LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

CHAPITRE XIV. — LA SEMAINE DES VICTOIRES.

 

 

COMME le beau duc d'Alençon, ainsi que l'appelait la Pucelle, était à la tête de l'armée du roi, Jeanne n'eut à subir relativement aucun contrôle dans son commandement. Il y avait toutefois peu d'union ou de discipline. D'après le Journal da Siège, il y avait parmi les chefs un parti hostile à l'attaque de Jargeau, où Suffolk et ses frères, les de la Pole, avec une garnison de zoo hommes, avaient causé des dommages aux Orléanais. Quelques capitaines insistaient sur la nécessité primordiale d'aller à la rencontre de Fastolf, qui enfin s'en venait de Paris avec une force de 2.000 lances (5.000 hommes), de l'artillerie et des munitions pour secourir Jargeau, et après en avoir terminé avec lui, d'attaquer cette ville. De fait, quelques-uns d'entre les meneurs s'en allaient, et un plus grand nombre aurait fait de même sans les exhortations de la Pucelle et des autres chefs. Le siège était à moitié abandonné.

Jeanne était en quelque sorte le commandant en chef de l'artillerie, en ce sens du moins que c'était à elle que les bourgeois d'Orléans avaient envoyé l'appareil de siège. Nous avons déjà vu le témoignage de d'Alençon au sujet de l'habileté de Jeanne à disposer l'artillerie. Les lourds canons et les batteries de campagne envoyés d'Orléans par eau remplissaient cinq chalands montés par quarante mariniers, et il avait fallu vingt-quatre chevaux pour tirer l'énorme pièce de siège ressemblant à la Mons Meg actuellement au château d'Édimbourg. Orléans avait aussi fourni des cordes et des échelles de siège. En présence du témoignage de d'Alençon, était-il naturel, alors comme aujourd'hui, de crier sincèrement ou non, au miracle ? Pouvait-on aller jusqu'à soutenir que la Pucelle, perdue dans un brouillard d'hallucinations, n'observait jamais l'ennemi ?

Le 9 juin, jour où Fastolf quittait Paris, la Pucelle se mettait en route pour Jargeau. D'Alençon estime qu'elle commandait environ 800 lances : en comprenant les archers, les soldats du génie et l'artillerie, cette force pouvait se monter à 2.800 hommes, dont le chiffre se trouvait doublé par les 500 lances de Dunois, de Florent d'Illiers et d'autres capitaines qui vinrent faire leur jonction après une courte étape au sortir de la ville.

Une dispute s'éleva quant aux chances de prendre Jargeau d'assaut. La Pucelle dit : Le succès est certain ; si je n'en avais l'assurance de Dieu, j'aimerais mieux garder mon troupeau plutôt que de m'exposer à si grand péril. Après cet encouragement, l'armée s'étant avancée eut une escarmouche avec les Anglais qui firent une sortie et repoussèrent les avant-gardes. La Pucelle ayant alors saisi son étendard, rallia les hommes et occupa le faubourg de Jargeau. D'Alençon avoue franchement que très peu de sentinelles avaient été postées cette nuit-là et qu'une sortie eût pu causer un désastre. Et, bien que La Hire, Dunois et Florent d'Illiers aient été des chefs de grande expérience, ils étaient apparemment aussi sujets aux surprises que Montrose, ce maitre consommé en pareille matière.

Le jour d'après, 12 juin, le duel d'artillerie commença, et un grand canon envoyé d'Orléans, la Bergère ou Bergerie, démolit une des tours du mur. La brèche, après quelques jours, dit d'Alençon — c'est une erreur de mémoire —, sembla praticable, et un conseil de guerre fut terni pour examiner la question de l'assaut, quand on apprit que La Hire était en train de parlementer avec Suffolk, à mon grand mécontentement et à celui des autres chefs, ajoute d'Alençon. On l'envoya chercher et on décida l'attaque. Il paraît que Suffolk offrait de se rendre s'il n'était pas secouru avant quinze jours. Comme Fastolf et son armée approchaient, les chefs français convinrent de laisser les Anglais partir immédiatement avec leurs chevaux. L'avis de Jeanne, d'après ce qu'elle-même a reconnu, était de les laisser s'en aller en pourpoint, c'est-à-dire sans leurs armures ; en cas de refus, il leur faudrait s'attendre à l'assaut. Le soir précédent elle les avait sommés de se soumettre paisiblement au dauphin.

