HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

395-1270

 

CHAPITRE VIII. — L'ALLEMAGNE ET L'ITALIE.

 

 

PROGRAMME. — Les duchés allemands ; Henri Ier ; les Marches ; Otton Ier en Italie. Nouvelle restauration de l'Empire.

L'empereur et le pape. La réforme de l'Eglise. Grégoire VII. La querelle des investitures. Alexandre III et Frédéric Barberousse.

Innocent III, Frédéric II.

 

BIBLIOGRAPHIE.

L'histoire générale de l'Allemagne sous les derniers Carolingiens, sous les empereurs saxons, franconiens et sous les Hohenstaufen, a été très souvent écrite. — Dans la collection des Jahrbücher der deutschen Geschichte ont été publiées d'excellentes annales pour les règnes d'Henri I, d'Henri II, de Conrad II, d'Henri III, d'Henri IV et d'Henri V, de Lothaire, de Conrad III, d'Henri VI, d'Otton IV, de Frédéric II. — L'ouvrage de W. y. Giesebrecht, Geschichte der deutschen Kaiserzeit (Leipzig, 1881-1890, 5 vol. in-8°) est célèbre. — II existe en allemand beaucoup d'exposés généraux, à l'usage du grand public. Sans parler de la Deutsche Geschichte, précitée, de K. Lamprecht, de celle de K. W. Nitzsch (Geschichte des deutschen Volkes, Leipzig, 1892, 5 vol. in-8°, 2' éd.), et de l'estimable Manuel sommaire de B. Gebhardt (Handbuch der deutschen Geschichte, Stuttgart, 1891, in-8°), où cette période de l'histoire d'Allemagne est esquissée à grands traits, voir : H. Gerdes, Geschichte des deutschen Volkes. Zeit der karolingischen und sächsischen Könige, Leipzig, 1891, in-8° ; — M. Manitius, Deutsche Geschichte unter den sâchsischen und salischen Kaisern (911-1125), Stuttgart, 1889, in-8° ; — J. Jastrow, Deutsche Geschichte ina Zeitaller der Hohenstaufen, Berlin, 1895 et s., in-8°. — Parmi les monographies de premier ordre : Th. Sickel, Das Privilegium Otto I fur die rômische Kirche rom J. 962, Innsbruck, 1885, in-8° ; — O. Harnack, Das Kurfürstencollegium bis zur Mitte des vierzehnten Jahrhunderts, Giessen, 1885, in-8°. — On a en français : J. Bryce, Le saint Empire romain germanique, Paris, 1890, in-8° ; — C. de Cherrier, Histoire de la lutte des papes et des empereurs de la maison de Souabe, Paris, 1858-1859, 5 vol. in-8° (Vieilli) ; — J. Zeller, Fondation de l'Empire germanique. Otton le Grand et les Ottonides, Paris, 1873, in-8° ; L'Empire germanique et l'Église au moyen âge, Paris, 1876, in-8° ; L'Empire germanique sous les Hohenstaufen, Paris, 1881. in-8° ; L'empereur Frédéric II et la chute de l'Empire germanique au moyen âge, Paris, 1885, in-8° ; — G. Blondel, Étude sur la politique de l'empereur Frédéric II en Allemagne, Paris, 1892, in-8°.
L'histoire de l'église romaine, du Xe au XIIIe siècle, a été aussi fort étudiée. Parmi les ouvrages généraux, consulter, outre l'excellent Manuel de K. Müller (Kirchengeschichte, I, Freiburg i. Brisgau, 1892, in-8°) et les autres Manuels d'histoire ecclésiastique (ci-dessous, Bibliographie du ch. XIII), les narrations de J. Langen (Geschichte der römischen Kirche, t. III [de Nicolas Ier à Grégoire VII], Bonn, 1892, in-8°, et IV [de Grégoire VII à Innocent III], Bonn, 1893, in-8°), et de F. Rocquain (La Cour de Rome et l'esprit de Réforme avant Luther, t. Ier, Paris, 1893, in-8°). — L'opuscule élémentaire de U. Balzani (The popes and the Hohenstaufen, London, 1889, in-16) n'est pas sans mérite. — Il y a des monographies sur les grands papes : Grégoire Vit, Alexandre III, Innocent III, Grégoire IX, Innocent IV, etc., dont quelques-unes sont très bonnes ; les principales sont celles de W. Martens (Gregor VII, sein Leben u. Wirken, Lezipzig, 1894, 2 vol. in-8°), de H. Reuter (Geschichte Alexanders der Britten und der Kirche semer Zeit, Leipzig, 1860-1864, 3 vol. in-8°), de F. Hurter (Histoire du pape Innocent III, Paris, 1845, 3 vol. in-8°, tr. de l'all.). Citons encore, en seconde ligne, les travaux d'O. Delarc (Saint Grégoire VII et la réforme de l'Église au XIe siècle, Paris, 1889-1890, 5 vol. in-8°), de J. Felten (Papst Gregor IX, Fuel. i. B., 1886, in-8°) et de C. Rodenberg, Innocenz IV und das Königreich Sicilien, 1245-1254, Halle, 1892, in-8°. — Sur Rome pontificale au moyen âge, lire, outre la célèbre Geschichte der Stadt Rom, de F. Gregorovius, précitée, le livre excellent de A. Graf, Roma nella inemoria e nelle immaginazioni del inedio evo, Torino, 1882, 2 vol. in-8°. — Cf. G. Paris, dans le Journal des Savants, 1884, p. 557-577.
Sur l'histoire d'Italie, l'œuvre capitale est celle de J. Ficker, Forschungen zur Reichs- und Rechtsgeschichte Italiens, Innsbruck, 1868-1874, 4 vol. in-8° ; mais il existe d'autres bons livres qui ne sont pas assez connus. Citons entre beaucoup d'autres monographies importantes : Fr. Lanzani, Storia dei comuni italiani dalle origini al 1313. Milano, 1882, in-8° ; — P. Villari, I primi due secoli della storia di Firenze, Firenze, 1893, in-8° ; — L. v. Heinemann, Geschichte der Normannen in Unteritalien und Sicilien bis zunt Aussterben des norrnannischen Kânigshauses, I, Leipzig, 1894, in-8°.

 

*****

 

I. — LA VILLE DE ROME AU MOYEN ÂGE.

On rapporte, dit Sozomène, dans le neuvième livre de son Histoire ecclésiastique, que lorsque Marie se dirigeait à marches forcées sur Rome, un saint moine d'Italie l'exhorta à épargner la cité et à ne pas être la cause d'aussi horribles calamités. Mais Alaric répondit : Ce n'est pas en vertu de ma propre volonté que j'agis ainsi ; il y a quelqu'un qui nie pousse et qui ne me laisse aucun repos, et qui m'a ordonné de détruire Rome.

Vers la fin du Xe siècle, le Bohémien Woitech, célèbre plus tard dans la légende sous le nom de saint Adalbert, quitta son évêché de Prague pour voyager en Italie et se fixa dans le monastère romain de Sant'Alessio. Au bout de quelques années passées dans cette solitude religieuse, il fut invité à venir reprendre devoirs de son siège et s'v consacra de nouveau au milieu de ses compatriotes à demi sauvages. Bientôt, cependant, son ancien désir se réveilla en lui ; il regagna sa cellule sur les hauteurs de l'Aventin, et là, errant parmi les vieilles reliques et se chargeant des plus humbles occupations du couvent, il vécut heureux quelque temps. A la fin, les reproches de son métropolitain, l'archevêque de Mayence, et les commandements exprès du pape Grégoire V le contraignirent à repasser les Alpes et il se joignit à la suite d'Otton III, se lamentant, dit son biographe, de ce qu'il ne lui fût plus permis désormais de jouir de sa douce quiétude au sein de la mère des martyrs, de la demeure des Apôtres, de la Rome enchantée. Au bout de quelques mois, il subissait le martyre chez les Lithuaniens païens de la Baltique.

Environ quatre cents ans plus tard et neuf cents ans après Alaric, François Pétrarque écrit en ces termes à son ami Jean Colonna : Ne penses-tu pas que je souhaite vivement voir cette cité, qui n'a jamais eu et n'aura jamais son égale ; qu'un ennemi même a appelée une cité de rois ; sur la population de laquelle il a été écrit : Grande est la valeur du peuple romain, grand et terrible est son nom ; dont la gloire sans exemple et l'empire sans pareil, passé, présent et futur, ont été célébrés par les divins prophètes ; où sont les tombes des apôtres et des martyrs et les corps de tant de milliers de soldats du Christ ?

