Saint Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1226-1328)

 

Livre premier — Les événements politiques de 1226 à 1285

I - La minorité de Louis IX

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I. BLANCHE DE CASTILLE, SON ENTOURAGE ET SES ADVERSAIRES

LA mort subite, suspecte, de Louis VIII ouvrit en France une crise. L’héritage de haines que Philippe Auguste et Louis VIII avaient accumulé pendant trente années de conquêtes fut dévolu, en novembre 1226, à un enfant de douze ans ; et, par là, la France et la monarchie, si prospères au commencement du XIIIe siècle, semblèrent, du jour au lendemain, en péril.

Louis VIII, à son lit de mort, avait déclaré que son successeur, avec le royaume, et ses autres enfants mineurs devaient être, jusqu’à leur majorité, sous le « bail » (en la garde) de la reine Blanche, sa veuve. L’archevêque de Sens, les évêques de Chartres et de Beauvais l’affirmèrent par écrit. Cette désignation in extremis, faite au détriment des princes du sang, ne fut pas sérieusement discutée. Le droit public de la monarchie était encore souple, informe. Les ennemis de la reine Blanche, qui l’ont accablée d’injures, ne se sont jamais unis pour l’accuser d’avoir usurpé la régence ou de prolonger illégalement la minorité de son fils. Les barons de France acceptèrent, en fait, sans poser la question de droit, que la reine fût préposée, de par la volonté du roi défunt, au gouvernement du royaume. C’est ainsi que la défense des traditions capétiennes fut remise, en des circonstances difficiles, à une femme étrangère.

LA REINE BLANCHE DE CASTILLE.

La reine Blanche était la fille d’Aliénor d’Angleterre et d’Alphonse le Noble de Castille, la sœur de Bérengère de Léon, cette princesse virile qui sut se débrouiller au milieu des intrigues violentes de la noblesse castillane, et qui fit de Ferdinand III, son fils, un roi et un saint. Amenée en France à douze ans, en 1200, elle n’était jamais, depuis, sortie du royaume ; mais elle n’avait pas oublié l’Espagne : il y eut toujours des dames et des serviteurs espagnols dans sa maison ; elle recevait souvent de là-bas, et elle y envoyait des messages et des cadeaux. Femme du prince Louis, elle avait été une épouse féconde, fidèle, active ; lorsque Louis, appelé en Angleterre par les ennemis du roi Jean, avait vu ses affaires compromises, Blanche avait organisé à Calais une flotte de secours. Un conteur populaire du XIIIe siècle, le Ménestrel de Reims, rapporte à ce sujet une anecdote, qui, vraie ou fausse, peint le caractère attribué par les contemporains à la bru de Philippe Auguste. Le prince Louis, à bout de ressources, serré de près par les Anglais, avait en vain demandé de l’argent à son père. « Quand madame Blanche le sut, elle vint au roi et lui dit : Laisserez-vous ainsi mourir mon seigneur, votre fils, en pays étranger ? Sire, pour Dieu, il doit régner après vous, envoyez-lui ce qu’il lui faut, et d’abord les revenus de son patrimoine. Certes, dit le roi, Blanche, je n’en ferai rien. Non, sire ? Non vraiment, dit le roi. Par le nom de Dieu, dit madame Blanche, je sais, moi, ce que je ferai : j’ai de beaux enfants de mon seigneur ; je les mettrai en gage, et je trouverai bien quelqu’un qui me prêtera sur eux. Et elle s’en alla comme folle ; mais le roi la fit rappeler et lui dit : Blanche, je vous donnerai de mon trésor autant comme vous voudrez ; faites-en ce que vous voudrez ; mais sachez, en vérité, que je ne lui enverrai rien. Sire, répondit madame Blanche, vous dites bien. Et alors un grand trésor lui fut délivré, qu’elle envoya à son seigneur. » Voilà tout ce que l’on sait d’elle avant le moment où la mort de son mari lui imposa de grandes responsabilités.

SES CONSEILLERS.

Autour d’elle, pour l’assister, il y avait des hommes d’expérience, vieillis à la cour de Philippe Auguste. Frère Guérin, chevalier de l’Hôpital, un des héros de Bouvines, devenu évêque de Senlis et chancelier de France, que l’on considérait en novembre 1226 comme « le plus ferme soutien » de la dynastie, mourut, il est vrai, dès le mois d’avril 1227 ; mais d’autres serviteurs éprouvés étaient en état de le suppléer. Au premier rang, le vénérable Barthélemy de Roie, chambrier de France depuis vingt ans. La Chronique de Tours dit que les adversaires du royaume, le voyant gouverné, après la mort du roi Louis, par un enfant, une femme et un vieillard (Barthélemy de Roie), le crurent une proie facile, suivant ce dictum d’Ovide :

Tres sumus imbelles numero : sine viribus uxor,

Laërtesque senex Telemachusque puer.

Avec Barthélemy figuraient dans le conseil intime de la reine Blanche les membres de ces familles loyales, originaires, pour la plupart, de l’Ile-de-France et du Gâtinais, qui, attachées depuis longtemps à la maison capétienne, comblées par elle de faveurs, étaient en possession de lui fournir des grands officiers, des maréchaux, des baillis et des évêques : les Montmorency, les Montfort, les Beaumont, les Valeri, les Milli, les Clément, les Cornu. Gautier Cornu, archevêque de Sens, fut un des ministres les plus actifs de la Cour du roi pendant la minorité de Louis IX. Le connétable Mathieu de Montmorency, le maréchal Jean Clément, seigneur du Mez, Jean de Beaumont, etc., passaient pour des gens de guerre accomplis.

L’OPPOSITION ARISTOCRATIQUE.

