Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre II — Les événements politiques de 1286 à 1328

II - Philippe le Bel et Boniface VIII[1]

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

L’ÉPISODE capital de la fin du XIIIe et des premières années du XIVe siècle est ce tragique « différend » entre Philippe et Boniface qui mit l’Église de Rome à la merci du roi de France.

C’est grâce à leur union avec les Capétiens que les papes du XIIIe siècle avaient pu achever la théorie de l’autorité suprême du Saint-Siège sur les Églises nationales, notamment sur l’Église de France, et lutter avec succès contre leurs adversaires en Italie. Depuis Innocent III, la Curie romaine avait constamment ménagé les rois de France qui, de leur côté, n’avaient pas discuté à fond ses prétentions théoriques. Mais il y avait péril certain pour le Saint-Siège si un pape, oubliant les conditions de sa fragile omnipotence, portait avec éclat sur le terrain des principes la question de sa suprématie, que l’on avait, jusque-là, sous-entendue d’un commun accord. Il s’exposait à se voir contester des droits dont l’exercice avait été permis à ses prédécesseurs et à déchaîner la réaction, qui s’annonçait partout,[2] contre l’hégémonie politique et financière de Rome. C’est ce qui arriva au pape Boniface VIII dont l’orgueil transcendant attira la foudre, au temps de Philippe le Bel, sur l’établissement romain.

 

I. PHILIPPE LE BEL ET LES PRÉDÉCESSEURS DE BONIFACE. AVÈNEMENT DE BONIFACE

Quand Philippe le Bel devint roi, le pape était un Romain, Honorius IV, fidèle à la politique conciliante de ses prédécesseurs et à l’alliance française. En février 1288, frère Jérôme d’Ascoli, général des franciscains, le remplaça, sous le nom de Nicolas IV. Nicolas accorda au roi de France, le 25 septembre 1288, une décime pour trois ans, à charge de prélever sur le produit deux cent mille livres pour le Saint-Siège, et fortifia le parti français dans le Sacré Collège en y faisant entrer le dominicain Hugues Aicelin, frère de Gilles Aicelin, un des clercs du roi. En mars 1290, il envoya à Paris deux légats que, dans ses lettres de créance, il appelle « amis pacifiques et dévoués de la France », regni Franciae pacifici zelatores ; l’un d’eux était Benoît Gaëtani, cardinal de Saint-Nicolas in carcere Tulliano, le futur Boniface VIII, qui déjà, vingt-cinq ans auparavant, au moment où se préparait l’expédition de Charles d’Anjou, avait accompagné en France le cardinal de Sainte Cécile.

BENOIT GAËTANI A PARIS.

Benoît Gaëtani et son collègue étaient munis de pleins pouvoirs pour hâter les négociations entre la France, l’Angleterre, l’Aragon et l’Empire, en vue de la paix générale ; pour redresser les torts faits à Chartres, à Poitiers et à Lyon, par les officiers du roi, à des personnes ecclésiastiques ;[3] et pour instituer une enquête sur les griefs des prélats contre l’autorité royale. Une assemblée du clergé fut tenue, en effet, du 11 au 29 novembre, à Sainte-Geneviève de Paris, sous la présidence de Benoît ; elle rédigea les cahiers dont l’ordonnance royale de 1290 sur les privilèges de l’Eglise est sortie. Mais le bruit s’était répandu que le principal objet de la mission des légats était de révoquer solennellement la bulle de Martin IV, Ad fructus uberes, qui, depuis neuf ans, soulevait dans l’université de Paris et dans tout le monde clérical des protestations passionnées. La bulle Ad fructus uberes (du 13 décembre 1281) avait mis le comble à l’irritation du clergé séculier, ou national, contre le clergé régulier, ou romain, en accordant aux religieux des ordres mendiants le droit de confesser, de prêcher et d’ensevelir sans l’autorisation des évêques. Sous Martin IV, à l’avènement d’Honorius IV, à l’avènement de Nicolas IV, il y avait eu en France des campagnes énergiques contre « la bulle », mais en vain. Les séculiers, réunis à Sainte-Geneviève, en 1290, comptaient sur une satisfaction. Cependant, le jour fixé pour la clôture de l’assemblée vint, et les légats n’avaient rien dit. Alors Guillaume de Mâcon, évêque d’Amiens, qui naguère avait été à Rome pour réclamer, au nom de l’Église de France, contre le privilège des religieux, s’écria : « Sire Benoît, vous avez reçu du Saint-Siège le pouvoir de révoquer le privilège ! » Benoît Gaëtani répondit ironiquement : « Evêques, mes frères, je vous recommande sire Guillaume, votre procureur, ici présent. Il s’est donné beaucoup de mal en Cour de Rome contre la bulle, et il n’est arrivé à rien ; il veut se rattraper maintenant. Il est usé, vous le voyez, par les soucis et la dépense. Mais je dois vous le dire : nous sommes venus, non pour révoquer, mais pour confirmer le privilège contre lequel vous aboyez. Le seul membre sain de l’Eglise, ce sont les frères des Ordres. » Puis il ajouta : « Les maîtres de Paris se permettent d’interpréter un privilège du pape. Ils supposent sans doute que la Cour de Rome l’a accordé sans délibérer mûrement. Mais la Cour de Rome a des pieds de plomb, qu’ils le sachent. »

Nicolas IV, qui se servait volontiers du cardinal Benoît, n’était pourtant pas d’humeur si âpre. Le roi lui ayant fait demander, en décembre 1291, une décime nouvelle, pour six ans, il enveloppa son refus dans toutes sortes de précautions, de protestations et d’excuses. Philippe eût insisté sans doute, mais la mort, en avril 1292, tira le pape d’embarras.

LE « GRAND REFUS » DE CÉLESTIN V.

On eut alors le déplorable spectacle d’une élection pontificale. Le Sacré Collège était divisé en deux factions, autour des Orsini et des Colonna. Pendant des mois, dans Rome brûlée de soleil et de fièvres, les partisans de ces deux familles s’agitèrent ; le sang coula. En octobre les cardinaux se retirèrent à Pérouse. Ils y élurent, dans l’été de un paysan des Abruzzes, Pierre, vieillard simple et borné, qui vivait dans un ermitage au sommet du Monte Majella, près de Sulmona, et qui passait pour un saint. Ce choix romanesque, qui excita l’enthousiasme des mystiques et l’étonnement des politiques, ne décida rien. Le pauvre ermite du Monte Majella, transformé en Célestin V, tomba sous la coupe de Charles II, le roi angevin des Deux-Siciles, qui lui fit nommer douze cardinaux nouveaux, dont sept français et trois napolitains, et qui, au lieu de l’escorter jusqu’à Rome, l’installa à Naples. Il eut le vertige ; sa dignité, dont il avait été tout à coup miraculeusement revêtu, lui fit horreur. On dit que Benoît Gaëtani (dont le rôle, à Rome, à Pérouse et à Naples, pendant les deux années qui suivirent la mort de Nicolas IV, fut sans doute aussi actif qu’il est obscur) ne négligea rien pour l’en dégoûter.[4] En décembre, Célestin V abdiqua, de gré ou de force, et, quelques jours après, le cardinal Benoît fut élu à sa place. Il prit le nom de Boniface VIII.

BONIFACE VIII.

Le nouveau pape, originaire d’Anagni, avait été chanoine de Todi, avocat consistorial, puis notaire apostolique. Par sa mère, de la famille des Conti, il était neveu d’Alexandre IV. Il avait été nourri dans la Curie, et mêlé toute sa vie aux grandes affaires profanes du Saint-Siège. Il s’y était enrichi ; sur ses économies, il avait acquis, dans le pays des Volsques, autour des terres patrimoniales de sa famille, le grand domaine de Selvamolle. L’âge n’avait pas atténué la violence de son caractère, qui lui faisait tenir souvent, sans souci du qu’en dira-t-on, des propos outrés et hardis. Il est tout à fait improbable qu’il ait été le matérialiste, le blasphémateur, le contempteur des croyances et des vertus communes que ses ennemis l’ont accusé d’être. Mais il n’avait ni modestie, ni modération, ni sang-froid. Plusieurs personnes qui l’ont connu disent qu’il passait parfois des heures entières tout seul, et qu’on entendait à travers les murs ses monologues passionnés. Le poète franciscain Jacopone de Todi, le « jongleur de Dieu », qui, comme tous les idéalistes de son Ordre, ne s’est jamais consolé du « grand refus » de Célestin, a dit de Boniface VIII qu’il se délectait dans le scandale ainsi que la salamandre dans le feu. C’était un homme d’action, impérieux, positif, qui méprisait également les raisonneurs et les mystiques. Il mena avec la plus grande énergie l’affaire de la suppression de son prédécesseur, au risque d’effaroucher les bonnes âmes. L’ermite du Monte Majella, qui s’était enfui en Pouille, d’où il avait essayé de passer en Grèce, ayant été pris et livré par un officier de Charles II, fut enfermé dans un château de Campanie, où il mourut au printemps de 1296. Boniface se fit sacrer dans la basilique de Saint-Pierre avec une pompe inusitée, entouré des représentants de la noblesse romaine, Orsini et Colonna. Aucun prince ne protesta contre ces événements jusqu’alors inouïs : l’abdication d’un pape dont le seul crime était d’être un saint, l’intronisation fastueuse d’un pape qui tenait son prédécesseur en prison et qui annulait tous ses actes. Philippe le Bel et les Colonna ne contestèrent la légitimité des pouvoirs de Boniface qu’après plusieurs années d’obédience, quand ils se brouillèrent avec lui.

 

II. LE PREMIER DIFFÉREND ENTRE PHILIPPE ET BONIFACE

Le premier différend entre Philippe et Boniface n’a guère duré qu’un an. La victoire du roi sur le pape fut prompte et décisive. Les impôts extraordinaires sur le clergé de France, ou décimes, que les papes avaient accordés à Philippe III et à Philippe IV, étaient, en principe, destinés à subvenir aux frais de la croisade — de la croisade contre l’Aragon, c’est-à-dire aux frais d’une guerre contre un royaume voisin. Les rois avaient pris, ainsi, l’habitude de compter, pour leurs dépenses de guerre, sur l’impôt ecclésiastique.

LA DéCRÉTALE « CLERICIS LAÏCOS ».

Or, la paix fut rétablie, au congrès d’Anagni, en 1295, entre la France et l’Aragon ; mais la guerre commença, dès 1294, entre la France et l’Angleterre. Les subsides du clergé, dont il avait disposé contre l’Aragon, le gouvernement royal voulut les avoir contre l’Angleterre. Des synodes provinciaux, convoqués par ses ordres, votèrent une décime, pour deux ans, à partir de la Toussaint 1294. Ils la votèrent, mais non sans qu’une minorité récalcitrante protestât à Rome, la majorité, en certaines provinces — à Aurillac, par exemple —, réserva l’assentiment du pape, salvo in his domini nostri summi pontifiais beneplacito voluntario, « à moins que les besoins du royaume fussent si urgents qu’on ne pût l’attendre sans grand péril ». En 1296, nouveau vote, par une assemblée de prélats, d’une imposition sur les clercs, nouvelles récriminations. Les plaintes que, à cette occasion, l’ordre de Cîteaux fit entendre au pape sont emphatiques : le roi y est comparé à Pharaon, les évêques serviles qui consentent les taxes sur un signe de gens du roi aux « chiens muets » de l’Écriture. En pareil cas, vingt-huit ans auparavant, Clément IV s’était contenté de rabrouer les plaignants. Boniface, lui, lança la célèbre décrétale qui ouvrit les hostilités.

La décrétale Clericis laicos du 24 février 1296 défend, en termes généraux, sous peine d’excommunication, à tous les princes séculiers, d’exiger ou de recevoir des subsides extraordinaires (collectae, talliae) du clergé, et au clergé d’en payer, sans l’autorisation du siège apostolique. Cette doctrine n’était pas nouvelle : c’est celle du concile de Latran (au temps de Philippe Auguste) et du canoniste Guillaume Durand dans son Speculum juris ; l’affirmation même de l’hostilité traditionnelle entre les clercs et les laïques, qui se lit au commencement de la pièce du 24 février 1296 : Clericis laïcos infestos oppido tradit antiquitas, est empruntée au Décret de Gratien. Mais Boniface affichait avec une raideur inusitée des prétentions qui n’avaient reçu jusque-là que des adhésions tacites.

Ni Philippe ni Edouard d’Angleterre, également visés par la décrétale Clericis laicos, n’acquiescèrent.

En France, une assemblée du clergé fut convoquée pour délibérer sur la bulle, qui délégua les évêques de Nevers et de Béziers à Rome.[5] D’autre part, une ordonnance royale du 17 août interdit l’exportation de l’or et de l’argent hors du royaume, et, par contrecoup, les recettes que les banquiers italiens faisaient en France pour le compte du pape et des cardinaux.

A cette riposte, le pape ne s’attendait pas, car, avant d’avoir reçu les envoyés du clergé français et la nouvelle de l’ordonnance du 17 août, il avait écrit au roi plusieurs lettres très amicales, comme s’il ne pensait plus à la décrétale de février, telle était sa tournure d’esprit qu’il ne s’est jamais douté, semble-t-il, de l’impression que le ton tranchant de ses manifestes produisait au-delà des Alpes.

LA LETTRE « INEFFABILIS AMOR ».

Quand il fut averti, il rédigea, le 20 septembre, une apostrophe très vive. C’est la bulle qui commence par : Ineffabilis amor. L’ordonnance du 17 août y est qualifiée d’absurde, de tyrannique, d’insensée : « A-t-on voulu atteindre le pape et les cardinaux, ses frères ? Quoi ! Porter des mains téméraires sur ceux qui ne relèvent d’aucune puissance séculière ! » Le pape rappelle au roi qu’il (le roi) a perdu le cœur de ses propres sujets, tandis que lui, Boniface, a passé des nuits sans sommeil à cause de sa sollicitude pour la France : « Regarde les rois des Romains, d’Angleterre, des Espagnes, qui sont tes ennemis ; tu les as attaqués, offensés. Malheureux ! N’oublie pas que, sans l’appui de l’Eglise, tu ne pourrais leur résister. Que t’arriverait-il si, ayant gravement offensé le Saint-Siège, tu en faisais l’allié de tes ennemis, et ton principal adversaire ? » Procédant ensuite à l’interprétation de la constitution Clericis laicos, dénaturée, dit-il, par l’insolence des conseillers du roi, il s’explique en ces termes : « Nous n’avons pas déclaré, mon cher fils, que les clercs de ton royaume ne pourraient point t’accorder à l’avenir des subsides pécuniaires pour la défense de ton royaume, pro defensione regni tui, mais seulement, à cause des excès commis par tes officiers, que pareilles levées ne pourraient être faites sans notre permission. Je sais qu’il y a autour de toi des malveillants qui insinuent : « Les prélats ne vont plus pouvoir servir le roi de leurs fiefs ; ils ne pourront plus lui donner même une coupe, même un cheval. » C’est faux ! Nous l’avons maintes fois expliqué de vive voix à tes familiers. » Boniface termine en priant le roi d’entendre l’évêque de Viviers, son légat, qui expliquera oralement, en détail, la pensée pontificale.