C'était la même impulsion qui entraînait irrésistiblement le guerrier, le moine et l'érudit vers la cité mystique, qui était pour l'Europe du moyen âge bien plus que n'avait été Delphes pour la Grèce ou la Mecque pour l'Islam, la Jérusalem de la chrétienté, la ville qui avait jadis gouverné la terre et gouvernait à présent le monde des esprits incorporels. Car Rome offrait à chaque classe d'hommes un genre d'attractions particulier. Le pèlerin dévot venait prier devant la châsse du prince des apôtres ; l'amoureux des lettres et de la poésie rêvait à Virgile et à Cicéron parmi les colonnes renversées du Forum ; les rois germains venaient avec leurs armées chercher dans l'antique capitale du monde la source de la puissance temporelle.

***

Rome ne possédait cependant aucune source de richesse. Sa situation était défavorable au commerce ; n'ayant point de Marché, elle ne fabriquait aucune marchandise, et l'insalubrité de sa campagne, résultat d'un long abandon, en rendait la fertilité inutile. Alors déjà, comme aujourd'hui, elle s'élevait, solitaire et délaissée, au milieu du désert qui s'étendait jusqu'au pied même de ses murailles. Comme il n'y avait pas d'industrie, il n'y avait rien qui ressemblât à une classe bourgeoise. Le peuple n'était qu'une vile populace, toujours prompte à suivre le démagogue qui flattait sa vanité, plus prompte encore à l'abandonner au moment du péril. La superstition était pour lui une question d'orgueil national, mais il vivait dans le voisinage trop immédiat des choses sacrées pour les respecter beaucoup ; il maltraitait le pape et exploitait les pèlerins que ses autels attiraient en foule ; c'était probablement la seule classe d'hommes en Europe qui ne fournît aucune recrue aux armées de la Croix. Les prêtres, les moines et tous les parasites divers d'une cour ecclésiastique formaient une large part de la population ; le reste était entretenu, pour la plupart dans un état de demi-mendicité, par une quantité incalculable d'associations religieuses qu'enrichissaient les dons ou les dépouilles de la chrétienté latine. Les familles nobles étaient nombreuses, puissantes, féroces ; elles s'entouraient de bandes de partisans sans aucune discipline, et ne cessaient de guerroyer entre elles autour de leurs châteaux dans la contrée avoisinante ou dans les rues mêmes de la cité. Si les choses avaient pu suivre leur cours naturel, une de ces familles, celle des Colonna par exemple, ou celle des Orsini, aurait probablement fini par dompter ses rivales et par établir, ainsi qu'on le vit dans les républiques de la Romagne et de la Toscane, une signoria ou tyrannie locale, analogue à celles qui s'implantèrent jadis dans les villes de la Grèce. Mais la présence du pouvoir sacerdotal fit obstacle à cette tendance et, par cela même, aggrava la confusion dans la cité. Bien que le pape ne fût pas encore reconnu comme souverain légitime, il était, non seulement le personnage de Rome le plus considérable, mais le seul dont l'autorité offrit l'apparence d'un certain caractère officiel. Toutefois le règne de chaque pontife était court ; il ne disposait d'aucune force militaire ; il était fréquemment absent de son siège. Il appartenait, en outre, très souvent à l'une de ces grandes familles, et, à ce titre, n'était rien de plus qu'un chef de faction dans l'intérieur de sa ville, tandis qu'on le vénérait dans toute l'Europe comme le pontife universel.

Celui qui aurait dû être pour Rome ce que leurs rois nationaux étaient pour les villes de France, d'Angleterre ou d'Allemagne, c'était l'empereur. Mais son pouvoir était une pure chimère, importante surtout en ce qu'elle servait de prétexte à l'opposition que les Colonna et les autres chefs gibelins faisaient au parti du pape. Ses droits, même en théorie, étaient matière à controverse. Les papes, dont les prédécesseurs s'étaient contentés de gouverner en qualité de lieutenants de Charlemagne ou d'Otton, soutenaient à présent que Rome, en tant que cité spirituelle, ne pouvait être soumise à aucune juridiction temporelle, et qu'elle ne pouvait, par conséquent, faire partie de l'empire romain, quoiqu'elle en fût cependant la capitale. Non seulement, arguait-on, Constantin avait cédé Rome à Sylvestre et à ses successeurs, mais le Saxon  Lothaire, lors de son couronnement, avait, de plus, formellement renoncé à sa souveraineté en prêtant hommage entre les mains du pontife et en recevant de lui la couronne comme son vassal. Les papes sentaient alors que leur dignité et leur influence ne pouvaient que perdre, s'ils admettaient même en apparence dans le lieu de leur résidence la juridiction d'un souverain civil, et, quoiqu'il leur fût impossible d'y affermir leur propre autorité, ils réussirent du moins à en exclure toute autre que la leur. C'est pour cela qu'ils étaient si mal à l'aise toutes les fois qu'un empereur venait leur demander de le couronner, qu'ils lui suscitaient toute espèce de difficultés et s'efforçaient de s'en débarrasser le plus tôt possible. Il faut dire ici quelque chose du programme de ces visites impériales à Rome, et des traces que les Allemands y ont laissées de leur présence, en se rappelant toujours qu'à partir de Frédéric II, être couronné dans sa capitale fut pour un empereur l'exception au lieu d'être la règle.

Le voyageur qui entre à Rome aujourd'hui, s'il arrive, comme c'est l'ordinaire, par la voie de Civita-Vecchia, y est introduit par le chemin de fer avant qu'il s'en soit douté ; il se jette dans une voiture à la gare et est déposé à la porte de son hôtel, au milieu de la ville moderne, sans avoir absolument rien vu. S'il arrive en voiture de la Toscane, en suivant la route déserte qui passe près de Véies et franchit le pont Milvius, il jouit, il est vrai, du haut des pentes de la chaîne ciminienne, de la splendide perspective de la Campagne, semblable à une mer entourée de collines étincelantes ; mais de la cité, il n'aperçoit aucun indice, sauf le dôme de Saint-Pierre, jusqu'à ce qu'il soit dans ses murs. Il en était tout autrement au moyen âge. Mors les voyageurs, quelle que fût leur condition, depuis l'humble pèlerin jusqu'à l'archevêque de promotion récente qui venait, accompagné d'une suite pompeuse, recevoir des mains du pape le pallium sacramentel, s'en approchaient du côté du nord ou du nord-est ; suivant un passage tracé dans le sol montueux de la rive toscane du Tibre, ils faisaient halte sur le sommet du Monte Mario[1] — le mont de la Joie — et voyaient la cité des solennités s'étendre sous leurs yeux, depuis les énormes constructions du Latran, bien loin sur le mont Cælius, jusqu'à la basilique de Saint-Pierre à leurs pieds. Ce n'était pas, comme aujourd'hui, un océan houleux de coupoles, mais une masse de maisons basses aux rouges toitures, interrompue par de hautes tours de briques, et çà et là par des monceaux de ruines antiques, bien plus considérables que ce qu'il en reste. Et au-dessus de tout cela se dressaient ces deux monuments des Césars païens, ces monuments qui contemplent encore, du haut de leur immobile sérénité, le spectacle que leur donnent les armées des nations nouvelles et les fêtes d'une nouvelle religion, — les colonnes de Trajan et de Marc-Aurèle.