Suffolk avant refusé les conditions de la reddition, les hérauts français crièrent : A l'assaut !Avant, gentil duc, à l'assaut ! dit Jeanne à d'Alençon. Il hésitait, il ne savait pas si la brèche était praticable. N'avez crainte, l'heure de Dieu est venue. Il aide ceux qui s'aident eux-mêmes. Ah ! gentil duc, seriez-vous effrayé ? Ne savez-vous pas que j'ai promis à votre femme de vous ramener sain et sauf ? La duchesse, en effet, se souvenant de l'énorme rançon versée pour le duc après Verneuil, avait l'intention de demander au dauphin de le laisser chez lui. Peut-être était-ce elle qui l'avait empêché de rejoindre l'armée de secours à Orléans. Jeanne lui avait dit : Noble dame, ne craignez rien, je vous le ramènerai en meilleur état qu'à son départ... suivant la déposition d'Alençon.

L'assaut commença par des escarmouches à l'avant, quand Jeanne dit au duc : Changez de place ! autrement ce canon-là — et elle indiquait une pièce sur la muraille — vous tuera. Et il tua effectivement un gentilhomme qui l'instant d'après se trouvait à la même place.

Après avoir lancé la première bande d'assaillants arec des échelles, d'Alençon et la Pucelle se précipitèrent dans la brèche, pendant que Suffolk criait trop tard qu'il voulait parler à d'Alençon. Jeanne montait à une échelle l'étendard en main, quand une pierre tomba avec fracas sur l'étendard et la frappa à la chapeline, casque léger sans visière. Elle fut jetée à terre, mais se releva en criant : Amis, amis, sus ! sus ! Le Seigneur a jugé les Anglais ! Bon courage ! à cette heure ils sont tous nôtres !

Au bout d'un instant la ville était prise ; les Anglais s'enfuyaient vers les ponts ; un millier d'hommes environ furent tués dans la poursuite, dit d'Alençon.

Suffolk lui-même fut fait prisonnier.

Comme d'habitude après un assaut, la ville et les biens emmagasinés dans l'église furent pillés. Fait plus rare, quelques prisonniers anglais, à la suite d'une querelle qui s'éleva au sujet de leur rançon entre ceux qui s'étaient emparés d'eux, furent massacrés. Les autres furent transportés par bateau à la faveur de la nuit jusqu'à Orléans.

D'Alençon et la Pucelle rentrèrent à Orléans en triomphe. Après la victoire de Jargeau (12 juin), le duc captif en Angleterre écrivit à cette occasion envoyant salut et dilection à ses fidèles et loyaux mandataires, et annonçant que son trésorier Boucher, l'hôte de Jeanne, avait payé en juin treize couronnes d'or à un drapier et à un tailleur, pour faire don à elle d'une riche robe et d'une hucque. Comme la nouvelle mariée dans la vieille ballade, elle était toute vêtue de cramoisi, rehaussé cependant de vert foncé, les couleurs du duc d'Orléans. Jeanne était assez jeune fille pour aimer les riches habillements ; c'était là un crime, d'après ses juges et son faux ami l'archevêque de Reims, qui l'écrivit après la capture de la Pucelle. En cette circonstance ce prélat avait touché le fond de la vilenie et de la méchanceté humaines.

