LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

CHAPITRE XI. — LES VICTOIRES DE LA PUCELLE À ORLÉANS.

 

 

L'ARRIVÉE de Jeanne à Orléans, dans la soirée du 29 avril, ne fut pas l'occasion d'un combat plus acharné, mais au contraire d'une cessation des hostilités. Sa personnalité et les circonstances ne devaient point amener l'emploi de l'épée, mais une trêve de trois ou quatre jours. Elle ne voulait entreprendre aucun acte de guerre jusqu'à ce qu'elle eût sommé les Anglais de s'en retourner en paix. De plus, le gros de l'armée de secours, à l'exception des deux cents lances de la Pucelle, avait repris le chemin de Blois pour ramener un autre convoi de bétail et de grains. Bien que resté à Orléans, Dunois sentait sa présence nécessaire à Blois. On redoutait que le conseil du dauphin ne jugeât qu'on avait assez fait et qu'il n'eût quelque hésitation à envoyer une force aussi considérable à Orléans, déjà bondé de fugitifs des pays voisins, et insuffisamment approvisionné. Le conseil était toujours et à juste raison suspect d'indolence et de défaillance. Aussi Dunois était-il décidé à se rendre à ia cour pour y user de son influence.

Jeanne, enfin, était peu disposée à attendre l'arrivée des forces de Blois, et, au dire de Dunois, c'est à peine si elle voulait le laisser partir. Elle désirait faire sommation aux Anglais de s'en aller tranquillement, ce à quoi elle procéda le 30 avril, alors que Dunois était encore auprès d'elle. La lettre qu'elle leur écrivit est datée du mardi de la Semaine sainte, le 22 mars 1429. Elle l'avait dictée, avant d'être reconnue par la commission de Poitiers, mais ce n'est que le 30 avril qu'elle la fit communiquer par ses hérauts. — A propos des erreurs sur les hérauts, voir les notes. — La lettre avec l'en-tête Jhesus Maria en appelle au roi d'Angleterre, au duc de Bedford, à de la Pole (Suffolk), à Talbot et à Scales, leur enjoignant de restituer à la Pucelle, envoyée de Dieu, les clefs des bonnes villes françaises qu'ils sont en train d'occuper et de piller. Elle est prête à offrir la paix, s'ils font droit à sa demande. Elle s'adressa aussi aux hommes d'armes anglais, soit nobles ou roturiers, leur ordonnant, vu le péril immédiat qui les menace, de quitter Orléans. Elle dit : Je suis chef de guerre, ce qui ne signifie pas commandant en chef. Elle les chassera de France, s'ils désobéissent ; dans le cas contraire, elle sera indulgente. C'est à Charles et non à eux que revient le royaume. Charles est le véritable héritier, là est la volonté de Dieu et Jeanne en fait la révélation au roi. Il entrera dans Paris en bonne compagnie — elle ne dit pas qu'elle en sera —. Si les Anglais résistent, nous ferrons dedens et y ferons ung si grant hahay... expression qui n'est point diplomatique ! Si, au contraire, ils font droit à sa demande, ils pourront venir en sa compaignie, l'où que les Franchois feront le plus bel fait que oncques fu fait pour la chrestienté — une croisade.

Cette lettre fut portée par deux hérauts, Guienne et Ambleville, aux commandants anglais. Ceux-ci accueillirent probablement cette missive par des rires, renvoyèrent Ambleville, mais retinrent Guienne dans le but de le brûler. La chronique écrite par un autre héraut, Berri — qui vraisemblablement devait s'intéresser vivement au sort du malheureux Guienne —, dit que les Anglais élevèrent réellement un bûcher pour brûler ce dernier ; toutefois, entre temps, ils consultèrent l'Université de Paris sur cet attentat monstrueux contre le droit des gens — un héraut étant personne sacrée —. Avant d'avoir reçu une réponse, ils étaient chassés d'Orléans, laissant dans leur retraite Guienne dans les fers.