On ne saura jamais ce qu’expliqua l’évêque de Viviers, ni ce qui s’était dit dans les conversations que Boniface avait eues, à Rome, avec les familiers du roi. Mais l’indignation qu’excita, en Cour de France, la lettre Ineffabilis, s’exprima dans plusieurs pamphlets anonymes de l’année 1296, qui sont les premiers spécimens de la littérature antipapiste du règne de Philippe le Bel. Le plus intéressant peut-être est le Dialogue entre un clerc et un chevalier, où le principe de l’impôt royal sur les biens ecclésiastiques, « pour la défense du royaume », est nettement posé et justifié par des arguments très forts : « La franchise ecclésiastique, accordée par les constitutions des princes, peut être révoquée ou suspendue par les princes dans l’intérêt public. Et que l’on ne dise pas que le droit de révocation n’appartient qu’à l’Empereur, non aux rois ; le roi de France a le droit de modifier la législation impériale ; il est au-dessus des lois. » Le plus célèbre de ces écrits, qui a été copié dans un registre du Trésor des chartes, commence ainsi, sans adresse : Antequam essent clerici, rex Franciae habebat custodiam regni sui. Il ne faut pas croire, comme on l’a cru autrefois, que cette réponse à la lettre Ineffabilis ait été envoyée au pape sous le sceau du roi de France : c’est un projet de réponse qui ne fut pas, sans doute, expédié ; mais cette pièce, d’un style grave et glacé, sans injures, n’en est pas moins remarquable : « Avant qu’il y eût des clercs, dit tout d’abord l’anonyme — qui se souvient des circulaires de Frédéric II[6] —, les rois de France avaient déjà la garde de ce royaume et le droit de légiférer en vue de sa sécurité. De là, l’ordonnance du mois d’août... Sainte Mère Église, épouse du Christ, ne se compose pas seulement des clercs ; les laïques en font partie aussi : ce n’est pas seulement pour les clercs que Christ est ressuscité... Il faut que les clercs contribuent, comme tout le monde, à la défense du royaume ; ils y ont autant d’intérêt que les laïques, car l’étranger, s’il était vainqueur, ne les ménagerait pas davantage... N’est-il pas étonnant que le vicaire de Jésus-Christ interdise de payer le tribut à César et fulmine l’anathème contre le clergé, qui, membre utile de la société, aide, dans la mesure de ses forces, le roi, le royaume et soi-même ? Donner de l’argent aux jongleurs et à leurs amis selon la chair, dépenser excessivement en robes, en chevauchées, en banquets et autres pompes séculières, sans s’occuper des pauvres, cela est permis aux clercs. Mais si l’illicite leur est permis, voilà que le licite leur est défendu. Quoi, les clercs se sont engraissés (incrassati, impinguati et dilatati) des libéralités des princes, et ils ne les aideraient point dans leurs nécessités ! Mais ce serait aider l’ennemi, encourir l’accusation de lèse-majesté, trahir le défenseur de la chose publique ! » Puis le roi, qui est censé parler ici, examine les observations de Boniface au sujet de sa politique étrangère : il honore, dit-il, Dieu, l’Église catholique, ses ministres, à l’exemple de ses ancêtres, mais il dédaigne les menaces, car il est fort de son droit. L’Église lui doit, d’ailleurs, à lui et à sa maison, plus qu’à personne ; elle aurait tort d’être ingrate... Telle est l’attitude qu’un légiste de la Cour de France aurait voulu voir prendre au roi, sinon celle que prit le roi.[7]

Malgré cette explosion de colères, qu’il n’ignora pas sans doute, c’est une chose surprenante au premier abord, mais certaine, que Boniface, cette fois, ne s’obstina point. On lit dans la bulle Romana Mater, du 7 février 1297 : « Quand une personne ecclésiastique de ton royaume t’aura volontairement accordé une contribution, nous t’autorisons à la percevoir, en cas de nécessité pressante, sans recourir au Saint-Siège. » Boniface rééditait encore dans ce document, au sujet de la prohibition du 17 août, qui lui tenait fort à cœur, les reproches de la lettre Ineffabilis, mais avec des tempéraments, des avances. Il avait fléchi, et, au cours de l’année 1297, sa chancellerie expédia bulles sur bulles qui donnent au roi de France satisfaction complète.

LA BULLE « ETSI DE STATU ».

Le 1er février, les prélats de France, assemblés de nouveau à Paris, avaient écrit en Cour de Rome que la récente trahison du comte de Flandre, qui venait de s’allier avec le roi d’Angleterre, créait une situation exceptionnelle : « Le roi et ses barons ont demandé aux prélats et à tous ceux du royaume de contribuer à la défense commune. Au jugement de plusieurs, la récente constitution (Clericis laicos) ne s’applique pas à l’hypothèse d’une nécessité urgente. Le roi, notre seigneur, est animé d’un tel respect pour l’Église romaine que, malgré tout ce qui a pu lui être suggéré, il n’a rien laissé tenter contre ladite constitution, quoiqu’il sût qu’en Angleterre et ailleurs on n’en a tenu nul compte. Nous vous prions de nous accorder, d’urgence, la permission de fournir au roi la subvention qu’il demande, car nous avons lieu de craindre que la détresse du royaume et, chez quelques-uns, la mauvaise intention, ne poussent les laïques à piller les biens des églises, si nous ne concourons pas avec eux à la défense commune. » Le 28, le pape, protestant une fois de plus de sa sollicitude particulière pour la France, accorda l’autorisation demandée. Le 7 mars, il ordonna à l’ordre de Cîteaux de céder. Enfin, en juillet, il abdiqua tout à fait par des lettres adressées au clergé, à la noblesse et au peuple de France, qui abandonnent au roi : majeur, et, en cas de minorité, au Conseil royal, le soin de décider souverainement quand il y aura « nécessité », et, par conséquent, le droit de décider si, pour les levées de décimes consenties par les prélats, le pape doit être consulté. La bulle Etsi de statu, du 31 juillet, contient la renonciation formelle aux prétentions émises, pour la défense des biens ecclésiastiques contre l’arbitraire des rois, dans la décrétale Clericis laicos. C’est le triomphe complet des théories royalistes. Il est accompagné d’une pluie de faveurs spirituelles et temporelles qui, de Rome, se répand à flots sur Philippe et sur ses conseillers, si rudement stigmatisés naguère. Philippe obtient la moitié des legs faits depuis dix ans pour le secours de la Terre Sainte, la première année des revenus des bénéfices vacants, etc. Boniface, qui informe le roi de l’état de sa santé et rappelle avec attendrissement le temps de son séjour à Paris, prononce solennellement, au mois d’août, la canonisation de Saint Louis ; il permet d’emprisonner d’office les clercs qui trahiraient « les secrets du royaume de France, chercheraient à lui faire tort, et fomenteraient des troubles » ; il délègue à l’archevêque de Narbonne et aux évêques de Dole et d’Auxerre le pouvoir d’instituer, au nom du roi, un chanoine dans toutes les églises cathédrales et collégiales de France. A « notre cher fils, noble homme Pierre Flote, familier de notre très cher fils Philippe », il accorde, « pour ses mérites », le droit lucratif de conférer des tabellionnages au nom de l’autorité apostolique.

LES FRANÇAIS EN COUR DE ROME.

Le pape, battu en France, battu en Angleterre (où la constitution Clericis laios n’eut pas plus de succès que sur le continent), subit encore d’autres humiliations. A l’exemple de ses prédécesseurs, arbitres désignés des querelles entre chrétiens, il s’était occupé de rétablir la paix entre la France et l’Angleterre. Or Philippe n’accepta son intervention que sous réserves. Le 20 avril 1297, à Creil, les cardinaux d’Albano et de Préneste se présentèrent à la Cour de France : Boniface avait résolu de contraindre les deux rois belligérants à conclure, sous ses auspices, une trêve jusqu’à la Saint-Jean 1298. Philippe, avant d’autoriser les légats à lire les lettres pontificales, fit déclarer expressément que « le gouvernement du royaume appartenait au roi, et à lui seul ; qu’il n’y connaissait point de supérieur ; qu’il n’était soumis à aucun homme vivant, quant aux choses temporelles ». En juin 1298, les représentants du roi de France n’acceptèrent l’arbitrage de Boniface qu’à la condition que ledit Boniface agirait, en cette occurrence, non comme souverain pontife, mais comme personne privée, comme « Benoît Gaëtani ». Pour comble, quoique les Français ne le ménageassent nullement, Boniface leur a laissé prendre, pendant plusieurs années, à partir de l’été de 1297, le haut du pavé à la Curie. Son parti pris de leur complaire fut évident à cette époque. Les sentences arbitrales qu’il prononça en 1298 sont très partiales en leur faveur : « Sire, écrivait d’Italie, en février 1299, un envoyé du comte de Flandre, le roi (de France) a si bien perverti la Cour qu’à peine y trouve-t-on quelqu’un qui ose dire de lui ouvertement autre chose que louanges... »

Cette extrême condescendance d’un pape si fier, cette entente cordiale, prolongées pendant plusieurs années après un échec éclatant, s’expliquent par les embarras financiers et politiques du Saint-Siège.

Boniface était alors engagé à fond dans le guêpier des querelles italiennes. Il avait sur les bras deux guerres, deux « croisades », contre les Aragonais de Sicile et contre les Colonna.

LES COLONNA.

La famille des Colonna, puissante dans l’ancien pays des Herniques, alliée aux Conti de la Campanie romaine, aux Annibaldi de la Maritime, aux seigneurs des environs d’Anagni, d’Alatri et de Ferentino, était représentée dans le Sacré Collège, à l’avènement de Boniface VIII, par Jacques et Pierre Colonna, l’oncle et le neveu. Ces cardinaux, favoris de Nicolas IV et de Célestin V, avaient, comme les Orsini, voté pour Benoît en 1294 : les Gaëtani étaient leurs clients. Mais Boniface fit savoir que toutes les grâces accordées par Célestin seraient révisées, et il réserva ses faveurs aux gens de Todi et d’Anagni, et à sa propre famille, qui fut comblée, aux dépens des Colonna. Une vendetta s’ensuivit. Le 29 avril 1297, à Rome, Pierre Gaëtani, le nouveau comte de Caserte, acheta, pour 17.000 florins, une partie des domaines des Annibaldi dans la Maritime, que les Colonna convoitaient. Le 2 mai, Etienne Colonna, frère du cardinal Pierre, se mit en embuscade sur la Voie Appienne, s’empara du trésor pontifical, que l’on amenait d’Anagni à Rome pour régler cet achat, et l’emporta dans le château de Palestrina. Quelques jours après, Boniface harangua le peuple romain, assemblé au parvis de Saint-Pierre, contre l’engeance des Colonna : « L’Église, dit-il, a engraissé leur insolence. Quel attentat que le leur ! Atroce, très atroce, en raison du lieu et de la personne. Le lieu, c’est aux portes de Rome qu’Etienne Colonna a volé notre trésor. La personne, c’est au peuple romain comme à nous que l’injure a été infligée. Violence a été faite au pape. Qu’attendez-vous ? Dieu nous en est témoin, nous ne regrettons pas l’argent volé, mais si nous poussons la patience, ou, pour mieux dire, la négligence jusqu’à laisser un tel scandale impuni, qui hésiterait à nous dire : Vous prétendez juger les rois et vous n’osez pas attaquer des vermisseaux ! » Il rappela les crimes des deux cardinaux : « Pierre a été le chef des Gibelins et des persécuteurs de l’Église ; c’est lui, nous le savons par les confidences des prélats, des rois et des princes, et par ses lettres, qui a poussé les Aragonais à la révolte contre l’Église. C’est le cardinal Jacques qui a prolongé si longtemps la vacance du Saint-Siège à Pérouse, ce qui a été cause de désordres et d’homicides sans nombre. Tous deux ont occupé et soustrait à l’Église romaine des terres qui lui appartenaient. L’orgueil a causé leur perte, comme celle des mauvais anges, et leur chute leur apprendra que le pontife romain, dont le nom est connu par toute la terre, est, seul, supérieur à tous. » De leur côté, les cardinaux Colonna rédigèrent un manifeste, qu’ils datèrent du château de Longhezza : « Benoît Gaëtani, disaient-ils, qui se prétend pontife romain, s’est écrié l’autre jour : A la fin, je veux savoir si je suis le pape, oui ou non. Sur ce point, nous sommes en mesure de lui répondre. Non, vous n’êtes pas le pape légitime, et nous prions le Sacré Collège d’apporter conseil et remède à cette irrégularité. » Célestin V n’a pas eu le droit d’abdiquer. « Il faut travailler à la convocation d’un concile qui pourvoira au salut de l’Église, menacée par les entreprises d’un tyran. » Cet acte de dénonciation et d’appel, contresigné par des franciscains de la nuance de Jacopone de Todi, et par les fils d’un ancien justicier de Frédéric II, Thomas et Richard de Montenero, fut affiché aux portes des églises de Rome et déposé sur l’autel de Saint-Pierre. Le jour de l’Ascension (23 mai), la sentence de Boniface fut publiée, avec l’approbation du Sacré Collège : les deux cardinaux étaient déposés comme schismatiques et blasphémateurs ; leurs biens, et ceux d’Agapit, d’Etienne et de Jacques, dit Sciarra, fils de Jean Colonna, étaient confisqués ; tous étaient excommuniés et mis au ban de la Chrétienté.

Pour Boniface, qui, dans le préambule de la bulle Ineffabilis amor, avait posé avec tant de hauteur le principe de la souveraineté de l’Église sur tous les peuples, c’était une entreprise difficile que d’imposer par la force la volonté de l’Eglise à la famille Colonna. Les vassaux et les soudoyers des Orsini, ennemis des Colonna, étaient sa principale ressource. Mais les Colonna, presque inexpugnables dans leurs domaines héréditaires, prétendaient, de leur côté, à des alliances plus redoutables. Au mois de juin, ils avaient envoyé un mémoire justificatif de leur conduite à l’Université de Paris, dont les maîtres, encore sous l’impression d’une virulente apostrophe dont Benoît Gaëtani les avait gratifiés, comme légat, en 1290, venaient de rédiger un avis sur le cas de Célestin. Thomas de Montenero, archidiacre de Rouen, fut chargé de rappeler au roi de France que les Colonna avaient agi en conformité de la consultation des maîtres de Paris ; c’était en défendant l’honneur du roi contre Boniface que les deux cardinaux avaient mérité sa haine. Cet émissaire se rencontra, comme par hasard, en Toscane, avec une ambassade française, qui allait à Rome. Pierre Flote, chef de cette ambassade, laissa entendre à l’homme des Colonna que le roi était sur le point de se déclarer, lui aussi, contre Boniface. La nouvelle s’en répandit aussitôt ; Boniface en fut informé ; Pierre Flote y comptait bien. Nul doute que le pape ait accueilli alors les envoyés et les demandes du roi de France avec d’autant plus d’empressement que sa crainte fut plus vive d’une alliance entre Philippe et les Colonna. Pierre Flote escroqua ainsi, par une sorte de chantage, la canonisation de Saint Louis, la bulle Etsi de statu et toutes les autres lettres, datées de juillet et d’août, qu’il rapporta d’Orvieto en France. Quant aux Colonna, ils furent abandonnés : « Pierre Flote, dit amèrement le cardinal Pierre, leur fit savoir qu’avant son départ leur affaire serait honorablement réglée. Or, voici comment elle fut réglée. Dans l’église des Frères Mineurs d’Orvieto, il y eut des paroles de réconciliation entre le roi et Boniface ; puis on proclama que les cardinaux Colonna, les autres Colonna et leurs partisans étaient des hérétiques et des traîtres... » Vers la fin de l’année, Boniface accorda à ceux qui prendraient la croix contre les Colonna les mêmes indulgences qu’à ceux qui partaient pour la Terre Sainte.

LES ARAGONAIS DE SICILE.

Les Colonna se soumirent à l’automne de 1298. Mais la crainte de l’alliance du roi de France avec les Colonna et les partisans de Célestin n’était pas la seule raison de l’attitude de Boniface. La guerre contre les Aragonais et les Gibelins de Sicile, qui se faisait aux frais du Saint-Siège, ne finissait pas. Le 1er octobre 1298, le pape invita l’évêque de Vienne à demander, de sa part, des subsides au clergé de France : « Le rétablissement de l’autorité de l’Eglise en Sicile, condition de la croisade d’outremer, était, disait-il, à ce prix. » Bref, pendant les dernières années du XIIIe siècle, la Cour de France agit sur Boniface soit en le menaçant de pactiser avec ses ennemis domestiques, soit par des services pécuniaires ; et le pape n’eut pas le loisir de prendre, au-delà des Apennins, les airs de maître irrité qui devaient, un jour, lui coûter cher.

 

III. LES ORIGINES DU SECOND DIFFÉREND. LA RUPTURE

Philippe était d’intelligence avec des hommes que Boniface haïssait. Les Colonna vaincus avaient été internés à Tivoli. Après que Boniface eut fait passer la charrue sur les ruines de leur ville de Palestrina, « comme les Romains, jadis, avaient fait à Carthage », ils s’enfuirent, et trouvèrent un asile dans le pays de Narbonne. En Allemagne, Albert d’Autriche avait détrôné Adolphe de Nassau, roi reconnu par le Saint-Siège. Or, Boniface apprit avec douleur que Philippe avait eu, à Quatrevaux, près de Toul, le 8 décembre 1299, une entrevue avec l’usurpateur Albert. L’envoyé du comte de Flandre à Rome entendit le pape s’écrier, à la nouvelle de cette entrevue, en présence des cardinaux : « Ils veulent tout ébranler » ; et comme, encouragé, il en profitait pour se plaindre des procédés de Philippe à l’égard des Flamands : « Oui, dit le pape, je vois bien que le roi use de mauvais conseils, et cela me pèse. »

PREMIÈRE AMBASSADE DE NOGARET.

C’est à cette époque que Guillaume de Nogaret alla pour la première fois en Italie avec une ambassade française. Nogaret lui-même l’a raconté plus tard, dans un de ses Mémoires : « Je fus envoyé, dit-il, en 1300, pour les affaires du roi, vers Boniface, afin de lui signifier, entre autres choses, l’amitié établie entre ledit roi et celui d’Allemagne, pour le bien de la paix, de l’Église romaine, et de l’expédition d’outremer. » Il serait naïf d’ajouter foi aux rapports de Nogaret, si fort intéressé à ce que les choses se soient passées comme il les présente. Ils sont instructifs, cependant. Au dire de l’homme du roi, Boniface se serait élevé, avec la plus grande violence, contre l’usurpation d’Albert d’Autriche. « Il n’oublia pas le roi de France, ajoute notre légiste, et, pour l’effrayer, le couvrit d’injures... Alors moi, Guillaume de Nogaret, considérant sa méchanceté et l’affliction des églises du royaume de France, que ce Boniface dévorait, je l’avertis, en particulier, de s’amender ; je lui fis savoir ce que l’on disait de lui, et je le suppliai avec respect d’avoir à cœur sa réputation, lesdites églises et ledit royaume. Mais il appela des témoins, et en leur présence, il me fit répéter ce que j’avais dit. Puis il me demanda : « Parles-tu ainsi au nom de ton maître, ou en ton nom ? » Je répondis : « En mon nom, à cause de mon zèle pour la foi et de ma sollicitude pour les églises dont mon maître est patron. » Là-dessus, le voilà furibond ; il menace, injurie, blasphème ; et moi je supportai cela avec patience, en Christ, dont le zèle m’inspirait ; je continuai même à négocier avec lui, pendant plusieurs jours, les affaires dont nous étions chargés, mes compagnons et moi... Je me souvins alors de ce que j’avais souvent entendu sur son compte ; j’eus le cœur percé de l’opprobre que cet homme infligeait au Christ je pleurai sur l’Eglise de Rome, son épouse adultère ; je pleurai sur l’Eglise des Gaules, qu’il se vantait de détruire, et certes il y travaillait tous les jours. De retour auprès de mon maître, le roi, je lui rapportai toutes ces choses, et je le requis de défendre, en même temps que les églises de son royaume, l’Église romaine, sa mère. Mais lui, comme un fils pieux, détournait les yeux de ces hontes... »

LE JUBILÉ DE 1300.