Ce personnel de gouvernement fut mis tout de suite à l’épreuve. En effet, les grands vassaux de la couronne, domptés, puis tenus en respect pendant les règnes précédents, auraient pris volontiers une revanche. Mais, autant que par les mérites de son entourage, la reine Blanche devait être servie, en cette occurrence, par la nullité de ses adversaires. Les grands seigneurs de France étaient alors tout à fait dépourvus d’esprit politique et de méthode. Ils ne ressemblaient nullement à leurs contemporains, les barons anglais de Jean sans Terre et d’Henri III. Au contraire, à quatre cents ans de distance, il y a des analogies frappantes entre la minorité de Louis IX et la minorité de Louis XIV : une opposition brillante, bruyante, désordonnée, alliée à l’étranger ; des intrigues, des cavalcades et des chansons ; d’effroyables misères ; et contre le roc de l’autorité royale, déjà si solide qu’une tempête aurait eu, peine à ébranler, un vent de fronde qui souffle.[1]

Le premier des princes du sang était le comte de Boulogne, Philippe, fils légitimé d’Agnès de Méranie et de Philippe Auguste. On l’appelait « Hurepel », le Hérissé, à cause de sa chevelure, abondante et mal peignée, comme celle de son père. Il devait beaucoup à Louis VIII, qui l’avait investi des domaines de la maison de Dammartin, après la condamnation de Renaut de Dammartin à la prison perpétuelle. Il était riche, et, comme oncle d’un roi enfant, candidat éventuel au gouvernement du royaume. La maison de Dreux, qui remontait à Louis VI, était représentée par le comte Robert Gâteblé de Dreux, son chef, et par les trois frères de ce comte : Jean de Braine, comte de Mâcon, Henri de Braine qui fut trésorier de Beauvais, puis archevêque de Reims, enfin Pierre, dit Mauclerc, le grand homme de la famille. Celui-ci, veuf d’Alix, l’héritière de la Bretagne française et du comté de Richmond en Angleterre, avait, depuis 1221, la garde de ces deux fiefs au nom de son fils mineur, Jean le Roux ; il était hautain, hargneux et tenace ; il avait passé son temps, jusque-là, à guerroyer contre le clergé et la noblesse sauvages de Bretagne, et contre ses voisins de Poitou et d’Anjou ; on disait qu’il avait fait murer des fugitifs dans des lieux d’asile consacrés, et enterrer vif un prêtre. Son ambition passait pour être sans limites : le bruit courait que Robert, fondateur de la maison de Dreux, avait été le premier-né de Louis le Gros et que sa race était injustement écartée du trône. Les autres princes de souche capétienne, ceux de la maison de Courtenay et Hugues IV de Bourgogne, étaient encore jeunes ou sans autorité.

LES CHEFS DES PRINCIPAUTÉS FÉODALES.

Entre la Couronne et Mauclerc, fauteur probable de révolte, les maîtres des grandes principautés féodales, Flandre, Champagne, Guyenne, Toulouse, semblaient appelés à décider. .

A l’avènement de Louis IX, l’époux de Jeanne de Flandre, Ferrand de Portugal, le vaincu de Bouvines, était prisonnier à Paris, dans le château du Louvre, depuis de longues années. Mais comme il était le beau-frère de la reine de Portugal, sœur de Blanche, celle-ci, parente très dévouée, avait, dès 1226, obtenu de Louis VIII ce que Philippe Auguste avait refusé aux supplications de deux papes : la promesse de le délivrer. En janvier 1227, elle le délivra elle-même, par un traité qui, du reste, assurait à la Couronne une rançon et des garanties convenables. Le comte Ferrand et sa femme, la comtesse Jeanne, furent liés désormais par ce bienfait.

Le comte de Champagne, Thibaut IV, avait fait à Louis VIII une grosse injure, lorsque, au siège d’Avignon, il avait abandonné l’armée royale, sous prétexte que ses quarante jours de service féodal étaient accomplis. Que s’était-il passé ? La malveillance publique inventa des explications et des enjolivements : il avait noué des intelligences avec les assiégés, il était l’amant de la reine, etc. De la mort imprévue du roi, on conclut à l’empoisonnement, et, comme l’empoisonneur, on désigna Thibaut. D’après la Chronique de Mousket, la rumeur fut si forte que Blanche crut devoir interdire au comté de Champagne, qui se rendait en grand apparat au couronnement de Louis IX, l’entrée de la ville de Reims. Mais si la reine prit en effet cette mesure rigoureuse, ce ne fut pas de bon cœur. Elle n’ignorait point que Thibaut, son cousin issu de germain, prétendait l’aimer d’amour. Ce puissant comte, qui se mêlait de faire des vers, et qui en fit d’assez gracieux, pensait sans doute à la mère du roi de France quand il a dit, dans une chanson célèbre :

Cele que j’aim est de tel seignorie

Que sa biautez me fait outrecuidier...

Amour romanesque, inoffensif, d’un jeune homme sensible, au caractère faible, pour une mère de famille, déjà mûre, vertueuse sans doute, et dont la passion maîtresse était l’orgueil. Il y a, d’ailleurs, des raisons de croire que Blanche de Castille avait, de son côté, pour Thibaut, une sorte d’affection maternelle, indulgente et bourrue. Pourquoi aurait-elle dédaigné d’user, dans l’intérêt de sa politique, de son ascendant personnel sur cet amoureux transi ?

Ainsi, du côté du nord et de l’est, la dynastie n’avait rien à craindre ; le danger était au sud-ouest. D’une part, le comte de Toulouse et les Languedociens n’avaient pas été abattus par la trop courte campagne de Louis VIII. De l’autre, l’hostilité du duc de Guyenne, roi d’Angleterre, était certaine. Maître de la Gascogne, Henri III ne pouvait pas oublier que Philippe Auguste avait enlevé au roi Jean, son père, plusieurs provinces, où — surtout en Poitou et en Normandie — les partisans de la domination anglaise étaient encore nombreux. Henri III était le patron désigné des rebelles, comme Pierre Mauclerc en était, à défaut de Philippe Hurepel, le chef. Heureusement, il n’avait que vingt ans, il était très occupé dans son île, et ce fut toujours un pauvre homme, maladroit, faible, brutal et méprisé.