Bien que la Pucelle n'ait pris aucune part à la bataille du 3o avril, La Hire et Florent d'Illiers, avec une troupe d'hommes d'armes et quelques citoyens, toutes enseignes déployées, attaquèrent un avant-poste anglais situé entre le fort de Paris et les murailles de la ville, et refoulèrent l'ennemi dans l'ouvrage principal. On fit crier alors par la cité que chacun devait apporter des fagots pour mettre le feu aux ouvrages anglais ; mais l'ordre ne fut pas exécuté, car les Anglais poussèrent leur formidable hourra ! et se tinrent sous les armes. Un duel d'artillerie causa autant ou aussi peu de dommage que d'habitude.

Dans la soirée, la Pucelle somma Glasdale et la garnison des Tourelles de se retirer en paix. Ils lui crièrent de l'autre côté de l'eau, en l'appelant vachère, et lui promettant de la brûler si jamais ils pouvaient la prendre. Ce fut là sa seconde sommation, elle en fit une troisième et dernière. — Pour l'étrange légende moderne des événements du 3o avril, voir la note concernant ce passage.

Le dimanche 1er mai, Dunois, avec une escorte assez importante, accompagné d'Aulon, l'écuyer de Jeanne, prit la route de Blois en s'écartant à bonne distance du grand fort anglais appelé Paris, au nord d'Orléans, sur le chemin de la capitale. Avant de quitter la cité, Dunois avait donné un reçu de six cents livres tournois empruntées aux gens de la ville. Cette somme était pour la solde de la garnison et des capitaines, pour servir jusqu'à ce que l'armée arrivée avec la Pucelle et repartie pour Blois, fût revenue à Orléans pour lever le siège. Dunois tout au moins ne se trouvait point satisfait du simple ravitaillement de la ville, et on avait l'appréhension que les conseillers du roi ne fissent rien de plus pour chasser les Anglais. Jeanne au courant de ce départ, fit, au dire de d'Aulon, avec La Hire et quelques autres une démonstration de cavalerie pour couvrir ce mouvement.

Le même dimanche, elle chevaucha par la ville accompagnée de chevaliers et d'écuyers, car le peuple était si avide de la voir que la foule avait presque enfoncé la porte de sa maison. Les habitants ne pouvaient se rassasier de la contempler, et ils s'émerveillaient de sa grâce à conduire son cheval. L'heure du combat n'avait point encore sonné, puisque la plupart des chefs étaient absents et que l'armée de secours était encore loin.

Le lundi 2 mai, accompagnée d'une grande multitude, Jeanne s'en alla à cheval et sans rencontrer de résistance, reconnaître les positions anglaises.

Pour le 3 mai on ne signale rien, sinon que les garnisons de Montargis, de Châteaurenard et de Gien arrivèrent, et que l'on eut des nouvelles de l'approche de l'armée et du convoi de Blois. L'armée venait par la route de Jeanne, sur la rive droite du fleuve. Au petit jour, la Pucelle, avec quelque cinq cents combattants sous les ordres de La Hire, s'avança à la rencontre de cette troupe à laquelle l'ennemi n'opposa aucune résistance.

Ou bien Talbot, de la Pole et les autres capitaines anglais savaient que leurs hommes étaient démoralisés et terrifiés par la svelte créature armée, qui de sa voix claire de jeune fille leur avait ordonné de s'en aller, ou ils se voyaient fatalement dépassés en nombre. Ils pouvaient bien insulter Jeanne en termes orduriers, mais ils ne voulaient point quitter l'abri des forts, et Pasquerel marchait en tête de la procession des prêtres, sans être plus inquiété que s'il avait lu ses oraisons dans son monastère de Tours. La route qui avait la préférence de Jeanne était certes aussi peu exposée que l'autre à l'attaque des Anglais, surtout si une partie seulement des forces de Blois passa par la Beauce, la partie étant nécessairement moins forte que le tout.

La façon d'entrer à Orléans en venant de Blois par la rive droite de la Loire, consistait à longer la forêt derrière la ville, la seule bastille que l'on dit à rencontrer étant alors celle de Paris. De ce fort à celui de Saint-Loup, il y avait un tel vide dans les lignes d'investissement, qu'on a supposé pour le couvrir un ouvrage caché en plein bois. On en trouve en effet des restes, mais ils sont si loin que cela ne peut pas avoir été un retranchement des Anglais.