Tandis que les conseillers les plus écoutés de Philippe nourrissaient contre le Saint-Siège cette hostilité venimeuse, Boniface, inconscient du danger, inaugurait le siècle nouveau par un magnifique jubilé, qui attirait en Italie une foule de pèlerins. L’infatigable vieillard était alors en proie à une exaltation singulière, entretenue par son entourage. Pour le flatter, les envoyés de Flandre lui répétaient, dans leurs requêtes, qu’ils le tenaient pour « le juge universel des choses tant spirituelles que temporelles » ; qu’il était « l’héritier des droits célestes et des droits terrestres du Christ » ; qu’il pouvait juger et déposer l’Empereur, à plus forte raison le roi de France. Gilles de Rome et Jacques de Viterbe composaient des traités pour justifier le droit d’intervention du Souverain Pontife dans les affaires politiques. Le cardinal Matteo d’Acquasparta, patron des Flamands en Cour de Rome, prêchant à Saint Jean de Latran, le 6 janvier 1300, devant le pape et le Sacré Collège, soutint expressément la même thèse. Est-ce à cause de ces excitations ? Jamais, autant qu’à cette date, Benoît Gaëtani n’avait été hanté de chimères, agressif, magniloquent, mégalomane. On dit que, pendant le Jubilé, il se montra revêtu des insignes de l’Empire, qu’il s’écria : « Je suis César », et qu’il fit porter devant lui les deux glaives, symbole des deux pouvoirs, tandis qu’un héraut clamait à ses côtés : Ecce duo gladii ! Cette historiette symbolique, qui circula parmi les amateurs gibelins de fioretti à la mode franciscaine, a été recueillie par le chroniqueur Francesco Pippino ; les modernes l’ont prise à leur compte et l’ont reproduite, d’après Pippino, en l’enjolivant ; elle est tout à fait légendaire. Mais il est certain que, coup sur coup, pendant et après les fêtes jubilaires, Boniface interpella violemment plusieurs princes : il rappela aux électeurs de l’Empire que le Saint-Siège avait transféré jadis l’Empire des Grecs à Charlemagne ; il menaça le roi de Naples d’anathèmes et de « châtiments plus graves » s’il cessait de combattre en Sicile les ennemis de l’Église ; il interdit aux Hongrois de se choisir un roi. Aux Florentins, qui avaient maltraité des protégés du Saint-Siège, il écrivait : « Le pontife romain, vicaire du Tout-Puissant, commande aux rois et aux royaumes ; il exerce le principal sur tous les hommes. A ce suprême hiérarque de l’Église militante, tous les fidèles, de quelque condition qu’ils soient, doivent tendre le cou (colla submittere). Ce sont des fous, des hérétiques, ceux qui pensent autrement. » Naturellement colérique, il semble que, à partir de 1300, Boniface ait été dans un état permanent d’exaspération qui le faisait s’échapper, à la moindre résistance, en affirmations théâtrales et en plaisanteries insultantes : « Qu’est-ce que ce Lapo (Saltarelli), écrit-il à l’évêque et à l’inquisiteur de Florence, ce Lapo, qui vere dicendus est lapis offensionis et petra scandali, et qui éclate contre nous en abois, comme un chien, pour nous enlever la plénitude de la puissance qui nous a été donnée par Dieu ? » L’archevêque Weichard de Polhaim raconte, dans la Continuation des Annales de Salzbourg, que, comme les ambassadeurs du roi d’Allemagne avaient été admis, un jour, à baiser sa mule, il allongea un coup de pied dans la figure de l’un d’eux, le sous prieur des dominicains de Strasbourg, de sorte que le sang coula. Il était certain que le pape, en de telles dispositions, se heurterait de nouveau, quelque jour, au roi de France.

MOTIFS DE CONFLIT.

Les occasions de conflit ne manquaient pas, nous l’avons vu. Et les plaintes affluaient à Rome contre Philippe : plaintes des Flamands, plaintes des clercs, que le roi pressurait immodérément, depuis qu’il avait eu gain de cause dans l’affaire de la bulle Clericis laicos. Une lettre pontificale du 18 juillet 1300 (Recordare, rex inclyte), adressée à Philippe pour la défense des droits de l’évêque de Maguelonne à Melgueil, est déjà aigre-douce : « Les griefs s’accumulent, la douceur est inutile, les erreurs ne sont pas corrigées... Prends garde que les conseils de ceux qui te trompent te conduisent à ta perte... Que résultera-t-il de tout cela ? Dieu le sait. » Mais Boniface jugea bon, sur ces entrefaites, d’utiliser contre les ennemis du Saint-Siège en Toscane l’épée de Charles de Valois, frère du roi. Le 1er novembre 1301, les Français de Charles de Valois entrèrent, en effet, à Florence, au service de Boniface. On s’explique par là que, malgré tout, les relations soient restées assez bonnes, entre la France et le pape, jusqu’à la fin de l’année 1301. C’est seulement à cette date que les cartes se brouillèrent. L’occasion de la rupture fut, dit-on, le célèbre procès intenté à Bernard Saisset, évêque de Pamiers.

 

IV. L’AFFAIRE DE BERNARD SAISSET

Bernard Saisset, ancien abbé de Saint-Antonin de Pamiers, chargé par le Saint-Siège d’une mission diplomatique en Aragon après les Vêpres Siciliennes, avait été en relations personnelles avec Benoît Gaëtani. Boniface VIII avait créé pour lui l’évêché nouveau de Pamiers, en juillet 1295. On a souvent prétendu, sans preuves, que ce personnage reçut de la Cour de Rome, en 1300-1301, l’ordre de réclamer à Philippe le Bel la délivrance du comte de Flandre (alors prisonnier en France) et que, à cette occasion, il soutint publiquement la doctrine de la suprématie pontificale ; d’où la colère de Philippe et l’ouverture des hostilités contre Bernard et Boniface. Mais c’est pour de tout autres raisons, semble-t-il, que, en cette année 1301, la main du roi s’appesantit sur l’évêque de Pamiers.

Saisset, Languedocien, n’aimait pas les Français et ne s’en cachait guère ; il était en très mauvais termes avec ses voisins, l’évêque de Toulouse (car l’évêché de Pamiers avait été formé aux dépens de l’évêché de Toulouse), et le comte de Foix (contre lequel il avait récemment soutenu un long procès). Victime de haines locales, il fut dénoncé à Paris comme coupable d’avoir tenu des discours injurieux contre l’honneur du roi et d’avoir essayé d’entraîner les comtes de Foix et de Comminges dans une conspiration, en vue de soustraire le Toulousain à la domination des Français. Deux conseillers du roi, Richard Leneveu, archidiacre d’Auge en l’église de Lisieux, et Jean de Picquigny, vidame d’Amiens, qui étaient alors en Languedoc avec une mission générale, informèrent secrètement sur la conduite de l’évêque pendant l’été de 1301. Des articles sur lesquels ces commissaires interrogèrent les témoins, il ressort très clairement que c’est le patriote languedocien, et non l’ami de Boniface, qui, à cette date, était visé. Bernard Saisset était accusé d’avoir prédit la ruine prochaine de la dynastie et du royaume ; d’avoir, pendant la guerre de Gascogne contre les Anglais, promis au comte de Foix la seigneurie du Midi, entre les deux mers, s’il voulait s’arranger avec l’Aragon et les mécontents du Languedoc ; d’avoir dit que Pamiers n’est pas en France ; d’avoir dit du roi : « II fabrique de la fausse monnaie », et « C’est un bâtard. » Les dépositions des témoins — les évêques de Toulouse, de Béziers et de Maguelonne, les comtes de Foix et de Comminges, des serviteurs du comte de Foix et de l’accusé (dont quelques-uns furent appliqués à la torture), etc. — contiennent des détails intéressants. « Oui, déclara le comte de Foix, l’évêque m’a dit que le roi est faux monnayeur ; il a ajouté : Le pape l’a dit à Pierre Flote. » Le prieur des dominicains de Pamiers, ami de Bernard, avoue qu’il l’a entendu dire : « Saint Louis croyait que, sous le règne du présent roi, la France irait à des étrangers » ; et comme le prieur l’invitait, par prudence, à se taire : « Je le dirais aux royaux eux-mêmes. » « Je ne me soucie pas de me souvenir des discours de l’évêque, ajouta le prieur, mais il- en tenait de regrettables sur le roi et les royaux ; il disait que le roi va à la chasse et qu’il ferait mieux de siéger à son Conseil, qu’il n’a pas de bons conseillers et que ses gens n’observent pas la justice. » L’enquête paraît établir que Bernard Saisset disait encore volontiers, après boire (post potum) : « Les gens de ce pays-ci n’aiment ni le roi ni les Français, qui ne leur ont fait que du mal. Avec les Français, tout va bien d’abord et tout finit mal. Il ne faut pas s’y fier. Le roi veut s’agrandir per fas et nefas. La Cour est corrompue ; c’est une prostituée. Pierre Flote ne fait rien sans qu’on lui graisse la patte. Dans le royaume des aveugles, les borgnes[8] sont rois. Cette monnaie-là (en parlant de la monnaie du roi), on n’en voudrait pas en Cour de Rome », etc. Bref, l’enquête confirma, comme à souhait, les articles de la dénonciation ; elle releva toutefois à la charge de l’évêque plutôt des écarts de langage et des velléités que des actes positifs de traîtrise. C’en fût assez, toutefois, aux yeux des commissaires, pour justifier des mesures un peu rudes.

Le vidame d’Amiens fit cerner, dans la nuit du 12 juillet, le palais épiscopal de Pamiers ; il fit lever l’évêque, le cita à comparaître devant le roi dans le délai d’un mois, perquisitionna partout, et emmena à Toulouse des familiers de Bernard, qu’il fit mettre à la question. On saisit, dans les coffres de l’accusé, « des lettres secrètes, écrites par le pape et les cardinaux ». Le temporel de l’évêché fut placé sous la main du roi. « Toutes ces choses, dit Bernard dans l’exposé de ses griefs, ont été faites par le vidame à l’instigation de mon ennemi, l’évêque de Toulouse (Pierre de La Chapelle-Taillefer), qui veut m’empêcher d’aller à Rome et d’y rien proposer contre lui. »

BERNARD SAISSET A SENLIS.

L’évêque de Pamiers fut amené en France, libre, mais escorté du sénéchal de Toulouse, du maître des arbalétriers, et de deux sergents royaux, qui prétendaient avoir l’ordre de coucher dans sa chambre, aux étapes. En octobre 1301, il comparut, à Senlis, devant le roi, en présence d’un grand nombre de prélats, de comtes, de barons, de chevaliers et d’autres personnes. Pierre Flote prit la parole. Son réquisitoire est sobre, accablant ; les dépositions recueillies par les enquêteurs y sont habilement résumées. Il conclut ainsi : « Ces crimes détestables seront jugés par qui de droit, mais il faut que l’évêque soit, par provision, mis sous clé, de peur qu’il se réfugie en des pays qui sont hors de l’obéissance de l’Église romaine ou hors de l’obéissance du roi. » L’archevêque de Narbonne, métropolitain du Languedoc, fut, en conséquence, invité à s’assurer de la personne de l’accusé.

L’archevêque de Narbonne (Gilles Aicelin, conseiller du roi) obéit, non sans répugnance. Dans un long rapport, sans doute écrit pour la Cour de Rome, il cherche à expliquer sa conduite. « L’évêque, dit-il en substance, niait tout. Je répondis que l’affaire était d’importance et qu’après en avoir délibéré avec les prélats du royaume, après avoir pris l’avis du Souverain Pontife, j’étais prêt à faire ce que je devrais faire selon Dieu et la justice, conformément aux saints canons. Aussitôt l’entourage du roi éclata en murmures et en menaces ; de grands personnages disaient à l’évêque : « Je ne sais à quoi tient que nous ne te massacrions tout à l’heure. » Grâce à nos supplications, le roi apaisa ces fureurs, mais l’accusé était en danger ; il avait besoin d’être protégé ; aussi bien déclara-t-il lui-même qu’il aimait mieux être placé sous la garde de son archevêque que sous celle des gens du roi... » Le légat, évêque de Spolète, et l’archevêque de Narbonne firent encore, quelques jours après, un effort pour obtenir que Bernard Saisset fût autorisé « à se rendre, avec un sauf-conduit royal, près du Souverain Pontife, son juge en pareil cas ». Mais on commençait à s’offusquer sérieusement, à la Cour, de ces hésitations. On fit savoir au métropolitain qu’il avait l’air de préférer la cause d’un traître à celle de son roi. Il céda. Le comte d’Artois s’était écrié : « Si les prélats ne veulent pas se charger de la garde de l’évêque, nous trouverons bien des gens qui le garderont comme il faut. »

LE MÉMOIRE CONTRE BERNARD SAISSET.

C’est alors que fut rédigé, par un conseiller du roi, un Mémoire destiné aux personnes qui allaient être envoyées à Rome pour demander, au nom de Philippe, la punition canonique du prisonnier de Senlis. Il est déclaré dans ce factum que le roi, considérant la qualité de l’évêque de Pamiers, a longtemps refusé de croire à ses crimes contre la patrie, à une ingratitude si noire ; il a longtemps attendu ; mais enfin, pour ne pas être accusé lui-même, par ses serviteurs, de négligence, il a fait faire en Languedoc une instruction secrète. Or, voici le résumé des témoignages recueillis. Non seulement Bernard Saisset est un insolent, et un traître, comme le bruit public l’en accusait, mais des personnes graves et dignes de foi ont déclaré qu’il est simoniaque manifeste ; il a semé contre la foi catholique des paroles hérétiques, en particulier contre le sacrement de la pénitence ; il a dit que, pour les prêtres, la fornication n’est pas un péché. Blasphémateur de Dieu et des hommes, ce misérable, dont la jeunesse fut si orageuse et que l’âge n’a pas corrigé, a répété que notre saint père, le seigneur Boniface, Souverain Pontife, est le « diable incarné » et que c’est contre toute justice que ledit seigneur a canonisé Saint Louis, roi de France, lequel, suivant ledit évêque, est en enfer. « Ces injures prodiguées à l’Eglise, au Saint-Père, le roi les a ressenties bien davantage que les autres, qui s’adressaient à sa majesté, car il est, comme ses ancêtres, le défenseur spécial de la foi et de l’Église romaine. » Cependant, le roi a voulu, quoique édifié par l’enquête, faire comparaître les témoins par-devant lui. Alors des choses encore plus effroyables lui ont été révélées. Dans une assemblée tenue à Senlis, le roi, après avoir pris conseil, voyant qu’il n’était pas possible d’étouffer l’affaire, s’est décidé à sévir. En présence de l’évêque de Pamiers, il a requis le métropolitain du Languedoc de dégrader le coupable, afin qu’il fût puni par le bras séculier, suivant ses mérites, et de procéder à son arrestation. Mais l’évêque a demandé, spontanément, à entrer dans la prison archiépiscopale. On l’y a mis en effet. Il y est. « Voilà, poursuit l’auteur du Mémoire, ce que l’envoyé du roi exposera au pape, en consistoire. Il ajoutera que le roi, de l’avis de ses barons, avait le droit de retrancher ce traître de son royaume, comme un membre pourri, car, en présence de tels crimes, il n’y a plus ni privilège ni dignité qui tiennent. Mais, conformément aux exemples de ses prédécesseurs qui ont gardé les libertés de l’Église nationale et honoré l’Église romaine, le roi se contente de signifier ces choses au Souverain Pontife, son père, afin qu’il fasse en sorte que ce misérable, dont les horribles énormités souillent le sol qu’il habite, soit privé du privilège clérical. Le roi n’attend pas autre chose pour faire à Dieu le sacrifice agréable d’un traître dont la correction n’est plus possible. »

On n’avait pas, du reste, d’illusions, à la Cour de France, sur l’effet probable de ces discours. On lit à la suite du Mémoire : « Le pape répondra vraisemblablement qu’il ne peut pas condamner un accusé qui n’avoue pas, qui n’a pas été convaincu, non convictum, non confessum. Alors, que faire ? Envoyer l’évêque à Rome ? Le juger en France ? Mais qui le jugera en France ? Un légat ? L’archevêque ? Procèdera-t-on, en tout cas, par voie d’enquête ou d’accusation, per viam inquisitionis an accusationis ? Il faudra voir ce qui est le plus commode. »

Ne saisit-on pas ici, en flagrant délit, pour ainsi dire, les procédés, qui n’ont jamais varié, de l’homme qui, après avoir essayé d’obtenir de Boniface la condamnation de Saisset, dirigera bientôt contre Boniface lui-même son arme favorite, la calomnie ? Pour exciter l’indignation de Boniface contre l’évêque, l’auteur du Mémoire ne craint pas de présenter, comme prouvées par enquête, des accusations énormes, auxquelles il n’y a pas, dans l’enquête, l’ombre d’une allusion. Il n’est question, dans l’enquête, ni d’outrages de l’évêque au pape, ni de simonie, ni d’hérésie, ni de péchés de jeunesse, ni de cette doctrine que, pour les prêtres, la fornication est licite ; mais cette même doctrine, l’hérésie, la simonie et le reste, toutes ces aberrations seront systématiquement attribuées, plus tard, dans les mêmes termes, avec les mêmes protestations de sollicitude pour le maintien de l’orthodoxie et des bonnes mœurs, à Boniface, aux Templiers, à tous les ennemis du roi dont Guillaume de Nogaret a poursuivi la destruction.