Du Monte Mario, l'armée teutonne, après avoir fait ses oraisons, descendait dans le champ de Néron, espace formé par les terrains plats qui aboutissent à la porte Saint-Ange. C'était que les représentants du peuple romain avaient l'habitude d'aller au-devant de l'empereur nouvellement élu, de lui demander la confirmation de leurs chartes et de recevoir le serment qu'il prêtait de maintenir leurs bonnes coutumes. Une procession se formait alors : les prêtres et les moines, qui étaient sortis pour saluer l'empereur en chantant des hymnes, prenaient les devants ; les chevaliers et les soldats romains, quels qu'ils fussent, venaient ensuite ; puis le monarque, suivi d'une longue troupe de chevalerie transalpine. Pénétrant dans la cité, ils s'avançaient jusqu'à Saint-Pierre, où le pape, entouré de son clergé, se tenait sur le grand perron de la basilique pour souhaiter la bienvenue au roi des Romains et lui donner sa bénédiction. Le lendemain, on procédait au couronnement, avec des cérémonies très compliquées[2]. Leur accompagnement le plus ordinaire, dont le livre da rituel ne fait pas mention, c'était le son des cloches appelant aux armes et le cri de bataille des combattants allemands et italiens. Le pape, quand il ne pouvait empêcher l'empereur d'entrer à Rome, le priait de laisser le gros de son armée hors des murs, et, s'il ne l'obtenait pas, il pourvoyait à sa sécurité en excitant des complots et des séditions contre son trop puissant ami. Le peuple romain, d'un autre côté, tout violent qu'il se montrât souvent à l'égard du pape, plaçait pourtant en lui une sorte d'orgueil national. Bien différents étaient ses sentiments pour le capitaine teuton qui venait d'un pays lointain recevoir dans sa cité, sans lui en savoir gré cependant, les insignes d'un pouvoir que la bravoure de leurs ancêtres avait fondé. Dépouillé de son ancien droit d'élire l'évêque universel, il tâcha d'autant plus désespérément de se persuader que c'était lui qui choisissait le prince universel ; et sa mortification était toujours plus cuisante chaque fois qu'un nouveau souverain repoussait avec mépris ses prétentions et faisait parader sous ses yeux sa rude cavalerie barbare. C'est pour cela qu'une sédition était à Rome la conséquence presque forcée d'un couronnement. Il y eut trois révoltes contre Otton le Grand. Otton III, en dépit de son affection passionnée pour la cité, y fut en butte à la même mauvaise foi et à la même haine, et la quitta enfin de désespoir après avoir fait d'inutiles tentatives de conciliation[3]. Un siècle plus tard, le couronnement de Henri V fut l'occasion de tumultes violents, car il se saisit du pape et des cardinaux à Saint-Pierre et les tint prisonniers jusqu'à ce qu'ils se fussent soumis à ses exigences. Hadrien IV, qui s'en souvenait, aurait volontiers forcé les troupes de Frédéric Barberousse à demeurer hors des murs ; mais la rapidité de leurs mouvements déconcerta ses plans et prévint les résistances de la populace romaine. S'étant établi dans la cité Léonine[4], Frédéric barricada le pont qui traverse le Tibre et fut couronné en bonne forme à Saint-Pierre. Mais la cérémonie s'achevait à peine, lorsque les Romains, qui s'étaient rassemblés en armes au Capitole, forcèrent le pont, tombèrent sur les Allemands et ne furent repoussés qu'avec peine, grâce aux efforts personnels de Frédéric. Il ne s'aventura pas à les poursuivre plus avant dans la cité, et ne fut, à aucune époque de son règne, capable de s'en rendre entièrement maître. Pareillement déçus, ses successeurs acceptèrent enfin leur défaite et se contentèrent de recevoir leur couronne aux conditions qu'y mirent les papes, et de repartir sans insister.

Y venant rarement et y faisant un séjour de si courte durée, il n'est pas surprenant que les empereurs teutons dans les sept siècles qui vont de Charlemagne à Charles-Quint, aient laissé à Rome des traces moins nombreuses de leur présence que Titus ou qu'Hadrien seulement ; moins nombreuses même et moins considérables que celles qui sont attribuées par la tradition à ceux qu'elle appelle Servius Tullius et Tarquin l'Ancien. Les monuments qui subsistent ont surtout pour effet de rendre plus sensible l'absence de tous les autres. Le plus important date du temps d'Otton III, le seul empereur qui tenta de fixer à Rome sa résidence permanente. Du palais, qui ne fut probablement guère qu'une simple tour construite par lui sur l'Aventin, on n'a découvert aucun vestige ; mais l'église qu'il fonda pour y déposer les cendres de son ami, le martyr saint Adalbert, est encore debout sur l'île du Tibre. Ayant reçu de Bénévent des reliques qu'on supposa être celles de l'apôtre Barthélemy[5], elle fut dédiée à ce saint, et est à présent l'église de San Bartolommeo in Isola, dont le curieux et pittoresque beffroi de briques rouges, devenues grises par l'effet du temps, se dresse au milieu des orangers d'un jardin de couvent, d'où il domine les eaux jaunes et tourbillonnantes du Tibre.

Otton II, fils d'Otton le Grand, mourut à Rome et fut inhumé dans la crypte de Saint-Pierre ; il est le seul empereur qui ait trouvé un lieu de repos parmi les tombeaux des papes. Sa tombe n'est pas loin de celle de son neveu, Grégoire V : elle est très simple et d'un marbre grossièrement sculpté. Le couvercle du superbe sarcophage de porphyre où il reposa quelque temps sert actuellement de fonts baptismaux à Saint-Pierre ; on peut le voir dans la chapelle où se font les baptêmes, à gauche en entrant dans l'église, non loin des tombeaux des Stuarts. Ce sont là toutes ou à peu près toutes les traces du passage de ses maitres teutons que Rome ait conservées jusqu'à nous. Les peintures, il est vrai, ne manquent pas, depuis la mosaïque de la Scala Santa dans le palais de Latran et les curieuses fresques de l'église des Santi Quattro Incoronati[6], jusqu'aux décorations de la chapelle Sixtine et aux loges de Raphaël dans le Vatican, où les triomphes de la papauté sur tous ses adversaires sont représentés avec un art incomparable. Mais toutes ces peintures manquent d'exactitude ; elles sont, pour la plupart, de beaucoup postérieures aux événements qu'elles figurent.

 

J. BRYCE, Le saint Empire romain germanique, Paris, A. Colin, 1890, in-8°. Trad. de l'anglais par A. Domergue.

 

II. — INNOCENT III, LA CURIE ROMAINE ET L'ÉGLISE.

LA MONARCHIE PONTIFICALE.

Dans les lettres d'Innocent III relatives à l'Église, un fait se révèle d'abord : le pouvoir énorme de la papauté et l'immense étendue de son action. Les lettres litigieuses en offrent, à elles seules, un sensible témoignage. On y voit que non seulement les affaires importantes — causæ majores —, mais toutes les affaires de l'Église, toutes les difficultés, quelles qu'elles fussent, qui naissaient dans son sein, aboutissaient au Saint-Siège. Un très petit nombre de ces affaires étaient évoquées par le pape ; toutes allaient à lui naturellement, par l'effet d'une institution entrée alors dans les mœurs du clergé : ce droit d'appel au Saint-Siège, établi jadis avec éclat par Nicolas Ier, mais qui n'avait pris une entière extension que depuis Grégoire VII.

Avec la haute idée qu'il se faisait de la mission de la papauté, Grégoire VII avait jugé que, le Saint-Siège devant à tous une égale protection, il convenait de rendre accessible à tous le recours à cette tutelle suprême. Favorisé par les successeurs de Grégoire, cet usage de l'appel avait pris un développement si rapide et si universel qu'à l'époque d'Innocent III aucun événement ne se passait dans l'Église où il n'amenât l'intervention de la papauté. De la part des appelants se commettaient des abus qui n'échappaient pas à l'attention d'Innocent III. Il reconnaissait que ce droit d'appel, établi dans l'intérêt des faibles, des opprimés, devenait souvent, aux mains des oppresseurs, un moyen de se dérober à de justes châtiments infligés par les supérieurs ecclésiastiques. Il essaya de tempérer ces abus. Quand il, confiait aux évêques locaux la connaissance de certaines causes, il déclarait quelquefois que la sentence prononcée par eux serait définitive et sans appel — subiato appellationis obstaculo. Il ne fit cela quo rarement ; s'il eût pris en ce sens quelque mesure générale, t'eût été porter atteinte à l'autorité du Saint-Siège, en tarissant l'une des sources les plus sûres de son pouvoir, et à son esprit non moins qu'à son prestige, en le dépouillant de son caractère de magistrature suprême et toujours accessible. Loin de vouloir limiter cette faculté d'appel, il était attentif à la maintenir en son intégrité, et, à l'occasion, savait rappeler en termes sévères qu'il entendait que personne n'osât apporter obstacle à l'exercice de ce droit. De là qu'arrivait-il ? C'est que les sentences des évêques, toujours susceptibles d'être modifiées ou cassées par le Saint-Siège, étaient en outre suspendues dans leurs effets pendant le temps, souvent très long, que durait l'instance auprès de la cour de Rome ; c'est que, par une autre conséquence, les évêques perdaient de leur autorité ou de leur crédit aux yeux des fidèles de leurs diocèses. A mesure que les appels s'étaient multipliés, les églises locales avaient tendu ainsi à s'amoindrir devant l'Église romaine ; et, à l'époque d'Innocent III, le nombre seul des lettres litigieuses qui remplissent sa correspondance est un indice du degré d'affaiblissement où ces églises étaient tombées.

Les lettres de privilèges fournissent un signe non moins caractéristique de la situation de l'Église à cette époque et conduisent aux mêmes conclusions. Ces lettres, pour la plupart, n'étaient autre chose que des actes qui, soin des formes et en des mesures diverses, affranchissaient de la juridiction épiscopale les personnes ou les établissements qui les avaient obtenues. Assurément ces sortes de lettres ne doivent pas plus que les lettres litigieuses être attribuées spécialement au temps d'Innocent III ; mais ce qui appartient à cette époque, c'est le nombre considérable et des unes et des autres. Ces lettres de privilèges, octroyées à quelques personnages, à des chapitres, mais surtout à des couvents, aidaient de deux manières à l'ascendant du Saint-Siège, en diminuant l'autorité des évêques et en créant au pape des serviteurs dévoués. Ces conséquences ne devaient pas échapper à la prudence d'Innocent III. Sa prédilection pour les monastères, au détriment du clergé séculier, est un des traits les plus sensibles de sa correspondance[7].

