a commencé à altérer les monnaies, et je crois, tout bien considéré, que le roi a perdu et perd encore par cette altération plus qu’il ne gagnera jamais. Il faut que le roi le sache, car l’ignorance n’excuse point. Je ne crois pas qu’un homme sain d’esprit puisse ou doive penser que le roi aurait ainsi détérioré sa monnaie s’il avait su que de tels malheurs en résulteraient... Les auteurs de ces mesures chercheraient le moyen de réparer des pertes si grandes et si générales, s’ils pensaient qu’ils doivent mourir. »

Cependant on ne peut douter que le gouvernement royal ait réalisé, de 1295 à 1305, d’énormes gains immédiats du chef de l’« altération » des monnaies. Ces bénéfices, qui provenaient principalement des bonis sur le monnayage, à l’émission, se sont élevés, à ce qu’il paraît, pour quelques exercices annuels de la fin du XIIIe siècle, à la moitié environ des recettes totales de la Couronne.

Est-ce à cause des remontrances continuelles des prélats et des barons, qui faisaient du « retour à la bonne monnaie du temps de Saint Louis » une condition de style à leurs octrois de subsides, ou pour tout autre motif ? Le gouvernement de Philippe, qui, en 1304, avait obtenu de Benoît XI des décimes et des annates pour l’aider « à remettre ses monnaies dans leur ancien état », prépara, dès 1305, une réforme en ce sens, et, après la conclusion de la paix avec les Flamands, il revint, en 1306, au régime abandonné onze années auparavant.

RETOUR A LA MONNAIE DE SAINT LOUIS.

Au mois de juin 1306, il fut proclamé que le roi faisait faire une bonne monnaie, du poids et de l’aloi du temps de Saint Louis, qui circulerait au cours ancien, denier pour denier ; la monnaie faible en circulation ne serait plus reçue que pour sa valeur intrinsèque, calculée d’après le taux de la valeur des espèces de Saint Louis : ainsi les bons gros tournois d’argent, reçus en ces derniers temps pour 3 s. 3 d. 3/8, ne le seraient plus que pour 1 sol, et les gros tournois faibles (à titre affaibli) qui avaient été assimilés aux bons gros tournois anciens n’auraient plus que leur valeur intrinsèque, 9 deniers. Bref, tout le numéraire en circulation serait, du jour au lendemain, déprécié des deux tiers au moins.

Quels que fussent l’inexpérience et le sans-gêne des financiers de ce temps, ils ne furent pas sans prévoir quelques-unes des conséquences de cette opération gigantesque. Sous le régime de la monnaie faible, tout avait renchéri : tel loyer, qui, avant 1295, était de 10 s. t., n’avait été renouvelé, en 1305, que pour 30 s. t. de monnaie faible, représentant une quantité d’argent à peu près équivalente à 10 sols de 1295. Il était plus que probable que les créanciers, les propriétaires de maisons et de biens ruraux, etc., auxquels l’affaiblissement de la monnaie avait si longtemps fait du tort, chercheraient à prendre leur revanche, sous le nouveau régime, en exigeant des locataires et des tenanciers le payement en bonne monnaie des sommes qui avaient été stipulées, depuis dix ans, dans les contrats, en monnaie faible : ce qui revenait à tripler le montant des créances. Comme en 1295, des ordonnances promirent que le roi y pourvoirait de telle sorte que personne ne fût lésé. D’abord, le gouvernement s’interdit formellement à lui-même de commettre, comme créancier, la filouterie trop éclatante qui aurait consisté à exiger l’exécution littérale (en bonne monnaie) des obligations conclues au temps de la monnaie faible ; de minutieux calculs d’équivalence furent prescrits. En second lieu, le roi défendit au public ce qu’il s’interdisait à lui-même. Mais le retour à la bonne monnaie n’ayant pas été progressif — on n’avait pas encore l’habitude des opérations de ce genre — fut très difficultueux. Nombre de dispositions réglementaires, générales et locales, sur le mode de paiement des fermages, des loyers, des dettes, des arrérages, se succédèrent jusqu’en 1308, sans fournir une solution à tous les problèmes soulevés par la réforme de 1306, et sans épuiser la liste des cas litigieux.