L'entrée à Orléans fut effectuée avant l'heure du repas, probablement avant midi. Après que la Pucelle et d'Aulon eurent dîné ensemble[1], Dunois survint à son tour. Il apportait des nouvelles : Fastolf, qui avait battu les Ecossais et les Français à Rouvray, arrivait de Paris et était déjà à un jour de marche, à Janville, avec des renforts et des provisions pour l'année anglaise. La Pucelle parut fort heureuse d'apprendre cet événement.

Au nom de Dieu, Bâtard, je te commande que tantôt, lorsque tu sauras la venue du dit Fastolf, tu me le fasses savoir ; car s'il passe sans que je le sache, je te ferai... ôter la tête.

Ne vous inquiétez pas de cela, répondit Dunois avec courtoisie, je vous communiquerai les nouvelles aussitôt qu'elles arriveront, et il se retira.

Alors la Pucelle, qui était lasse de son parcours à cheval, se mit au lit à côté de son hôtesse, tandis que d'Aulon, qui avoue avoir été fatigué, s'étendit sur un sofa ou une couchette dans la même pièce. Il ignorait aussi bien que la Pucelle qu'une attaque avait été organisée contre le fort de Saint-Loup par delà la porte de Bourgogne. On croit que c'était pour contenir la garnison anglaise de cet ouvrage fortifié et l'empêcher de mettre obstacle à l'arrivée du grain envoyé de Blois par eau.

La Pucelle n'avait pas été informée de cette attaque, mais, dit d'Aulon, soudainement elle se leva du dit lit, et en faisant grand bruit l'éveilla, en s'écriant : Mon Conseil m'a dit que j'allasse contre les Anglais, mais je ne sais si je dois aller à leurs bastilles ou contre Fastolf, qui les doit ravitailler.

Comme nous le verrons, ses Voix l'éveillaient quelquefois, et dans l'instant du réveil elle ne les entendait ou ne les comprenait qu'à demi. Dans ce cas au moins, elles lui dirent ce qu'elle ignorait, c'est-à-dire qu'il y allait avoir un combat. D'Aulon sauta à bas de sa couchette et commença à armer la Pucelle aussi vite qu'il le put. Pendant qu'il était occupé à ce travail, il entendit de grands cris dans la rue annonçant que les Anglais faisaient un gros carnage des Français. La Pucelle prête, il agrafait sa propre armure, quand elle quitta la pièce sans qu'il s'en fût aperçu.

Nous tenons la suite de l'histoire du page, Louis de Coutes. Il dit que Jeanne descendit l'escalier en courant et lui cria : Ha ! sanglant garçon, vous ne me disiez pas que le sang de France fût répandu ! Amenez-moi mon cheval !

Quand de Coutes revint, Jeanne lui commanda d'apporter sa bannière à elle, qu'il lui tendit par une fenêtre d'une chambre du premier. Elle partit au galop dans la direction de la porte de Bourgogne où le bruit était le plus fort, et les témoins oculaires disent que les étincelles jaillissaient du pavé de la chaussée sous les sabots de son cheval. D'Aulon la suivit et la rejoignit, puis de Coutes survint à son tour.

A l'entrée de la porte, ils rencontrèrent des bourgeois portant un homme gravement blessé : Je n'ai jamais vu sang de Français que les cheveux ne me levassent sur la tête, dit la Pucelle. Ils se mirent à galoper dès la porte et trouvèrent un rassemblement de leurs partisans tel qu'ils n'en avaient jamais vu auparavant. Évidemment l'attaque sur Saint-Loup n'était pas une simple diversion comme on le supposait, mais une affaire sérieuse.

Ils arrivèrent près du fort ; Jeanne, dit-on, défendit de piller les biens de l'église, laissés là après sa destruction partielle ; et les Français dès sa venue poussèrent de grands cris et emportèrent l'ouvrage. Leurs pertes furent insignifiantes, mais des cent cinquante Anglais, aucun n'échappa à la mort ou à la captivité ; quelques-uns de ceux qui furent pris avaient revêtu des vêtements servant au culte, qu'ils avaient trouvé dans le clocher de Saint-Loup. Jeanne leur sauva la vie : On ne doit rien demander aux gens d'Église, dit-elle, ajoutant la bonne humeur au pardon, car les prisonniers avaient bien revêtu le capuchon, mais ils n'étaient point moines pour cela.