Le soir du 14 juin, à Orléans, l'infatigable Pucelle dit à d'Alençon : Je veux demain après-midi aller voir les Anglais qui sont à Meung ; faites en sorte que la compagnie soit prête à cette heure. Meung était la ville ennemie fortifiée la plus rapprochée d'Orléans en descendant le fleuve ; Beaugency au-dessous était aussi aux mains de l'étranger. Le 15 juin, la tête du pont de Meung, solidement fortifiée à la manière de celle d'Orléans, était prise d'assaut. Une garnison française fut établie dans les tourelles, et l'armée ayant bivouaqué dans les champs sans attaquer le château ni la ville de Meung, les troupes s'avancèrent (16 juin) contre Beaugency d'où l'on sut que Talbot lui-même avait battu en retraite sur Janville. Les Anglais avaient abandonné la ville de Beaugency, se retirant dans le château, mais laissant des hommes embusqués dans les maisons et les étables. Ces soldats essayèrent de surprendre les assaillants ; il y eut des pertes des deux côtés, mais ils furent repoussés jusqu'au château. Les Français établirent alors leur artillerie et se mirent à en battre les murailles, quand (le 16 juin) survinrent de dramatiques événements qui sont décrits de façons différentes. Le résultat fut que Jeanne essaya en vain de réconcilier son roi, esclave alors de La Trémoïlle, avec le farouche connétable Arthur de Richemont, qui désirait vivement amener un grand renfort d'hommes pour aider la France. En 1428, à Chinon, l'assemblée des États, la plus grande avant 1789, avait demandé en vain que le connétable rentrât en grâces auprès du roi. A ce moment, quand Orléans était déjà menacée, le pays avait besoin de l'union et de l'épée de tous les gens fidèles. Le roi promit, La Trémoïlle le fit manquer à sa parole. Pendant le siège d'Orléans les gens de Richement et de La Trémoïlle étaient aux prises les uns avec les autres en Poitou. Néanmoins, le 8 juin, Guy de Laval écrivit à sa mère qu'il s'attendait à ce que Richemont joignît l'armée du roi sous d'Alençon. Mais d'Alençon commandant au nom du dauphin, n'avait point de pacte avec Richemont. Justement pendant le siège de Beaugency, il vit survenir le formidable connétable à la tête d'une grosse troupe. Comment se trouvait-il là ? Le connétable avait à son service un historien, Guillaume Gruel, et Gruel gagnait sa vie consciencieusement. Dans ses mémoires, écrit son éditeur Petitot, les autres chefs sont presque toujours sacrifiés au connétable. Sa partialité pour son maître doit mettre en garde contre la véracité de son témoignage, dit Quicherat.

Gruel affirme que le connétable avait levé des troupes pour secourir Orléans, que le dauphin lui ayant ordonné par un gentilhomme d'avoir à se retirer, sans quoi les troupes royales l'attaqueraient, Richemont aurait répondu qu'il verrait bien qui voudrait lui résister. Sur ces entrefaites il entendit parler du siège de Beaugency et se mit en route pour cet endroit, envoyant des messagers demander aux assiégeants une place pour lui et son contingent. Cela est absurde ! Orléans cessa d'are assiégée le 8 mai, le siège de Beaugency commença le 16 juin ; le connétable ne saurait être arrivé en ce lieu après une tentative pour délivrer Orléans.

Gruel continue en affirmant que les messagers de son maître reçurent cette réponse que la Pucelle et son armée venaient pour le combattre. Dans ce cas, dit-il, j'aurai plaisir à les rencontrer. D'Alençon et la Pucelle montèrent à cheval. La Hire et d'autres capitaines demandèrent à Jeanne ce que cela voulait dire. Nous battre avec le connétable, répondit-elle.

Il y en a en votre compagnie qui aiment mieux le connétable que toutes les pucelles du royaume de France, lui fut-il riposté.

Toutes ces aménités étaient échangées probablement tandis que la Pucelle, d'Alençon et le jeune Laval s'en allaient au-devant du grand connétable qui lui-même venait à leur rencontre, à la consternation des autres. Jeanne descendit de cheval et lui embrassa les genoux, suivant sa façon de saluer les saints et les rois. Le connétable lui adressa ces paroles d'un ton bourru : Jeanne, on me dit que vous voulez me combattre. Je ne sais si vous venez de Dieu, ou d'ailleurs. Si c'est de Dieu, je ne vous crains point, car Il connaît mon bon vouloir ; si c'est du Diable, je vous crains encore moins.