Tels sont les personnages qui, pendant les dix années de la minorité de Louis IX, ont tenu les premiers rôles sur la scène politique ; l’histoire de France, pendant ces dix années, est celle de leurs alliances et de leurs luttes. A l’arrière-plan évoluent des comparses : Hugues de Lusignan, comte de la Marche, époux de l’ex-reine d’Angleterre, mère de Henri III ; les barons de Bretagne, ennemis de Pierre Mauclerc, ralliés autour de Henri d’Avaugour, chef de la Maison de Penthièvre ; et d’autres seigneurs qui, tantôt fidèles à leurs suzerains immédiats, tantôt unis au parti contraire, compliquent considérablement le jeu des combinaisons. Enfin, de haut et de loin, le pape assiste aux conflits. Le pape, c’était alors Grégoire IX, qui se montra d’abord favorable à Henri III, vassal du Saint-Siège, mais qui, sous l’influence de son légat en France, changea bientôt d’attitude. Ce légat, Romain Frangipani, cardinal diacre du titre de Saint-Ange, avait été accrédité auprès de Louis VIII par Honorius III, en 1225 ; après la mort du roi, il resta près de la reine, se mit à son service et la dirigea. Comme, dans plusieurs provinces ecclésiastiques, les chapitres des cathédrales refusaient de payer la décime pour la croisade de Languedoc, il s’employa pour les y contraindre : le chapitre de Paris l’accusa devant Grégoire IX d’avoir dit que, « pour faire avoir sa décime à madame Blanche, il ôterait aux chanoines jusqu’à leurs chapes ». Attaqué, le cardinal alla plaider sa cause à Rome et la gagna. Il revint, plus impérieux, plus écouté que jamais. Ce n’était point un parvenu, un diplomate, comme d’autres Italiens, fins et bas, qui ont gouverné la France ; c’était un cavalier, un grand seigneur, d’allures dédaigneuses et cassantes.

 

II. LE GOUVERNEMENT DE BLANCHE DE CASTILLE, JUSQU’AU DÉPART DU CARDINAL DE SAINT-ANGE

LES DEUX PREMIÈRES COALITIONS.

Le désarroi des grands seigneurs irrésolus, divisés, sans programme, valut à la reine et au cardinal, sans effusion de sang, le gain décisif des premières rencontres. Le couronnement de Louis IX eut lieu à Reims, le 29 novembre 1226, selon le cérémonial ordinaire. Puis Blanche, accompagnée du légat, de Philippe Hurepel, du comte de Dreux et d’une armée, marcha droit au sud-ouest, où les Bretons, les Poitevins et les Anglo-Gascons remuaient. Elle s’arrêta à Loudun ; les mécontents campaient à Thouars. Là, au commencement de mars 1227, le comte de Bar et le comte de Champagne (qui s’était laissé entraîner, dans un moment de mauvaise humeur contre la reine) abandonnèrent les coalisés. Quinze jours après, Pierre Mauclerc et le comte de la Marche firent, eux-mêmes, leur soumission ; ils obtinrent par les traités de Vendôme des terres et des revenus considérables, mais ils s’engagèrent à servir le roi envers et contre tous ; des mariages furent arranges entre leurs enfants et ceux de Blanche. Les Anglo-Gascons, étonnés ; de rester seuls, acceptèrent une trêve.

Les traités de Vendôme n’avaient aussi que la valeur d’une trêve. L’effervescence ne tomba pas. Un jour, le petit Louis IX étant à Châtres (Arpajon), près de Montlhéry, fut menacé par un parti de barons rebelles dont le quartier général était à Corbeil et qui avaient formé le projet de s’emparer de sa personne. Les milices de Paris et de l’Ile-de-France, si "dévouées à la famille royale, l’allèrent délivrer. Et le roi n’oublia jamais cette scène : « II me conta, dit Joinville, que, depuis Montlhéry, lé chemin était tout plein de gens en armés et sans armes jusques à Paris, et que tous criaient à Notre Seigneur qu’il lui donnât bonne vie et longue, et le défendît et gardât. » Cette fois, Philippe Hurepel paraît comme chef des conjurés. Depuis que Renaut de Dammartin, son beau-père, dont il avait usurpé l’héritage, était mort en prison, la reine avait perdu un puissant moyen d’intimidation sur ce personnage, et on l’avait aisément décidé à se mettre en avant. Il y eût, en 1228, des assemblées de la noblesse, préparatoires d’un soulèvement ; le comte de Bretagne et le sire de Coucy — Enguerrand III, pour qui fut bâti le château dont les ruines se voient à Coucy — en étaient. Mais tout se réduisit à des feux de paille, aussi vite éteints qu’allumés. En plein hiver (janvier 1229), la reine et le jeune roi, à la tête d’une armée où figurait le contingent des Champenois, s’emparèrent du château fort de Bellême, au Perche, qui appartenait à Mauclerc ; le sire de la Haie-Painel, près d’Avranches, qui s’était armé au nom du Roi d’Angleterre, « duc de Normandie », fut aisément mis à la raison par le bailli de Gisors. Les autres ne bougèrent pas. Blanche avait pris, du reste, ses précautions contre le comte Hurepel et ses alliés de Picardie : elle s’était fait prêter un serment spécial de fidélité par les magistrats municipaux des villes situées entre la Seine et la frontière de Flandre, voisines de ces rebelles. Rouen, Beauvais, Mantes, Pontoise, Amiens, Compiègne, Laon, Montdidier, Noyon, Saint-Quentin, toutes les villes de la Somme, s’étaient engagées à défendre, de tout leur pouvoir, madame Blanche et ses enfants.

