Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre II — Les événements politiques de 1286 à 1328

IV - Les causes célèbres des premières années du XIVe siècle

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

LE commencement du XIVe siècle fut marqué par des procès politiques et criminels qui sont restés au nombre des causes célèbres ; ils confirment et augmentent l’impression, si forte, que donnent les grandes affaires tragi-comiques de Boniface et du Temple.

I. BERNARD DÉLICIEUX[1]

Vers le mois d’août de l’année 1301 se trouvaient à Toulouse Jean de Picquigny, vidame d’Amiens, et Richard Leneveu, archidiacre d’Auge, envoyés par le roi en Languedoc avec la mission générale de « réformer » le pays. La province était profondément agitée, depuis longtemps.[2] Les gens de Carcassonne, d’Albi, de Narbonne, etc., durement persécutés par l’Inquisition dominicaine, cherchaient, contre elle, des défenseurs. Ils s’étaient donné un chef dans la personne d’un moine du couvent franciscain de Carcassonne, frère Bernard Délicieux. Bernard, né à Montpellier, avait voyagé en France, en Italie où il avait connu ces illustres philosophes, Raimon Lull et Arnaut de Villeneuve ; cependant, c’était moins un penseur qu’un tribun : il avait le don de l’éloquence et cette indéfinissable puissance de séduction personnelle qu’ont les grands orateurs. Il persuada les « réformateurs » que les dominicains exerçaient une tyrannie insupportable et que le roi en devait être informé. Il fut désigné pour présenter à la Cour, où Picquigny et Leneveu allaient demander des instructions nouvelles, les doléances des populations du Midi.

PREMIERS SUCCÈS DE BERNARD DÉLICIEUX.

Les députés de Carcassonne et d’Albi, conduits par le vidame d’Amiens, joignirent la Cour à Senlis, au moment où l’affaire de l’évêque de Pamiers y était débattue. Admis en présence du roi, frère Bernard fit un tableau si frappant de la terreur inquisitoriale que, comme les dominicains du Languedoc, accompagnés de leur confrère Nicolas, confesseur du roi, paraissaient à la porte, Philippe, qui avait écouté en silence le discours du tribun, leva la main et leur fit signe de s’en aller. Bernard Délicieux rapporte que le roi aurait dit alors, s’adressant aux gens de sa suite : « Je vois bien que ces jacobins (dominicains), qui m’assiègent, me content mensonges sur mensonges pour dissimuler leurs trahisons. » Quelques jours après, l’évêque d’Albi, protecteur et complice de l’Inquisition, fut condamné à une amende ; et Philippe insista auprès des chefs de l’ordre de Saint-Dominique pour obtenir la révocation du frère Foulques de Saint-Georges, inquisiteur de Toulouse, spécialement dénoncé, à cause de ses cruautés arbitraires, par les parents et les amis des « emmurés ». La chancellerie royale expédia des lettres comminatoires, et frère Foulques fut remplacé. Une ordonnance fut rédigée pour empêcher les abus : elle imposait aux moines de Saint-Dominique, commissionnés par le Saint-Siège pour extirper l’hérésie, le contrôle de l’autorité épiscopale, et même, en certains cas, la surveillance abhorrée des franciscains.

Ce succès fut célébré, en Languedoc, avec peu de modération. Les consuls de Carcassonne firent substituer le nom du vidame d’Amiens, sur le crucifix placé à l’entrée de la ville, au nom de saint Dominique. Les dominicains furent mis à l’index, et quand ils sortaient dans les rues, on les suivait en criant : « Coac, coac », ad modum corvi. Bernard Délicieux redoubla contre eux d’éloquence. Il entreprit une tournée dans les petites villes d’Alet, de Caunes, de Gaillac, de Rabastens, pour échauffer les esprits et recueillir des souscriptions, car, pour continuer la lutte, tant en Cour de France qu’en Cour de Rome, de l’argent était nécessaire. Il fit convoquer pour le 3 août 1303, dans le cloître des franciscains, les citoyens de Carcassonne, et prononça ce jour-là une harangue enflammée, à l’issue de laquelle la foule alla piller les maisons des amis de l’Inquisition. Un certain Élie Patrice, l’homme le plus populaire de cette ville turbulente, le « petit roi de Carcassonne » (qui regulus Carcassonensis videbatur), organisa une milice. L’exaltation augmentait. Lorsque le vidame et l’archidiacre, son collègue, reparurent dans le pays, la foule les força d’aller au couvent des frères mineurs, où les principaux de l’endroit, les députés d’Albi, de Cordes et d’autres villes délibéraient tumultueusement. On leur demanda une chose énorme : d’enlever les prisonniers de l’Inquisition et de les transférer, jusqu’à ce que leur procès fussent révisés, à la garde des citoyens de Carcassonne. Le vidame hésite, mais, enfin, il cède, et les cachots sont vidés. Après quoi Bernard prononça une harangue, et ses auditeurs allèrent briser les vitraux des frères prêcheurs.

A la suite de ces événements, le vidame se vit excommunier et dénoncer, à Rome et à Paris, par Geoffroi d’Abluses, le nouvel inquisiteur de Carcassonne, et les supérieurs de l’ordre dominicain. Il vint d’abord à Paris, toujours accompagné de Bernard. Les Albigeois comptaient sur l’appui de la reine, Jeanne de Champagne, dont le confesseur était franciscain, pour contrebalancer à la Cour l’influence de leurs ennemis : « Nous vous invoquons tous ensemble, lui disaient-ils dans une lettre que Bernard Délicieux avait dictée, hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles, vieillards et enfants, comme le rempart de nos espérances ; nous vous demandons d’intercéder auprès du roi pour que sa bonté nous conserve ces respectables protecteurs, le vidame et l’archidiacre... » Mais, cette fois, le roi fut muet. Il avait naguère condamné l’Inquisition, parce que ses gens, le vidame et l’archidiacre, le lui avaient conseillé, pour apaiser des pays qu’ils disaient poussés à bout et à la veille de s’insurger. Or, à la suite des mesures prises, l’agitation, loin de tomber, s’était aggravée au point d’entraîner les agents de l’autorité royale à des abus de pouvoir. Philippe promit seulement d’aviser au cours du voyage qu’il allait faire en Languedoc.

VOYAGE DU ROI EN LANGUEDOC.

Ce n’était pas une manière de parler : le roi allait réellement visiter le Languedoc. Bernard Délicieux ne négligea rien pour préparer, à cette occasion, des manifestations émouvantes : qu’il y ait, dit-il, des pleureurs partout, à l’arrivée du roi et de la reine, « cette autre Esther, qui nous protège » ; si l’on pouvait exhiber les emmurés de Carcassonne, cela serait excellent ; la vue d’une si grande multitude d’infortunés lèverait sûrement tous les doutes dans la conscience du prince. Le jour de l’entrée à Toulouse du cortège royal, où figuraient Guillaume de Nogaret, qui revenait d’Anagni, Guillaume de Plaisians et les prélats du Midi, la foule — une foule immense, recrutée dans tout le pays — cria : « Justice ! » Le roi ne refusa pas de donner audience aux représentants des populations albigeoises. Le vidame, étant excommunié, ne put prendre la parole, mais un délégué de Carcassonne, de Cordes et d’Albi, et le syndic d’Albi discoururent. Comme le syndic parlait des gens qui, dans l’intérêt des inquisiteurs, ces bourreaux, calomniaient leurs victimes, Bernard, qui était derrière lui, l’interrompit en ces termes : « Maître Arnaut, nommez le calomniateur. Dites au roi : Je parle de frère Nicolas, votre confesseur. Et ajoutez : Sire, vous ne devez pas croire aux propos de ce traître, qui fait connaître aux Flamands tout ce qu’on décide contre eux dans le Conseil. » — « Avez-vous des preuves ? », demanda Guillaume de Plaisians. — « Je tiens le fait, répliqua Bernard, de maître Jehan Lemoine, le cardinal, qui me l’a raconté à moi-même dans l’église Sainte-Geneviève. »