RUPTURE ENTRE PHILIPPE ET BONIFACE.

L’évêque de Pamiers eût sans doute été frappé si le pape, mis au courant de l’affaire (par un émissaire de Saisset ?), dégoûté de la politique francophile et poussé à bout, n’était intervenu, sur ces entrefaites, avec fracas. Boniface détourna, de la sorte, sur lui-même, les coups des gens du roi, qui, sans s’occuper davantage du gibier infime qu’ils tenaient à leur merci, s’élancèrent aussitôt sur une piste nouvelle.[9]

 

V. LE SECOND DIFFÉREND (JUSQU’EN NOVEMBRE 1302)

Le 5 décembre 1301, Boniface VIII ordonna sèchement au roi de France de délivrer l’évêque de Pamiers, afin qu’il vînt se justifier à Rome, et de donner mainlevée des biens de l’évêché.[10] Suivant sa coutume, il profitait de l’espèce pour poser une théorie générale, offensante et hautaine. Le même jour, il expédiait en France, par maître Jacques des Normands, son notaire, des lettres, datées de Latran, dont la portée dépassait infiniment celle du cas de Saisset.

LES BULLES.

Dans la bulle Salvator mundi, il s’exprime ainsi : « Le vicaire du Christ peut suspendre, révoquer, modifier les statuts, privilèges et concessions émanées du Saint-Siège, sans que la plénitude de son autorité puisse jamais être entravée par quelque disposition que ce soit » ; en conséquence, il révoque et suspend les grâces qu’il a accordées naguère au roi de France et aux membres de son Conseil étroit, notamment celles qui touchent la levée des subventions ecclésiastiques pour la défense de l’Etat, car ces grâces ont causé beaucoup d’abus ; désormais, défense aux prélats de France de rien accorder au roi, à titre de décime ou de subside, sans l’autorisation du pape : c’était le retour pur et simple à la constitution Clericis laicos. Dans la bulle Ausculta fili, Boniface déclare, d’abord, que Dieu l’a constitué au-dessus des rois et des royaumes, « pour édifier, planter, arracher et détruire » ; le roi de France ne doit pas se laisser persuader qu’il n’a pas de supérieur et qu’il n’est pas soumis au chef de la hiérarchie ecclésiastique, « car penser ainsi serait d’un fou, d’un infidèle ». Puis le pape énumère ses griefs, qui ne sont point nouveaux : « Vous n’ignorez pas que, sur toutes ces fautes, qui provoquent aujourd’hui notre blâme, nous avons souvent élevé nos cris vers le ciel et vers vous, en sorte que notre gorge en est comme desséchée. » Il lui reproche la saisie des biens ecclésiastiques, l’altération des monnaies, la tyrannie qu’il exerce sur l’Église de Lyon, dont Boniface avait été chanoine etc. Il annonce enfin sa résolution de réunir, au 1er novembre de l’année 1302, à Rome, un concile où siégeront, autour de lui, les représentants de l’Église gallicane. « Pour vous ramener dans le droit chemin, certes nous serions en droit d’employer contre vous les armes, l’arc et le carquois. Mais nous aimons mieux délibérer avec les personnes ecclésiastiques de votre royaume avant d’ordonner ce qui convient pour la paix, le salut et la prospérité dudit royaume. Vous pourrez assister à cette assemblée en personne, ou envoyer des représentants. Nous ne laisserons pas d’ailleurs de procéder en votre absence. Et vous entendrez ce que Dieu proférera par notre bouche. » Suit un amer réquisitoire contre les conseillers infidèles, prévaricateurs, « ces faux prophètes, pareils aux prêtres de Baal ». Enfin, la bulle Ante promotionem, très brève, est adressée aux prélats, chapitres et maîtres en théologie de France : le pape sait ce qu’ils ont à souffrir de la part du roi et de ses officiers ; après avoir pris l’avis des cardinaux, il a décidé de les convoquer à Rome, « afin de traiter, faire et ordonner ce qui conviendra à l’honneur de Dieu et du Siège apostolique, à l’exaltation de la foi catholique, au maintien des libertés ecclésiastiques, à la réformation du royaume et à la correction du roi ».

PHILIPPE LE BEL ET LA BULLE « AUSCULTA FILII ».

Quelques chroniqueurs affirment que Philippe le Bel fit brûler la bulle Ausculta fili « en présence de tous les nobles qui se trouvaient ce jour-là à Paris » et qu’il fit ensuite crier cette exécution, à son de trompe, par la ville. D’autres, comme Villani, disent que, lorsque les lettres du pape furent remises au roi (au Louvre, vers la fête de la Purification), en présence de quelques-uns de ses barons, « le comte d’Artois les jeta par mépris dans la cheminée, où elles furent consumées ». Enfin, on a essayé d’établir que le fait même de la destruction par le feu de la bulle Ausculta fili doit être rejeté parmi les fables. Il y a des raisons de croire, cependant, que la bulle a été véritablement brûlée, mais il semble que le fait ait eu lieu par accident. Quoi qu’il en soit, la première pensée des conseillers de Philippe, dès qu’ils eurent connaissance des bulles remises à maître Jacques des Normands, fut sûrement de soulever contre elles les passions populaires. A cet effet, l’autodafé solennel des documents eût été une maladresse : cet acte aurait surpris, peut-être inquiété les consciences.

Mieux valait les publier, mais en les arrangeant de la manière la plus propre à exciter l’opinion ; mieux valait les parodier. Quelqu’un (Pierre Flote ? Nogaret ?) Se chargea de condenser (assez inexactement) en six lignes, claires et dures, les propositions enveloppées dans les phrases magnifiques de la lettre Ausculta fili. C’est la pièce dite Scire te volumus, dont voici la traduction :

Boniface, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Philippe, roi de France. Craignez Dieu et gardez ses commandements.

Apprenez que vous nous êtes soumis pour le spirituel et pour le temporel. La collation des bénéfices et des prébendes ne vous appartient en aucune manière. Si vous avez la garde de quelques-uns de ces bénéfices pendant la vacance par la mort des bénéficiers, vous êtes obligé d’en réserver les fruits à leurs successeurs. Si vous avez conféré quelques bénéfices, nous déclarons nulle cette collation pour le droit, et nous révoquons tout ce qui s’est passé dans ce cas pour le fait. Ceux qui croiront autrement seront réputés hérétiques. Au Palais de Latran, le 5e jour de décembre, l’an 7 de notre pontificat.

A côté de ce résumé infidèle et tendancieux des bulles, qui fut très probablement répandu dans le public, on lit, dans un registre du Trésor des chartes, une prétendue réponse du roi, qui, peut-être, circula aussi :

Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France, à Boniface, qui se dit pape, peu ou point de salut.

Que ta très grande fatuité sache que nous ne sommes soumis à personne pour le temporel ; que la collation des bénéfices et des prébendes vacantes nous appartient par le droit de notre couronne et que les fruits de leurs revenus sont à nous ; que les provisions que nous avons données et que nous donnerons sont valides, et que nous sommes résolus de maintenir dans leur possession ceux que nous y avons mis. Ceux qui croiront autrement sont des fous et des insensés.

A Paris, etc.

Il est certain que les deux pièces qui précèdent, si suspecte qu’en soit la forme, ont été prises au sérieux. Les jansénistes et les gallicans, au XVIIe siècle, en admettaient encore l’authenticité ; des historiens modernes ont hésité à les reconnaître pour ce qu’elles sont. En 1302, beaucoup de gens furent dupes. Un légiste normand, Pierre Dubois, fut profondément indigné de l’insolente concision de la bulle. « Eh quoi ! dit-il, le pape n’apporte aucune raison, aucun argument en faveur de sa thèse ; son bon plaisir, et c’est assez. » Pierre Dubois est offensé ; il a le cœur tout gonflé de rancune patriotique ; il est prêt aux représailles. Voilà justement l’état d’esprit que, en haut lieu, on souhaitait de créer.

CONVOCATION D’UNE ASSEMBLÉE NATIONALE.

Le pape avait convoqué les évêques français à Rome pour le 1er novembre. Philippe convoqua pour le mois d’avril, à Paris, les représentants des trois ordres du royaume, nobles, clercs et gens du commun, « pour délibérer sur certaines affaires qui intéressent au plus haut point le roi, le royaume, tous et chacun ». Cette assemblée se réunit, le 10 avril 1302, à Notre-Dame de Paris.

Pierre Flote parla au nom du roi, en sa présence. Il n’avait jamais ménagé Boniface ; le chroniqueur anglais Rishanger raconte que, comme le pape s’était vanté un jour, devant lui, d’être investi des deux pouvoirs, il avait répondu vertement : « La puissance de mon maître est réelle ; la vôtre est un mot. » Dans sa harangue du 10 avril, il s’abstint d’insultes grossières, mais il sut faire vibrer des cordes qui, dès lors, étaient très sensibles en France : la susceptibilité patriotique, la méfiance à l’endroit des étrangers en général et des ultramontains en particulier. « On nous a remis, dit-il, des lettres du pape. Il prétend que nous lui sommes soumis dans le gouvernement temporel de nos Etats et que c’est du siège apostolique que nous tenons la couronne. Oui, ce royaume de France que, avec l’aide de Dieu, nos ancêtres, par leur industrie et grâce à la valeur de leur peuple, ont formé, après en avoir expulsé les barbares — ce royaume qu’ils ont, jusqu’ici, si sagement gouverné —, il paraît que ce n’est pas de Dieu seul, comme on l’a toujours cru, mais du pape, que nous le tenons ! » Le pape a convoqué les prélats et les maîtres en théologie pour amender les excès qu’il prétend avoir été commis par le roi et par ses ministres, bien que le fidèle peuple de France ne veuille de remède à ses griefs, s’il en a, que par l’autorité royale : « Eh bien ! Le roi avait précisément préparé des réformes, au moment où l’archidiacre de Narbonne (maître Jacques des Normands) est arrivé ici ; il en retarde l’exécution pour n’avoir pas l’air d’obéir et de corriger, sur commande, ce qui est à corriger. » Mais, au fait, n’est-ce pas le pape, plus que personne, qui opprime l’Église française ? Et l’orateur, prenant l’offensive, rappelle ici les collations irrégulières, les exactions, le népotisme, l’avidité, la tyrannie reprochés de tout temps à la Curie. Et il conclut en ces termes : « Nous vous prions donc, comme maître et comme ami, de nous aider à défendre les libertés du royaume et celles de l’Église. Nous n’y épargnerons pas, quant à nous, notre peine, nos biens, notre vie, la vie de nos enfants... » On devine l’attitude de l’auditoire. La noblesse, par la voix de Robert d’Artois, répondit qu’elle était prête à verser son sang pour l’indépendance de la Couronne. Les députés du commun, qui partageaient les sentiments de leur collègue Pierre Dubois, député de Coutances, adhérèrent. Les membres de ces deux ordres apposèrent leurs sceaux, séance tenante, à des lettres, préparées d’avance, pour être expédiées à Rome. Les lettres de la noblesse, en français, sont adressées au collège des cardinaux ; il y est parlé crûment des « déraisonnables entreprises de celui qui est à présent au gouvernement de l’Église », des « outrageuses nouvelletés » et de « la perverse volonté de cet homme ». Le clergé, embarrassé, n’osa se déclarer aussi nettement ; toutefois, son message à Boniface, entortillé, respectueux en apparence, est, au fond, tout à fait conforme aux desseins des gens du roi. Les représentants du clergé de France se disaient prêts à se rendre à Rome, en novembre ; toutefois, le roi ne souffrira point qu’ils sortent du royaume. Ils ont remontré au roi que le Souverain Pontife n’a pas eu l’intention de l’offenser ; mais les nobles et les bourgeois ont déclaré que, même si le roi était disposé à les tolérer, ils ne supporteraient pas plus longtemps les abus de la Cour romaine : « Considérant donc ce grand schisme entre le roi de France et l’Église de Rome, les maux qui en peuvent venir ; attendu que la division est née, que les personnes des ecclésiastiques sont exposées à la violence, que les laïques commencent à fuir la compagnie des clercs, comme si les clercs étaient coupables de trahison envers eux, nous faisons humblement appel à votre prudence paternelle. Que le pape ne détruise pas cette ancienne union qui est entre l’Église, le roi et le royaume. Pour éviter le scandale, dans l’intérêt de la paix, qu’il révoque ses injonctions... »

RÉPLIQUE DE BONIFACE.

On n’est pas réduit aux conjectures pour se figurer les sentiments qu’éprouva Boniface quand les envoyés des barons, du clergé et du commun de France parvinrent à Anagni, à la Saint-Jean de 1302. Sans parler des lettres qu’il fit écrire aux nobles par le Sacré Collège et de celles qu’il fulmina pour faire honte aux prélats de leur lâcheté,[11] nous avons les discours que le cardinal Matteo d’Acquasparta et le pape lui-même prononcèrent en consistoire, devant l’ambassade française. Celui du pape (dont l’authenticité a été contestée, mais à tort) est une déclamation dans la manière ironique et superbe qui était celle de Benoît Gaëtani. Pierre Flote avait parlé en politicien expert à entraîner les foules par des flatteries calculées ; c’est un homme passionné qui réplique : « Quos Deus conjunxit homo non separet. Ces paroles, nos frères, s’appliquent à l’Église romaine et au royaume de France : que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni. L’homme ! Quel homme ? J’entends cet Achitophel, qui conseilla Absalon contre son père David, cet homme diabolique, borgne d’un œil, totalement aveugle du cerveau, cet homme de vinaigre et de fiel, ce Pierre Flote, cet hérétique ! Les satellites de cet Achitophel sont le comte d’Artois — tout le monde sait quel homme c’est — et le comte de Saint-Pol. Ce Pierre Flote sera puni au spirituel et au temporel, mais plaise à Dieu que le soin de son châtiment nous soit réservé. Les lettres que, après mûre délibération et conformément à l’avis de nos frères, nous avions envoyées au roi, il les a falsifiées, il les a cachées aux barons et aux prélats ; il nous a fait dire que nous mandions au roi de reconnaître qu’il tient son royaume de nous. Or, nous sommes docteur en droit depuis quarante ans, et nous savons fort bien qu’il y a deux puissances ordonnées par Dieu : comment croire que nous ayons pris pareille chose sous notre bonnet ? Comme Fa dit tout à l’heure le cardinal évêque de Porto (Matteo d’Acquasparta), nous ne voulons pas empiéter sur la juridiction du roi ; mais le roi ne peut nier qu’il nous est soumis ratione peccati. Quant à la collation des bénéfices, nous l’avons souvent dit à ses envoyés : nous sommes prêts à lui accorder sur ce point toutes les grâces légitimes, mais enfin la collation des bénéfices ne saurait échoir, en droit, à un laïque... » Aussi bien, le roi quand il confère des bénéfices, les distribue à tort et à travers ; quand le pape en confère, lui, il se préoccupe davantage de l’intérêt des églises ; il est prêt d’ailleurs à amender les erreurs qu’il aurait pu commettre, si c’est l’avis du Sacré Collège. « Nous disons plus : que le roi envoie de ses barons, qui ne soient pas des satellites du Malin, mais de bonnes gens — le duc de Bourgogne ou le comte de Bretagne, par exemple —, et nous ferons tout ce que nous pourrons faire, en cette matière, pour leur être agréable. Mais que le roi n’entre pas en procès avec nous ! Nous avons plaidé plus d’un procès, et nous lui répondrions comme sa sottise le mérite... Autant qu’il est en nous, nous voulons être en paix avec lui ; nous les avons toujours aimés, lui et son royaume. Il y en a ici qui savent que, quand j’étais cardinal, j’étais Français de cœur ; on m’a souvent reproché alors d’être pour les Français contre les Romains. Et depuis que nous sommes pape, nous avons comblé le roi de bienfaits... Nous osons dire que le roi n’aurait plus le pied à l’étrier si nous n’avions pas été là. Anglais, Allemands, les plus puissants de ses sujets et de ses voisins se levaient contre lui. Il en a triomphé. Grâce à qui ? Grâce à nous. Et comment ? Par l’abaissement de ses adversaires. Ah ! Nous l’avons chéri comme un fils ! Mais qu’il ne nous pousse pas à bout. Nous ne le souffririons pas... Nous savons les secrets de son royaume. Nihil latet nos, omnia palpavimus. Nous savons ce que les Allemands, et ceux de Languedoc et ceux de Bourgogne pensent des Français : ils en peuvent dire tous ce que saint Bernard disait des Romains : Amantes neminem, amat vos nemo. Nos prédécesseurs ont déposé trois rois de France : les Français ont cela dans leurs chroniques et nous dans les nôtres ; et, quoique nous ne soyons pas digne de délier les cordons de nos prédécesseurs, puisque le roi a commis tout ce que ses ancêtres qui ont été frappés avaient commis, et davantage, nous aurons le chagrin de le déposer, s’il ne vient pas à résipiscence, comme un mauvais garçon, sicut unum garcionem. Quant à la convocation des prélats pour le 1er novembre, sachez, vous qui venez de leur part, que nous ne relâchons rien de la rigueur de nos ordres. Nous les avons appelés pour le bien des Églises, du roi, du royaume ; nous aurions pu appeler les clercs du monde entier ; mais voici que nous sommes vieux, affaibli par l’âge ; nous n’avons pas voulu appeler des étrangers ; nous n’avons appelé que des Français, domestiques et fidèles au roi et au royaume... Ce royaume, il est désolé entre tous ceux de la terre ; il est pourri des pieds à la tête. S’il y en a qui ne viennent pas, nous les déposerons, sachez-le, nous les déposons... Revenez demain devant nous... »

CONSÉQUENCES DE LA BATAILLE DE COURTRAI.