Ils s'en retournèrent ensemble à Beaugency, et les hommes du connétable, étant les derniers arrivés, établirent les sentinelles de garde, comme c'était alors l'habitude à la guerre. Cette nuit-là les Anglais rendirent le château et capitulèrent — entre le 16 et 17 juin ou, suivant Wavrin, entre le 17 et le 18 —. Tel est le récit de Gruel.

D'autre part, d'Alençon dit qu'à la nouvelle de l'approche du connétable, la Pucelle et lui eurent l'idée de lever le siège, puisqu'ils étaient sous les ordres du dauphin de ne pas accepter son alliance ; mais le connétable demeura avec eux. Le jour suivant (17 juin) on apprit que le redoutable Talbot était tout près avec une forte armée pour secourir les Anglais de Beaugency. Le cri : Aux armes ! retentit et Jeanne dit qu'il valait mieux avoir recours à l'aide du connétable. A l'aube du 17 juin, on avait laissé partir les Anglais de Beaugency, et les éclaireurs de La Hire arrivaient maintenant en signalant que Talbot s'avançait avec 1.000 hommes d'armes. Si ces hommes d'armes de d'Alençon veulent dire des lances, chaque lance avec trois ou quatre archers, la compagnie du Fastolf pouvait être d'environ 5.000 hommes, chiffre généralement accepté. L'armée devait consister en renforts venus d'Angleterre en partie, et demandés par Bedford au commencement d'avril. Nos archives manuscrites ne donnent point de renseignements sur le recrutement de cette force importante ; nous ne savons rien des nouvelles levées anglaises. L'année fut renforcée sans doute de mercenaires étrangers. La Pucelle dit alors à Richemont : Ah ! beau connétable, vous n'êtes pas venu pour moi, mais puisque vous y êtes, soyez le bienvenu ! Beaucoup des Français étaient effrayés à l'idée de se rencontrer avec Talbot et ses soldats et désiraient battre en retraite, tant était grand encore le prestige de l'Angleterre. Au nom de Dieu, dit Jeanne, nous devons les combattre ; même s'ils seraient pendus aux nuages, nous les aurions.

Il faut maintenant expliquer l'apparition de cette troupe de Fastolf avec 5.000 soldats et un petit contingent sous les ordres de Talbot. Nous avons par bonheur le témoignage d'un homme d'épée, Wavrin de Forestel, qui chevauchait sous la bannière de Fastolf. Cet habile officier, qui n'était pas un simple sabreur, était arrivé à Jargeau, ou du moins tout près de là, juste à temps pour voir le drapeau fleurdelisé flotter sur le donjon nouvellement pris.

Il se retira donc sur Janville, à un jour de marche d'Orléans — c'est par erreur qu'on l'avait signalé à Janville le jour de la prise par les Français du fort de Saint-Loup —. Fastolf attendait les événements. Le 16 juin, de bon matin, Talbot le rejoignit avec 40 lances et 200 archers, en annonçant que les Français assiégeaient Beaugency. Fastolf s'en vint à l'auberge de Talbot avant midi ; ils dinèrent ensemble, ce qui correspondait comme repas au déjeuner actuel en France. Talbot insista pour que le jour suivant on s'en allât secourir Beaugency. S'ils s'étaient mis de suite en route, ils auraient pu arriver à temps, mais ils s'attardèrent au dessert et ne marchèrent point au bruit du canon.