Cette mise en scène, cette hardiesse de langage ne paraissent pas avoir produit sur le roi, infiniment plus réservé que ne l’avait été le vidame, l’impression désirée. Le frère Nicolas, dénoncé par Bernard Délicieux, avait été, pendant le différend entre Philippe et Boniface, du côté des ennemis de Boniface, et s’était fait, pour ce motif ou pour d’autres, un ennemi du cardinal Lemoine, légat du pape. D’ailleurs, on n’était pas habitué, dans la France du Nord, à des façons si théâtrales. Lorsque Bernard, accusé à son tour devant le Conseil d’avoir organisé les troubles, répondit qu’à force de crier, depuis plusieurs années, contre l’Inquisition, sa voix était devenue rauque, qu’il n’y avait plus un seul hérétique dans l’Albigeois, que les bienheureux Pierre et Paul, traduits devant le tribunal de l’Inquisition, ne s’en tireraient pas, il est probable que Philippe fut plus offensé que convaincu. Le 13 janvier 1304, il se contenta de confirmer ses ordonnances antérieures au sujet de l’Inquisition : les inquisiteurs, « dont la conduite a été trop longtemps un sujet de scandale », sont invités à s’amender ; mais ce n’est pas au roi, c’est au pape qu’il appartient d’annuler ou d’atténuer les peines qu’ils ont prononcées.

Les choses se gâtèrent tout à fait lors du passage de la Cour à Carcassonne. Les habitants avaient décoré leurs maisons de tapisseries et de guirlandes. Élie Patrice, le regulus, conduisit le roi jusqu’au château, mais là, au pied de l’escalier, il l’arrêta et lui dit, avec la bonne familiarité carcassonnaise : « Roi de France, tourne-toi et contemple cette misérable ville, qui est de ton royaume et qu’on traite si durement. » Le roi, choqué d’un tel sans gêne, fit éloigner le malotru. Patrice, très étonné de l’étonnement du roi, reprit le chemin du bourg et n’eut rien de plus pressé que de dire à ses concitoyens, qui attendaient des nouvelles : « Enlevez ses habits de fête à notre ville, car ce jour est un jour de deuil. » Le résultat fut que Philippe refusa les présents de Carcassonne et força même la reine à rendre ceux qu’elle avait acceptés. A Béziers, Guillaume de Nogaret répondit au frère Bernard, qui le priait d’intervenir en faveur de la cause ainsi compromise, que le roi avait sur les bras beaucoup d’autres affaires plus considérables, et qu’il fallait attendre.

COMPLOT ET RÉPRESSION.

Bernard et ses amis étaient très mécontents. C’est alors que, désespérant du roi de France, ils accueillirent les avances d’un jeune infant de Majorque, le prince Fernand, qui leur promit d’en finir avec les inquisiteurs, s’ils le choisissaient pour maître. En ce temps-là, les Languedociens n’aimaient pas les « Français » ; ils avaient, au contraire, pour les princes d’Aragon des sympathies héréditaires. Une conspiration se trame, et Carcassonne envoie son tribun, porteur d’offres fermes, au château de Saint-Jean-Pla-de-Corps, dans les Pyrénées orientales, où résidait la Cour de Majorque. L’infant accepte. Mais le roi de Majorque, son père, en est informé. Sans délibérer, il le gifle en public. Les ambassadeurs de Carcassonne s’éclipsèrent au plus vite. Ainsi finit, piteusement, le grand complot d’Élie Patrice.[3]

A ce point, l’aventure, plutôt burlesque jusque-là, allait tourner en tragique. Le vidame mourut en Cour de Rome, non condamné, mais non justifié. Le roi de Majorque avertit la Cour de France de l’équipée de son fils. Bernard Délicieux, sachant par le confesseur de la reine la colère de Philippe le Bel, reprit encore une fois le chemin de Paris, avec les députés des villes albigeoises, pour présenter sa défense. Mais c’en était trop : on lui ferma la porte au nez, et il fut consigné à la disposition de l’autorité ecclésiastique, dans le couvent de son ordre. En même temps, le sénéchal de Carcassonne faisait pendre, à seize gibets neufs, le regulus et quinze de ses complices. « Ainsi, écrit avec satisfaction le chroniqueur dominicain Bernard Gui, ceux qui avaient croassé contre notre ordre devinrent la pâture des corbeaux. » La ville de Carcassonne paya une amende considérable.[4]

LA FIN DE BERNARD DÉLICIEUX,

Le cas de frère Bernard était mauvais ; mais, contre un clerc, les procédures étaient longues, et la vie de ce moine bavard n’importait guère au gouvernement. Bernard, remis aux mains du pape, fut littéralement oublié au milieu des grandes affaires du temps. Clément V, en 1308, le relâcha. Avec une imprudence extraordinaire, il retourna à Carcassonne, pour y recueillir des preuves de l’innocence de quelques-uns de ses amis suppliciés, et tenta de plaider pour leur mémoire, à Chartres devant le roi, à Avignon devant le pape. On l’avait oublié, et il essayait de s’imposer de nouveau à l’attention. Toutefois, il fut simplement éconduit. De 1310 à 1315, sa trace se perd. A cette dernière date, il vivait retiré dans la maison des franciscains de Béziers.

C’est de cette retraite que son humeur inquiète et le besoin qu’il avait de parler et d’agir le firent sortir, en 1318, pour braver de nouveaux périls. L’ordre de Saint-François était alors divisé. Bernard Délicieux appartenait, naturellement, au parti le plus rigide, celui des « spirituels ». Les « spirituels » des couvents de Narbonne et de Béziers le choisirent pour protester, devant le pape Jean XXII, contre leurs adversaires qui les menaçaient de « tribulations » nouvelles. Le 22 mai 1318, au soir, il arriva, escorté de soixante-quatre religieux, au seuil du palais pontifical d’Avignon. L’heure des audiences était passée : au lieu de se retirer, il attendit, toute la nuit, en plein air, devant les portes, l’aurore du lendemain. Le lendemain, le pape, indisposé par cette attitude et par les rapports de son entourage, le fit arrêter. L’enquête des commissaires désignés par Jean XXII pour instruire son procès, si brusquement rouvert, porta sur trois points : Bernard avait soulevé le Languedoc contre l’Inquisition, il avait conspiré contre le roi de France avec l’infant de Majorque, enfin il avait fait empoisonner le pape Benoît XI !

Sur le premier chef d’accusation, Bernard Délicieux dédaigna de nier : il exprima au contraire le regret de n’avoir pas réussi, malgré ses efforts, à détruire la tyrannie dominicaine. Sur le second, la torture lui arracha des aveux et il plaida les circonstances atténuantes. Quant au troisième, il nia avec indignation et la torture ne l’ébranla point. Le pape Benoît XI, de l’ordre de Saint Dominique, avait été l’ami de l’Inquisition, et quand la nouvelle de sa mort, arrivée le 6 juillet 1304, avait été connue en Languedoc, Bernard, au plus fort de sa campagne oratoire, en avait parlé librement (cum derisionibus). Mais voici qu’on l’accusait maintenant d’avoir envoyé, vers cette date, en Cour romaine, à maître Arnaut de Villeneuve, médecin du pape, des poudres et des potions : d’avoir prédit la mort de Benoît, et d’avoir consulté « un livre où il y avait beaucoup de roues entourées de diverses écritures ». Telle fut sa fermeté que les commissaires pontificaux renoncèrent à le condamner sur le chef d’assassinat. Les autres griefs suffisaient, du reste. Comme ennemi de l’Inquisition, traître à son roi et nécromancien, il fut livré à une commission présidée par l’archevêque de Toulouse, dégradé, et condamné à l’in pace perpétuel. Le procureur du roi en la sénéchaussée de Carcassonne, scandalisé de l’excessive douceur des juges, protesta : d’abord, les juges n’avaient pas eu, dit-il, le droit d’abandonner l’accusation d’empoisonnement, sous prétexte qu’elle n’était pas prouvée ; en second lieu, ils avaient offensé le roi en soustrayant à sa vindicte un individu qui, « si naturae conditio pateretur, aurait assurément mérité de mourir plus d’une fois ».