La chance parut d’abord favoriser Boniface. Quelques jours après le consistoire où le pape avait prédit le châtiment de Pierre Flote, la nouvelle arriva en Italie de la bataille de Courtrai (11 juillet 1302), où l’orgueil du roi de France avait été si cruellement humilié par les Flamands, où Flote et Robert d’Artois étaient morts. Cela parut un effet de la vengeance divine. Le roi, en proie à une foule d’embarras, se résigna à négocier. Avec son aveu, Robert, duc de Bourgogne, écrivit, vers ce temps-là, à plusieurs cardinaux de la faction angevine pour les prier de s’employer à une réconciliation. La réponse des cardinaux, datée du 5 septembre, est une fin de non-recevoir : « Philippe a offensé trop gravement le Souverain Pontife ; qu’il se repente, on verra... » Le 1er novembre, enfin, à la date marquée près d’une année auparavant par la bulle Ausculta fili, Boniface ouvrit à Rome le synode annoncé. Beaucoup de prélats avaient envoyé des délégués ou des excuses, et trente-neuf évêques ou abbés comparurent en personne, sans compter Pierre de Mornay, évêque d’Auxerre, qui était alors en Cour de Rome comme ambassadeur du roi : il semble que le gouvernement royal ait, jusqu’à un certain point, toléré ces démarches, quoiqu’il ‘les eût officiellement interdites.

La réunion de l’assemblée de novembre 1302 est un des rares succès dont il ait été donné à Boniface de jouir ; il en jouit très vivement. Il y publia la fameuse bulle Unam sanctam, la plus absolue proclamation de la doctrine théocratique qui ait été formulée au Moyen Age.

 

VI. LE SECOND DIFFÉREND, DE NOVEMBRE 1302 A JUIN 1303

La bulle Unam sanctam, qui est encore aujourd’hui un objet de controverse entre les théologiens ultramontains et libéraux,[12] s’adresse à toute la Chrétienté. Il y est dit que l’Église catholique n’a qu’un corps et qu’une tête ; elle n’a pas deux têtes comme un monstre ; son chef, c’est le Christ et le vicaire du Christ, successeur de Pierre... Il y a deux glaives, le spirituel et le temporel. L’un et l’autre appartiennent à l’Église ; ceux qui nient que le glaive temporel soit à Pierre oublient cette parole de Jésus dans l’Écriture : Couverte gladium tuum in vaginam. Le glaive spirituel est dans la main du pape ; le glaive temporel est dans la main des rois, mais les rois ne s’en peuvent servir que pour l’Église, selon la volonté du pape, ad nutum et patientiam sacerdotis... Donc, si le pouvoir temporel dévie, c’est au pouvoir spirituel de le juger, mais la réciproque n’est pas vraie... La principale nouveauté de la bulle est dans sa conclusion dogmatique, qui fait un article de foi de la souveraineté du Saint-Siège : « Nous disons et déclarons qu’être soumis au pontife romain est pour toute créature humaine une condition de salut. Porro subesse romano pontifiai omni humanae creaturae decla-ramus, dicimus, diffinimus et pronunciamus omnino esse de necessitate salutis[13]. »

LES BULLES DE NOVEMBRE 1302.

A l’exception de la bulle Unam sanctam et d’une sentence générale d’excommunication contre quiconque empêcherait les fidèles de se rendre auprès du Saint-Siège, il ne reste aucune trace des mesures élaborées au synode de novembre. Il est très probable que les prélats français invitèrent la Curie à montrer de la modération. En effet, ni dans la bulle Unam sanctam, ni même dans l’excommunication contre ceux qui interdisent le voyage de leurs sujets au Seuil des Apôtres, le roi de France n’est désigné. Il ne paraît pas que l’assemblée ait procédé à ce fameux examen du gouvernement temporel de Philippe dont l’annonce avait causé tant d’émoi. Enfin, il faut sans doute attribuer à l’intercession de l’assemblée une démarche de Boniface, qui peut passer pour une avance. Le mois de novembre n’était pas écoulé que Boniface envoyait en France un membre du Sacré Collège, Jean Lemoine, Picard d’origine, frère de l’évêque de Noyon, « personnage zélé pour le salut du roi de France, dont il était, pour ainsi dire, l’ami ». Les lettres du 24 novembre, par lesquelles le pape accrédite auprès de Philippe le cardinal Lemoine, attestent l’estime qu’il avait pour l’adresse et la discrétion de ce nouveau légat ; il lui donne pouvoir d’absoudre le roi de France, qui avait encouru l’anathème de la Cour de Rome, si ledit roi en manifeste le désir ; il le charge de présenter douze articles de griefs : s’il obtient satisfaction sur tous ces points, c’est la paix ; sinon, « si le roi ne cède pas, comme noble homme le comte Charles, son frère, et ses autres envoyés nous l’ont récemment donné à entendre, le Saint-Siège pourvoira et procédera, tant au spirituel qu’au temporel, comme et quand il conviendra ». L’ultimatum réclamait, en substance, la révocation de la défense faite aux prélats d’aller à Rome ; la reconnaissance des droits du pape en matière de collation des bénéfices ; la reconnaissance de ces principes que le pape a le droit d’envoyer des légats partout et en tout temps sans autorisation de quiconque, que l’administration des biens et des revenus ecclésiastiques et le droit exclusif de taxer les églises appartiennent au Saint-Siège, que les princes n’ont pas le droit d’occuper ou de saisir les biens d’Église ; la promesse de ne plus abuser des régales pour ruiner les sièges vacants, et celle de respecter l’indépendance de Lyon. « Item, il faudra ouvrir les yeux du roi au sujet de la récente altération des monnaies. Item, on lui rafraîchira la mémoire au sujet des méfaits commis par lui et par ses gens, énumérés dans la lettre close que lui porta naguère notre notaire, maître Jacques des Normands... »

HÉSITATIONS A LA COUR DE FRANCE.

Cependant, Philippe le Bel hésitait. Il semble qu’il ait été comme désemparé depuis la mort de Pierre Flote, en juillet 1302, jusqu’au moment où Guillaume de Nogaret vint à bout d’obtenir que la direction de l’affaire lui fût confiée. En décembre, il avait convoqué de nouveau les prélats et les barons pour le 9 février « afin d’aviser à la sauvegarde de l’honneur et de l’indépendance du royaume ». C’est vers le jour de l’an que le cardinal Lemoine, escorté de l’évêque d’Auxerre et du comte de Valois, arrive à Paris et produit l’ultimatum dont il est porteur. Chose surprenante, on le discute point par point, sur le ton le plus respectueux. Dans ses Responsiones, le roi se défend longuement d’avoir interdit aux prélats l’accès de la Cour romaine ; c’est pour la défense du royaume qu’il a interdit à tout le monde, sauf aux marchands, d’en sortir ; les routes seront libres désormais. Au sujet de la collation des bénéfices, le roi l’exerce de la même façon que ses ancêtres ; il n’entend pas innover. Il reconnaît que le pape peut envoyer des légats à son gré et il s’engage à les recevoir, « s’il n’y a pas de bonne raison d’agir autrement ». Il ne veut rien faire, quant à la taxation des biens d’Église, qui ne lui appartienne par droit ou par coutume. De même, quant aux régales ; et il a nommé une commission pour réglementer la matière, afin de corriger les abus. S’il a changé le cours des monnaies, c’est par nécessité, et il fera en sorte que personne n’ait plus, désormais, à se plaindre. Dans l’affaire de Lyon, il promet d’être traitable et de ne rien usurper. « Le roi désire de tout son cœur la continuation de l’entente entre l’Eglise romaine et sa maison. Si le pape n’est pas content des réponses qui précèdent, il est tout prêt à s’en remettre à la décision du duc de Bourgogne et du comte de Bretagne, qui, dévots à l’Église romaine et fidèles à sa Couronne, tiendront la balance égale. N’est-ce pas le pape en personne qui, naguère, a suggéré cet arbitrage ? »

INTRANSIGEANCE DU PAPE,

Il n’était pas possible au parti modéré de la Cour de France, qui dicta, en janvier 1303, ces Responsiones assez humbles, d’entraîner plus loin le gouvernement royal dans la voie des concessions. Néanmoins Boniface, aveuglé par son triomphe, ne se laissa point toucher. Les Responsiones étaient peut-être sincères ; il ne les prit pas au sérieux ou les jugea insuffisantes. Le 13 avril, il remit à Nicolas de Bienfaite, archidiacre de Coutances, des bulles pour l’évêque d’Auxerre, pour le comte Charles et pour le cardinal Lemoine. Au comte et à l’évêque, il exprimait son désappointement. Au cardinal, il se plaignait que les réponses à ses griefs fussent obscures, dérisoires, pleines de réserves et de sous-entendus : « Que le légat invite sans délai le roi et son Conseil à les modifier et à les éclaircir, sous peine de châtiments temporels et spirituels. Était-ce là cette soumission totale qu’on lui avait fait espérer ? » Il ajoutait, dans une lettre close : « Les excuses du roi sont frivoles. Qu’il révoque incontinent et qu’il répare ce qu’il a fait, ou annoncez-lui et publiez qu’il est privé des sacrements. »

Lorsque Boniface se montrait si difficile, il ne se doutait guère que, en France, les modérés, ses amis, étaient déjà en disgrâce depuis deux mois, et que son pire ennemi, l’homme des Colonna, quelqu’un qui lui ferait regretter la loyauté et la courtoisie de Pierre Flote, était devenu le maître.

C’est au mois de février que Guillaume de Nogaret l’emporta, dans l’esprit du roi, sur ceux qui avaient eu le crédit de faire sceller du sceau royal les Responsiones. Dès lors, il avait son plan — un plan d’une hardiesse extraordinaire, combiné de concert avec les exilés du Patrimoine et « monseigneur Mouche » (Musciatto de Franzesi), le plus considérable des banquiers florentins qui vivaient à la Cour de France — : il ne s’agissait de rien moins que d’aller chercher Boniface en Italie, pour le traduire devant un concile qui le déposerait comme indigne. Projet dont on ne sait s’il faut s’étonner davantage qu’il ait été conçu, ou qu’il ait été presque aussitôt à demi exécuté.

Le 7 mars 1303, la chancellerie royale délivra à Guillaume de Nogaret, chevalier, à Mouche qui revenait d’Italie, à Thierri d’Hireçon et à Jacques de Jasseines, notaire royal, une commission collective d’« aller en certains lieux, pour des affaires à nous, ad certas partes, pro quibusdam nostris negotiis » ; ils furent investis, tous et chacun, du droit de traiter au nom du roi « avec toute personne noble, ecclésiastique ou autre, pour toute ligue ou pacte de secours mutuel en hommes ou en argent qu’ils jugeraient à propos ». Il est donc certain que, le 7 mars 1303, un coup de main en Italie était chose décidée.

Cinq jours après, le 12 mars, une assemblée se tint au Louvre. Etaient présents les archevêques de Sens et de Narbonne, les évêques de Meaux, de Nevers et d’Auxerre, les comtes de Valois et d’Évreux, le duc de Bourgogne, Jean de Chalon, Jean de Dampierre, le connétable de France, beaucoup d’autres seigneurs, et le roi. Guillaume de Nogaret, « chevalier, vénérable professeur es lois », lut une requête, dont il déposa copie. Il parle, et l’on reconnaît aussitôt l’auteur du Mémoire contre Saisset : « Le prince des apôtres, dit-il, a écrit : Fuerunt pseudo prophetae in populo, sicut et in vobis erunt magistri mendaces. La prophétie est accomplie ; car nous voyons siéger dans la chaire de Saint-Pierre un maître de mensonges, ce malfaisant qui se fait nommer Boniface. Il se dit maître, juge et seigneur de tous les hommes, mais il a usurpé la place, car l’Eglise romaine était légitimement unie à Célestin quand il a commis le péché d’adultère avec elle. Or moi, qui ne suis qu’un âne, je dénoncerai à Balaam ce faux prophète, et je vous requiers, très excellent prince, monseigneur Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France, de faire luire à ses yeux, comme l’ange que Balaam rencontra sur sa route, l’éclair de votre épée. — Je prétends que l’individu en question, surnommé Boniface, n’est pas pape ; il n’est pas entré par la porte ; c’est un voleur. — Je prétends que ledit Boniface est un simoniaque horrible, comme il n’y en a pas eu de pareil depuis le commencement du monde. Et il a blasphémé en disant qu’il ne peut pas, quoi qu’il fasse, commettre de simonie. — Je prétends enfin que ledit Boniface a commis des crimes manifestes, énormes, en nombre infini, et qu’il est incorrigible : il ruine les églises, il dissipe le bien des pauvres, il méprise les humbles, il a soif d’or, il en a faim, il en extorque à tout le monde, il hait la paix, il n’aime que lui. Oh ! C’est l’abomination du Temple, que Daniel, prophète du Seigneur, a décrite. Les armes, les lois, les éléments eux-mêmes doivent s’insurger contre lui. Il appartient à un concile général de le juger et de le condamner. Je vous requiers donc, sire roi, de procurer la convocation d’un tel concile, où je m’engage personnellement à soutenir les présentes accusations. Après quoi, les vénérables cardinaux pourvoiront l’Église d’un pasteur... » En attendant, comme celui qu’il s’agit de poursuivre n’a pas de supérieur qui soit en droit de le suspendre, et comme, prévenu de ce que l’on médite, il ne manquera pas de se défendre, Guillaume de Nogaret propose de l’enfermer provisoirement ; le roi et les cardinaux établiront un vicaire de l’Église romaine pour ôter toute occasion de schisme jusqu’à l’élection du nouveau pape. « Et, sire, vous y êtes tenu pour plusieurs raisons : pour le maintien de la foi, à cause de votre dignité royale qui vous impose le devoir d’exterminer les pestiférés, à cause de votre serment du sacre, car vous avez juré de défendre les églises de ce royaume que dévaste un loup dévorant, par respect pour vos ancêtres qui n’auraient pas souffert que l’Église romaine fût déshonorée par un concubinage si honteux. » Un instrument authentique de ces réquisitions fut dressé, séance tenante, par deux notaires apostoliques.

Nogaret et ses acolytes quittèrent la France vers le temps où l’archidiacre de Coutances apportait au cardinal Lemoine les menaces du Saint-Père. L’archidiacre, qui prenait mal son temps, fut arrêté à Troyes, dépouillé, enfermé. Le légat protesta en vain ; d’ailleurs, il jugea prudent de demander lui-même, peu après, ses passeports. Quand il revit Rome, au mois de juin, les gens du roi étaient en Italie.

 

VII. L’ATTENTAT D’ANAGNI

Désormais, les péripéties se précipitent. Boniface, réconcilié contre la France avec ses ennemis de la veille, les Aragonais de Sicile et Albert d’Autriche, délia, le 31 mai, les prélats, seigneurs et bourgeois de la vallée du Rhône, de la comté de Bourgogne, du Barrois et de la Lorraine des serments de fidélité qui pouvaient porter préjudice aux droits de l’Empire. Philippe riposta aussitôt par une alliance défensive avec Wenceslas de Bohême, qui était l’adversaire déclaré du pape et d’Albert en Hongrie ; mais la Cour de France ne s’en tint pas là : elle employa à préparer la France, l’Europe, au coup de théâtre qui se machinait dans l’ombre, une activité sans pareille.

L’APPEL AU FUTUR CONCILE.