En fait, Fastolf était d'avis d'abandonner à leur sort les garnisons des villes de la Loire, et de se replier sur les places fortes anglaises en attendant l'arrivée des renforts promis par Bedford. Les Anglais, disait-il, étaient démoralisés, les Français pleins de confiance. Mais Talbot jura qu'avec sa petite compagnie et d'aucuns qui voudraient bien se joindre à lui, il irait avec l'aide de Dieu et de saint Georges attaquer l'ennemi. Son avis prévalut, on partirait pour Beaugency le lendemain matin. Fatal retard ! le jour suivant (17 juin), Fastolf recommença à exprimer ses craintes. Ils étaient une poignée, comparés aux Français, et s'ils combattaient, ils allaient mettre en péril toutes les conquêtes de Henri V. Mais Talbot et les chefs insistaient sur la marche en avant pour délivrer Beaugency, ne soupçonnant pas que, le 17 juin, Matthew Gough avait rendu prématurément la place vers minuit dans la nuit du 16 au 17 juin selon toute apparence (à moins que ce ne soit dans celle du 17 au 18). Talbot n'aurait pu imaginer une telle reddition. Fastolf céda, et dépassant Meung dont la ville et le château étaient aux mains des Anglais, tandis que les Français, renforcés par le connétable, n'occupaient que les tourelles de la tête du pont sur la rive gauche de la Loire, il s'en vint à une lieue de Beaugency. Mais déjà les éclaireurs de La Hire, comme nous l'avons vu, avaient signalé l'arrivée de l'armée anglaise ; Jeanne et le connétable avaient décidé que toutes leurs troupes s'avanceraient à la rencontre de Talbot et de Fastolf, et ils occupaient une colline, s'étant mis en ordre de bataille sur cette petite montagnette, comme dit Wavrin. C'était là que leur armée attendait fièrement l'ennemi, sur cette ile de la grande nier balayée par le vent qu'est la plaine boisée de la Beauce.

C'est à ce moment, le 17 juin, que Jeanne s'écria : Les Anglais sont nôtres, même s'ils étaient pendus aux nuages — qui flottaient haut dans le ciel bleu au-dessus de la plaine —, nous les aurions. Fastolf et Talbot ne pouvaient avancer sur la ville de Beaugency — ils ignoraient qu'elle s'était rendue ou devait se rendre dans la nuit — sans engager le combat ; mais le soleil était déjà bas à l'horizon. Les Anglais s'arrêtèrent à la portée de la colline, ils descendirent de cheval et se formèrent en ordre de bataille. Les archers plantèrent dans le sol les bouts aigus de leurs longues piques et demeurèrent derrière cette défense improvisée qui aurait dû être et était souvent imprenable.

Les Français demeuraient immobiles dans leur excellente position. Les Anglais envoyèrent alors deux hérauts disant qu'il y avait trois chevaliers qui les combattraient s'ils voulaient descendre dans la plaine. Surrey fit la même offre à Jacques IV, un jour ou deux avant la bataille de Flodden ; mais le roi insouciant ne descendit pas plus en rase compagne que le prudent d'Alençon. La foule avec la Pucelle répondit : Allez vous reposer aujourd'hui, il est tard ; demain, s'il plaît à Dieu et à Notre-Dame, nous nous reverrons de plus près. Cette réponse, dictée ou non par la Pucelle, fut plus que justifiée par l'extraordinaire bonne fortune du lendemain. Les Anglais se replièrent sur Meung, et toute la nuit leurs canons battirent les tourelles de la tête du pont qu'occupaient les Français. Leur but était de donner l'assaut, de prendre les tourelles et, le jour suivant, de traverser le fleuve pour aller au secours de Beaugency par la rive gauche de la Loire. Ils ne savaient rien de la reddition de Beaugency, et à huit heures du matin le 18 juin ils réunissaient leurs pavois — larges boucliers — et les portes d'abri pour donner l'assaut aux ouvrages du pont. Pendant qu'ils étaient occupés à ce travail, un fugitif de Beaugency leur apporta la nouvelle que le fort et la ville étaient aux mains des Français qui maintenant s'avançaient contre Fastolf et Talbot.

D'après Wavrin, les Français qu'il vit le 17 juin, étaient 12.000 le 18. Monstrelet dit de 6.000 à 8.000.