Ces amoindrissements de la puissance épiscopale résultaient d'une situation que sans doute les évêques subissaient malgré eux. Mais on les voit faire eux-mêmes l'aveu indirect de leur faiblesse dans les mille questions — consultationes — qu'ils adressent au pape sur toute sorte de sujets. Nous possédons, non ces questions elles-mêmes, mais les réponses du pape. Ces réponses, à la vérité, sont conçues de telle manière qu'il est aisé de rétablir les questions qui les provoquent. Le pape répond en effet article par article, reproduisant, à chaque point nouveau, l'interrogation qui lui est faite. Autant de questions, autant de paragraphes distincts. Quand la lettre du consultant est diffuse ou obscure, il en résume ou en éclaircit d'abord des données principales, et entre ensuite en matière. Les questions adressées au pape étaient si nombreuses, que, dès la première année de son pontificat, Innocent III reconnaissait que l'une de ses principales occupations était d'y répondre. Que si l'on recherche quels étaient les sujets ordinaires de ces questions multipliées, on constate que la plupart étaient relatives à des points de droit. Innocent III s'étonne d'être si souvent consulté sur cette matière. Vous avez autour de vous des juristes exercés, écrit-il à l'évêque de Bayeux, et vous êtes vous-même très instruit sur le droit ; comment se fait-il que vous nous consultiez sur des points dont la clarté n'offre aucune prise au doute ? Toutefois, loin de repousser les consultations sur ce sujet, il les encourageait, les exigeait même ; il voulait que tous les doutes fussent soumis au Saint-Siège. A celui qui établit le droit, disait-il, il appartient de discerner le droit. Dans le décret de Gratien, qui faisait alors autorité pour toute l'Église, le pape est comparé au Christ, lequel, soumis en apparence à la loi, était en réalité le maitre de la loi. Les lettres d'Innocent III fournissent une pleine confirmation de cette doctrine ; on y voit qu'aux yeux des évêques, et sans doute à ses propres yeux, le pape est la personnification du droit, la loi vivante de l'Église.

Ce n'était pas seulement sur le droit que les évêques demandaient des éclaircissements au Saint-Siège. Ils le consultaient encore sur les obscurités du dogme. Comme il fixe le droit, le pape fixe aussi la foi ; du moins c'est à lui qu'il appartient d'interpréter les Écritures — exponere Scripturas — ; et, suivant une opinion contemporaine où l'on reconnaît le développement des idées posées par Grégoire VII, tout ce qui s'écarte de la doctrine du Saint-Siège est ou hérétique ou schismatique. — En dehors du droit et de la doctrine, si l'on considère en quoi consistent les éclaircissements, les avis demandés à tout moment au pape par les évêques, il semble qu'il représente pour eux la sagesse universelle, infaillible, et que rien ne doive demeurer, pour son esprit, inconnu ou obscur. Les questions les plus singulières, les plus inattendues, les plus simples, lui sont adressées. Un jour, c'est le cas d'un moine qui a indiqué un remède à une femme malade d'une tumeur à la gorge ; la femme est morte ; le moine fera-t-il pénitence ? Un autre jour, c'est le cas d'un écolier qui a blessé un voleur entré la nuit dans son logis. Le sacrement du mariage sert de motif à des consultations qui tiennent souvent plus de la médecine que du droit canon. D'autres fois, ce sont des questions purement grammaticales. Votre fraternité, écrit Innocent III à l'évêque de Saragosse, nous a demandé ce qu'on doit entendre par le mot novalis. Selon les uns, on désigne de ce nom le sol laissé en jachère pendant une année ; selon d'autres, cette appellation n'est applicable qu'aux bois dépouillés de leurs arbres et mis ensuite en culture. Ces deux interprétations ont également pour elles l'autorité du droit civil. Quant à nous, nous avons une autre interprétation puisée à une source différente ; et nous croyons que, lorsqu'il arrivait à nos prédécesseurs d'accorder à de pieux établissements un privilège ou quelque permission relative aux terres ainsi désignées, ils entendaient parler de champs ouverts à la culture, et qui, de mémoire d'homme, n'avaient jamais été cultivés.

Ainsi, de la part des évêques, aucun ressort, aucune initiative. C'est le pape qui partout semble agir et penser pour eux. Cette ingérence du Saint-Siège ne se faisait pas sentir uniquement à l'égard des évêques. Quand on lit les lettres dites de constitution, où le pape établit soit pour des couvents, soit pour des chapitres, des règlements de discipline, on est surpris des détails qui attirent son attention. Les moindres particularités du vêtement, la forme et la longueur des étoffes, l'attitude au chœur, au réfectoire, au dortoir, sont minutieusement réglées ; il n'y a pas jusqu'aux couvertures de lit dont il ne s'occupe ; il indique les cas où l'abbé pourra prendre ses repas et dormir dans une chambre particulière au lieu de le faire dans les salles communes.

Tout cela est caractéristique. Ce pape qui répond à toutes les questions, qui tranche tous les doutes, qui agit et pense à la place des évêques, qui règle dans les monastères le vêtement et le sommeil, qui juge, légifère, administre, qui fixe le droit et le dogme et dispose des bénéfices, c'est la monarchie absolue assise au sein de l'Église. L'œuvre de Grégoire VII est enfin consommée. Au lieu de ce clergé d'humeur fière et quelquefois rebelle, contre lequel ce pape se vit contraint de lutter, on aperçoit un clergé soumis et toujours docile à la voix du pontife. Les rares symptômes d'indépendance qu'on parvient à saisir se manifestent uniquement chez quelques évêques mêlés à la querelle de l'Empire et aux événements de l'hérésie albigeoise. La papauté ne prétend pas encore que la nomination aux évêchés lui appartient ; elle ne trahira cette prétention que plus tard. Mais déjà les élections épiscopales sont toutes soumises à l'approbation du Saint-Siège. Quand l'élection est rejetée, le pape fixe un délai de quinze jours, d'un mois au plus, passé lequel, si l'on ne s'entend pas sur un nouveau choix qui puisse être agréé, il menace de pourvoir lui-même à la nomination. Quelquefois il n'y a pas d'élection ; le pape est prié directement par les intéressés de désigner l'évêque qui lui convient. L'élection, quand elle a lieu, n'est souvent qu'une vaine formalité. Les évêques une fois nommés, le pape, à son gré, les transfère, les suspend ou les dépose. En somme, personne n'est évêque que par la grâce du Saint-Siège ; le mot n'y est pas, mais le fait. Ce sont, on peut le dire, moins des évêques que des sujets que gouverne Innocent III ; ils en ont l'attitude, ils en ont aussi le langage.

Pour compléter ce tableau, ajoutons qu'il n'y a plus d'assemblées générales de l'Église. A la place de ces synodes que, presque chaque année, Grégoire VII réunissait à Rome, et dans lesquels on sentait vivre, en quelque sorte, l'Église universelle, on ne trouve que le conseil particulier du pape, le conseil des cardinaux. Ce qui reste des conciles n'est plus qu'un simulacre. Déjà, sous Alexandre III, on ne voyait dans les conciles qu'un moyen d'entourer de plus de solennité les décisions notifiées par le pape. Le troisième synode de Latran, en 1179, est appelé dans des écrits contemporains le concile du souverain pontife. Au quatrième et fameux synode de Latran, qui eut lieu sous Innocent III en 1215, et auquel assistèrent 453 évêques, le rôle de ceux-ci consista uniquement à entendre et approuver les décrets rédigés par le Saint-Siège. A partir de ce moment, la dénomination d'évêque universel, revendiquée à plusieurs reprises par les papes et insérée par Grégoire VII dans ses Dictatus, devient une réalité. Innocent III est dès lors l'évêque unique de la chrétienté.

Après avoir constaté le pouvoir absolu de la papauté, il faudrait rechercher maintenant les effets de ce pouvoir sur l'ensemble de l'Église. Il faudrait montrer les évêques se désintéressant de leurs devoirs pastoraux en proportion du peu d'étendue laissé à leur action, les dissensions naissant du droit d'appel au sein des églises comme dans les monastères, une sorte de désorganisation ; se substituant peu à peu à l'unité par les régimes d'exception qu'à des degrés divers créaient les privilèges, le clergé transformé, — pour ainsi dire, en un monde de plaideurs, les églises appauvries par les frais énormes des procès[8], les évêques chargés de dettes, la justice à Rome achetée trop souvent à prix d'argent ; en un mot, l'Église déviant de sa voie, se désagrégeant par les dissensions intestines, rompue dans son unité et s'altérant déjà par la corruption. Il faudrait montrer enfin cette Église romaine, dans laquelle s'étaient absorbées les églises locales, se viciant à son tour et devenant un champ de bataille pour les plaideurs, une espèce de bureau européen, où, au milieu de notaires, de scribes et d'employés de toute sorte, on ne s'occupait que de procès et d'affaires, — en d'autres termes, cessant d'être une véritable Église pour n'être plus que la cour de Rome ou la Curie romaine.