ÉMEUTES A PARIS ET A CHALONS.

Au premier moment, le choc fut si violent qu’il y eut, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps, des émotions populaires. A Paris, les riches bourgeois ayant voulu percevoir les loyers en monnaie forte, « les épiciers, foulons, tisserands et taveraiers assaillirent la Courtille Barbette, manoir d’Etienne Barbette, lequel passait pour avoir conseillé la mesure qui grevait le menu peuple ». Ils brisèrent tout, défoncèrent les tonneaux, burent, éventrèrent les coussins et les oreillers, et en répandirent le contenu dans la boue. Après cela, armée de bâtons, la foule se dirigea vers le Temple, le manoir des templiers, où le roi était avec ses barons : personne n’osait plus entrer au Temple, ni en sortir, et ce que l’on apportait pour le roi, les émeutiers le jetaient dans la boue. Cela dura jusqu’à ce que le prévôt de Paris, Firmin de Coquerel, et quelques barons les eussent apaisés par « de belles paroles ». Alors ils s’en retournèrent chez eux. Mais, le lendemain, plusieurs furent pris et mis en prison, et, la veille de l’Epiphanie 1307, on en pendit vingt-huit aux quatre ormes des quatre entrées de la ville. Les cadavres furent ensuite accrochés à des gibets neufs, pour l’exemple. A Châlons, le 29 décembre 1306, une foule évaluée par l’évêque, dans sa plainte à la Cour du roi, à huit mille hommes, envahit la « loge » où le prévôt tenait ses plaids, en criant : « Où sont ceux qui veulent toucher les tonlieux (taxes) en bonne monnaie ? Qu’ils arrivent, nous les paierons ; nous venons ici pour ça. » Au clerc de l’évêque, qui scellait ses lettres, ils dirent : « Et toi, voleur, qui veux avoir l’argent du scel en bonne monnaie, ne recommence pas, où nous te martèlerons les doigts de sorte que tu ne scelleras plus jamais rien. » Un sergent de l’évêque reçut des coups de bâton et fut laissé pour mort. Le bailli royal de Vermandois, appelé par l’évêque impuissant, arriva à Châlons le jeudi avant la mi-carême. « Il fit crier par la ville de Châlons que toute manière de gens allassent devant lui ce jour-là, car il leur voulait faire lire et expliquer les ordonnances du roi. » Malgré cela, il vint très peu de monde du ban de Châlons, de celui de Saint-Pierre, de celui de Saint-Mange et de la terre du chapitre, et le bailli dut se contenter de lire et d’expliquer les ordonnances devant quelques pauvres diables, « pauvre gent et de petit état », du ban de l’Ille. Le 3 mars, le prévôt de Laon et un sergent du roi, escortant le prévôt de Châlons et les sergents de l’évêque, essayèrent de nouveau de percevoir les tonlieux. Ils furent accueillis au cri de « A l’eau ! » et vivement forcés à coups de bâton par la multitude qui s’était répandue dans les rues de se réfugier à la « loge » ou sur les toits. Des gens disaient : « Allons à Pille, au grand larron le bailli de Vermandois, qui est venu ici pour trois mille livres qu’il a eues de l’évêque, pour forcer la ville. » Il fallut que le représentant du roi, en danger de mort, fît crier que l’on acceptait les payements en monnaie faible. Alors les bourgeois pénétrèrent dans les prisons de l’évêque, où quelques-uns des leurs étaient enfermés, et, pendant plusieurs jours, ils firent, la nuit, des patrouilles, « à foison de torches, de tambours et d’autres ménestraudies ». Ils se rendirent maîtres des portes de la ville et les tinrent closes, chaînes tendues et barres coulées, « tant contre le roi que contre l’évêque ». Cette explosion de mécontentement qui, d’ailleurs, du propre aveu du procureur de l’évêque, n’avait pas causé mort d’homme, se termina par la condamnation de la ville à une amende. En résumé, ni à Châlons, ni à Paris, ni ailleurs, le gouvernement royal n’eut à réprimer de révolte sérieuse ; et les bourgeois qui s’étaient laissés aller à rosser des sergents, à éventrer des coussins et à marcher dans les rues au son du tambour, payèrent ces fantaisies.