LE TRAITÉ DE PARIS (AVRIL 1229).

En même temps, un danger très redoutable se dissipait au midi. Le légat, revenu de Rome au printemps de 1228, avec les pleins pouvoirs du Saint-Siège, avait donné une impulsion vigoureuse à la guerre qui traînait en Languedoc contre Raimond VII, depuis la mort de Louis VIII, sans épisodes notables : le Toulousain fut ravagé, la place forte de Brusque fut prise. Fatigué, découragé, Raimond VII se résigna à la paix : sous la médiation du comte de Champagne, il entra en pourparlers, à Meaux, avec le cardinal et les gens du roi. A Paris, quelques jours après, le Jeudi Saint de l’année 1229, le défenseur de l’indépendance languedocienne fit publiquement amende honorable, au parvis de Notre-Dame, entre les mains de Romain Frangipani. Le traité de Paris, d’avril 1229, abandonna au roi les pays qui formèrent les sénéchaussées royales de Beaucaire et de Carcassonne ; Jeanne, fille unique du comte de Toulouse, était promise à un des frères du roi, avec l’expectative de Toulouse et de son évêché, et des autres domaines de Raimond (Agenais, Rouergue, partie du Quercy et de l’Albigeois), si Raimond n’avait point d’autre hoir lors de l’ouverture de sa succession. En outre, le comte de Toulouse jura d’être fidèle, sa vie durant, à l’Église et au roi, et de maintenir la paix sur ses terres ; en garantie de quoi il livrait aux royaux neuf forteresses, dont le Château Narbonnais de Toulouse. Enfin l’autorité ecclésiastique veillerait, dans les pays entre le Rhône et la Garonne, encore infectés d’hérésie, au rétablissement et à la préservation de la foi.[2]

Cinq mois plus tard, Roger Bernard, comte de Foix, se soumettait à son tour, à Melun.

LE CARDINAL DE SAINT-ANGE.

Si le traité de Paris, très habilement rédigé, est, comme on l’a cru, l’œuvre du cardinal de Saint-Ange, c’est le plus signalé service que le Frangipani ait rendu à la Cour de France. Mais ce n’est pas lé seul. A tort ou à raison, la reine se conforma constamment à ses conseils. Il réussit à prolonger jusqu’au 22 juillet 1229 la trêve avec les Anglais. C’est lui qui envenima une querelle, d’abord insignifiante, entre le gouvernement royal et l’Université de Paris, au point de mettre en péril l’existence de ce grand corps. Enfin, c’est grâce à lui que Thibaut de Champagne fut couvert contre les autres barons, ses ennemis, de la protection du Saint-Siège.

Le cardinal de Saint-Ange n’aimait pas l’Université ; dès 1225, sous Louis VIII, il avait brisé son sceau, déchiré ses privilèges, et sa maison avait été pillée par les clercs exaspérés. En février 1229, à Saint Marcel hors les Murs, une bande d’écoliers de la « nation » de Picardie rossa les gens du village. Le chapitre de Saint Marcel porta les doléances de ses hommes devant l’évêque de Paris et le légat, qui invitèrent la reine à sévir. La police agit avec brutalité : des jeunes gens qui se promenaient dans la campagne furent pourchassés à travers les vignes, assommés, jetés à l’eau. À son tour, l’Université se plaignit « au légat et à la reine » ; on ne l’écouta pas ; elle se dispersa ; et les écoles rivales naissantes de Reims, d’Angers, d’Orléans de Toulouse, les écoles d’Angleterre, d’Espagne et d’Italie profitèrent de cet exode.

Thibaut de Champagne était devenu la bête noire des rebelles. Il avait trahi jusqu’à trois fois le parti des barons depuis l’avènement de Blanche : à Loudun, avant les traités de Vendôme— en mettant trois cents chevaliers à la disposition de la reine pour l’expédition de Bellême ; en s’interposant à Meaux pour procurer la soumission du comte de Toulouse. D’ailleurs il était personnellement brouillé, depuis longtemps, pour des raisons diverses, avec la plupart des princes, ses parents ou ses voisins : ceux de la maison de Dreux, les Courtenay, les Châtillon, Je comte de la Marche, le comte de Nevers, Hurepel. Il avait cru s’assurer, en 1227, l’amitié du jeune duc Hugues de Bourgogne par un traité ; mais Hugues avait violé la clause principale de ce traité en épousant Yolande, fille du comte de Dreux, et Thibaut n’avait rien trouvé de mieux, polir se venger, que de faire saisir le tuteur d’Hugues, Robert d’Auvergne, archevêque de Lyon, qui traversait ses États. Le comte de Bar, oncle de Yolande, ayant délivré l’archevêque, le seul résultat de cette aventuré fut de mettre Bar et Bourgogne aux trousses du Champenois. Les ennemis coalisés de Thibaut l’enserraient, en 1229, d’un cercle redoutable : ils prétendaient faire valoir contre lui les droits d’Alix de Chypre, sa cousine, qui se disait héritière de Champagne ; ils parlaient aussi de punir l’assassinat présumé de Louis VIII.