Cette situation, signalée avec amertume par les contemporains, et dont on saisit les traces dans la correspondance d'Innocent III, a été, plus d'une fois, constatée par les historiens. Toutefois on aurait tort de faire peser sur la seule époque d'Innocent III la responsabilité d'une telle situation. Née du pouvoir excessif de la papauté, cette situation avait commencé avant lui ; elle s'aggrava sous ses successeurs. La lecture attentive des documents permet de suivre, à leur véritable date, les progrès d'un état de choses dont on n'a pas suffisamment marqué la succession. Ainsi, à ne parler que du changement de l'Église romaine en curie, changement considéré par les hommes pieux du temps comme funeste pour la religion, on peut en placer l'origine vers le milieu du XIIe siècle[9], un peu avant le moment où le collège des cardinaux se vit chargé, à l'exclusion du clergé et des fidèles[10], de pourvoir à l'élection des papes. Ce qu'on peut dire en somme, c'est que le pontificat d'Innocent III, qui marque, pour la papauté, l'apogée du pouvoir absolu, marque aussi, pour l'Église, le commencement d'une décadence qui, un siècle après, arrivera au dernier degré sous les papes d'Avignon.

Ainsi fut viciée, dans ses effets, l'œuvre de Grégoire VII. Il s'était servi de la puissance du Saint-Siège pour réprimer les désordres de l'Église, et cette puissance, étendue inconsidérément par ses successeurs, avait produit d'autres désordres. En même temps que l'Église s'altérait, la papauté, à son insu et par les mêmes causes, se trouva transformée. Elle se vit amenée à déserter les choses spirituelles pour le tracas des affaires, la théologie pour le droit.

Noyée sous le flot des affaires sans nombre qui affluent vers elle, elle perdit de vue les horizons de la spiritualité. Grégoire le Grand se plaignait déjà que son esprit, fatigué de soucis, ne fût plus capable de s'élancer vers les régions supérieures. Combien, depuis cette époque, les choses s'étaient aggravées ! Emporté, écrivait Innocent III, dans le tourbillon des affaires qui m'enlacent de leurs nœuds, je me vois livré à autrui et comme arraché à moi-même. La méditation m'est interdite, la pensée presque impossible ; à peine puis-je respirer. — Une autre particularité sur laquelle se tait Innocent III, mais qui résulte de faits épars dans sa correspondance, c'est que, forcé par la multiplicité des affaires, auxquelles il ne pouvait suffire, d'élargir en proportion la sphère d'action ou d'influence de ses cardinaux et de ses légats, il les laissait empiéter sur son autorité et s'arroger une indépendance qu'il était impuissant à réprimer. On peut même dire, sans outrepasser la vérité, que, dans ses lettres, Innocent III apparaît plus d'une Bois comme captif dans le cercle que forment autour de lui ses cardinaux. Ainsi, quand on v regarde de près, on s'aperçoit que ce pape, maître absolu de l'Église, était écrasé par les affaires et dominé par ses conseils.

 

F. ROCQUAIN, La papauté au moyen âge, Paris, Didier et Cie, 1881, in-8°. Passim.

 

III. — LE LIVRE DES CENS DE L'ÉGLISE ROMAINE.

LE DENIER DE SAINT-PIERRE.

L'Église romaine a eu, de très bonne heure, de grandes propriétés foncières. Aussi éprouva-t-elle bien vite la nécessité de faire dresser un état de ses revenus, ou, comme on disait alors, un Polyptyque ; à la fin du Ve siècle, le pape Gélase s'acquitta de cette tâche avec tant de succès que son œuvre, à peine modifiée par saint Grégoire le Grand, était encore d'un usage courant quatre siècles plus tard.

Mais durant les épreuves qu'eurent à subir au Xe et au XIe siècle la ville de Rome et la papauté, il se creusa un véritable abîme entre les temps anciens et les temps nouveaux. Les vieilles archives, les vieux titres de l'Église romaine disparurent dans la tourmente, et lorsque Grégoire VII entreprit de réorganiser toute chose, il eut grand'peine à rassembler les débris qui avaient échappé au naufrage.

C'est de ce moment que date à Rome le double mouvement qui pousse d'une part à recueillir et à coordonner des titres domaniaux, c'est-à-dire à former des cartulaires, et, d'autre part, à établir de nouveaux polyptyques, c'est-à-dire de nouveaux états de revenus. De là différents essais auxquels le camérier Cencius, l'officier chargé des temporalités de l'Église, donna en 1192 leur forme définitive.

L'œuvre de Cencius se compose de deux parties :

1° D'un registre où sont inscrits, province par province, les noms des débiteurs de l'Église romaine et la quotité de leurs redevances ;

2° D'un cartulaire qui contient les titres constitutifs de la propriété et de la suzeraineté du Saint-Siège — donations, testaments, contrats d'achat ou d'échange, serments d'hommage, etc.

De ces deux parties la première constitue ce qu'on peut appeler proprement le Liber censuum de l'Église romaine.

***

Un livre censier, ou, comme dit Brussel, un livre terrier, est un registre de la recette faite pour un an de tous les cens et rentes appartenant à une seigneurie.

La liste des divers cens et rentes que percevait le pape à la fin du XIIe siècle, en sa qualité de seigneur, voilà ce qui constitue le Liber censuum de Cencius.

Au sein du monde féodal, le Saint-Siège devait nécessairement prendre l'apparence extérieure qui s'imposait alors à tous les membres de la société : aux personnes morales comme aux individus ; il est devenu une seigneurie.

On sait que le moyen âge entendait par ce terme un ensemble de droits, d'origine et de caractères très divers, où la propriété et la souveraineté confondues se marquaient par de certains services et redevances.

Dans l'Italie centrale, où le Saint-Siège avait depuis longtemps de vastes domaines, qui, au temps de Charlemagne, lui avaient valu la cession d'une partie de la puissance publique, la seigneurie du pape s'était établie tout naturellement, comme en d'autres lieux celle des ducs et des comtes.

Mais le Saint-Siège était un pouvoir d'une nature spéciale : son caractère de puissance morale et universelle lui valut dans le monde féodal une autre seigneurie d'un genre particulier.

A la fin du neuvième siècle, lorsque les princes carolingiens., qui avaient été longtemps les patrons des églises et des monastères, ne furent plus en état de défendre la propriété ecclésiastique contre les usurpations des laïques, on songea à invoquer la protection pontificale. C'était le temps des grands pontificats de Nicolas Ier et de Jean VIII. Les fondateurs de monastères, désireux d'assurer la perpétuité de leur œuvre, sollicitèrent le patronat du Saint-Siège et ils recommandèrent à l'apôtre la propriété de l'être moral qu'ils constituaient. Les possessions attribuées à certains instituts monastiques furent ainsi considérées comme le bien de saint Pierre, et, pour reconnaître le domaine éminent ainsi concédé à l'apôtre, elles furent grevées d'un cens annuel en faveur du Saint-Siège.

Cela eut de grandes conséquences dans l'ordre temporel aussi bien que dans l'ordre spirituel.

D'une part, les monastères censiers échappèrent peu u peu à la main des évêques pour relever directement du Saint-Siège, et, d'autre part, la nature originelle du lien qui les rattachait à Rome détermina, à travers toute l'Europe, la constitution d'un domaine pontifical d'un caractère particulier.

La papauté posséda sur les terres des plus grandes abbayes un droit éminent de propriété, qui se marquait par le payement d'un cens, et il n'en fallut pas davantage pour que peu à peu le Saint-Siège assimilât à ce droit-très spécial celui que la coutume lui assignait sur nombre d'États chrétiens, et qui s'exprimait par des redevances analogues.

Après la dissolution de l'Empire romain, qui avait été longtemps pour les princes barbares la source de toute légitimité, le Saint-Siège avait paru tout désigné pour succéder dans ce rôle à l'Empire.

L'apôtre enseigne que tout pouvoir légitime vient de Dieu. Mais qui donc aura mission d'éclairer les consciences, de se prononcer sur la légitimité des pouvoirs de fait, sinon celui qui a reçu du Christ le droit de lier et de délier toute chose ?

C'est donc à la papauté que les hommes ont fait appel. Les États naissants et les dynasties nouvelles ont senti le besoin de se faire reconnaître par elle. Elle a sacré Pépin et couronné Charlemagne ; elle a érigé des trônes et dispensé des couronnes.