Le 13 et le 14 juin, on vit au Louvre, à Paris, un spectacle étonnant. Le 13, les comtes d’Évreux, de Saint-Pol et de Dreux, et Guillaume de Plaisians, chevalier — le bras droit de Nogaret —, « émus des périls que Boniface faisait courir à l’Église », renouvelèrent contre lui, devant les notables du royaume, ecclésiastiques et laïques, assemblés en présence du roi, les réquisitions du mois de mars, et l’appel au futur concile. Les évêques, sollicités d’adhérer, se retirèrent pour délibérer sur une affaire si grave (negotium arduum, immo arduissimum). Le lendemain » Plaisians lut une cédule qui contenait, en vingt-neuf articles, l’énumération des crimes, vices et hérésies imputés au pape, dont l’orateur se fit fort d’administrer la preuve en temps et lieu : « D’abord, Boniface ne croit pas à l’immortalité de l’âme ni à la vie future. C’est pourquoi il est épicurien. Il ne rougit pas de dire : « J’aimerais mieux être chien que Français », ce que, certes, il ne dirait pas s’il croyait que les Français ont une âme. Il ne croit pas au sacrement de l’autel, car il ne se tient pas convenablement pendant la consécration. Il dit que forniquer, ce n’est pas pécher. Il a souvent répété que, pour abaisser le roi et les Français, il ruinerait, s’il le fallait, le monde entier, l’Église, soi-même, et comme de bonnes gens qui l’entendaient l’avertissaient de penser au scandale : « Que m’importe le scandale, dit-il, pourvu que les Français et l’orgueil des Français soient anéantis ! » Maître Arnaut de Villeneuve a composé un livre qui sent l’hérésie et qui a été condamné par les maîtres en théologie de la Faculté de Paris ; après l’avoir fait brûler lui-même en consistoire, Boniface a changé d’avis : il l’approuve. Il a un démon privé, qu’il consulte en toute occasion. Il prétend que les Français sont tous des patarins : voilà bien la manière des hérétiques, qui vous qualifient de patarins quand vous êtes trop orthodoxe pour partager leurs erreurs ! Il est sodomite. Il a fait tuer plusieurs clercs en sa présence. Il a forcé des prêtres à révéler le secret de la confession. Il opprime les cardinaux, les moines noirs, les moines blancs, les mineurs et les prêcheurs ; 0 déclare que ce sont tous des hypocrites ; il n’a que l’injure et l’opprobre à la bouche. Sa haine contre le roi de France vient de sa haine contre la foi, dont ledit roi est la splendeur et l’exemplaire. Comme les gens du roi d’Angleterre lui demandaient une décime, il la leur octroya à condition qu’ils l’emploieraient à la guerre contre la France. Il a promis son aide à Frédéric, qui tient la Sicile, pour perdre le roi de Naples (Charles II d’Anjou) et massacrer tous les Français. Il a reconnu récemment le roi d’Allemagne, Albert, et c’a été (il ne s’en est pas caché) pour nuire à nous autres, "Français : il avait cependant qualifié jadis ce même roi d’assassin ; mais pour rompre l’entente qui existait entre ce prince et la France, il a tout oublié. Si la Terre Sainte est perdue, c’est sa faute : il a dissipé le patrimoine de Jésus-Christ à persécuter les amis fidèles de l’Église et à enrichir ses parents. Il est simoniaque public ; il tient boutique de bénéfices et de dignités ; pour pourvoir ses neveux qu’il a nommés marquis, comtes et barons, il a déshérité la noblesse de la Campanie romaine. Il a fait disparaître son prédécesseur, Célestin, et tous ceux qui ont discuté la question : « Si Célestin pouvait renoncer... » Il a dit qu’il ferait bientôt de tous les Français des apostats ou des martyrs... » Après avoir donné lecture de cette pièce, dont la marque de fabrique transparaît encore à travers la traduction abrégée qui précède,[14] Guillaume de Plaisians protesta qu’il n’avait point parlé de la sorte par haine contre Boniface : « Ce n’est pas lui, ce sont ses forfaits que je hais. » Puis il mit encore une fois en demeure le roi, « à qui appartient la défense de Notre Sainte Mère l’Église et de la foi catholique », et les prélats, « qui sont les colonnes de la foi », de travailler à la réunion d’un concile général. Cela fait, Philippe le Bel, qui, le 12 mars, n’avait rien dit, exprima son approbation. Quoiqu’il eût préféré « cacher de son manteau la nudité de son père », il adhéra aux requêtes de Nogaret, réitérées par Plaisians, et il pressa les prélats d’en faire autant. Ceux-ci, qui n’étaient pas dupes, furent, sans protester, complices. Cinq archevêques, vingt et un évêques, dix abbés, les visiteurs du Temple et de l’Hôpital, consentirent au concile « afin que l’innocence du seigneur Boniface éclatât, s’il était innocent, dans tout son lustre » ; mais « comme ledit seigneur Boniface, irrité, nous le craignons, par ces mesures, procédera probablement contre nous », les prélats en appelèrent d’avance au futur concile et au pape légitime des sentences qui les pourraient frapper.

RECUEIL DES ADHÉSIONS DANS TOUTE LA FRANCE.

On avait craint peut-être que l’adhésion des évêques fût difficile à obtenir ; c’est pourquoi, sans doute, on avait cru nécessaire de les réunir au Louvre et de les intimider par la présence du roi.[15] Au rebours, c’est peut-être parce que l’on n’était pas entièrement rassuré sur l’attitude de la noblesse, du peuple et surtout du bas clergé, que, au lieu de convoquer une assemblée générale de leurs représentants, la Cour prit le parti d’envoyer dans les provinces des commissaires chargés de recueillir, et, au besoin, de forcer, l’assentiment des corporations locales. A partir du 15 juin, la chancellerie royale expédia, par centaines, des copies du procès-verbal de l’assemblée du 14 et d’une circulaire du roi « à tous les doyens et chapitres d’église cathédrale ou collégiale, à tous couvents, nobles, consuls, citoyens et à toutes personnes ecclésiastiques et laïques », qui contient, en style pompeux, l’invitation d’adhérer au concile général. Des commissaires, porteurs de ces documents, parcoururent aussitôt la France. Arrivés dans la région qui leur avait été assignée, ils exhibaient, lisaient, traduisaient et commentaient le procès-verbal et la circulaire. S’il y avait des résistances, ils insistaient sur l’autorité des adhésions déjà acquises. Acte authentique était enfin dressé de l’avis de la communauté consultée : adhésion, unanime ou non, avec ou sans réserves, excuses dilatoires ou refus d’adhérer.[16] Des refus formels d’adhérer, presque personne ne s’en permit ; l’attitude des gens du roi était trop comminatoire. Il n’y eut d’hésitation que parmi les moines ; mais plusieurs, après avoir protesté, se rétractèrent. Certains chefs d’ordre, comme ce provincial des frères prêcheurs, qui conseillait d’obéir « pour ne pas se singulariser » et parce qu’il ne convient pas « de paraître se glorifier dans son sentiment personnel », prêtèrent, du reste, leur concours pour étouffer les résistances. Seuls, quelques chapitres de l’Ouest, des religieux italiens, les dominicains de Montpellier et de Limoges, les franciscains de Nîmes et les monastères de Cîteaux, eurent des scrupules invincibles. On emprisonna les rebelles, on expulsa les Italiens. En même temps qu’il expulsait les étrangers, le roi faisait garder les frontières de ses États, afin qu’aucun régnicole n’eût le moyen de se soustraire, par la fuite, à l’obligation d’adhérer.

CE QUI SE PASSA A PARIS.

Voici ce qui se passa à Paris. Le 24 juin, une foule immense s’assembla dans le jardin du palais royal de la Cité : les moines de la capitale y étaient venus, « en procession, par semonce ». L’évêque d’Orléans prêcha ; puis un clerc lut les pièces officielles, en latin et en français ; puis deux prêcheurs et deux mineurs montèrent à la tribune : « Vérité, dit l’un d’eux, frère Renaut d’Aubigni, n’a cure de flatterie ni de vilainie. Je ne parle pas ici pour flatter le roi ni pour dire vilainie au pape. Je parle pour expliquer les sentiments du roi. Or, sachez que ce qu’il fait, il le fait pour le salut de vos âmes. Puisque le pape a dit qu’il veut détruire le roi et le royaume, nous devons tous prier les prélats, comtes et barons, et tous ceux de France, qu’ils veuillent maintenir l’état du roi et du royaume. » Jean de Montigni, bourgeois de Paris, conseiller du roi, parut ensuite sur l’estrade : « Seigneurs, vous avez entendu les crimes proposés contre le pape, et l’appel contre ces crimes. Sachez que le chapitre de Paris et tous les chapitres du royaume de France, et l’université de Paris, adhèrent à cet appel.[17] Pour quoi nous vous commandons, puisque la chose touche le bien du roi et du royaume, que vous nous disiez si vous adhérez aussi, ou non. Nous avons ici des notaires pour dresser acte de votre assentiment. » Le témoin auriculaire — un marchand italien — qui a noté ces discours, ajoute que « la plus grande partie de ceux qui furent présents disaient : « Oil, oil, oil. »

Comme la réunion d’un concile général ne dépendait pas de la France seulement, Philippe, tandis qu’il faisait procéder à cette consultation nationale, requérait, dans la même forme, l’approbation des princes et des peuples étrangers. Il fit écrire, le 1er juillet, au collège des cardinaux, aux « prélats, nobles et communautés » des royaumes de Castille, de Portugal et de Navarre, aux républiques d’Italie. Des réponses favorables arrivèrent des communautés de Navarre et des évêques de Portugal.

ACTIVITÉ LITTÉRAIRE DE BONIFACE.

Boniface VIII fut informé (à la fin du mois de juillet ?) des événements invraisemblables qui se déroulaient en France.[18] Il en fut ému au point qu’il ne s’emporta pas. Les bulles que, le 15 août, il expédia d’Anagni, sont écrites sur un ton de dignité attristée. Une d’elles est adressée à l’archevêque de Nicosie, qui a été « un des plus perfides instigateurs de la rébellion des Français ». Une autre suspend la vie ecclésiastique et universitaire en France, jusqu’à résipiscence du roi. Enfin, dans la lettre Nuper ad audientiam, le pape s’adresse à Philippe : il a appris ce qui s’est passé, le jour de la Saint-Jean, dans le jardin du roi, à Paris ; on l’a accusé d’hérésie, c’est une étrange nouveauté : « Jamais personne de la Campanie romaine, dont je suis originaire, ne fut convaincu de ce crime » ; le roi de France s’est élevé contre le Saint-Siège parce qu’il a dénoncé ses fautes, mais d’autres rois avant lui ont été réprimandés : vaut-il mieux qu’eux ? Boniface n’est-il pas l’égal de ses prédécesseurs ? Le monde ne serait-il pas bouleversé s’il suffisait aux puissants de la terre, pour persister dans leurs crimes, d’insulter le successeur de l’Apôtre ? « Nous ne souffrirons pas que cet exemple détestable soit donné au monde... Que le nouveau Sennachérib se souvienne des paroles qui ont été dites à son émule : Contre qui as-tu blasphémé ? Contre le Saint d’Israël... » Quelques jours après, il écrivit la fameuse lettre Super Petri solio, où il résume ses griefs et l’histoire de la querelle : il remonte jusqu’à la mission confiée à maître Jacques des Normands ; il rappelle les empêchements mis par Philippe à la réunion d’un concile français à Rome, l’ambassade du cardinal Lemoine, S’affaire de l’évêque de Pamiers, celle des Colonna, le scandale de « je ne sais quel appel frivole » à un concile général ; pour tous ces faits le roi a maintes fois encouru l’excommunication : ses sujets sont déliés, par conséquent, de la fidélité qu’ils lui devaient ; ils sont anathèmes s’ils lui obéissent désormais, s’ils acceptent de lui des bénéfices, etc. ; les traités de ligue ou d’association que Philippe a pu faire avec d’autres princes sont annulés. « Et maintenant, nous exhortons le roi au repentir, à l’obéissance ; qu’il revienne à Dieu, afin que nous ne soyons pas obligé de sévir contre lui, conformément à la justice. » Quoi qu’en aient dit les controversistes gallicans, cette bulle est relativement mesurée. La déposition du roi n’y est pas encore prononcée. On dirait que Boniface n’a pas perdu tout espoir : « Comme Nabuchodonosor, le premier des rois de la terre, puisse-t-il ne pas s’obstiner ! Nous avons cherché à ramener la brebis égarée ; nous avons voulu la ramener sur nos épaules au bercail... » Cette bulle Super Petri solio fut affichée à la porte de la cathédrale d’Anagni.

LA « BESOGNE » DE GUILLAUME DE NOGARET.

Pendant ce temps-là Guillaume de Nogaret et ses acolytes avaient travaillé à leur « besogne secrète ». Un de ces acolytes, le Florentin Mouche, qui avait introduit naguère Charles de Valois en Toscane et guidé en Italie plusieurs missions françaises, fut l’interprète de celle-ci et la mit en rapport avec les barons et les municipes du Patrimoine, dont il connaissait les rancunes. C’est dans le château de Staggia — donné quelques années auparavant, par le roi des Romains, à l’un des frères de Mouche, Nicoluccio de Franzesi — que Nogaret établit son quartier général. Les domaines de Mouche et des siens, Staggia, Poggibonsi, Fucecchio, étaient situés sur le territoire de Florence, près des frontières de Sienne. De là il était facile de s’aboucher avec les exilés, les mécontents, les bandits de la région apennine, et les ennemis, très nombreux, des Gaëtani dans la région. Les Ceccano, les Sgurgola, les Bussa, ceux d’Alatri, de Segni et de Veroli, beaucoup de seigneurs des monts Albains, étaient prêts à tout pour humilier Boniface et son neveu, que l’on appelait le « marquis ». Les plus acharnés étaient des gens d’Anagni, compatriotes du pape, lésés par lui, et ce Rinaldo da Supino, capitaine de la ville de Ferentino, dont la sœur avait été jadis fiancée à Francesco Gaëtani : ceux-là avaient des vengeances de famille à satisfaire. Pour eux, le pape n’était pas le père universel des fidèles ; ils le connaissaient de trop près : ce n’était que Benedetto Gaëtani. Les clients des Colonna, sous les ordres du féroce Sciarra, fils de Jean Colonna, naguère réfugié en France, firent l’appoint nécessaire. Ni le roi de Naples ni les Romains ne s’engagèrent dans la ligue. Aussi bien, pour un coup de main, quelques aventuriers valaient mieux qu’une armée.

Lorsque les amis qu’il avait à la Cour de Boniface — les cardinaux Napoléon des Ursins et Richard de Sienne, le capitaine et le podestat d’Anagni, et le maréchal de la Cour pontificale — l’avertirent que la bulle Super Petri solio allait être fulminée, Guillaume de Nogaret donna rendez-vous à ses complices, pour la nuit du 6 au 7 septembre. Le 7, avant l’aurore, la petite troupe — six cents hommes d’armes environ, avec un millier de sergents à pied — s’ébranla dans la direction d’Anagni. L’étendard fleurdelysé de France et le gonfalon de Saint-Pierre étaient déployés, car les condottieri de Nogaret marchaient à la fois, étant à la solde et sous la protection de Philippe, « pour venger l’injure du roi de France » et, vassaux du Saint-Siège, « pour la défense de l’Église romaine contre l’usurpateur ». Ils criaient, dit un témoin : « Vivent le roi et Colonna ! »

L’ATTENTAT

Boniface ne se doutait de rien. La bande de Nogaret, de Colonna et de Rinaldo arriva, sans rencontrer de résistances, sur la place publique d’Anagni, où Nogaret harangua la foule. « Au bruit, tout le peuple de la ville s’émut, ainsi que les chevaliers et les damoiseaux, et il y en eut de l’hôtel de Boniface qui criaient aussi : mort au pape et au marquis ! » Pour aller au palais du pape, il fallait passer devant celui des Gaëtani, où le marquis et ses domestiques s’étaient barricadés à la hâte. On les attaqua, et le marquis fut pris. Colonna, Rinaldo, pénétrèrent jusqu’à Boniface en traversant la cathédrale qui communiquait avec le château, tandis que leurs gens se répandaient, pour piller, derrière eux : « Le seigneur cardinal François, neveu du pape — jeune homme gras et robuste —, s’enfuit sous les habits d’un valet. On pilla sa maison, celle de l’évêque de Palma, la banque des Spini, les hôtels du pape et du marquis. La lutte, le pillage et l’arrestation du pape, tout était fini à midi. »

On dit que Boniface, abandonné de tous, attendit les agresseurs les clés et la croix dans les mains. Les premiers qui se précipitèrent dans la chambre où il était furent les hommes de Sciarra : ils accablèrent le vieillard de menaces et d’injures ; Sciarra voulait le tuer ; d’après une tradition célèbre, mais qui n’est pas corroborée par des témoignages contemporains, il l’aurait souffleté. A ces outrages inouïs, le pape ne répondit pas ; il dit seulement en langue vulgaire : « Voici mon cou, voici ma tête, eccovi il collo, eccovi il capo ! » Enfin Nogaret arriva. Il était dans sa politique d’empêcher les voies de fait inutiles, afin d’assurer à son acte le caractère ou l’apparence d’une procédure régulière. On le croit très volontiers quand il déclare que le pillage de la caisse et de la cave pontificales eut lieu sans son agrément, et qu’il travailla de son mieux à sauvegarder les personnes et les biens des Gaëtani. Seulement, sa modération n’allait pas jusqu’à épargner au prisonnier les dernières souffrances morales. Dans la chambre du pape, « en présence de plusieurs prud’hommes », il discourut. « J’expliquai, exposa-t-il plus tard dans ses Mémoires justificatifs, la cause et la manière de notre arrivée. Je dis ce qui avait été fait en France, les accusations dont Boniface, que j’avais devant moi, avait été chargé. Ces accusations, il ne s’en était point défendu ; il était donc réputé, conformément aux canons, convaincu, confès et condamné. Toutefois, comme il convient que vous soyez déclaré tel par le jugement de l’Église, je veux vous conserver la vie et vous représenter au concile général que je vous requiers de convoquer. Il s’agit d’hérésie, et vous serez jugé, bon gré mal gré. Je prétends aussi faire en sorte que vous n’excitiez point du scandale dans l’Eglise, surtout contre le roi et le royaume de France. A ces fins, je vous arrête, en vertu des règles du droit public, pour la défense de la foi et l’intérêt de notre mère la Sainte Église, non pas pour vous faire insulte, ni à aucun autre... » Boniface n’acquiesça pas. Alors Nogaret s’installa pour le garder à vue. « Le seigneur pape ne fut ni lié, ni mis aux fers, ni chassé de son hôtel, dit un témoin anonyme, mais le seigneur Guillaume de Nogaret le gardait dans sa chambre, en nombreuse compagnie[19]... » Voilà le vinaigre et le fiel dérisoires dont Dante parle dans le Purgatoire (c. XX) :

Veggio in Alagna entrar lo flordaliso

E nel vicario suo Cristo esser catto.