En ces circonstances critiques, le comte de Champagne trouva des alliés : avec l’autorisation de la reine, Ferrand de Flandre se jeta sur les comtés de Boulogne et de Guînes, et Mathieu de Lorraine tint en respect le Barrois ; la présence de la reine Blanche à Troyes suffit à arrêter les Bourguignons. Mais les secours les plus efficaces vinrent à Thibaut de Grégoire IX, par l’entremise du légat. Le cardinal avait apaisé d’abord le scandale causé par l’arrestation de l’archevêque de Lyon ; comme Pierre Mauclerc manifestait l’intention d’épouser Alix de Chypre, il fit prohiber par le pape, sous prétexte de parenté, cette dangereuse union et renouveler les bulles anciennes qui mettaient à néant les droits supposés d’Alix ; enfin, au mois d’octobre, à Auxerre, il rétablit la paix, en qualité d’arbitre, entre Thibaut de Champagne et le puissant Guigues, comte de Nevers et de Forez. Cet arbitrage d’Auxerre fut un des derniers actes politiques, de Romain Frangipani en France. A la fin de l’année, il quitta le pays pour n’y plus revenir, après avoir tenu un concile dans le Languedoc pacifié, et commis aux gens du roi la garde du marquisat de Provence, fief d’Empire, que, par le traité de Paris, Raimond VII avait cédé à l’Eglise. En même temps des lettres de Grégoire IX arrivaient de Rome, qui invitaient le duc de Bourgogne à rester tranquille, et défendaient aux grands d’« ébranler par leurs discordes un royaume de bénédiction et de grâce ».

 

III. CHEVAUCHÉES ET CONVENTIONS, DE 1229 A 1231

LES CHANSONS CONTRE LA REINE.

La situation de Blanche paraissait meilleure à la fin de 1229 qu’en 1226, car le couronnement du jeune roi, Raimond VII abattu, Thibaut IV gagné et défendu, Pierre Mauclerc châtié, sans parler d’une victoire facile et trop chèrement payée sur l’Université de Paris, avaient attesté sa force. Cependant, on l’injuriait grossièrement, elle, le cardinal et Thibaut. Les clercs de l’Université ne se gênaient pas pour dire, dans des chansons qu’il est impossible de citer textuellement, même en latin, qu’elle était trop bien avec le légat : « On nous dépouille, on nous enchaîne, on nous noie ; c’est la lubricité du légat qui nous vaut cela. » Cette plaisanterie circulait partout : le Ménestrel de Reims, écho des on-dit populaires, raconte que la reine fut accusée d’être « grosse du cardinal Romain » et qu’elle se fit voir, en chemise, pour confondre la calomnie. De leur côté, les gentilshommes n’étaient pas moins animés contre l’étrangère, l’avaricieuse, « dame Hersent », de mauvaises mœurs :

Bien est France abâtardie

Signor baron, entendés,

Quant feme l’a en baillie

Et tele come savés...

On l’accuse de faire passer au-delà des monts l’argent du trésor royal ; d’entourer son fils d’Espagnols, d’ecclésiastiques et de petites gens ; de bannir de sa présence « les pairs de France », auxquels il appartient de gouverner. Enfin, le rimeur Hugues de la Ferlé, du parti des barons, accable d’incroyables invectives son protégé, son ami de cœur, le traître, l’empoisonneur, Thibaut de Champagne. Le comte Thibaut est un bâtard, un félon, plus expert en philtres qu’en chevalerie ; il se fait entretenir par la reine. Et quelle tournure pour un galant négligé, boursouflé, avec un gros ventre : « Un tel homme devrait-il avoir des seigneuries, des châteaux ? Seigneurs barons, qu’attendez-vous ? »

Qu’attendaient-ils, en effet ? On s’étonnait de leurs menaces, de leurs conciliabules, de leurs allées et venues qui n’aboutissaient pas à des actes. L’auteur d’une chanson dialoguée exprime très bien les sentiments qu’éprouvaient, à l’automne de 1229, les plus ardents amis de la noblesse : « Gautier, vous qui avez été avec ces barons, dites-moi si vous savez ce qu’ils veulent. Ne les verrons-nous jamais d’accord ? N’en viendront-ils jamais aux mains d’assez près pour percer Un écu blasonné ?... Elles durent trop longtemps, ces menaces. Chaque jour, ils s’assemblent en grande compagnie pour perdre leur honneur et leur argent : ce sont gens qui ne savent ni parler ni se taire. »— « Pierre, répond Gautier, si l’on en croit notre comte Hurepel, et le Breton, et le hardi Barrois, et le sire des Bourguignons, avant que passent les Rogations vous verrez la forfanterie des Champenois si bien matée qu’il n’y aura roi qui lès puisse défendre. Cependant le cardinal et le roi les ont naguère mis à mal par le conseil de dame Hersent... »— « Gautier, dit Pierre, je n’ose m’y fier ; ils sont trop lents à commencer. Ils ont laissé passer le beau temps, et maintenant il va pleuvoir. Et quand ils s’en vont de la Cour, soi-disant brouillés avec elle, sachez qu’ils laissent toujours en arrière quelques-uns des leurs pour arranger la prolongation des trêves... »

CAMPAGNES DE 1230.

L’orage attendu, différé, éclata en 1230. Au mois de janvier, Henri de Bar entra sur les terres du duc de Lorraine, allié des Champenois ; il y brûla soixante-dix villages. Pierre Mauclerc, qui revenait de Portsmouth, où il avait excité Henri III à pousser ses préparatifs d’invasion — la trêve entre la France et l’Angleterre était arrivée à son terme en juillet 1229 —, fit notifier à Louis IX qu’il ne se considérait plus comme son vassal et qu’il transférait son hommage au roi anglais. Le comte de Boulogne envoya défier Thibaut par deux chevaliers, en annonçant le dessein de venger la mort de Louis VIII. Enfin, au commencement de mai, une assez grosse armée anglaise débarqua à Saint-Malo et au Port Blanc ; Henri III, persuadé qu’il allait recouvrer enfin les anciens domaines des Plantagenêts, avait, dit-on, emporté, dans ses bagages, un manteau de cérémonie, une couronne et un bâton royal en argent doré, pour s’en parer après la victoire.