La papauté s'est trouvée investie de la sorte d'une véritable magistrature, d'un droit qu'on pourrait appeler supra régalien, et ce droit, comme les droits régaliens eux-mêmes, a pris, à certains moments, une forme féodale.

Les puissances de fraîche date désirèrent marquer d'un signe visible leur union avec le Saint-Siège et s'obligèrent à lui servir une redevance annuelle.

Cette redevance prit bien vite le nom de cens et se confondit aussitôt avec les divers revenus d'origine foncière que le Saint-Siège percevait sous ce nom. Elle fut incorporée au domaine, elle compta parmi les rentes de la seigneurie.

Les papes du XIe siècle, et Grégoire VII en particulier, s'efforcèrent de préciser les rapports que-marquait ce cens payé à Rome par divers États chrétiens.

Le domaine éminent possédé par l'apôtre sur les monastères censiers se traduisait sans difficulté par la censive. Mais pour des principautés et des royaumes, il paraissait difficile d'admettre que la redevance conservât le caractère d'un simple lien de droit privé.

Les papes y virent un signe de suprématie politique et Grégoire VII réclama le serment d'hommage à Guillaume le Conquérant, comme un suzerain à son vassal.

Cette thèse de la cour de Rome ne fut pas admise partout sans contestation, et il faut reconnaître qu'elle n'a jamais complètement triomphé[11].

Elle n'en a pas moins dominé pendant plusieurs siècles les relations du Saint-Siège avec la plupart des États européens, et le principe en est clairement énoncé à la première page du Liber censuum.

Le camérier de 1192 a soigneusement relevé tous les cens dus eu Saint-Siège, et, sans s'occuper de rechercher l'origine de chacun d'eux, il a consigné dans un même registre le nom de tous ceux qui en étaient grevés, parce que pour lui ; comme pour la Chambre Apostolique, les églises, monastères, cités ou royaumes, ainsi rapprochés en vertu d'un symbole unique, étaient tous également du domaine de Saint Pierre, car tous ils étaient, ainsi que l'écrivait le camérier en sa préface, in jus et proprietatem beati Petri consistentes.

L'œuvre de Cencius marque, par conséquent, le point d'arrivée d'une longue évolution historique, qui a constitué, au profit du Saint-Siège, une seigneurie d'un caractère spécial et d'une immense étendue.

 

P. FABRE, Étude sur le Liber censuum de l'Église romaine, Paris, E. Thorin, 1892, in-8°.

 

IV. — L'EMPEREUR FRÉDÉRIC II.

Pour les bons chrétiens, pour l'Église, pour les guelfes, Frédéric fut une figure de l'Antéchrist. La lutte qu'il soutint contre deux papes inflexibles, Grégoire IX et Innocent IV, eut, aux yeux des amis du Saint-Siège, la grandeur d'un drame apocalyptique. Satan seul avait pu souffler une telle malice dans l'âme d'un prince que l'Église romaine avait tenu tout enfant entre ses bras, au temps d'Innocent III. C'était un athéiste, affirme Fra Salimbene, qui énumère tous les vices de l'empereur, la fourberie, l'avarice, la luxure, la cruauté, la colère, et les histoires étranges que l'on contait tout bas, au fond des couvents, sur ce personnage formidable. Au moment où Frédéric venait de dénoncer à tous les rois et à l'épiscopat Grégoire IX comme faux pape et li faux prophète, celui-ci lançait l'encyclique Ascendit de mari : Voyez la bête qui monte du fond de la mer, la bouche pleine de blasphèmes, avec les griffes de l'ours et la rage du lion, le corps pareil à celui du léopard. Elle ouvre sa gueule pour vomir l'outrage contre Dieu ; elle lance sans relâche ses javelots contre le tabernacle du Seigneur et les saints du ciel. L'année suivante, Grégoire écrivait : L'empereur, s'élevant au-dessus de tout ce qu'on appelle Dieu et prenant d'indignes apostats pour agents de sa perversité, s'érige en ange de lumière sur la montagne de l'orgueil.... Il menace de renverser le siège de saint Pierre, de substituer à la foi chrétienne les anciens rites des peuples païens, et, se tenant assis dans le Temple, il usurpe les fonctions du sacerdoce. — A force de fréquenter les Grecs et les Arabes, écrit l'auteur anonyme de la Vie de Grégoire IX, il s'imagine, tout réprouvé qu'il est, être un Dieu sous la forme humaine. L'avocat pontifical Albert de Behan, familier d'Innocent IV, écrit encore, en 1245 : Il a voulu s'asseoir dans la chaire de Dieu comme s'il était Dieu ; non seulement il s'est efforcé de créer un pape et de soumettre à sa domination le siège apostolique, mais il a voulu usurper le droit divin, changer l'alliance éternelle établie par l'Évangile, changer les lois et les conditions de la vie des hommes. En 1245 et 1248, Innocent IV déliait du serment de fidélité le clergé et les sujets du royaume des Deux-Siciles, enlevait l'Église sicilienne aux juridictions impériales, retranchait de la société politique, comme de la communion religieuse, les comtes et les bourgeois fidèles au parti de l'empereur, autorisait les seigneurs ecclésiastiques à fortifier leurs châteaux contre l'empereur, et jurait solennellement d'écraser jusqu'aux derniers rejetons de cette race de vipères.

Pierre de la Vigne et les courtisans du prince souabe répondaient d'une voix aussi sonore que celle des champions de l'Église. Pierre était le confident de Frédéric. J'ai tenu, dit son âme à Dante, les deux clefs de son cœur, que j'ouvrais et refermais d'une main très douce ; on peut croire que, chaque fois qu'il écrivait, il n'était que l'écho de la pensée de l'empereur. Mais la façon dont il exalta la mission religieuse de son maitre, par l'exagération des idées et des images, a trop d'analogie avec les invectives lancées par les défenseurs du Saint-Siège. Pour le chancelier, même pour l'archevêque de Palerme Beraldo, pour le notaire impérial Nicolas de Rocca et les prélats gibelins qui font leur cour à César à l'aide des textes de l'Évangile, Frédéric est une sorte de Messie, un apôtre chargé par Dieu de révéler l'Esprit saint, le pontife de l'Église définitive, le grand aigle aux grandes ailes qu'Ézéchiel a prophétisé. Quant à Pierre de la Vigne, il sera le vicaire de Frédéric, comme le premier Pierre a été celui de Jésus ; il est la pierre angulaire, il est la vigne féconde dont les branches ombragent et réjouissent le monde. Le Galiléen a renié trois fois son Seigneur, le Capouan ne reniera jamais le sien. La fonction mystique de l'Église romaine est sur le point de finir. Le haut cèdre du Liban sera coupé, criaient les prophètes populaires, il n'y aura plus qu'un seul Dieu, c'est-à-dire un monarque. Malheur au clergé ! S'il tombe, un ordre nouveau est tout prêt. Innocent IV trouvait sur sa table des vers annonçant la déchéance prochaine de la Rome des papes. Et les troubadours provençaux, les exilés de la croisade albigeoise, qui avaient vu leurs villes livrées aux inquisiteurs, chantaient dans les palais de Palerme et de Lucera les strophes furieuses de Guillaume Figueira : Rome traîtresse, l'avarice vous perd et vous tondez de trop près la laine de vos brebis.... Rome, vous rongez la chair et les os des simples, vous entraînez les aveugles dans le fossé, vous pardonnez les péchés pour de l'argent ; d'un trop mauvais fardeau, Rome, vous vous chargez.... Rome, je suis content de penser que bientôt vous viendrez à mauvais port, si l'empereur justicier mène droit sa fortune et fait ce qu'il doit faire. Rome je vous le dis en vérité, votre violence, nous la verrons décliner. Rome, que notre vrai sauveur me laisse bientôt voir cette ruine !

Mais des cris de guerre et des formules de malédiction sont des témoignages bien vagues pour une recherche de la réalité historique. Il faut laisser retomber la poussière de ce champ de bataille, si l'on veut apercevoir clairement quelle fut l'action de l'empereur contre le Saint-Siège et l'Église chrétienne.