 

II. L’AFFAIRE DE GUICHARD DE TROYES[5]

Un certain Guichard, d’abord prieur de Saint-Ayoul de Provins, puis abbé de Montier-la-Celle, était devenu le familier de Blanche, reine douairière de Navarre, et de sa fille Jeanne, héritière de la Champagne et de la Navarre, femme de Philippe le Bel. Il fut nommé, en 1298, évêque de Troyes. Peu de temps après il tomba en disgrâce auprès de ses protectrices : un Lombard, Noffo Dei, et l’archidiacre de Vendôme, Simon Festu, autre clerc familier des reines, l’accusèrent de plusieurs « énormités », notamment d’avoir aidé un receveur des revenus de madame Blanche en Champagne, dont la garde lui avait été confiée, à s’enfuir en Italie. Blanche mourut le 2 mai 1302, mais Jeanne avait partagé le sentiment de sa mère, car l’enquête ouverte contre Guichard ne fut pas interrompue. Les deux parties, Jeanne et l’évêque, semblent avoir vivement intrigué l’un contre l’autre à la Cour de France et à Rome pendant longtemps. C’est seulement en août 1304 qu’un accord intervint sous la médiation de l’archevêque de Sens : Guichard de Troyes s’engageait à payer quarante mille livres.

Au printemps de l’année suivante, la reine de France tomba subitement malade et mourut, au château de Vincennes, à l’âge de trente-deux ans.

L’affaire, cependant, commençait à peine. Guichard, un gros homme, court et rougeaud, au nez camus, colérique et brutal, s’était fait, on ne sait comment, des ennemis acharnés. Ces ennemis étaient de la maison de Louis, roi de Navarre, fils aîné de Philippe le Bel et de la reine Jeanne, le futur Louis X. Ils ne le lâchèrent pas. Vers le mois de février 1308, l’ermite de l’ermitage de Saint-Flavit de Villemaur arrivait à Sens. Il fuyait le diocèse de Troyes où il n’était plus, disait-il, en sûreté. Il donna au bailli royal de Sens, Guillaume de Hangest, les informations suivantes : il avait vu, dans son ermitage, l’évêque de Troyes, déguisé en paysan, travailler nuitamment avec une sorcière du pays à des œuvres mystérieuses, à l’époque où la reine était morte ; ledit évêque avait voulu le forcer à empoisonner monseigneur Charles de Valois, le jeune roi de Navarre et ses frères. Cette dénonciation fut transmise au roi qui requit le pape d’ouvrir une enquête. Clément V venait de consentir aux procédures contre le Temple, il consentit aisément à la procédure contre l’évêque : Il est venu jusqu’à nos oreilles, écrivait-il le 9 août à l’archevêque de Sens, aux évêques d’Orléans et d’Auxerre, que notre vénérable frère l’évêque de Troyes (s’il mérite toutefois d’être appelé ainsi) s’est laissé aller à des actes damnables et dignes d’exécration... Nous ne pouvons ni ne devons dissimuler de pareils crimes... » L’évêque était alors à Saint-Hilaire, près de Pont sur Seine ; il fut mené dans la prison archiépiscopale de Sens, puis, en violation des privilèges ecclésiastiques, au Louvre.

ENQUÊTE DU BAILLI DE SENS.

Le bailli de Sens institua d’abord une enquête sur vingt-huit articles, ou chefs d’accusation, dont voici le résumé : Guichard s’était vanté plusieurs fois qu’il rentrerait en grâce auprès de madame Jeanne, « ou qu’il s’en débarrasserait ». Pour s’en débarrasser, après avoir fait hommage au diable, il avait, en compagnie d’une sorcière et d’une religieuse versées en ces matières, fabriqué une image de cire, l’avait baptisée et l’avait percée à coups d’épingle : de quoi la reine était morte, malgré l’art des médecins. Plus tard, il avait composé un poison avec des couleuvres, des scorpions, des crapauds et des araignées venimeuses ; et il avait indiqué à l’ermite de Saint-Flavit le moyen de l’administrer aux princes du sang. L’ouverture de l’enquête sur ces articles fut précédée, le dimanche 6 octobre, d’une réunion de peuple et de clercs dans le jardin du roi, à la pointe de la Cité, à Paris, où l’on prêcha, par ordre, contre Guichard, comme on avait déjà prêché contre Boniface et contre les templiers.

L’évêque, qui, comme les templiers, comparut devant les commissaires pontificaux à Sainte-Geneviève de Paris, nia tout, si ce n’est qu’il connaissait l’ermite de Saint-Flavit et qu’il l’avait réclamé à l’officialité de Sens pour le punir de délits commis au diocèse de Troyes. Mais les dépositions des témoins furent explicites et concordantes : Margueronne de Bellevillette, la sorcière, déposa qu’elle avait vu le diable, sous la forme d’un moine noir, avec des cornes au front et battant des ailes, causer avec l’accusé. Son valet de chambre, Lorin, l’avait vu sortir secrètement, la nuit, à l’époque où l’ermite affirmait qu’il était venu à l’ermitage. Et tous ces témoins juraient qu’ils disaient la vérité, sans contrainte. Les gens du roi, toutefois, avaient averti Margueronne, dans la prison où elle était, qu’il fallait raconter la vérité de gré ou de force ; et comme Lorin avait déclaré d’abord qu’il n’avait jamais vu son maître sortir pendant la nuit, le bailli de Sens l’avait fait suspendre en l’air, tout nu, par les quatre membres écartés, à des anneaux scellés dans les murailles.

Mais l’accusation s’était réservé de spécifier « beaucoup d’autres crimes énormes et sacrilèges ». De nouveaux « articles » furent, en effet, préparés, et soumis à « monseigneur Guillaume de Nogaret ». Il est facile de prouver, d’après l’auteur de ces articles, que « Cassien le Lombart », Florentin, jadis apothicaire, puis « écrivain » à Paris, chez Biche et Mouche, dans la rue aux Bourdenais, a fabriqué le venin dont madame Blanche de Navarre mourut en 1302, à la requête de l’évêque de Troyes et de Tenaille, neveu de Mouche ; que l’évêque a eu un enfant d’une nonnain et que, un prêtre ayant refusé de baptiser cet enfant sans savoir le nom du père, Guichard a fait tuer ce prêtre ; qu’il est usurier ; qu’il a mis la Champagne au pillage quand il avait la confiance des reines ; que, toute sa vie, il a été sodomite : c’est pour cacher ce péché-là qu’il a toujours entretenu une amie ; qu’il a fait faire à un notaire, son domestique, plusieurs faux instruments, dont le roi et la feue reine ont été diffamés, etc. En décembre, trois personnes, dont « Noffo Dei, de Florence », recueillaient secrètement des témoignages, à Troyes, sur tous ces points, et en outre sur ceux-ci : « si l’évêque était bougre, mécréant en la foi, et si, quand il chantait la messe, il crachait le corps du Christ ». A Paris, l’archidiacre de Vendôme, qui devint, sur ces entrefaites, évêque de Meaux, Enguerrand de Marigny, Richard Leneveu, évêque de Béziers, frère Durand, confesseur de la feue reine — ennemis particuliers de Guichard, qui menaient toute l’intrigue —, étaient au nombre des témoins sûrs.