Blanche de Castille et Louis IX étaient en Anjou lorsque, Henri étant arrivé, on commença à se battre. Escarmouches sans gravité. Des deux côtés, au lieu d’avancer, les chefs négociaient pour s’assurer des alliés : Pierre Mauclerc essayait de se réconcilier avec la noblesse et le clergé de Bretagne ; la reine Blanche faisait des traités avec plusieurs barons du Poitou : Geoffroi d’Argenton, Raimond de Thouars, Hugues de la Marche lui-même. Cependant l’armée de France, où la plupart des grands vassaux de l’Est et du Nord, Thibaut de Champagne, Ferrand de Flandre, le comte de Nevers, peut-être le comte Hurepel, étaient correctement venus servir, malgré la guerre déclarée entre eux, s’ébranla la première. Au camp devant Ancenis, Pierre Mauclerc fut déclaré déchu du bail de la Bretagne, pour cause de forfaiture ; la reine s’empara vivement d’Ancenis, d’Oudon, de Champtoceaux. Là, il fallut s’arrêter : les barons, s’étant acquittés de leur service obligatoire, retournèrent à leurs querelles, et la reine dut les suivre ; à la fin de juin, elle était à Paris, et Mauclerc en profitait pour reprendre l’offensive et assiéger Vitré. Mais on la retrouve bientôt sur la brèche, occupée à surveiller les marches et les contremarches désordonnées des Anglais.

Henri III donnait alors un spectacle inattendu. Il avait renoncé à envahir la Normandie. Il avait décidé de traverser la Bretagne et le Poitou pour donner la main à ses vassaux de Gascogne et pour s’attacher, chemin faisant, les seigneurs de la région entre Loire et Gironde. Il gagna, en effet, quelques adhésions, prit Mirambeau, fit occuper l’île d’Oléron et arriva à Bordeaux. Cette promenade terminée, il la recommença aussitôt en sens contraire, de Bordeaux à Nantes. Il perdit ainsi trois mois. Après cela il se trouva dégarni d’argent, malade, à la tête d’une armée décimée par la chaleur et la boisson, il laissa cinq cents hommes à Pierre Mauclerc, lui emprunta six mille marcs, et alla se reposer en Angleterre des fatigues de la campagne. Ses alliés du Poitou, les sires de Surgères, de Parthenay, de la Roche-sur-Yon, de Pons, il les abandonna à leur sort, sans écouter leurs supplications : « La reine Blanche, lui écrivait piteusement Renaut de Pons, a dit qu’elle me déshéritera ou que son fils perdra la France. »

ÉCHEC ET SOUMISSION DES COALISÉS.

Avant de quitter le continent, en octobre, Henri III apprit sans doute l’échec des coalisés qui, à l’autre extrémité du royaume, s’étaient attaqués à l’ami, au prétendu complice de la reine, Thibaut de Champagne. Les nobles de Picardie, rassemblés sous les ordres de Hurepel, des comtes de Guines et de Saint-Pol, d’Enguerran de Coucy et de Robert de Courtenay, avaient ravagé les vallées de la Vesle, de la Marne et de la Seine ; ils épargnaient les maisons des nobles, et les combats entre leur chevalerie et la chevalerie de Thibaut paraissent avoir été peu sanglants : on nota que, dans un combat important, sous les murs de Provins, Thibaut, vaincu, perdit jusqu’à treize chevaliers. Mais, comme dans le Sud-ouest, le plat pays fut horriblement foulé : Epernay, Vertus, Sézanne et quantité de villages flambèrent. De leur côté les Bourguignons « brûlaient tout par les pays où ils passaient ». Bourguignons et Picards avaient fait leur jonction dans la prairie d’Isle-Aumont, et Troyes était en péril, quand la reine et le roi, revenus du Poitou, établirent leur camp à quatre lieues de cette ville. « Elle manda, raconte le Ménestrel de Reims, au comte de Boulogne et aux barons qu’elle était prête à leur faire droit, s’ils avaient à se plaindre du comte de Champagne, mais qu’elle leur défendait de méfaire dans les fiefs du roi ; ils répondirent qu’ils ne plaideraient pas, et dirent Centre eux] que c’était coutume de femme de préférer à tout autre le meurtrier de son mari. » D’après Joinville, les barons prièrent le roi de se retirer : « Le roi leur répondit qu’ils ne s’attaqueraient pas à ses gens sans qu’il y fût de sa personne,... et il ajouta qu’il défendrait au comte Thibaut de traiter avant qu’ils eussent vidé la Champagne. » Il n’en fallut pas davantage pour intimider les alliés ; et Philippe Hurepel, se souvenant enfin qu’il était prince du sang et qu’il ne lui convenait pas d’ébranler les couronnes, fut le premier à « s’apercevoir de la traîtrise de ses amis ». Le Ménestrel de Reims qui, du reste, n’y était pas, met assez vivement en scène la volte-face de Hurepel : « Par ma foi, dit le comte de Boulogne, le roi est mon neveu, et je suis son homme lige ; sachez que je ne suis plus de votre alliance, mais que je serai désormais de son côté avec tout mon loyal pouvoir. » Quand les barons l’entendirent ainsi parler, lui, leur chef, ils se regardèrent, stupéfaits, et lui dirent : « Sire, vous avez mal agi envers nous, car vous ferez votre paix avec là reine, et nous perdrons notre terré. » — « Au nom de Dieu, dit le comte, mieux vaut folie laisser que folie poursuivre » Et il fit aussitôt savoir à la reine et au roi qu’il était prêt à leur Obéir.. : Les barons se dispersèrent. Chacun s’en alla dans sa terre, triste d’avoir échoué et de s’être attiré la malveillance de la reine ; car la reine savait bien aimer et haïr ceux et celles qui le méritaient, et récompenser chacun selon ses œuvres. » Le fait est que Hurepel conclut, en septembre, une paix, très avantageuse pour lui, avec la Flandre et la Champagne, et fut désigné pour arbitrer, de concert avec le comte Thibaut, les querelles entre leurs amis et leurs adversaires de la veille, Lorraine et Bar, Chalon et Bourgogne, etc. Lorsque Louis IX tint à Melun, en décembre 1230, la cour où fut promulguée une ordonnance célèbre contre les juifs et les usuriers, la paix était rétablie à l’est ; l’ordonnance fut souscrite par Hurepel, Thibaut, Hugues de Bourgogne, les comtes de Bar, de Saint-Pol et de Chalon, et plusieurs autres personnages qui, trois mois auparavant, prétendaient s’exterminer.