Beaugency étant pris, les Anglais évacuèrent Meung et commencèrent leur marche sur Paris à travers la grande plaine de la Beauce. D'après Wavrin, les Français n'avaient aucun renseignement, ils ne savaient où chercher les Anglais en retraite. Chevauchez hardiment en avant, dit la Pucelle, vous aurez une bonne direction. Le hasard leur donna un guide singulier.

Dunois raconte que d'Alençon demanda à Jeanne ce qu'ils devaient faire. Ayez de bons éperons, répondit-elle.

Quoi, faut-il tourner le dos ? demandèrent ceux qui l'entouraient.

Non, mais les Anglais ne se défendront pas, et il vous faudra de bons éperons pour les suivre.

Bien que les plus érudits des historiens de la Pucelle aient placé ce dialogue au matin du 18 juin, d'après le contexte du témoignage, il paraît avoir eu lieu le 17. Certainement au matin du 18 juin, les Français s'avançaient à la recherche des troupes de Talbot qui se dirigeaient dans la direction nord-est sur Paris. Jeanne prédit pour le dauphin la plus grande victoire qu'il dit jamais remportée. Quelque quatre-vingts cavaliers, montés sur la fine fleur des chevaux de bataille, galopaient en avant comme éclaireurs.

L'ordre de bataille des Français n'était pas au gré de la Pucelle. A l'avant-garde les quatre-vingts cavaliers étaient de la compagnie de La Hire. Au dire de de Contes, le page de la Pucelle, alors un jeune garçon de quatorze ans, elle était très mécontente, car elle aimait tout spécialement être chargée du service d'avant-garde. Les chefs la retinrent probablement en arrière en cette occasion, de mérite que les clans forcèrent le prince Charles-Édouard à charger avec la seconde ligne à Preston-pans, et qu'ils implorèrent vainement Dundee de ne pas se hasarder à Killiecrankie. Rien ne semblait plus probable qu'une embuscade tendue par l'armée anglaise en retraite dans l'un des bois ou des ravins de la plaine, et les chefs ne voulaient pas risquer Jeanne parmi les éclaireurs.

Après une longue chevauchée, ceux-ci aperçurent à une moyenne distance sur la droite le clocher de Lignerolles, et sur la gauche la petite ville de Patay. Les Anglais n'étaient point visibles, la contrée étant couverte de bois épais. Leur avant-garde était conduite par un chevalier portant un drapeau blanc ; puis venaient les canons et les charrettes de vivres avec leurs conducteurs bigarrés, et alors le corps principal sous les ordres de Fastolf, Talbot, Ramston et d'autres capitaines. Enfin, l'arrière-garde, entièrement composée d'Anglais, fermait la marche. D'après cette remarque, que toute l'arrière-garde était anglaise, nous pouvons conclure que le gros de l'armée de Fastolf était composé de Picards et d'autres étrangers. Quand ils furent à environ une lieue de Patay, sans avoir été aperçus par les Français, et sans les voir, quelques éclaireurs de l'avant-garde anglaise revinrent sur leurs pas pour annoncer qu'ils avaient vu approcher une importante force française. De nouveaux éclaireurs détachés confirmèrent cette même nouvelle. On convint de placer l'avant-garde avec les chariots et les canons le long des haies, de chaque côté de la route de Patay. Ainsi qu'à la bataille des Harengs, les chariots devaient être utilisés comme travaux de défense du campement. Talbot étant plus à l'avant, aperçut deux haies épaisses ; il descendit de cheval en disant qu'il alignerait là 500 archers avec des piques, et qu'il garderait ce passage jusqu'à ce que l'arrière-garde eût rejoint son corps principal. Mais autre chose lui advint.

Les quatre-vingts cavaliers de La Hire, galopant furieusement, ne sachant où était l'ennemi, chassèrent un cerf d'un bois. L'animal se précipita en plein dans les rangs des Anglais, qui crièrent tous taïaut ! car ils ne soupçonnaient pas le voisinage des Français. Malheureux instinct atavique pour les sports ! De suite les éclaireurs de La Hire tournèrent bride et renvoyèrent tranquillement quelques-uns d'entre eux avec le message : Trouvé. Formée en ordre de bataille, la cavalerie de La Hire, donnant de l'éperon aux chevaux, chargea avec une telle impétuosité dans le passage où Talbot était en train de ranger ses archers d'élite, qu'elle les hacha avant qu'ils aient pu fixer leurs piques ou lâcher leurs flèches.