Avant que les nouveaux articles contre l’évêque fussent présentés aux commissaires du pape, Nogaret les revit, et l’on constate que la dénonciation définitive est corsée de plusieurs griefs inédits : « L’évêque Guichard n’est pas un homme ; sa mère, Agnès, Fa conçu d’un incube qui l’infestait ; il a empoisonné son prédécesseur au prieuré de Saint-Ayoul de Provins ; quand il était prieur de Saint-Ayoul, un jour qu’il retirait son capuchon, des démons en sortirent en foule ; en ce temps-là il battait sa concubine en public et il avait à son service des estafiers qui ont tué plusieurs personnes ; abbé de Montier-la-Celle, il a fait pendre ou mourir de faim des pauvres diables pour des niaiseries ; il a fait des opérations à terme, de compagnie avec les marchands des foires de Champagne ; il a chargé mensongèrement certaines gens de son diocèse des crimes d’hérésie et de sortilège, pour les faire financer ; il est faux monnayeur et fabrique de l’argent par alchimie ; il a fait assassiner un chanoine de Saint-Étienne de Troyes qui allait en Cour de Rome, de la part de la feue reine, pour l’accuser. » Plus tard on produisit encore dix autres accusations du même genre, ramassées aussi dans les on-dit de tous les lieux que Guichard avait habités.

EXAMEN DES PREUVES.

L’attitude de l’accusé, sous cette avalanche d’ordures dont c’était alors l’usage d’accabler ceux que l’on voulait perdre, fut analogue à celle des templiers. Il discuta point par point la forme de la procédure. Sur le fond, il reconnut qu’il avait été question de succubes dans la maison de sa mère, mais après sa naissance ; qu’il avait eu à son service des gens accusés de meurtre ; qu’il avait reçu un pot-de-vin pour un fait d’hérésie non pleinement prouvé ; et qu’il avait essayé de fabriquer de l’argent, ce qui lui en avait coûté au lieu de lui en rapporter. Il nia le reste. Alors on procéda à l’examen des preuves. Pas de preuves écrites, sinon une prétendue lettre de Guichard à son « bon ami », Cassien de Florence, au sujet des préparatifs de la mort de madame Blanche, décisive si elle avait été authentique, mais qui présente tous les caractères d’une imposture grossière. Cette lettre (qui existe encore au Trésor des Chartes de France) fut mise, le 2 mai 1309, sous les yeux de l’accusé ; on lui en fit voir le sceau, sans lui permettre de l’ouvrir et sans lui en dire le contenu ; il reconnut l’empreinte de son contre-scel. Quant aux preuves orales dont, suivant les règles canoniques, l’accusé n’eut pas communication, plus de deux cents témoins à charge furent entendus. Ce sont des domestiques de l’évêque, des clercs du diocèse de Troyes, des Lombards et les ennemis, déjà nommés, de l’accusé. Leurs dépositions sont très détaillées, très intéressantes pour l’histoire des mœurs, mais elles ne sont pas probantes. On est convaincu, après les avoir lues, que l’évêque Guichard était, au moral comme au physique, un personnage brutal, cupide et sans gêne : il affichait Jaquette, sa maîtresse, femme d’un boucher de Provins, et il faisait rosser ceux qui parlaient mal d’elle ; il était en relations d’affaires avec des changeurs italiens, les Buonsignori, les Cavassolie, les Pulci, et ses spéculations l’avaient enrichi — ce qui, du reste, fut sans doute un des motifs de ses malheurs — ; il vendait la justice ecclésiastique, et aussi la tonsure et la prêtrise ; il bousculait ses clercs, et, quand il était en colère, il leur sautait à la gorge ; il avait tenu probablement, sur les reines, des propos intempérants. Bref, il n’était pas meilleur que beaucoup d’autres, dont le hasard n’a pas fait que les turpitudes fussent aussi soigneusement recueillies et dévoilées que les siennes Font été. Mais qu’il ait entretenu un démon privé dans une fiole de verre, et qu’il ait jamais envoûté ou empoisonné personne, c’est ce que les récits de l’ermite de Saint-Flavit et des Lombards, garants de Noffo Dei, ne suffisent pas à établir.

ÉPILOGUE DE L’AFFAIRE,

Guichard ne fut pas traité avec rigueur. Comme Bernard Saisset en 1302 et Bernard Délicieux en 1304, il bénéficia de ce que son affaire était relativement sans importance, et peut-être de ce que, la procédure traînant en longueur, la mort le débarrassa de quelques-uns de ses ennemis. Il paraît que Noffo Dei fut condamné au gibet, « pour un crime », et que, avant de mourir, il reconnut l’innocence de l’évêque. En 1313, Guichard était détenu à la Cour d’Avignon, c’est-à-dire à l’abri. L’année suivante, il était libre et transféré sur le siège de Diakovar, en Bosnie, qu’il n’occupa point. La fin de sa vie est obscure.

Le public ne sut du procès que ce que les orateurs du roi en apprirent à l’auditoire assemblé, le 6 octobre 1308, dans le jardin de la Cité, à Paris. Il est vraisemblable que deux courants se dessinèrent, en l’absence de tout élément positif d’appréciation, l’un en faveur de l’évêque et l’autre contre lui. Mais tous les chroniqueurs qui ont exprimé leur avis sont de ceux qui n’ont pas cru aux crimes de Guichard. « On lui a fait de grands ennuis, je ne sais pas si ce fut raison », dit sagement Geoffroi de Paris. Jean de Saint-Victor attribue ce scandale à la malveillance. Un clerc de Troyes, auteur d’un roman de Renart, qui a écrit en 1322, raconte exactement l’affaire et dit que le pape fut convaincu de l’innocence de l’accusé dès qu’il eut pris connaissance de l’enquête ; on l’en croira volontiers. L’opinion publique, à Troyes, fut toujours favorable à l’évêque. Par contre, les historiens modernes ont presque tous ajouté foi, plus ou moins, aux accusations de la cabale de Cour dont Simon Festu semble avoir été l’âme. Ils ont mis le cas de Guichard de Troyes au nombre des « crimes affreux et étranges », ou déclaré, tout au moins, qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Or, cette affaire est instructive, mais non pas en tant qu’elle découvre les crimes affreux d’un évêque — en tant qu’elle atteste, une fois de plus, les procédés du gouvernement royal.

 

III. LES BRUS DU ROI

L’affaire de Guichard de Troyes est claire, parce que nous en avons les pièces. Mais l’horrible scandale qui éclata, en 1314, à la Cour de France, sera toujours enveloppé de mystère parce que nous n’en savons, par les chroniqueurs, que ce que le public du temps en a su, ou cru savoir. La tradition a, d’ailleurs, travaillé pendant des siècles à enjoliver et à obscurcir cette aventure, si propre à frapper le populaire, puisqu’il y est question de princesses, d’adultères et de sang : Marguerite de Bourgogne, Gautier d’Aunai, Buridan, les orgies de la Tour de Nesle, voilà, avec la légende d’Héloïse et d’Abailard, les noms et les épisodes les plus connus aujourd’hui, dans les faubourgs, de l’histoire du Moyen Age.

LA LÉGENDE DE LA TOUR DE NESLE.

Gaillardet et Alexandre Dumas ont donné à la légende de la Tour de Nesle, en 1832, sa forme actuelle, où les incestes et les assassinats de fantaisie sont accumulés conformément au goût romantique.[6] Il en existe des versions plus anciennes. Un maître es arts de l’université de Leipzig a recueilli, en 1471, celle qui circulait à Paris vers le temps où Villon disait :

Semblablement ou est la royne

Qui commanda que Buridan

Fust gecté en ung sac en Saine ?