Restaient Mauclerc et les Anglais. Les Anglais qu’Henri III avait laissés en Bretagne firent en Anjou et en Normandie quelques chevauchées heureuses, mais la noblesse bretonne, jusque-là presque tout entière fidèle à la politique de son prince, commençait à l’abandonner pour se rallier aux Français. En juillet 1231, des trêves, qui devaient durer jusqu’à la Saint-Jean 1234, furent conclues entre le roi de France d’une part, le roi d’Angleterre et Pierre de Bretagne d’autre part : Mauclerc s’engagea à ne pas paraître « en France » pendant ces trois années ; Louis IX gardait naturellement tout ce qu’il avait conquis, Bellême, Angers, etc. Alors fut construit à Angers, sur la rive gauche de la Maine, le célèbre château fort qui existe encore aujourd’hui.

Au printemps de cette heureuse année 1231 un accord intervint aussi, grâce à la médiation du pape, entre le gouvernement royal et l’Université de Paris. Le quartier Latin se repeupla.

 

IV. DERNIÈRES ANNÉES DE LA RÉGENCE

LIQUIDATION DES AFFAIRES DE CHAMPAGNE.

Il faudrait avoir plus de renseignements que l’on n’en a sur les hommes et les choses du temps, et sur les intrigues qui suivent la pacification générale, pour comprendre comment Thibaut IV, sauvé en 1230 par l’intervention de la reine, eut, en 1232, la velléité de s’unir contre elle à son pire ennemi. Comment s’expliquer que Thibaut, devenu veuf, ait songé à épouser une fille de Pierre Mauclerc ? On ne se l’explique pas. « La journée fut prise, dit Joinville, que le comte de Champagne dût épouser la demoiselle en une abbaye de Prémontré, près de Château-Thierry, que l’on appelle Valsecret ... Et tandis que je comte de Champagne venait pour épouser, messire Geoffroi de La Chapelle vint le trouver de là part du foi et lui dit : « Sire comte, le roi a appris que vous êtes convenu avec le comte de Bretagne de prendre sa fille en mariage ; le roi vous mande de n’en rien faire, si vous ne voulez pas perdre tout ce que vous avez au royaume de France, car vous savez que le comte de Bretagne lui a fait pis que nul homme qui vive, » En septembre, Thibaut, docile, épousa Marguerite, fille d’Archambaud de Bourbon, seigneur connu pour sa fidélité à la Couronne, ami particulier de Louis VIII.

On s’explique beaucoup mieux que les barons, Hurepel tout le premier, aient gardé rancune à Thibaut de leur entreprise manquée en Champagne, et que, pour l’inquiéter, ils aient fait venir d’Orient en France cette Alix, reine de Chypre, dont ils avaient déjà, naguère, revendiqué les droits. Alix avait des partisans en Champagne, quoique Grégoire IX se fût très nettement, et à plusieurs reprises, prononcé contre elle ; les rébellions qui désolèrent de nouveau le comté, en 1233, se firent peut-être en son nom. Mais Hurepel mourut (janvier 1234), six mois après le comte de Flandre, deux mois avant Robert de Dreux. Les hommes qui avaient figuré dans la Fronde des premières années de la régence disparaissaient. Alix fut trop heureuse, en septembre, de renoncer à ses prétentions, par devant le roi, pour deux mille livres de rente et quarante mille une fois payées. Comme Thibaut de Champagne ne disposait pas, à ce qu’il paraît, de quarante mille livres comptant — quoiqu’il fût devenu roi de Navarre, en avril, par la mort de son oncle —, c’est Louis IX qui versa la somme, mais il se fit céder en échange là suzeraineté directe du comté de Blois, du comté de Chartres, du comté de Sancerre et de la vicomte de Châteaudun. « Des gens disaient, rapporte Joinville, que le roi ne reçut ces fiefs qu’en gage, mais ce n’est pas vrai, car je l’interrogeai sur ce point, et il me dit le contraire. »

ARRANGEMENTS AVEC LES BRETONS ET LES ANGLAIS.

Il est aussi très naturel que Mauclerc ait cherché à se venger, durant la trêve, de ceux de ses vassaux qui l’avaient trahi, et qu’il se soit préparé, d’accord avec Henri III, à reprendre au jour fixé la guerre contre la France. Il avait besoin d’une nouvelle leçon. Il l’eut. Trois armées royales venant d’Anjou, de Poitou et de Normandie, envahirent de concert la Bretagne, à l’expiration de là trêve. Comme le roi d’Angleterre, toujours prodigue de promesses, gêné ! et hésitant, n’envoya que des secours insignifiants, Mauclerc s’abandonna définitivement, « haut et bas », à la volonté de la reine et du roi de France à Paris, en novembre 1234. De même que jadis Ferrand de Flandre et Raimond VII, il fut traité sans dureté : il céda quelques places, promit d’être fidèle, livra des gages, mais il garda le gouvernement de la Bretagne jusqu’à la majorité de son fils.