Il est, avant tout, certain qu'il n'a jamais tenté de provoquer un schisme dans l'Église. Il appelait avec mépris Milan la sentine des patarins. A ses ennemis implacables, Grégoire IX et Innocent IV, il n'a point opposé d'antipape. Il n'a point soutenu le faux pape de 1227 qui, appuyé par les barons romains, siégea six semaines à Saint-Pierre. Il invoquait Dieu à témoin de sa fidélité au symbole approuvé par l'Église romaine, selon la discipline universelle de l'Église. Sur son lit de mort, écrit son fils Manfred au roi Conrad, il a reconnu d'un cœur repentant, humblement, comme chrétien orthodoxe, la sacro-sainte Église romaine, sa mère. Ainsi, jusqu'à la fin, il maintint son adhésion extérieure au christianisme romain. En 1242, dans le long interrègne qui suivit la mort de Célestin IV, et au moment où il revenait sans cesse en face des murs de Rome, que défendaient contre lui les barons guelfes, il écrivait aux cardinaux d'une façon aussi pressante que saint Louis lui-même, sur la nécessité de rendre sans retard à l'Église son pasteur suprême. Innocent IV élu, il le félicita avec des paroles toutes filiales ; mais, six mois plus tard, il menaçait le Sénat et le peuple romain de sa colère si Rome ne se soumettait point au maître absolu de la terre et de la mer, dont tous les désirs doivent s'accomplir. En avril 1244, il annonçait à Conrad sa réconciliation avec le pape, il se réjouissait d'avoir été admis par le pontife, en sa qualité de fils dévot de l'Église, et comme prince catholique, dans l'unité de l'Église ; mais il ajoutait : comme fils aîné et unique, et patron de l'Église, sicut primus et unicus Ecclesie filius et patronus, notre devoir est d'en favoriser la grandeur.... sous tâchons de toutes nos forces, nous souhaitons d'un cœur sincère cette réformation de l'Église qui nous donnera la paix, ainsi qu'à nos amis et fidèles, pour toujours.

Voilà des paroles qui éclairent singulièrement l'histoire religieuse de Frédéric II. Le patron, le protecteur de l'Église, pour lui, n'est autre que le maître absolu de l'Église. Il entend que celle-ci se courbe, aussi docilement que la noblesse féodale et les villes, sous la loi rigide de l'État. Il prétend disposer des choses ecclésiastiques aussi librement que des intérêts séculiers de l'empire. Il écrivait déjà en 1256, à Grégoire IX, au sujet de la collation des bénéfices : Vous vous irritez de ce que nous ayions choisi des personnes jeunes et indignes.... Mais n'est-ce pas, en vertu du droit divin, un sacrilège de disputer sur les mérites de notre munificence, c'est-à-dire sur la question de savoir si ceux que l'empereur nomme sont dignes ou non ? Il écrira, en 1246, à tous les princes de la chrétienté : Le pontife n'a le droit d'exercer contre nous aucune rigueur, même pour causes légitimes. En 1248, dans une épître à l'empereur de Nicée, son gendre, il se plaint amèrement des rapports insupportables que les princes de l'Occident ont avec les chefs de l'Église latine ; dans tous les troubles de l'État, toutes les révoltes et toutes les guerres, il dénonce la main toujours présente de l'Église, qui abuse d'une liberté pestilentielle. Pour lui l'Orient seul, l'Orient schismatique de Byzance et les khalifats musulmans ont résolu le problème des relations entre l'Église et l'État ; ils n'ont point affaire à des pontifes-rois ; chez eux, la société cléricale n'est point un corps politique. Ceci est la plaie de l'Europe et de l'Occident. L'Asie est bien heureuse : elle jouit de la paix religieuse ; la puissance du prince n'y connaît point de limite, parce que là-bas, en dehors du sanctuaire, l'Église n'existe plus.

Mais ce protectorat impérial, ce gouvernement césarien de l'Église par le maître de l'empire a pour condition nécessaire la réformation de l'Église. Ce n'est point assez que le pape et les évêques n'aient plus aucune action politique, que la souveraineté temporelle du pape à Rome disparaisse aussi bien que la souveraineté féodale des évêques dans leur diocèse. Il faut encore que la hiérarchie ecclésiastique renonce à sa force sociale, que le champ de son influence soit borné à l'apostolat direct des consciences, que, pour elle, les chrétiens ne soient plus les membres d'une société politique, mais simplement des âmes individuelles. Dans son encyclique de 1246, Frédéric écrivait : Les clercs se sont engraissés des aumônes des grands, et ils oppriment nos fils et nos sujets, oubliant notre droit paternel, ne respectant plus en nous ni l'empereur ni le roi.... Notre conscience est pure, et, par conséquent, Dieu est avec nous ; nous invoquons son témoignage sur l'intention que nous avons toujours eue de réduire les clercs de tous les degrés, et surtout les plus hauts d'entre eux, à un état tel qu'ils reviennent à la condition où ils étaient dans l'Église primitive, menant une vie tout apostolique et imitant l'humilité du Seigneur. Les clercs de ce temps conversaient avec les anges, faisaient d'éclatants miracles, soignaient les infirmes, ressuscitaient les morts, régnaient sur les rois par la sainteté de leur vie et non par la force de leurs armes. Ceux-ci, livrés au siècle, enivrés de délices, oublient Dieu ; ils sont trop riches, et la richesse étouffe en eux la religion. C'est un acte de charité de les soulager de ces richesses qui les écrasent et les damnent. En 1249, il accuse, en face de la chrétienté entière, Innocent IV d'avoir séduit le médecin qui, à Parme, tenta d'empoisonner l'empereur ; il invoque le concours de tous les princes pour le salut de la sainte Église, sa mère, qu'il a, dit-il, le droit et la volonté de réformer pour l'honneur de Dieu.

***

Grégoire IX dit quelque part de Frédéric II : Il ment au point d'affirmer que tous ceux-là sont des sots qui croient qu'un Dieu créateur de l'univers et tout-puissant est né d'une vierge.... Il ajoute qu'on ne doit absolument croire qu'à ce qui est prouvé par les lois des choses et par la raison naturelle. Telle était en effet la véritable hérésie de l'empereur. Il ne s'agit plus, ici, de réduire la puissance politique de l'Église, d'enlever aux papes la direction supérieure de la chrétienté ; c'est le prestige même de la foi chrétienne qu'il veut atteindre, et, de même qu'il a sécularisé l'État, en soumettant toutes les forces de la société, l'Église comme les autres, à la volonté d'un seul maître, il sécularise la science, la philosophie, la foi, en leur donnant pour maîtresse unique et souveraine la raison.

Frédéric II se préoccupait sincèrement des hauts problèmes philosophiques, non point comme un chrétien qui demande à la sagesse profane la confirmation de sa foi, mais comme un esprit libre qui aspire à la vérité, quelque affligeante qu'elle puisse être pour les croyances communes de son siècle. Il dirigeait à sa cour une véritable académie philosophique. Ln disciple des écoles d'Oxford, de Paris et de Tolède, Michel Scot, chrétien régulier, que protégea Grégoire IX, lui avait apporté en 1227, traduits en latin, les principaux commentaires aristotéliques d'Averroès et, entre autres, celui du Traité de l'Âme. En 1229, l'empereur, tout en négociant avec le Soudan, chargeait les ambassadeurs musulmans de questions savantes pour les docteurs d'Arabie, d'Égypte et de Syrie. Plus tard il interrogeait encore sur les mêmes points de métaphysique le Juif espagnol Juda ben Salomo Cahen, l'auteur d'une encyclopédie, l'Inquisitio sapientiæ ; il renouvelait enfin, vers 1240, cette enquête rationnelle, dans le monde entier de l'islam, puis près d'Ibn Sabin de Murcie, le plus célèbre dialecticien de l'Espagne. Celui-ci répondit pour l'amour de Dieu et le triomphe de l'islamisme, et le texte arabe de ses réponses est conservé, sous le titre de Questions siciliennes, avec les demandes de l'empereur, dans un manuscrit d'Oxford. Aristote, interrogeait Frédéric, a-t-il démontré l'éternité du monde ? S'il ne l'a pas fait, que valent ses arguments ? Quel est le but de la science théologique, et quels sont les principes préliminaires de cette science, si toutefois elle a des principes préliminaires, entendons, si elle relève de la pure raison ? Quelle est la nature de l'âme ? Est-elle immortelle ? Quel est l'indice de son immortalité ? Que signifient ces mots de Mahomet : Le cœur du croyant est entre les doigts du miséricordieux ?