Buridan, dit-il en substance, était jadis un professeur renommé de l’université de Paris. Ce qu’il a fait de mieux, c’est d’avoir déjoué les ruses d’une femme dévergondée. Il y avait à cette époque une reine de France, ou de Navarre (Navarra nomine), qui attirait chez elle les étudiants et qui les faisait tuer. Elle s’amusa de Buridan pendant trois jours ; puis elle l’avertit qu’il allait être, comme ses prédécesseurs, jeté dans la Seine. Mais Buridan s’était entendu avec ses élèves pour qu’ils conduisissent, sous la fenêtre des exécutions nocturnes, un bateau chargé de foin ; il se laissa tomber sur le foin, tandis que l’équipage du bateau jetait une pierre à l’eau. A la fin du XVe siècle, la légende était donc réduite à ce trait essentiel : il y avait eu jadis en France une reine, ogresse obscène, mangeuse d’hommes, à laquelle Buridan, le grave philosophe nominaliste, avait, dans sa jeunesse, joué un bon tour. De quelle reine s’agissait-il ? Les uns voulaient que ce fût Jeanne de Champagne, femme de Philippe le Bel, morte en 1305 ; d’autres nommaient Marguerite de Bourgogne, femme de Louis le Hutin ; d’autres enfin pensaient à Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe le Long. On plaçait en général à la Tour de Nesle, qui s’éleva jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle en face du Louvre, sur la rive gauche de la Seine, le théâtre des événements.

Les chroniqueurs du commencement du XIVe siècle ne parlent ni de Buridan, ni de la Tour de Nesle, ni d’hommes jetés à l’eau. Ils s’accordent à raconter, brièvement, ce qui suit. Au commencement de l’année 1314, Philippe le Bel, étant à Maubuisson, donna l’ordre d’arrêter ses trois brus : Marguerite, fille du duc Robert II de Bourgogne, qui avait épousé Louis le Hutin en 1305, Jeanne, fille d’Otton, comte palatin de Bourgogne et de la comtesse Mahaut d’Artois, qui avait épousé Philippe (le Long) en 1307, et Blanche, sœur de Jeanne, qui, âgée d’une douzaine d’années, avait épousé Charles de la Marche (le Bel) en 1308. Marguerite et Blanche furent enfermées au Château Gaillard, près des Andelys, et Jeanne au château de Dourdan. Il fut publié que Marguerite et Blanche avaient été prises en flagrant délit de relations illégitimes avec deux chevaliers de l’hôtel royal, Philippe et Gautier d’Aunai. Quant à Jeanne, elle avait, disait-on, connu la double intrigue des coupables (de Philippe avec Marguerite et de Gautier avec Blanche) ; son crime était de ne l’avoir point dénoncée. Interrogés en avril, les deux chevaliers avouèrent : on avait alors une manière d’interroger qui eût forcé la discrétion du plus galant homme. Ils avouèrent que leur intimité avec les princesses durait « depuis trois ans ». En conséquence ils furent écorchés vifs sur la place du Martrai, à Pontoise, écartelés, châtrés, décapités et suspendus au gibet public. On sait par ailleurs que leurs biens furent confisqués. L’huissier qui avait favorisé les entretiens criminels, plusieurs nobles et manants des deux sexes, qui en avaient été complices, furent, dit un chroniqueur, mis à la question, noyés ou secrètement dépêchés. Quelques-uns se tirèrent d’affaire, notamment un frère prêcheur, accusé d’avoir aidé les coupables « par des philtres » ; il fut enfermé, selon les uns, dans la prison de son ordre à Paris, selon les autres livré au pape. Tel est le récit officiel. Des chroniques, qui n’ont pas sans doute inventé ce détail, rapportent, en outre, que ce fut la reine d’Angleterre qui s’aperçut la première des amours de Marguerite et de Blanche, et qui les dénonça. « La reine Isabelle d’Angleterre, fille de Philippe le Bel, dit une de ces chroniques, avait donné deux bourses très belles, l’une à la femme de Louis le Hutin, l’autre à la femme de Charles de la Marche ; elle fut fort étonnée de les voir quelque temps après à la ceinture des deux chevaliers, Philippe et Gautier d’Aunai. Elle se tut, mais elle manda le fait au roi son père, qui fit guetter ses brus. »

ISABELLE D’ANGLETERRE.

Isabelle, fille de Philippe le Bel, avait épousé, en 1308, Edouard II, roi d’Angleterre. Elle n’avait pas seize ans alors, mais elle avait déjà ce caractère actif, hautain, violent, qui fait d’elle une des figures les plus tragiques de l’histoire anglaise. Elle s’entendit tout de suite avec les barons d’Angleterre pour combattre le favori de son mari, Pierre de Gabaston, et se plaignit secrètement à son père des sentiments trop affectueux de son mari pour cet homme. Au mois de mai 1313, relevée de son premier-né — le futur Edouard III, qui tint d’elle ses droits fameux à la couronne de France —, elle accompagna Edouard II dans un voyage qu’il fit à Paris pour s’acquitter de ses devoirs féodaux, en qualité de duc de Guyenne. Des fêtes magnifiques eurent lieu à cette occasion, que le bon Geoffroi de Paris décrit avec complaisance. Isabelle, dans tout l’éclat de sa beauté, y tint le premier rang :

Onques Anglois tele ne ot

Come la bêle Isabelot...

Hardiëment bien dire ose

Que c’est des plus beles la rose,

Le lis, la flor et l’exemplaire...

Après ces réjouissances, les deux Cours se transportèrent à Pontoise. Là, le feu éclata pendant la nuit dans le logis du roi et de la reine d’Angleterre, qui se sauvèrent en chemise. C’est probablement pendant ce séjour à Pontoise que se déclara, ou s’envenima, entre Isabelle et ses belles-sœurs, une haine dont les causes ne sont pas connues, mais dont les effets attestent l’intensité. Marguerite et Blanche (Blanche avait dix-huit ans) étaient-elles vraiment coupables « depuis trois années » de relations avec les frères d’Aunai ? Isabelle s’en aperçut-elle ? Ou s’arrangea-t-elle pour le faire croire ? On l’ignore, mais c’est alors, sans doute, que cette très méchante femme, qui fut plus tard la maîtresse de sir Roger Mortimer, et dont le mari périt en prison par son ordre (d’une manière atroce), dénonça les adultères. L’arrestation des trois brus du roi suivit une seconde visite, très courte, qu’Isabelle fit à son père. Il est vraisemblable qu’innocentes ou coupables, les trois princesses de Bourgogne ont été perdues ou compromises par elle. Il ne paraît point, d’ailleurs, que les trois fils du roi, qu’un tel scandale rendait ridicules, aient essayé de l’empêcher, ni de l’arrêter. Rien ne permet de conjecturer les sentiments qu’ils avaient pour leurs femmes, ni ceux que l’aventure leur inspira.

MARGUERITE ET BLANCHE DE BOURGOGNE.