Pendant ce temps, Fastolf, avec la cavalerie du corps principal, ou comme on disait, la bataille, éperonnait furieusement pour rejoindre son avant-garde. Le chevalier tenant un étendard blanc, fut trompé à la vue de cette troupe de Fastolf, qu'il prit pour le commandant du corps principal français. Ce porte-drapeau se mit à galoper, suivi de son détachement, sur la route de Paris, en proie à une folle panique, et Fastolf voyant cette fuite, et d'autre part La Hire et Xaintrailles décimant les archers de Talbot, tourna bride pour attaquer les Français. Mais ses officiers l'engagèrent à se sauver, la bataille étant perdue. Devant ce spectacle, Messire John Fastolf s'en party moult envis à moult petite compaignie, demenant le plus grant duel que jamais veisse faire à homme. Et pour verité, se feust reboutté en la bataille, se n'eussent esté ceulz quy avec luz estoient, especialement messire Phan, bastard de Thian, et autres quy l'en destourbèrent, au dire de Wavrin.

Sans doute il s'enfuit avec quelques cavaliers, tandis que les fantassins étaient taillés en pièces par l'avant-garde française, sans opposer de résistance. Dunois calcula que les Anglais avaient perdu plus de 4.000 hommes en tués et prisonniers, tandis que le reste de l'armée était dispersé. Talbot se rendit prisonnier à Xaintrailles. Il fut conduit devant d'Alençon, Jeanne et le connétable. Vous ne vous attendiez pas à cela ce matin, lui dit d'Alençon, qui ne pouvait oublier sa propre captivité et le poids de sa rançon. — C'est la fortune de la guerre, répondit le brave Talbot. Ramston, Scales et beaucoup d'autres chefs furent pris. On fit courir le bruit que Fastolf avait été capturé, mais il rejoignit Bedford à Corbeil, et fut privé du ruban de la Jarretière qui lui fut rendu par la suite. Dans le Henri VI de Shakespeare, Talbot eût gagné la bataille If Sir John Fastolf had not played the coward[1].

Il y a des raisons de douter que Jeanne vit le massacre et la fuite sans résistance qu'elle avait prédite. Tout peut avoir été terminé, excepté la poursuite, quand l'arrière-garde arriva sur place. Son page dit : Elle eut grande pitié à la vue d'un si grand massacre. Un soldat conduisant quelques prisonniers anglais frappa l'un d'eux sur la tête si violemment qu'il tomba inanimé. Jeanne sauta de sa selle, prit la tète du blessé entre ses bras en l'encourageant et le fit confesser. Son cœur était endurci aux cruelles nécessités de la guerre, car la guerre seule pouvait sauver la France ; mais elle avait l'âme de l'idéale chevalerie. Cette nuit-là elle coucha à Lignerolles. Si seulement saint Michel lui avait murmuré le mot de Paris, l'armée avec les forces du connétable l'aurait suivie, la contrée se fût soulevée autour d'eux, car les villes voisines se ralliaient au dauphin. Elle avait pris l'intendance anglaise, les chariots, les vivres, les munitions et l'artillerie. Les fortifications de la capitale avaient besoin de réparations, la garnison avait été diminuée pour fournir l'appoint des cadres de Fastolf. La populace de la ville était en apparence aussi bien armagnac qu'anglo-bourguignonne. Cependant, en apprenant la nouvelle de Patay, les bourgeois renforcèrent les gardes de la cité, ils se mirent à réparer les fortifications, et déposèrent leurs magistrats pour en élire d'autres qu'ils croyaient plus fidèles à la cause anglo-bourguignonne. De Patay marcher droit sur Paris, c'était la victoire autant que nous en pouvons juger, mais c'était en même temps la désobéissance au dauphin, à son conseil et à La Trémoïlle. En outre le plan de la Pucelle était arrêté. Elle voulait d'abord conduire le dauphin à son couronnement et alors marcher de suite sur Paris. Cela eût été possible si Charles avait consenti à gagner une quinzaine en la suivant immédiatement de Patay à Reims.