LES MONNAIES ROYALES APRÈS 1306,

L’expérience faite de 1295 à 1307 des inconvénients et de l’affaiblissement des monnaies et du retour brusque au régime de la « bonne monnaie » forte n’empêcha nullement les financiers de la Couronne d’alterner par la suite de nouveaux affaiblissements avec de nouveaux retours « à la monnaie de Saint Louis », suivant l’intérêt du moment.

L’histoire des monnaies royales de 1306 à l’avènement des Valois n’est pas connue avec précision. Toutefois on sait ou l’on pourrait savoir assez bien, par les états de fabrication, les pièces qui ont été frappées, à cette époque, dans les hôtels des monnaies. Un agnel d’or fut créé, en janvier 1311, qui fut frappé sans interruption pendant la fin du règne de Philippe le Bel, sous Louis X, sous Philippe V, et pendant une partie du règne de Charles IV ; toutes les autres espèces d’or furent « abattues ». Cet agnel fut émis d’abord au cours normal de 15 s. t., mais il circulait en août 1312 au cours excessif de 20 s. t. ; il retomba à 15 s. t. dès juin 1313, lors du second rétablissement de la « bonne monnaie » forte. Pour l’argent, il semble qu’à partir de 1311 on ait été obligé, à cause de la raréfaction de plus en plus sensible du métal blanc — que l’élévation artificielle du rapport légal faisait émigrer à l’étranger —, de renoncer complètement à l’émission des pièces d’argent-le-roi ; les belles espèces anciennes en argent fin furent même décriées, et on ne frappa plus que de la « monnaie noire », du billon d’un titre très faible : bourgeois, tournois et parisis petits. Geoffroi de Paris s’est fait l’écho des impressions que cet état nouveau de la monnaie, l’affaiblissement général de 1311 et les mesures de 1313 en sens contraire, analogues à celles de 1306, inspirèrent au public ; il les compare à des tours de passe-passe :

Nul blanc argent n’ala par foire

Mez que, sans plus, monnoie noire ;

Si ne sut on de quoy payer...

Il pert que le roy nous enchante :

Premier nous fit XX de LX

Puis de IIIIxx et X, XXX.

Mes en cest an nouvellement

A fait plus fort enchantement :

« Souffle en la boiste, rien n’y a. »

LE RÉGIME MONÉTAIRE ET L’OPINION PUBLIQUE.

Geoffroi de Paris et les autres chroniqueurs constatent qu’en 1313 le commerce se resserra ; que beaucoup de gens furent ruinés et « vidèrent le pays » ; que l’incertitude du change nuisit aux aumônes comme aux transactions ; bref, que la vie économique fut à peu près suspendue. Il en accuse le roi, les « maîtres de sa Cour » et le pape, qui sont tous d’accord, dit-il, pour « tondre, le pauvre monde ». C’est à des auditeurs animés de pareils sentiments que des commissaires royaux furent chargés, en octobre 1313, d’aller exposer « dans les villes, châteaux, etc. », de chaque circonscription administrative, les « causes qui avaient mû le roi à agir comme il avait fait, les profits qui évidemment en viendraient, les dommages qui en seraient évités... ». Ces commissaires avaient mission d’amener les populations, « par de sages et discrètes inductions », à se conformer aux ordonnances, et, au besoin, de les y contraindre.