Le sort de Marguerite et de Blanche fut lamentable. S’il faut en croire les chroniqueurs, c’est-à-dire les on-dit répandus dans le public, Marguerite, la reine de Navarre, aurait confessé son péché, reconnu qu’elle méritait tous les supplices, « moins affligée de sa confusion que du discrédit qu’elle avait jeté sur l’honneur des dames nobles en général ». Elle ne résista pas longtemps, du reste, au régime d’une prison glacée, que l’on souhaitait mortelle. Satis cito mortua est, cum devotione maxima. Blanche, qui était très jeune, ne voulait pas mourir et protestait de son innocence. Elle demeura pendant sept ans au Château Gaillard. On fit courir le bruit que, pendant sa captivité, où il est certain qu’elle recevait des visites, la malheureuse, déjà mère de deux enfants morts en bas âge, devint grosse ; les uns disaient d’un geôlier, les autres de son mari.[7] Lorsque, en 1322, Charles le Bel songea à se remarier, il dut, l’adultère n’étant point une cause canonique de divorce, invoquer un prétexte pour faire casser son mariage : il allégua qu’il était le filleul de Mahaut d’Artois, mère de Blanche, et qu’il n’avait pu, sans dispense, devenir valablement le gendre de sa marraine. Ce n’est donc pas sur les événements de 1314, c’est au sujet de la parenté spirituelle entre Charles et Mahaut que les enquêteurs désignés par le pape pour étudier cette affaire recueillirent des témoignages. Blanche fut interrogée dans la chapelle du Château Gaillard, « en présence de ses demoiselles ». On lui demanda si elle se sentait libre, si elle avait peur ; elle répondit qu’elle n’aurait pas été plus à son aise « en la chambre du pape ». « La gaieté de son visage (hilari facie et mutium etiam laeto vultu arridens), dit le procès-verbal, montrait bien qu’elle était sans crainte. » On lui posa des questions telles que celle-ci : « Ne croyait-elle pas que Charles eût pu trouver un parti plus avantageux qu’elle ? » Il ne fut fait aucune allusion à l’adultère. Le 19 mai 1322, une bulle sanctionna les conclusions de l’enquête et annula le mariage. Charles IV épousa aussitôt Marie de Luxembourg, fille de l’empereur Henri VII. Pour prix de sa docilité. Blanche reçut la permission de se cloîtrer dans l’abbaye de Maubuisson, où reposait déjà le corps de la petite fille qu’elle avait eue. Elle y prit l’habit religieux en 1325, et mourut l’année suivante.

JEANNE DE BOURGOGNE.

Quant à Jeanne, la femme de Philippe, elle avait été séparée tout de suite de ses prétendues complices et conduite à Dourdan, « dans un chariot couvert en noir ». Sur la route elle répétait aux passants : « Pour Dieu, dites à monseigneur Philippe que je meurs sans péché. » Était-elle réellement moins coupable que ses belles-sœurs ? Une enquête, rapidement menée, la mit hors de cause. Sa mère, Mahaut d’Artois, n’avait pas cessé de correspondre avec elle, dans sa prison ; une sorcière prétendit plus tard que, à la prière de Mahaut, elle avait, avec du sang de Jeanne et des herbes, composé un sortilège pour procurer la réconciliation des époux.

Jeanne, reine de France et de Navarre depuis l’avènement de Philippe V, reçut de son mari, en 1319, l’hôtel de Nesle, sur les bords de la Seine, qui resta, quand elle fut devenue veuve, sa résidence à Paris. Elle chargea ses exécuteurs testamentaires de vendre, après sa mort, ledit hôtel, pour pourvoir à la fondation d’un collège en l’Université de Paris, le Collège de Bourgogne. Elle aimait donc les écoliers ; mais rien, si ce n’est la légende, n’autorise à penser que ce ne fût pas en tout bien tout honneur. Voilà comme la Tour de Nesle a été mêlée, sans doute, à la tragédie domestique de 1314. Reste Buridan : plusieurs Buridan ont vécu sous Philippe le Bel et son fils, mais la biographie de Buridan le philosophe, né vers la fin du XIIIe siècle, n’est pas connue. La reine Jeanne, qui habita pendant dix ans l’hôtel de Nesle au bord de l’eau, mourut en 1329.

 

IV. AUTRES PROCÈS ET FAITS DIVERS

II est impossible de rendre compte ici, en détail, de toutes les causes célèbres du temps, même de celles dont les procédures n’ont pas été détruites. Aussi bien, elles se ressemblent toutes. Mais il suffira d’en énumérer quelques-unes pour faire voir que, au commencement du XIVe siècle, les hommes publics, et surtout les princes, incessamment assaillis d’affreuses confidences, inquiétés par des histoires de faux, de poison, de sortilèges et de complots, ont vécu dans un cauchemar.

AFFAIRE DE LOUIS DE NEVERS.

Les affaires des templiers, de Boniface et de Guichard ont permis de reconnaître les procédés ordinaires de Guillaume de Nogaret contre les ennemis du roi. Il n’en changea jamais. Louis de Nevers, fils aîné de Robert de Béthune, comte de Flandre, faillit en faire l’expérience. En avril 1313, il faisait exposer au pape que, sur l’ordre du roi, il avait été conduit, comme accusé de haute trahison, à la prison de Moret, puis à celle de Montlhéry, « prison fétide et immonde, où des templiers étaient morts ». Il avait humblement demandé une autre résidence, mais Guillaume de Nogaret lui dit : « Souhaitez qu’il ne vous arrive rien de pis que de rester là jusqu’au Jour du Jugement. » « Je frémis, ajoute Louis de Nevers, pour ma vie ; car ledit seigneur est si puissant auprès du roi que de telles paroles, dites par lui, auraient terrifié n’importe qui. Je fis supplier personnellement le roi ; il répondit qu’il ne changerait rien à ce que Guillaume de Nogaret avait décidé. » Le prisonnier réussit à s’évader, mais il apprit bientôt que l’on faisait « prêcher publiquement » contre lui, l’accusant de choses « fausses, incroyables, impossibles, abominables » pour le perdre de réputation. Après cela, il avait été jugé par contumace et condamné. Louis de Nevers protesta contre ce jugement, rendu, dit-il, contre toutes les règles, par des gens de rien contre un homme de son rang : « Un Enguerrand de Marigny, qui passe pour être un magicien, tant il fait du roi ce qu’il veut ; un Guillaume de Nogaret, fils d’hérétique, le sacrilège auteur de l’attentat contre notre saint père Boniface... »

Louis de Nevers évita l’effet ordinaire des « calomnies abominables » de Nogaret, mais Nogaret lui-même eut du bonheur de mourir avant son maître, car il avait fait école, et, après la mort de Philippe le Bel, les serviteurs de ce prince souffrirent, à leur tour, de la manière dont leurs victimes avaient souffert.

ENGUERRAND DE MARIGNY.

Enguerrand de Marigny, ministre tout-puissant, qui, en cette qualité, s’était fait beaucoup d’ennemis, était désigné pour être, sous un nouveau roi, sacrifié aux haines de Cour. Le lendemain de la mort de Philippe le Bel, le bruit courait qu’Enguerrand avait supplié le mourant d’intercéder pour lui auprès de son héritier. On le savait, il se savait menacé. Charles de Valois provoqua bientôt, en effet, une scène très vive au sujet de la gestion financière d’Enguerrand, qui fut enfermé au Temple. Un homme de loi au service de Charles de Valois, Jean d’Asnières, exposa les motifs de l’accusation ; il parla d’abus de confiance et de pouvoir, et même de trahison : c’était Marigny, acheté par Louis de Nevers, qui aurait fait échouer la dernière campagne de Flandre ; plusieurs fois, « on avait entendu le feu roi dire qu’Enguerrand l’avait déçu, et pleurer ». Mais il semble que Louis X, sollicité en faveur de l’accusé par divers personnages, notamment par Edouard II, son beau-frère, ait hésité à frapper ; plusieurs semaines s’écoulèrent ; il fut question de confisquer simplement les biens de l’ancien ministre et de l’exiler à Chypre. C’est alors qu’on découvrit fort à propos — et Louis X en fut aussitôt informé — que la dame de Marigny et la dame de Chanteloup, sa sœur, aidées de subalternes des deux sexes, avaient fabriqué des images de cire, consacrées au démon, pour nuire au roi et aux royaux. Charles de Valois qui, d’après le bruit public, avait été déjà, en 1304, l’objet d’une tentative d’empoisonnement de la part d’une béguine, à l’instigation des Flamands, était, avec le roi et le comte de Saint-Pol, spécialement visé par ces sorcières. A ce moment une lettre (vraie ou fausse) de Marguerite de Bourgogne, qui venait de mourir au Château Gaillard, fut apportée ; il y était question d’Enguerrand, qui avait été mêlé, cela est certain, à l’affaire des trois brus : un des griefs produits par Jean d’Asnières est qu’il avait donné le conseil, en 1314, d’empoigner madame Jeanne. Convaincu, terrifié par ces faits produits coup sur coup, Louis X aurait dit : « J’ôte de lui ma main, je ne m’en mêle plus, faites ce que vous voudrez. » Enguerrand de Marigny fut, aussitôt, condamné. Les bonnes gens s’imaginèrent que, en cette extrémité, le pauvre homme consulta, suivant son habitude, un démon privé qu’il avait ; que ce démon lui déclara : « Tu es perdu » ; et que, dès lors, il désespéra. Le 30 avril 1315, il fut pendu aux plus hautes fourches du gibet de Montfaucon, et un des prétendus complices de la dame de Marigny, à l’étage inférieur, sous ses pieds. Les grands seigneurs de la Cour assistèrent à ce spectacle populaire. Quelques jours après, le cadavre ayant été décroché, la nuit, par des voleurs qui avaient emporté ses habits, on le raccrocha, afin qu’il achevât de tomber publiquement en pourriture.[8]

PIERRE DE LATILLI ET RAOUL DE PRESLES.