Mais Paris était le véritable objectif. Pendant ce délai, Bedford et le duc de Bourgogne s'étaient réconciliés au commencement de juin et avaient renouvelé leur alliance. Bedford avait fait appel à tous les hommes dont on pouvait disposer dans les garnisons de Normandie. On disait, d'après une autorité d'ailleurs très discutable (voir à la fin du chapitre), que Jeanne avait annoncé à ce moment l'invasion de l'Angleterre par les Écossais. Mais en réalité, l'évêque de Winchester, le cardinal Beaufort, avait conclu la paix avec l'Écosse — en mai-juin à Dunbar — aussitôt qu'il avait appris qu'Orléans était secourue. Il était à même alors de lancer sur la France une armée enrôlée en Angleterre pour une croisade contre les hérétiques bohémiens. Les articles du la convention passée entre le gouvernement anglais et le cardinal avaient été établis le 1er juillet, évidemment après que l'on eut été avisé du désastre de Patay. Le contingent recruté comprenait 250 lances et 2.500 archers. Le royaume est en danger d'être perdu et renversé, dit le document. Le, nouvelles troupes anglaises étaient enrôlées pour servir du 23 juin au 21 décembre.

De plus, dans une réponse tardive à la demande urgente de renforts que formulait Bedford à la fin d'avril, avant que la Pucelle fût entrée en campagne, sir John Radclyffe est investi du commandement de 200 hommes d'armes et de 700 archers. Le 16 juillet, à Paris, Bedford insiste avec angoisse pour presser l'arrivée de ces deux forces réunies, celles du cardinal et de Radclyffe, car le dauphin est entré en campagne, il sera sous peu couronné à Reims et de là il marchera sur Paris. Même à ce moment Charles eût pu arriver à temps ; nous verrons comment, de propos délibéré, il abandonna ses chances. Bedford aussi de son côté implorait la venue de Henri VI, pour qu'il fût couronné. Le 25 juillet, la nouvelle armée anglaise de 3.350 hommes entrait dans Paris. C'est ainsi que les desseins de la Pucelle étaient déjoués ; elle ne donna jamais de vin à boire à Paris à Guy de Laval. L'inimitié du dauphin et de La Trémoille à l'égard du connétable dont ils refusèrent l'alliance, les intrigues de La Trémoille, la diplomatie de l'archevêque de Reims, commencèrent dés le lendemain de Patay à ruiner la plus chevaleresque des entreprises.

 

NOTE

La lettre de Jacques de Bourbon.

Au sujet de l'annonce de la venue d'un contingent écossais, l'autorité alléguée consiste en une lettre adressée par cet étrange personnage Jacques de Bourbon, le 24 juillet 1420, à l'évêque de Laon qui se trouvait en bien meilleure posture que Jacques pour connaitre l'état réel des affaires. Elle fut publiée en français, d'après les archives de Vienne, par Siméon Luce en 1892. Cette lettre contient une fable sur un massacre à Auxerre, fable qui se serait trouvée accréditée dans des lettres de correspondants italiens. Jacques estime à 3.500 hommes la force de Fastolf et le nombre des prisonniers à 1.500. Il y est dit que la Pucelle prédit une grande bataille et une victoire sur la route de Reims, où l'ennemi n'avait aucune troupe en dehors des garnisons des villes ! On y ajoute avec non moins d'absurdité que Bedford avait tenté de s'emparer de la sainte ampoule de Reims et de se faire couronner roi de France ! Charles aurait eu une armée de 30.000 cavaliers et de 20.000 fantassins ! Il marche de Reims sur Calais ! La lettre n'a aucune valeur historique.

 

 

 



[1] Sous la poltronnerie de Sir John Fastolf.