Nous connaissons, d’un autre côté, l’opinion des hommes compétents par les « avis » que rédigèrent, dans l’hiver de 1314, les notables délégués des principales villes du royaume. A la veille de sa mort, Philippe le Bel, accablé de difficultés, les avait invités à rechercher les mesures propres à mettre un terme au gâchis. Ces « avis » sont d’accord entre eux sur tous les points. A la vérité, quelques-unes des choses qui choquaient le plus Geoffroi de Paris, par exemple la substitution de la monnaie noire à la monnaie blanche, y sont approuvées. Les notables approuvent la démonétisation de toutes les espèces d’or, à l’exception de l’agnel, et la frappe exclusive de la monnaie noire, pour que le peuple ne souffre pas de la rareté du billon, jusqu’à ce que l’argent soit redevenu abondant. Pour ramener le métal blanc dans les hôtels des monnaies et, généralement, en France, ils conseillent la réquisition de la vaisselle d’argent, la suspension du monnayage des barons, et la réduction du cours de l’agnel d’or, de manière à abaisser à 12 1/2 le rapport légal de l’or et de l’argent qui, en 1310-11, s’était élevé, s’il faut en croire les calculs des historiens modernes, jusqu’à 17 9/100. Mais ils auraient voulu que le roi renonçât à prélever continuellement ses droits sur la fabrication, et à faire varier les cours. Une monnaie fixe, et la réduction du rapport légal des métaux précieux au rapport commercial, tels étaient les vœux des économistes de ce temps, que leur prudence et leur modération n’empêchaient point du reste de constater, comme Geoffroi de Paris, « la mort et l’anéantissement du commerce ».

Sous Charles IV, le régime monétaire, tel que Philippe le Bel l’avait laissé en 1314, fut altéré gravement par des affaiblissements nouveaux, qui se succédèrent à partir de 1322. La tradition de ces pratiques avait été inaugurée à la fin du XIIIe siècle ; désormais, en temps de crise, on y recourut constamment. Les pires excès en ce genre sont du temps des Valois. Trois cents ans après Philippe le Bel, les rois d’Espagne, descendants de Philippe II, en commettaient de tout pareils.

 

 

 



[1] Le 5 septembre 1288, le pape écrit aux inquisiteurs de la foi qu’il a le cœur troublé, car « beaucoup de chrétiens (quam plurimi christiani) ont adopté le rite juif

[2] «En 1321, dit un nouvelliste de Paris, les mauvais livres des juifs furent condamnés à Notre-Dame. Le 3 mai, les juifs furent pris, pour savoir d’eux, dit-on, les noms des ecclésiastiques et autres qui leur donnaient de l’argent à faire valoir ; ils furent délivrés le soir. Le 19 juin, tous les juifs du royaume de France furent pris et emprisonnés, et leurs biens inventoriés. »

[3] F. Bourquelot, Études sur les foires de Champagne, 1865-1866. C. Piton, Les Lombards en France et à Paris, 1892-1893. Revue historique, t. LX.

[4] L’histoire monétaire sous Philippe le Bel et ses fils a été étudiée d’abord par des historiens, E, Boutaric, N. de Wailly et Vuitry. L’étude de Vuitry (Les monnaies sous Philippe le Bel et ses trois fils, 1879), qui est la meilleure, est très insuffisante. Le sujet a été repris et renouvelé, en partie, par les numismates, notamment par Saulcy et Marchéville. C’est dans l’Annuaire de la Société française de numismatique (depuis 1886) et dans la Revue numismatique (depuis 1889) que se trouvent les résultats des dernières recherches. Cf. C. Desimoni, La moneta e il rapporto dell’oro all’argento, 1895. Beaucoup de documents utiles pour l’étude de ces questions difficiles — les plus obscures aujourd’hui de l’histoire du xiiie siècle — sont encore à publier, ou à republier, et à interpréter. Borrelli de Serres y travaille. Les considérations qui suivent sont présentées sous réserves