Pierre de Latilly, évêque de Châlons, avait été un des clercs préférés de Philippe le Bel, qu’il assista à ses derniers moments. Les chroniques disent brièvement qu’il fut soupçonné d’avoir empoisonné son maître, et aussi son prédécesseur sur le siège de Châlons, Jean de Châteauvillain. Les articles proposés contre Latilly, les réponses qu’il y fit devant les prélats assemblés à Senlis ont disparu. On sait seulement que, le 21 juin 1315, « trois femmes, convaincues d’avoir fabriqué les breuvages dont Jean de Châteauvillain était mort, furent brûlées dans l’île de la Seine, en face des Augustins ». Maître Raoul de Presles, un des membres les plus en vue des parlements judiciaires de la Cour du roi, fut aussi accusé, à cette époque, d’avoir contribué à la mort du roi Philippe, et « mis à Sainte-Geneviève » ; mais la torture ne lui arracha pas d’aveux, et il fut relâché, non sans que ses biens eussent été, pendant sa captivité, « gâtés et perdus » en partie.

FRANCESCO GAETANI.

Quelques mois plus tard, un clerc, nommé Evrart de Bar-sur-Aube, dénonça, en présence de Louis X et de ses principaux conseillers, le cardinal diacre de Sainte-Marie in Cosmedin, François Gaëtani, comme instigateur de maléfices dirigés contre le dit roi, le comte de Poitiers, son frère, et les cardinaux Colonna. Au dire d’Evrart, le cardinal, qui voulait être pape et venger son oncle Boniface, avait fait fabriquer et baptiser des images de cire, pour envoûter les personnages précités, « s’attirer leur amour », ou les faire « s’en aller les pieds outre ». La déposition d’Evrart est grossièrement invraisemblable. On n’a pas de raisons de croire, du reste, qu’elle ait été prise au sérieux.[9]

MAHAUT D’ARTOIS.

La mort de Louis X, comme celle de Philippe le Bel, fut attribuée au poison. Des individus de bas étage, du genre de l’ermite de Saint-Flavit et d’Evrart de Bar-sur-Aube, une certaine Isabelle, de Fiennes, et son fils Jean, prétendirent effrontément que la comtesse Mahaut d’Artois, belle-mère de Philippe V, après les avoir priés d’employer l’art du diable pour réconcilier Philippe avec sa femme, leur avait demandé du poison, « pour tuer quelqu’un ». La poudre avait été fabriquée avec une queue de couleuvre, un crapaud, de la farine et de l’encens. Jean l’avait remise à la comtesse, en présence d’Henri de Sulli, son cousin germain, et de maître Thierri, son clerc ; la comtesse n’avait pas caché que c’était pour le roi Louis. Mahaut d’Artois avait aussi étouffé, ou piqué d’une épingle dans la tête l’enfant Jean, fils posthume de Louis X. Ces allégations n’étaient, du reste, appuyées, comme d’habitude, d’aucune preuve. Il faut croire que le propre frère de Philippe V, Charles de la Marche, en était l’inspirateur, car Jean XXII le conjurait, en septembre 1317, de ne pas se servir de gens suspects pour soulever de tels scandales. Si Charles de la Marche avait été le maître, Mahaut — qui était sa belle-mère en même temps que celle du roi — aurait eu de la peine, peut-être, à établir son innocence ; mais Philippe V, après enquête, obtint d’Isabelle et de Jean la rétractation de leurs impostures, et il fut enfin déclaré par arrêt, le 9 octobre, que le roi Louis était mort de sa mort naturelle.

AFFAIRES DU TEMPS DE CHARLES IV.

Charles de la Marche, devenu Charles IV, fit torturer et exécuter l’Auvergnat Giraut Guete, trésorier de son prédécesseur, parce que, d’après les on-dit, ce personnage « présomptueux avait fait trop d’inconvénients au peuple et aux gentilshommes ». Ce prince ne fut pas, du reste, plus que ses frères, à l’abri des sortilèges : « On a trouvé à Toulouse, écrivait-il le 3 juillet 1326, des images couvertes de caractères et de figures dont les détenteurs ont été menés en notre prison du Châtelet, à Paris. Ils ont dit qu’ils les avaient fabriquées pour nous faire mourir, sur l’ordre de plusieurs personnes, entre autres de notre cher et fidèle conseiller, le seigneur de Villemur, neveu du pape. Mais ensuite, ils se sont rétractés. Il nous plaît de le proclamer.[10] »

Beaucoup d’autres faits divers du même genre mettent en relief l’hypocrisie, la brutalité et les superstitions qui prévalaient partout. En lisant les œuvres littéraires et les actes officiels, rédigés en style d’école ou de chancellerie, on oublie aisément que les hommes de ce temps étaient des barbares ; les procédures le rappellent. Jamais on ne vit tant d’exécutions retentissantes, en punition de crimes réels ou supposés, que sous les trois derniers Capétiens directs. Sous Philippe V, on mena au gibet de Montfaucon Henri de Taperel, prévôt de Paris, « pouf beaucoup de choses, dit un nouvelliste contemporain, qu’il serait trop long de raconter, dont les comtes de Valois et de la Marche l’avaient accusé » ; sur la charrette, le long du chemin, il criait : « Bonnes gens, je meurs par haine ! » Sous Charles IV, les Parisiens virent mourir Jourdain de l’Isle, seigneur de Gascogne, précurseur de Barbe Bleue, dont la moindre offense était, paraît-il, d’avoir empalé des sergents du roi avec leurs bâtons fleurdelysés ; et l’affaire de Château-Landon fit du bruit : quelqu’un, ayant trouvé un chat noir enterré dans un champ, soupçonna des diableries ; un homme fut torturé : il avoua qu’il avait fait manger à ce chat du pain trempé dans le saint chrême afin d’évoquer le démon ; il dénonça un abbé de Cîteaux et des chanoines, qui auraient été ses complices...

Au commencement du XIVe siècle, ces mœurs étonnantes n’étaient, du reste, ni nouvelles ni particulières à la France.[11] Le 28 juillet 1264, Urbain IV écrit au comte de Provence de se tenir en garde contre les tentatives criminelles du roi de Sicile : d’accord avec le duc de Bourgogne, Manfred venait d’envoyer en France un certain Cavalcante, apostat de l’ordre de Saint-Jacques, « avec deux assassins et cinquante espèces de poisons ». L’évêque de Coventry, trésorier d’Edouard Ier d’Angleterre, fut accusé de meurtre, de simonie, d’adultère, d’avoir consulté le démon et de lui avoir rendu hommage en le baisant au derrière. Vingt-huit personnes furent accusées d’avoir fait fabriquer des figures de cire pour envoûter Edouard II et les Despenser. Quand mourut l’empereur Henri VII, son confesseur fut accusé de l’avoir empoisonné, en le faisant communier sous les deux espèces. Le pape Jean XXII fut, ou se crut, ou feignit de se croire constamment en butte à la malignité des magiciens et entouré d’assassins : Hugues Géraud, évêque de Cahors, fut écorché, puis brûlé à Avignon en juillet 1317 pour avoir essayé de le tuer ; une enquête, où le nom de Dante est prononcé, fut faite en 1320 au sujet de tentatives d’envoûtement que Matteo Visconti, vicomte de Milan, aurait pratiquées contre lui. En cette même année 1320, le comte de Nevers fut soupçonné d’avoir voulu empoisonner son père ; Ferri de Picquigny amena au comte de Flandre un garçon qui disait avoir été chargé, par un ermite, de la part de Louis, de leur verser du poison ; l’ermite fut torturé, n’avoua rien, et l’affaire en resta là.