Ces idées hardies, vers lesquelles jusqu'alors le moyen âge ne s'était tourné que pour les exorciser, ont traversé la civilisation de l'Italie impériale, tout en suivant, comme en un lit parallèle, la direction même de la politique de l'empereur. Le parti gibelin se sentit d'autant plus libre du côté de l'Église de Rome, que la philosophie patronnée par son prince affranchissait plus résolument la raison humaine de l'obsession du surnaturel. Et comme le fond de toute métaphysique recèle une doctrine morale, les partisans de l'empereur, ceux qui aimaient la puissance temporelle, la richesse et les félicités terrestres, tout en s'inquiétant assez peu de l'éternité du monde et de l'intellect unique, accueillirent avec empressement une sagesse qui les rassurait sur le lendemain de la mort, rendait plus douce la vie présente, déconcertait le prêtre et l'inquisiteur, éteignait les foudres du pape. Les Épicuriens de Florence, en qui le XIIe siècle avait vu les pires ennemis de la paix sociale, puisqu'ils attiraient sur la cité les colères du ciel, furent, à deux reprises, vers la fin du règne de Frédéric et sous Manfred, les maîtres de leur république. Les Uberti tinrent alors la tète du parti impérial dans l'Italie supérieure : ils dominèrent avec dureté et grandeur d'âme, et à côté d'eux, plus de cent mille nobles, dit Benvenuto d'Imola, hommes de haute condition, qui pensaient, comme leur capitaine Farinata et comme Épicure, que le paradis ne doit être cherché qu'en ce monde. Jusqu'à la fin du XIIe siècle, à travers toutes les vicissitudes de leur fortune politique, ces indomptables gibelins portèrent très haut leur incrédulité religieuse, peut-être même un matérialisme radical. Quand les bonnes gens, dit Boccace, voyaient passer Guido Cavalcanti tout rêveur dans les rues de Florence, il cherche, disaient-ils, des raisons pour prouver qu'il n'y a pas de Dieu. On avait dit la même chose de Manfred, qui ne croyait, écrit Villani, ni en Dieu, ni aux saints, mais seulement aux plaisirs de la chair. On attribua au cardinal toscan Ubaldini, qui soutint vaillamment à Rome le parti maudit des Hohenstaufen, cette parole déjà voltairienne : Si l'âme existe, j'ai perdu la mienne pour les gibelins. On le voit, chez tous, le trait caractéristique de l'incrédulité est le même ; ils ont rejeté, comme superstitieuses, les croyances essentielles de toute religion ; qu'ils le sachent ou non, ils procèdent d'Averroès. Dante a groupé quelques-uns d'entre eux, Farinata, Frédéric II, Ubaldini, Cavalcante Cavalcanti, dans la même fosse infernale ; mais le plus magnanime de tous, Farinata, ne veut pas croire à l'enfer, dont la flamme le dévore ; il se dresse debout, de la ceinture en haut, hors de son sarcophage embrasé, et promène un œil altier sur l'horrible région qu'il méprisera éternellement :

Ed ei s' ergea col petto e colla fronte,

Come averse l' inferno in gran dispitto.

(Inf., X. 35.)

A cette métaphysique d'incrédulité, à cet effacement du surnaturel dans la vie des consciences, correspond une vue nouvelle de la nature. Ici, le miracle s'est évanoui, l'omniprésence de Dieu, cette joie des finies pures, l'embûche perpétuelle de Satan, cette terreur des esprits faibles, ont disparu : il ne reste plus que les lois immuables qui règlent l'évolution indéfinie des êtres vivants, les combinaisons des forces et des éléments. La renaissance des sciences naturelles avait pour première condition une théorie toute rationnelle de la nature.

C'est encore vers Aristote, naturaliste et physicien, que les Arabes, alchimistes et médecins, ramenèrent l'Italie méridionale. Vers 1250, Michel Scot traduisit pour Frédéric l'abrégé fait par Avicenne de l'Histoire des animaux. Maître Théodore était le chimiste de la cour et préparait des sirops et diverses sortes de sucres pour la table impériale. La grande école de Salerne renouvelait, pour l'Occident, les études médicales, d'après les méthodes de la science arabe, l'observation directe des organes et des fonctions du corps humain, la recherche des plantes salutaires, l'analyse des poisons, l'expérimentation des eaux thermales. Frédéric rétablit le règlement des empereurs romains qui interdisait la médecine à quiconque n'avait pas subi d'examen et obtenu la licence. Il fixa à cinq années le cours de médecine et de chirurgie. Il fit étudier les propriétés des sources chaudes de Pouzzoles. Il donnait lui-même des prescriptions à ses amis et inventait des recettes. On lui amenait d'Asie et d'Afrique les animaux les plus rares et il en observait les mœurs ; le livre De acte venandi cum avibus, qui lui est attribué, est un traité sur l'anatomie et l'éducation des oiseaux de chasse. Les simples contaient des choses terribles sur ses expériences. Il éventrait, disait-on, des hommes pour étudier la digestion ; il élevait des enfants dans l'isolement, pour voir quelle langue ils inventeraient, l'hébreu, le grec, le latin, l'arabe, ou l'idiome de leurs propres parents, dit Fra Salimbene, dont toutes ces nouveautés bouleversent l'esprit ; il faisait sonder par ses plongeurs les gouffres du détroit de Messine ; il se préoccupait de la distante qui sépare la terre des astres. Les moines se scandalisèrent de cette curiosité universelle ; ils y voyaient la marque de l'orgueil et de l'impiété ; Salimbene la qualifie, avec un ineffable dédain, de superstition, de perversité maudite, de présomption scélérate et de folie. Le moyen âge n'aimait point que l'on scrutât de trop près les profondeurs de l'œuvre divine, que l'on surprit le jeu de la vie humaine ou celui de la machine céleste. Les sciences de la nature lui semblaient suspectes de maléfice, de sorcellerie. L'Italie, engagée par les Hohenstaufen dans les voies de l'observation expérimentale, devait ètre longtemps encore la seule province de la chrétienté où l'homme contemplât, sans inquiétude, les phénomènes et les lois du monde visible.

 

E. GEBHART, L'Italie mystique, Paris, Hachette, 1893, in-16, 2e éd. Passim.

 

 

 



[1] Les Allemands appelaient cette colline, la plus haute de celles qui entourent Rome ou qu'elle enferme, et que fait remarquer le beau groupe de dins pignons qui en décore la cime, Mons Gaudii. L'origine du nom italien Monte Mario, est inconnue, à moins que ce ne soit, comme quelques-uns le pensent, une corruption de Mons Malus. — C'est sur cette colline qu'Otton III fit pendre Crescentius et ses partisans.

[2] On attachait une grande importance à cette partie de la cérémonie où l'empereur tenait l'étrier au pape pour monter en selle et conduisait son palefroi pendant quelques instants. L'omission de cette marque de respect par Frédéric Barberousse, lorsque Hadrien IV vint à sa rencontre, à son approche de Rome, faillit amener une rupture entre les deux potentats, Hadrien se refusant absolument à donner le baiser de paix avant que l'empereur se fût soumis à la formalité obligée, ce que celui-ci se vit contraint de faire à la fin, d'une façon quelque peu ignominieuse.

[3] Un remarquable discours de remontrances adressé par Otton III au peuple romain (après une de ses révoltes), de la tour de sa maison sur l'Aventin, nous a été conservé. Il commence ainsi : Vosne estis mei Romani ? Propter vos quidem meam patriam, propinquos quoque reliqui ; amore vestro Saxones et cunctos Theotiscos, sanguinem meum, projeci ; vos in remotas partes imperii nostri adduxi, quo patres vestri cum orbem ditione promerent nunquam pedem posuerunt ; scilicet ut nomen vestrum et gloriam ad fines usque dilatarem ; vos filios adoptavi ; vos cunctis prætuli.

[4] La cité Léonine, ainsi appelée du pape Léon IV, s'étend entre le Vatican et Saint-Pierre, et le fleuve.

[5] Il paraîtrait qu'Otton a été trompé et que ce furent, en réalité, les ossements de saint Paulin de Nole.

[6] Ces fresques, tout à fait curieuses, sont dans la chapelle de Saint-Sylvestre, attachée à la très ancienne église des Quattro Santi sur le mont Cœlius, et l'on suppose qu'elles ont été exécutées du temps d'Innocent III. Elles représentent des scènes de la vie du saint, plus particulièrement celle où Constantin lui fait la célèbre donation ; l'empereurs tient d'un air soumis la bride du palefroi du pape.

[7] [C'est sous Innocent III que vivait saint Dominique, fondateur de la milice des dominicains (Domini canes, suivant le calembour étymologique des contemporains), si dévouée au Saint-Siège.]

[8] Romano plumbo nudantur ecclesiæ, dit Étienne de Tournay. Innocent III fait souvent allusion aux dépenses que, par les voyages fréquents et les longs séjours à Rome, les procès nécessitaient.

[9] Nunc dicitur Curia Romana qua antehac dicebatur Ecclesia Romana. Si revolvantur antiqua Romanorum pontificum scripta, nusquam in eis reperitur hoc nomen, quod est Curia, in designatione sacrosancta Romana ? (Gerohi liber De corrupto statu Ecclesiæ ad Eugenium papam.)

[10] Le pape Alexandre III, élu en 1160, paraît être le dernier qui, dans sa lettre encyclique, ait dit : Fratres nos, assentiente clero ac populo, elegerunt.

[11] La vraie physionomie du Denarius Sancti Petri, avec ses modifications successives, ne se marque nulle part aussi bien que dans l'histoire des relations du Saint-Siège avec l'Angleterre.