Après la soumission de Mauclerc, les Anglais et les Bretons se firent la guerre dans la Manche ; et Henri III, brouillé avec tous ses alliés, fut amené à conclure, en août 1235, une nouvelle suspension d’armes, valable pendant cinq ans.

LE ROYAUME A LA MAJORITÉ DE LOUIS IX.

A la date du renouvellement de la trêve avec l’Angleterre, Louis IX était majeur. Le « bail » de la reine mère avait pris fin. Il avait pris fin, en droit ; mais, en fait, Blanche de Castille n’avait pas cessé d’être toute puissante à la Cour ; aucun transfert de pouvoirs n’avait eu lieu, même pour la forme. Rien ne fut changé en France lorsque le roi entra, le 25 avril 1234, dans sa vingt-et-unième année ; aucune formule nouvelle de chancellerie ne marqua l’inauguration d’un nouveau régime. On convient cependant d’arrêter vers cette époque l’histoire de la minorité d’un prince qui, par piété filiale, voulut rester à l’égard de sa mère dans un état de minorité perpétuelle. C’est, en effet, une halte d’où l’on embrasse commodément l’œuvre accomplie par la « régente[3] ».

Louis IX, majeur, se trouva maître d’un royaume relativement tranquille. Des grands vassaux, si menaçants huit ans auparavant, les uns étaient réduits par les armes, comme Pierre Mauclerc et Raimond VII, les autres, comme Philippe Hurepel, étaient morts, et la Couronne réglait leur succession. Le domaine royal s’était accru des sénéchaussées de Beaucaire et de Carcassonne, enlevées au comte de Toulouse, et de la suzeraineté directe de quatre fiefs, achetée au comte de Champagne. La noblesse paraissait disposée à chercher dans la croisade d’outre-mer la consolation de ses déconvenues et l’emploi de sa turbulence : Mauclerc, Thibaut, Henri de Bar, Hugues de Bourgogne, Jean de Chalon, Gui de Nevers étaient croisés. Le roi d’Angleterre se recueillait, après deux campagnes malheureuses. Enfin le mariage du roi avec Marguerite, fille du comte de Provence, vassal de l’Empire, avait étendu l’influence de la dynastie dans la vallée du Rhône.

Ces résultats font honneur au gouvernement de Blanche de Castille. Mais on a encore d’autres preuves de la bienfaisante fermeté de ce gouvernement. Son exceptionnelle piété n’empêcha pas la reine Blanche d’agir, à l’égard du clergé, exactement comme ses prédécesseurs avaient fait. Elle a frappé plusieurs prélats : deux archevêques de Rouen, Thibaut et Maurice, et l’évêque de Beauvais, Miles de Nanteuil, L’affaire de Beauvais est célèbre. Miles de Nanteuil, homme d’épée, qui avait guerroyé pendant trois ans pour le pape dans le duché de Spolète, fut accusé de ne pas avoir châtié avec assez de vigueur une insurrection du menu peuple contre l’aristocratie bourgeoise de sa ville épiscopale. Malgré lui, le roi entra dans Beauvais, pour faire justice, et saisit l’évêché. L’interdit qui fut prononcé par L’évêque, puis par l’archevêque de Reims (Henri de Dreux, complice impuni des coalisés de 1230), n’émut personne. Un essai d’intervention du légat fut repoussé par la Cour du roi. Le conflit ne se termina que par la soumission du second successeur de Miles sur le siège de Beauvais. Les Chroniques de Saint-Denis ont popularisé un autre incident du même genre, très caractéristique aussi, qui eut lieu pendant la seconde « régence » de Blanche, c’est-à-dire pendant le séjour le Louis IX en Palestine. Le chapitre de l’Église de Paris avait fait arrêter en masse ses serfs et ses vilains d’Orli, de Châtenai et des villages voisins, parce qu’ils refusaient de payer une taille : ils se plaignirent au roi ; les chanoines les châtièrent en les faisant entasser dans des geôles où plusieurs, hommes, femmes et enfants, « moururent de chaleur ». Alors la reine Blanche, accompagnée d’une troupe armée, vint à la prison du chapitre, et, d’un bâton qu’elle avait à la main, donna le premier coup à la porte, aussitôt enfoncée par ses gens. Le temporel des chanoines fut saisi. En ce temps-là, la saisie du temporel était, comme on sait, le grand argument des autorités laïques dans leurs conflits continuels avec les clercs.

 

 

 



[1] Le commun peuple ne joua aucun rôle dans les troubles qui marquèrent la minorité de Louis IX ; mais toutes ses sympathies allaient à la cause royale, parce qu’il l’identifiait avec la cause de l’ordre. L’élégie de Robert Saincereau sur la mort de Louis VIII, composée dès 1226, traduit maladroitement, mais clairement, ce sentiment profond. Comparez le Dit des alliés, en 1315

[2] La clause la plus dure était celle qui, relative au mariage de Jeanne, promettait éventuellement le Midi toulousain à un prince capétien. « Le jour même où fut conclu l’arrangement, dit un conteur du temps, Raimond traitait le roi à sa table, quand, au milieu du repas, on frappa à la porte. C’était un prieur qui plaidait contre le comte à la Cour de France. L’écuyer de service le reconnut, et dit à son maître : Messire, c’est ce prieur que vous savez, — C’est bon, cria Raimond, dis-lui de compter les clous de la porte ; je dîne avec le roi. — Très bien, répliqua le religieux, quand la commission lui fut faite ; mais dis à ton maître de manger le plus qu’il pourra, car il a vendu aujourd’hui l’héritage de ses pères. »

[3] Blanche de Castille n’a jamais porté le titre de « régente ». Ce titre n’était pas employé au XIIIe siècle pour désigner les personnages auxquels l’autorité royale était déléguée pendant l’absence ou la minorité du roi. Le premier « régent » fut Philippe le Long, après la mort de Louis X, en 1316.