Veggiolo un’ altra volta esser deriso ;

Veggio rinnovellar l’aceto e’l fele,

E tra nuovi ladroni esser anciso.

Veggio ‘l nuovo Pilato...

Mais, l’attentat consommé, rien n’était fini. Au contraire, les difficultés commençaient. Comment traîner d’Anagni à Lyon, à travers la moitié de l’Italie, un pape de quatre-vingt-six ans ? La chose eût été difficile avec une escorte française ; l’entreprendre avec la milice du municipe de Ferentino et les barons de la Campagne, c’était folie. Guillaume de Nogaret n’avait pas prévu que la plupart de ses partisans s’effraieraient de leur audace et qu’un revirement aurait lieu en faveur de la victime. Rien ne montre mieux que Nogaret, avec ses qualités d’audace, avait l’esprit chimérique ; son excessif mépris des hommes l’aurait perdu s’il n’avait été servi par une chance extraordinaire. « Comme certains nobles d’Anagni, parents des Colonna, ne voulaient pas consentir à ce que l’on emmenât le pape hors de la ville », la journée du 8 septembre, lendemain de l’attentat, se passa sans rien faire. Le 9, au matin, les Anagniotes et les gens des environs se soulevèrent en criant : « Vive le pape, mort aux étrangers ! » Sciarra et Rinaldo essayèrent de résister, mais, après avoir subi des pertes sensibles, ils évacuèrent la ville. Nogaret se réfugia avec eux à Ferentino, et la bannière fleurdelysée, qui avait été arborée sur le palais pontifical, fut traînée dans la boue. En même temps, quatre cents cavaliers romains arrivaient ; ils emmenèrent Boniface à Rome (12 septembre), à travers un pays en feu, « plein de mauvaises gens ». Le pape se laissa faire, ces terribles journées l’avaient brisé. Plus tard, dans ses Apologies, Nogaret eut l’impudence de prétendre qu’avant de quitter Anagni, Boniface reconnut comme légitime la procédure du 7, et pardonna publiquement aux auteurs de l’attentat.[20] Assurément il ne pardonna pas, mais il avait perdu l’esprit. Il eut des accès de démence sénile. Il mourut le 11 octobre.

Cette mort sauva Nogaret qui, de vaincu, redevint, du jour au lendemain, victorieux, et consomma l’humiliation du Saint-Siège. « Ce qu’il y a d’extraordinaire, en effet, dans l’épisode d’Anagni, a très bien dit E. Renan, ce n’est nullement que le pape ait été surpris, c’est que cette surprise ait amené des résultats durables, c’est que la papauté ait été abattue sous ce coup, c’est qu’elle ait fait amende honorable au roi sacrilège. Cela ne s’est vu qu’une fois, et c’est par là que la victoire de Philippe le Bel sur la Papauté a été dans l’histoire un fait absolument isolé. »

 

VIII. L’ÉPILOGUE DU DIFFÉREND SOUS BENOÎT XI ET CLÉMENT V

L’avenir politique de la papauté dépendait du successeur de Boniface. Ou bien le pape nouveau anathématiserait les auteurs de l’attentat et continuerait contre la France une guerre sans merci ; ou bien, soit qu’il pardonnât aux sacrilèges, soit qu’il entrât seulement en négociations avec eux, il avouerait l’impuissance du Saint-Siège : il placerait, pour longtemps, le souverain pontificat dans la dépendance de ceux qui l’auraient impunément insulté. Le 21 octobre 1303 (après onze jours d’interrègne seulement), un frère prêcheur, homme doux et lettré, Nicolas Boccasini, fils d’un notaire de Trévise, fut élu. C’était un des trois prélats qui, dans la journée du 7 septembre, étaient restés aux côtés de Boniface. On le savait honnête, mais timide, prêt aux accommodements ; et c’est pour cela que Benoît XI réunit les suffrages des cardinaux. Dès lors, le triomphe de Philippe — ce triomphe qui avait été refusé à Barberousse, à Philippe Auguste à Frédéric II — et l’asservissement de Rome à la France capétienne étaient inévitables.

Il suffit d’ailleurs, pour augurer du dénouement, de constater l’attitude des adversaires aux premiers jours du pontificat. Celle des Français est insolente. Guillaume de Nogaret donne des lettres de sauvegarde aux gens de Ferentino, où il est déclaré que ceux d’Anagni auront à se repentir d’avoir trahi l’envoyé du roi, d’avoir attenté à sa vie, d’avoir traîné sa bannière dans le ruisseau ; la mort de Boniface n’a pas interrompu l’action engagée contre lui à raison des crimes imprescriptibles d’hérésie, de simonie et de sodomie ; ses complices n’ont pas été châtiés. Cependant le pape n’osait ni renouveler contre Philippe l’excommunication nominative, ni sortir de Pérouse.

NOGARET ET BENOIT XI.

Guillaume de Nogaret se rendit, au commencement de 1304, auprès de Philippe le Bel, qui se trouvait alors en Languedoc. Il exposa sa conduite et reçut, en récompense, des biens considérables. Il conseilla d’envoyer au pape, qui n’avait pas encore notifié son avènement, une ambassade solennelle. Et le mois de février ne s’écoula pas, en effet, sans que Philippe dépêchât à Benoît XI, pour le féliciter, pour « renouveler l’ancienne amitié » entre le royaume et le Saint-Siège, et pour requérir l’annulation des anathèmes de Boniface — « feu Boniface, qui naguère présidait au gouvernement de l’Église » — trois membres de son Conseil, qui s’étaient notoirement associés, en 1303, aux mesures antipapistes : le canoniste Pierre de Belleperche, Béraud de Mercœur et Guillaume de Plaisians, chevaliers ; un quatrième personnage leur fut adjoint : Guillaume de Nogaret. Ces choix attestent que les faits et gestes de Nogaret en Italie n’avaient point du tout déplu au petit-fils de Saint Louis et que la politique d’intimidation, représentée par le promoteur du tumulte d’Anagni, était toujours en faveur.

Benoît XI avait résolu, toutefois, de distinguer entre Philippe et les auteurs des scandales de septembre. Il était prêt à annuler les procédures et les sentences de Boniface contre le roi, son royaume, ses conseillers et ses sujets : effectivement, Philippe fut relevé dès le 2 avril, « sans qu’il l’eût demandé », de toutes les censures qu’il pouvait avoir encourues, et les Colonna, ses protégés, reçurent un commencement de réparation. En revanche, il ne serait pas dit que Guillaume de Nogaret aurait outragé impunément la majesté pontificale. Benoît conciliait ainsi ses craintes et le cri de sa conscience, son respect de la force et son désir de justice, sa faiblesse et son orgueil : il amnistiait l’homme puissant, mais il frappait, avec ostentation, un subalterne. Rien n’aurait été plus facile à Philippe, en effet, que de désavouer Nogaret ; et le pape caressa certainement l’espérance d’obtenir cette satisfaction, résigné à s’en contenter.

Lorsque l’ambassade arriva, il refusa de voir Nogaret, parce qu’entrer en relations officielles avec lui, c’eût été le déclarer libre de toute excommunication. Quand il prononça, le 13 mai, une absolution générale, il excepta nommément « Guillaume de Nogaret, chevalier ». Enfin il entama contre ce bouc émissaire une poursuite canonique : la bulle Flagitiosum scelus, du 7 juin 1304, cite à comparaître devant le Saint-Siège les coupables d’Anagni, Nogaret, Rinaldo, Sciarra et leurs compagnons, les auteurs de ce « crime monstrueux, que des hommes très scélérats ont commis contre la personne du pape Boniface, de bonne mémoire... Lèse-majesté, crime d’État, sacrilège, violation de la loi Julia de vi publica, de la loi Cornelia sur les sicaires, séquestration de personnes, rapine, vols, félonie, tous les crimes à la fois ! Nous en restâmes stupéfait ... O forfait inouï ! O malheureuse Anagni, qui as souffert que de telles choses s’accomplissent dans tes murs ! Que la rosée et la pluie tombent sur les montagnes qui t’environnent, mais qu’elles passent sur ta colline maudite sans l’arroser !... »

C’est ainsi que Benoît XI épuisa son éloquence contre les serviteurs d’un roi qu’il venait d’absoudre, parce qu’ils étaient coupables d’un acte dont ce roi les avait félicités. Comment s’expliquer que les événements n’aient pas tourné comme le désirait Benoît, et comme il était probable, a priori, qu’ils tourneraient ? Nogaret avait des jaloux (aemuli), et des gens mal informés (veritatis ignari) s’unissaient à ces envieux pour le « diffamer gravement auprès du roi à l’occasion du fait d’Anagni. » Il eut été en péril si, la défaite du Saint-Siège étant moins complète, le roi avait eu le moindre intérêt à transiger. Mais Philippe n’avait rien à ménager, et, d’autre part, il a toujours été très fidèle à ceux qui avaient gagné sa confiance. Enfin Nogaret n’était pas homme à se laisser égorger : il fit présenter contre Boniface mort l’acte d’accusation dressé l’année précédente contre Boniface vivant ; avant que la bulle Flagitio sum scelus, qui l’ajournait devant le tribunal du pape, le touchât, il se hâta de se mettre à l’abri, en France. Cependant, la Cour pontificale allait le juger, à Pérouse, par contumace : « Tout était prêt, dit-il dans ses Mémoires ; la sentence allait être prononcée contre moi ; le pape avait fait dresser sur la place, devant son hôtel, un échafaud tendu de drap d’or... » Mais Dieu veillait : ce jour-là, le 7 juillet, « Dieu, plus puissant que tous les princes ecclésiastiques et temporels, frappa ledit seigneur Benoît de sorte qu’il ne lui fut pas possible de me condamner ». Ce miracle s’opéra, dit-on, par le moyen d’un jeune homme, habillé en religieuse, qui se présenta comme tourière des sœurs de Sainte Pétronille : il offrit au pape des figues fraîches, de la part de son abbesse ; quoiqu’il se méfiât des empoisonneurs, le pape en mangea, parce que l’abbesse était sa dévote, et mourut.

LA VACANCE DU SAINT-SIÈGE EN 1304-1305.

La vacance du Saint-Siège dura, cette fois, près d’un an, du 7 juillet 1304 au 5 juin 1305. Ce fut, durant ces onze mois, une bataille désespérée, dans le Sacré Collège, entre les partisans de la France et les « Bonifaciens » (Gaëtani et Stefaneschi), dépositaires et défenseurs de la tradition romaine. Benoît XI, bien que conciliant, avait eu des velléités de fermeté : il était italien ; il avait toujours vécu à la Cour de Rome, dans les villes de la Campanie, du Latium et de la Sabine, où flottaient les souvenirs héroïques des Grégoire et des Innocent ; Boniface avait été son maître et son bienfaiteur. Son règne avait prouvé qu’il fallait asseoir un étranger, un Français, une créature du roi, sur le trône pontifical si l’on voulait parachever l’asservissement de la Papauté. L’élection de l’archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got, fut donc, pour la politique française, le plus éclatant triomphe. Il serait intéressant de connaître, en détail, les intrigues qui préparèrent cet événement décisif, mais elles ont été secrètes.

L’attitude de Nogaret pendant l’interrègne est instructive. Cet habile homme craignait sûrement que l’élection tournât mal, et il prit des précautions en conséquence : il annonça que si le successeur de Benoît XI était un « bonifacien », il trouverait à qui parler. Le 7 septembre, anniversaire de l’attentat d’Anagni, l’auteur principal de cet attentat fit enregistrer devant l’official de Paris une Apologie de sa conduite. Après avoir raconté, à sa manière, les épisodes du Différend, il déclare que la mort de Boniface ne l’empêchera point de continuer, contre cet antipape, son « œuvre vertueuse » ; car « l’accusation d’hérésie n’est pas éteinte par la mort », et il est de l’intérêt public que la mémoire d’un si grand coupable s’effondre avec l’éclat convenable (cum debito sonitu). Le 12 septembre, il proteste d’avance, devant le même officiai, contre le pape futur, si le pape futur était choisi parmi ces assistants du Saint-Siège, fauteurs d’hérésie, qui avaient approuvé Boniface : « Des fils de la sainte Église romaine, dit-il, essaient de la violer ; ils la traitent en courtisane, à la face des nations. Eh bien ! De même que je me suis élevé naguère contre ledit Boniface, je m’opposerai comme un mur à cette engeance. Par les présentes j’en appelle au siège apostolique, à l’Église universelle, au pape légitime, de peur que les cardinaux présument d’élire un des complices de Boniface ou procèdent à l’élection de concert avec ces excommuniés. » En même temps il écrivait : « Le Souverain Pontife n’est qu’un homme, sujet à l’erreur. Si, pour nos péchés, quelque Antéchrist envahit le Saint-Siège, il faut lui résister. Le pape légitime a le devoir de savoir gré aux champions de la foi qui ont combattu pour l’Église contre le loup déguisé en berger ; autrement, il se rend solidaire du coupable : il est hérétique comme lui... » Et dans ses Allegationes excusatoriae, la pièce la plus considérable qu’il ait composée pour sa défense : « Le pape Benoît s’est plaint que le trésor de Boniface ait été pillé à Anagni ; il aurait mieux fait de regretter que ce trésor eût été amassé par de mauvais moyens. Il a procédé contre moi précipitamment, à la légère, d’une manière irrégulière... Qu’un concile général soit convoqué pour faire enfin justice de la mémoire de Boniface et de sa séquelle. Je m’offre à les poursuivre ; et, en attendant, comme il y a des bonifaciens à la Cour pontificale, qui sont mes ennemis à cause de mon zèle pour la cause de Jésus-Christ, je les récuse. Je ne les nomme pas : leurs déportements les désignent assez ; mais je les nommerai : j’établirai que l’âme perverse de Boniface revit dans les sectateurs du schisme bonifacien... » La menace du procès à la mémoire de Boniface et aux Bonifaciens fut ainsi suspendue comme un glaive sur la tête du pape futur, et au-dessus du conclave. Rien n’était plus propre à influencer les électeurs de Pérou se.

ÉLECTION DE BERTRAND DE GOT.

Cependant entre la petite ville de l’Ombrie où délibéraient les cardinaux et la Cour de France, des messages s’échangeaient. « Le roi dit un chroniqueur, avait chargé Pierre Colonna de promesses corruptrices. » Au mois d’avril 1305, trois conseillers du roi de France, Mouche, Itier de Nanteuil, prieur des Hospitaliers en France, et maître Geoffroi du Plessis, protonotaire de France, étaient à Pérouse. Le 14 avril, les magistrats municipaux les avertirent que l’on disait à Pérouse qu’ils étaient venus pour procéder contre la mémoire de Boniface et pour récuser les Cardinaux créés par ce pape ; les envoyés répondirent qu’ils étaient venus pour le bien de l’Église universelle, dans l’intérêt de la ville et des Pérugins, afin que l’Église romaine fût enfin pourvue d’un pasteur. Il est certain qu’ils s’employèrent énergiquement contre les Gaëtani.