LE MASSACRE DES LÉPREUX.

Mais c’est en 1321 que se produisit, chez nous, l’incident le plus singulier et le plus sanglant. Vers la Saint-Jean de cette année, une rumeur s’éleva que les lépreux empoisonnaient les fontaines. De même que, de nos jours, dans les pays de l’Extrême-Orient, les lépreux, qui se comptaient alors par milliers, vivaient à part, en communautés. Parmi ceux qui furent appliqués à la « gêne », plusieurs confessèrent qu’ils avaient effectivement empoisonné les sources, les vins et les blés, « en vue de faire périr ceux qui n’étaient pas comme eux » ou, tout au moins, afin de leur communiquer la lèpre ; qu’il y avait un grand complot organisé des lépreux du monde entier pour se partager les royaumes et les biens de la terre : celui-ci serait roi de France, celui-là comte de Valois, un autre abbé de Marmoutier, etc. ; et que des juifs riches leur avaient donné des conseils : le poison qu’ils employaient était un mélange de sang, d’urine et d’herbes, où ils mettaient macérer des hosties. Tout à coup, dans les cercles bien informés, une nouvelle se répandit : les premiers instigateurs des crimes des lépreux n’étaient autres que les rois maures de Grenade et de Tunis, décidés à se débarrasser des chrétiens : les lépreux étaient leurs agents, par l’intermédiaire des juifs. Il existe au Trésor des Chartes de France deux prétendues lettres (en français) du roi de Grenade et du roi de Tunis, soi-disant adressées, à cette date, à un juif nommé Samson. Ce sont des faux ingénus : les deux rois envoient au juif de l’argent et des poisons, et le prient tout bonnement de les remettre aux lépreux, de leur part, « pour la besogne dont il s’agit »15. Que l’on ait cru, en haut lieu, à l’authenticité de ces documents ridicules, c’est probable. L’ordonnance de Philippe le Long qui vise le cas des lépreux, rédigée pour attribuer à la Couronne la connaissance de leurs crimes, est d’une extrême rigueur : brûler ceux qui avouent, torturer, puis — suivant les circonstances — brûler ou enfermer ceux qui n’avouent pas. « En Languedoc, dit le nouvelliste de Paris, on en brûla bien six cents, en un jour. » Partout les biens des lépreux, de leurs complices et des suspects furent appliqués au fisc.

 

 

 



[1] L’histoire de Bernard Délicieux est connue par les pièces du procès de 1318-1319, analysées (trop sommairement) par B. Hauréau, Bernard Délicieux et l Inquisition albigeoise 1877

[2] L’évêque d’Albi, Bernard de Castanet, protecteur de l’Inquisition, qui a construit la cathédrale actuelle d’Albi — à la fois cathédrale et forteresse — en s’aidant du produit des confiscations prononcées contre les «hérétiques», avait pensé perdre la vie, dès 1277, dans une émeute populaire. Vingt ans avant la mission du vidame et de l’archidiacre, des plaintes avaient été adressées par les gens de Carcassonne à Philippe III contre les inquisiteurs qui, disaient-ils, depuis qu’il n’y avait presque plus de cathares en Languedoc, s’attaquaient aux catholiques. Le 13 mai 1291, les mécontents avaient eu le crédit d’obtenir qu’une lettre royale fût envoyée au sénéchal de Carcassonne pour inviter ce fonctionnaire à contrôler les faits et gestes de l’inquisiteur du lieu, frère Nicolas d’Abbeville. En 1295, les ennemis de l’Inquisition avaient été, quelques temps, les maîtres de Carcassonne, et Nicolas d’Abbeville avait été menacé dans l’exercice de ses fonctions

[3] Comparez le complot du vicomte de Narbonne en 1283

[4] En même temps, l’Inquisition fut autorisée à reprendre, au Languedoc, le cours de ses travaux. Après la conspiration des Carcassonnais et le commencement de l’affaire des templiers (qui réconcilia tout à fait le roi avec les dominicains), les victimes et les ennemis de l’Inquisition languedocienne n’eurent plus de recours qu’en Cour de Rome. Ils ne laissèrent pas, du reste, d’y trouver de la bienveillance, sous Clément V. Le successeur de Nicolas d’Abbeville, Geoffroi d’Abluses, fut invité par Clément à se justifier (1305) ; une commission de cardinaux fut chargée de visiter les prisons inquisitoriales du Midi (1306) ; à la demande du pape, le concile de Vienne vota, en 1312, une réforme de l’Inquisition, qui a pris place dans la collection canonique des Clémentines, mais qui resta sans effet. La réforme clémentine n’empêcha point Bernard Gui d’exercer paisiblement ses fonctions d’inquisiteur à Toulouse, suivant les anciennes méthodes, de 1308 à 1323. La Practica ou « Manuel à l’usage des inquisiteurs » de Bernard Gui montre, comme on l’a très bien dit, «la procédure et la pénalité inquisitoriales dans leur état définitif». Son registre de sentences accuse, en quatorze ans, 636 condamnations, dont 40 au bûcher et 300 au « mur». C’est grâce à Bernard Gui et à ses confrères que disparurent, à cette époque, les derniers vestiges du catharisme

[5] A. Rigault, Le procès de Guichard, évêque de Troyes, 1896 et G. Paris. Un procès criminel sous Philippe le Bel, dans la Revue du Palais, août 1898

[6] Les romanciers et les dramaturges romantiques ont trouvé leurs sujets de prédilection dans l’histoire de la fin du xiiie siècle et des premières années du xive : dans les bibliographies des romantiques, on trouvera l’indication d’un foule de romans, de drames et d’opéras sur Marie de Brabant, Pierre de la Broce, les templiers, Enguerran de Marigni, etc. Il en paraît encore aujourd’hui (1900).

[7] Un magistrat, Boudet, a essayé d’établir {Thomas de la Marche, bâtard de France, 1900) que Blanche accoucha réellement dans sa prison d’un fils ; ce fils de Blanche serait Thomas de la Marche, bâtard de France (t 1361). En l’absence de tout témoignage contemporain, l’unique argument de cet auteur — qui accepte sans réserves la version de la culpabilité des princesses, telle qu’elle fut répandue dans le public en 1314 — est que Thomas, bâtard d’un prince de la Maison de France, n’a pu prendre son nom « de la Marche » que de sa mère, or Blanche était dame de la Marche, du chef de Charles (de la Marche), son mari. Mais cette hypothèse est erronée : il est plus que probable que Thomas était un bâtard de Charles de la Marche lui-même (G. Paris, dans le Journal des Savants, 1900, p. 694).

[8] La dame de Marigny reçut des lettres de grâce, après la mort de Louis X. Sous Philippe V, la mémoire de Marigny fut réhabilitée, comme l’avait été, sous Philippe IV, celle de Pierre de la Broce.

[9] Revue historique, t. LXIII.

[10] Histoire générale de Languedoc.

[11] Et elles n’ont fait que s’accentuer à partir de cette époque jusqu’à la fin du Moyen Age.