Bertrand de Got, qui prit le nom de Clément V, fut élu le 5 juin 1305. Pour expliquer ce choix, Villani raconte, dans ses Istorie Florentine, l’historiette suivante. Les partisans et les adversaires de Boniface auraient décidé, de guerre lasse, qu’une liste de trois personnes « papables », étrangères à l’Italie et au Sacré Collège, serait dressée par les Bonifaciens ; celle de ces trois personnes que désignerait la faction adverse serait élue à l’unanimité. Bertrand de Got aurait été mis sur la liste des Bonifaciens parce qu’il était considéré comme partisan de Boniface, ami d’Edouard d’Angleterre, et hostile à Charles de Valois. Philippe, prévenu par le cardinal de Prato, se serait empressé d’assigner à l’archevêque un rendez-vous, et, dans une entrevue aux environs de Saint-Jean-d’Angély, il lui aurait promis de le faire élire, sous certaines conditions. Mais on a les itinéraires de l’archevêque de Bordeaux et du roi de France pendant le mois de mai 1305, où Villani place l’entrevue de Saint-Jean-d’Angély ; ils prouvent que l’archevêque et le roi ne se sont pas rencontrés et, par conséquent, que le chroniqueur florentin a été, au moins en partie, mal informé. Comment croire, cependant, que l’élection de Pérouse n’ait pas été précédée en effet de pourparlers, d’une réconciliation et d’un pacte entre l’archevêque et le roi ? Si la Cour de France, dont les agents ont certainement pesé sur les délibérations du conclave, n’avait pas désigné Bertrand de Got, les cardinaux n’auraient jamais songé à tirer de son néant cet obscur prélat de Gascogne. D’ailleurs, l’attitude de Bertrand pape appuie l’hypothèse, si vraisemblable, que Bertrand candidat se mit à la discrétion de la France. En somme, il y eut des trafics ; et de ces trafics, qui n’ont pas laissé de traces, résulta, pour la Papauté, la « captivité de Babylone ». Villani dit qu’un des articles du pacte conclu entre le roi et le futur pontife, dans l’entrevue supposée de Saint-Jean-d’Angély, fut la condamnation des actes de Boniface. Dans une lettre écrite en 1311, Philippe rappelle à Clément qu’il l’a entretenu de cette affaire, à Lyon, dès novembre 1305. Lors de la seconde entrevue de Poitiers entre le pape et le roi (juillet 1308), l’ouverture des poursuites contre Boniface, la canonisation de Célestin V et l’absolution de Nogaret furent encore au nombre des exigences que Philippe formula.[21] Ainsi l’élection d’un suppôt de la France n’eut pas même ce résultat de faire tomber le procès à la mémoire de Boniface que Nogaret, sous Benoît XI, avait menacé d’intenter. Procès effroyable, dont la Cour pontificale devait souhaiter d’éviter le scandale à tout prix. Il ne s’agissait de rien moins, en effet, que d’établir, par enquête, à la face du monde, la vérité des accusations articulées, en juin 1303, par Guillaume de Plaisians, contre les mœurs et l’orthodoxie de Boniface. Or, Nogaret était passé maître en ces matières : on savait qu’il était expert à recruter des témoins pour convaincre n’importe qui des crimes les plus ignobles. Clément V lui-même, si peu romain qu’il fût, prévoyant « l’affreuse nudité que la main brutale de procureurs habitués à fouiller des immondices allait révéler », devait craindre « les ordures de leur imagination, la crudité de leur langage. » Ce procès, c’était, pour Nogaret, le moyen d’arracher au successeur de Benoît XI l’absolution que Benoît XI lui avait refusée, et, pour le roi, c’était une arme. Clément se montrait-il docile ? On la laissait reposer. Hésitait-il à complaire ? On la tirait du fourreau. De 1306 à 1311, l’ennemi des Gaëtani s’en servit avec dextérité. S’il abandonna, enfin, en 1311, la prétention de faire exhumer, pour qu’on brûlât ses os, le cadavre de Boniface, ce fut après avoir fait procéder à l’enquête (qui commença le 16 mars 1310), rassasié de hontes la Curie, couvert de boue les choses les plus sacrées, et dicté au pape une lettre qui justifiait solennellement les auteurs de l’incident d’Anagni.

CLÉMENT V ABSOUT LES ADVERSAIRES DE BONIFACE.

La bulle Rex gloriae virtutum, datée d’Avignon (27 avril 1311), qui lève et ordonne d’effacer des registres de l’Église de Rome les excommunications, sentences, etc., lancées par Boniface et par Benoît depuis la Toussaint de l’an 1300 contre le roi, le royaume, les appelants au concile général, etc., semble avoir été préparée par Nogaret en personne. Une autre bulle du même jour déclare que le pape ne recevra plus aucun acte où le zèle de Philippe, dans l’affaire de Boniface, serait blâmé : « Ce zèle, dit Clément V, a été louable, nos bonum pronunciamus atque justum. » Zelum bonum atque justum, tel est le jugement d’un pape sur la conduite du roi pendant le différend : ce que le roi a fait, il l’a fait, Clément V l’atteste, pour la défense de l’Église, comme champion de la foi. Approbation plus cruelle cent fois pour la Papauté que le soufflet symbolique de Sciarra.

 

 

 



[1] L’histoire du Différend entre Philippe le Bel et Boniface Vin, dont on peut maintenant parler paisiblement, a longtemps surexcité les passions. Gallicans, jansénistes, ultramontains s’en sont jeté autrefois les pièces au visage. Ces pièces sont au Trésor des Chartes de France (J 478-493 et J 968-969, JJ 29, etc.), et aux Archives du Vatican. Le gallican Pierre Dupuy, qui classa les layettes du Trésor, publia (assez mal) en 1655, dans son Histoire du différend d’entre le pape Boniface VIII et Philippe le Bel, roi de France, la plupart des documents les plus intéressants des archives royales. Les registres de Boniface VIII, conservés aux Archives du Vatican, étaient, en 1900, en cours de publication par les soins de l’École française de Rome. Voir aussi les textes publiés par Kervyn de Lettenhove, Etudes sur l’histoire du XIIIe siècle, s. à. Le livre de P. Dupuy, celui de A. Baillet (Histoire des démêlés du pape Boniface VIII avec Philippe le Bel, 1718) sont passionnément hostiles à Boniface. De nos jours, Boniface a trouvé des apologistes ; le principal est dom Tosti (Storia di Bonifazio VIII e de’ suoi tempi, 1846). E. Boutaric, E. Renan (dans l’Histoire littéraire, t. XXVII, 1877 ; cf. la réimpression intitulée Études sur la politique religieuse du règne de Philippe le Bel, 1899), F. Rocquain (La Cour de Rome et l’esprit de Réforme avant Luther, t. II, 1895) et A. Baudrillart (Des idées qu’on se faisait au XIVe siècle sur le droit d’intervention du Souverain Pontife dans tes affaires politiques, dans la Revue d’histoire et de littérature religieuses, 1898) sont jusqu’à présent les derniers historiens de la querelle. Mais G. Digard, un des éditeurs des registres de Boniface, a consacré de longues années à préparer Philippe le Bel et le Saint-Siège.

[2] En Allemagne et en Angleterre comme en France.

[3] Des conflits entre les gens du roi, d’une part, l’évêque de Poitiers et les chapitres de Chartres et de Lyon d’autre part, avaient entraîné, dès le début du règne de Philippe le Bel, des appels en Cour de Rome. On a un mémoire qui fut présenté à Nicolas IV, à l’automne de 1289, au nom du roi, relativement à l’affaire de Chartres ; l’allure en est dégagée, impertinente ; longtemps avant l’ouverture du Différend, elle annonce le Différend :« Notre Très Saint-Père a sans doute eu pitié de notre grande jeunesse. Il nous a exposé dans ses lettres comment, au rapport de quelques-unes, nous lésons les droits et les franchises de l’Église de Chartres. C’est une grande joie pour nous de voir que quand il s’agit de nous, il met plus d’empressement à veiller à notre correction, sur un simple soupçon, qu’à celle des autres rois...» Et plus loin : « Il a été bon prophète, le pauvre truand de notre royaume qui a dit : « Les exactions des clercs ne cesseront que lorsqu’ils auront épuisé le dévouement des Français. »

[4] Le pontificat de Célestin a été l’objet de travaux qui ont été réunis dans un volume intitulé ; Celestino V ed il VIto centenario della sua incoronazione, 1894.

[5] De leur côté, l’archevêque de Reims et ses suffragants, comme effrayés de l’audace du pontife, inquiets des conséquences, écrivirent à Boniface pour attirer son attention sur les représailles probables : « Le roi et les barons, disaient-ils, nous reprochent de ne pas contribuer à la défense du royaume, bien que les prélats y soient tenus, quelques-uns par l’obligation de leurs fiefs, presque tous par le serment de fidélité ; le roi nous menace de nous retirer l’appui dont nous avons besoin pour vivre en sûreté ; c’est la ruine de l’Église... »

[6] Il serait très intéressant de comparer la littérature antipapiste du temps de Philippe le Bel à celle du temps de Frédéric II ; il y a des analogies frappantes et peut-être des imitations

[7] C’est vers cette époque qu’un agent secret de Philippe le Bel, le prieur de la Chaise, Pierre de Paroi, qui se serait abouché dès 1295 avec les ennemis de Boniface dans le Sacré Collège, Hugues Aicelin et les Colonna, aurait entendu parler pour la première fois des «erreurs, des horreurs et des hérésies» du pape. Le roi de France, informé, l’aurait prié de faire part à Boniface des bruits qui couraient sur son compte. Pierre de Paroi a raconté plus tard qu’il tenta, en effet, cette démarche invraisemblable. «Qui t’a dit cela ?», aurait demandé Boniface. «Je lui nommai Philippe, le fils du comte d’Artois, et monseigneur Jacques de Saint-Pol, parce qu’il ne pouvait rien contre eux. Il s’écria : « Ces chevaliers sont des sots et se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Voilà bien l’orgueil des Français. Va-t’en, ribaud, mauvais moine. Dieu me confonde si je ne confonds pas l’orgueil des Français. Je détruirai les Colonna. Je détrônerai le roi de France. Tous les autres rois chrétiens seront avec moi contre lui. »

[8] Comme Henri de Vézelay, garde du sceau de Philippe III, Pierre Flote était borgne.

[9] Dans le tumulte du différend entre Philippe et Boniface, Saisset fut oublié. On le laissa se rendre à Rome, où il resta jusqu’après les événements d’Anagni. En 1308, le roi pardonna à l’exilé, « vieux et fragile », et lui rendit son temporel.

[10] Il semble que, cinq semaines plus tard, le pape, mieux informé (par l’archevêque de Narbonne ?), se soit ravisé. Une bulle du 13 janvier 1302 mande à l’archevêque d’instruire en France le procès de Saisset, « nonobstant nos lettres antérieures». Ce contre-ordre arriva sans doute trop tard, lorsque les lettres du 5 décembre avaient déjà produit leur effet.

[11] Ou de leur trahison. Pendant les premières années de son pontificat, Boniface s’était fait, sans le savoir, beaucoup d’ennemis dans le clergé gallican par ces coups de force saccadés dont il était coutumier envers et contre tous : c’est ainsi qu’il avait nommé Gui de la Charité à l’évêché de Soissons sans consulter le chapitre, appelé proprio motu sur le siège de Comminges le jeune Bertrand de Got (qui fut plus tard Clément V) et Denys Benaiston sur le siège du Mans, distrait le diocèse de Dol de la province de Tours pour le placer omnimodo, précise, immédiate et absolute sous la tutelle du Saint-Siège, etc.

[12] La doctrine de la bulle Unam sanctam est celle des ultramontains intransigeants, et pour l’avoir affirmée, Boniface a été appelé, par eux, Boniface le Grand. Elle gêne, au contraire, un autre parti : Mury a essayé de se débarrasser de ce document en en contestant l’authenticité matérielle (Revue des questions historiques, t. XXVI, 1879, p. 91), mais le P. Desjardins n’a pas eu de peine à montrer la faiblesse de ses arguments (Etudes religieuses de la Cie de Jésus, 1880).

[13] On a souvent remarqué que la conclusion dogmatique de la bulle (Porro subesse, etc.) « est générale et susceptible de s’accorder avec les interprétations les plus mitigées de la doctrine de l’Eglise sur sa puissance temporelle ». Au fond, Boniface, dans la bulle Unam sanctam comme dans la bulle Clericis laicos, n’a pas dit grand-chose de nouveau. Mais il avait l’art de donner un tour blessant aux lieux communs.

[14] C’est le style de Nogaret. L’allusion aux patarins est sûrement de Nogaret, accusé par les Bonifaciens d’être fils d’un patarin. La collaboration des Colonna s’accuse dans le passage relatif aux faits et gestes de Boniface dans la Campanie romaine.

[15] Seuls, l’évêque d’Autun et l’abbé de Cîteaux refusèrent de s’associer à la déclaration. Un sergent d’armes appréhenda l’évêque d’Autun à sa sortie du Louvre. L’abbé de Cîteaux fut mis au Châtelet de Paris.

[16] Voici ce qui se passa à Bourges. Le 4 août, Jean d’Auxi, chantre d’Orléans, lut, en présence de plusieurs témoins et de notaires publics, aux chanoines de la cathédrale, les lettres du roi : après délibération, ils adhérèrent tous, nemine contradicente ; il se transporta ensuite au couvent des frères prêcheurs, puis au couvent des frères mineurs, où la même scène fut répétée. Le 5, la communauté des bourgeois de la ville et des faubourgs de Bourges, convoquée par un héraut, suivant la manière accoutumée, se réunit au prieuré de Notre-Dame de la Comtal ; les lettres du roi ayant été tues, traduites et commentées en langue vulgaire, l’homme du roi « requit diligemment l’auditoire de déclarer s’il consentait à l’appel» ; tous répondirent : « Placet, placet. » Le même jour, les chapitres de Saint-Pierre le Puellier et de Saint-Ursin adhérèrent pareillement. Le 6, ce fut le tour des chapitres de Saint-Outrille-du-Château, de Notre-Dame de Sales et de Notre-Dame de Moyenmoûtier.

[17] Parmi les papiers saisis chez Nogaret, après son décès, on trouva un document intitulé : « Questio dominiGuillelmi de Nogareto facta Universitali clericorum Parisius studentium utrum jurisdictionis temporalis gladius adsummum pontificem pertineat in regno Francie et aliis regnis..»

[18] Vers le 15 août, le prieur Pierre de Paroi quitta Paris pour rejoindre Nogaret : « Je devais, dit-il plus tard dans l’enquête ouverte sous Clément V au sujet de la bonne foi du roi, notifier à Boniface les appels interjetés contre lui. Si je ne pouvais parvenir jusqu’à lui, je devais publier ces actes à Rome, et les faire afficher aux portes des églises de Toscane, de Campanie et de Lombardie. Au moment où je reçus ces instructions, un des grands prélats du Conseil me dit : Prieur, tu sais que ce Boniface est un mauvais homme, un « hérétique, qui entasse les scandales. Tue-le. Je prends tout sur moi. Mais le roi dit, de sa propre bouche : Non, non, à Dieu ne plaise ; le prieur n’en fera rien. »

[19] Geoffroi de Paris nous apprend comment on se figura, en France, la scène de l’attentat (Historiens de la France, t. XXII, pp. 108 et suiv.). Le rimeur parisien prête au pape un jargon comique, mi-français, mi-italien ; Boniface s’adresse à Nogaret :

« E ! fïliol mi, qui esto

Que me faig tant de tempesto ?

Favelle a my qui est ton sire.

— Sire clerc, je le puis bien dire,

(Guillot Longaret respondi...)

Chevalier sui au roi de France

Qui sus touz rois a grant puissance ;

Hui porras tu bien esprouver...

Ces flors de liz, les connais-tu ?

Hé, clerc, maugré en aies-tu,

Ceste cité n’est pas a toy ;

Tu n’i a riens : elle est au roy.

Ne ne te muef, ne ne remue. »

Le chroniqueur (officiel) de Saint-Denis prête à Nogaret ce discours : « O tu, chétif pape, voy et considère et regarde de monseigneur le roi de France la bonté qui, tout loing de son royaume, te garde par moi et défend. »

[20] Nogaret a écrit, dans un de ces derniers Mémoires justificatifs (fin 1310, commencement de 1311 ?) : « Ledit Guillaume, sachant que celui qui secoue le léthargique et met la camisole de force au frénétique fait une œuvre de charité, quoiqu’il ne soit pas agréable aux malades, a secoué et lié Boniface, qui était atteint à la fois de léthargie et de frénésie... Ledit Boniface comprit alors que cette Visitation venait de Dieu ; il reconnut que le fait dudit Guillaume et des siens était une œuvre de Dieu, non des hommes, et il leur remit toutes les irrégularités qu’ils avaient pu commettre, ou laisser commettre, si toutefois ils en avaient commis. »

[21] A partir de 1305, Nogaret ne cessa point d’exhorter le roi à s’occuper de ces questions. Il écrivait, par exemple, en 1305 : « Vous avez assumé contre Boniface la défense de la foi et de l’Église, à la face du monde. Craignez de l’abandonner. Laissez-moi agir. Il faut que l’hérésie de Boniface soit établie avant la réunion d’un concile général. Ceux qui vous disent que la chose est difficile en soi, impossible à cause des guerres et de la mauvaise volonté du pape, ne se soucient pas de votre honneur. Souvenez-vous que les hypocrites sont abominables à Dieu... Qui fingit religionem et zelum Dei, ubi non est ipocnta est, et oportet quod talis a Dominonecessario confundatur...»