Pendant ce temps, Talbot avait réuni une troupe prise dans ses bastilles, et il s'avançait par un long détour pour secourir les siens quand il s'aperçut que tout était terminé. Un corps de six cents combattants sortit alors d'Orléans allant à sa rencontre, et il se retira. Jeanne pleura sur les tués, morts sans les sacrements de l'Église, et plus tard elle se confessa à Pasquerel.

En s'en revenant victorieuse, après avoir brûlé la palissade de Saint-Loup, elle dit, selon ce dernier, que le siège serait levé dans cinq jours, mais qu'elle ne combattrait pas le lendemain à cause de la fête de l'Ascension. Elle donna des ordres pour que personne ce jour-là ne combattît sans s'être confessé et pour interdire aux femmes de Mauvaise vie d'accompagner les soldats. Bien qu'il n'y eût pas d'affaire engagée, Jeanne renouvela aux Anglais sa sommation d'avoir à se retirer. Elle s'en vint à l'extrémité du pont dans la partie conservée intacte, où les Orléanais avaient élevé un retranchement, et là, au-dessus du fleuve, elle cria aux Anglais des Tourelles que c'était la volonté de Dieu qu'ils se retirassent. Ils se moquèrent d'elle, et elle décida d'aller les trouver. Son confesseur dit qu'elle dicta une lettre dans les termes habituels, finissant par ces mots : Voilà ce que je vous écris pour la troisième et dernière fois. Je vous aurais fait parvenir ma lettre plus honorablement — la note était attachée à une flèche lancée du retranchement du pont du côté de la ville —, mais vous avez retenu mon héraut, Guienne. Rendez-lui la liberté et je vous rendrai quelques-uns des vôtres pris à Saint-Loup. Les Anglais ramassèrent la flèche portant la note en criant : Nouvelles de la prostituée des Armagnacs ! En entendant cette insulte, Jeanne se mit à pleurer en appelant le Roi du Ciel à son aide. Mais elle fut réconfortée et sécha ses larmes, parce que, dit-elle, elle avait eu des nouvelles de son souverain Seigneur.

Elle commanda alors à Pasquerel de venir la trouver de bonne heure le jour suivant ; elle voulait se confesser à l'aube. Bien qu'il n'y ait pas eu de combat le jour de l'Ascension (le 5 mai), on tint un conseil de guerre à la maison de Cousinot, chancelier d'Orléans. Parmi les chefs présents se trouvait sir Hugli Kennedy, surnommé en Ecosse : Hugh-Come-with-the-Penny[2]. Il fut décidé que l'on prendrait, le jour d'après, de grands boucliers et des abris en bois, et que l'on ferait l'assaut des forts anglais du côté droit de la rivière et spécialement l'assaut de Saint-Laurent. Ce mouvement devrait amener les Anglais de la rive opposée pour secourir leurs camarades. Cependant ce n'était là qu'une simple feinte ; aussitôt que les Anglais auraient traversé le fleuve, les tacticiens français procéderaient à l'attaque de ceux qui seraient restés pour garder Saint-Jean-le-Blanc, Les Augustins et le boulevard ou la barbacane de la bastille de la tête du pont, Les Tourelles.

Les nobles envoyèrent alors Ambroise Loré à la Pucelle, à laquelle, dans la crainte qu'elle ne révélât le secret de la feinte, on dit seulement qu'on se proposait d'attaquer Saint-Laurent, la grande bastille voisine de la maison de Jeanne sur la rive droite. Le chancelier Cousinot lui-même lui donna cette indication erronée.

Dites ce que vous avez conclu et appointé ! s'écria-t-elle ; je cèlerai une bien plus grande chose que celle-là ! Elle se mit alors à marcher de long en large dans la pièce sans vouloir s'asseoir. Ne vous courroucez pas, dit Dunois. On ne vous peut pas tout dire à une fois. Ce que le chancelier vous a dit a été conclu et appointé ; mais... Et alors il expliqua la feinte et le véritable point de l'attaque. Jeanne se montra satisfaite. Cependant le jour suivant la feinte sur Saint-Laurent ne fut pas tentée. Vraisemblablement Dunois et les tacticiens avaient l'intention de pousser les habitants d'Orléans à une sortie contre Saint-Laurent, l'étendard de la Pucelle en tête, et sous la protection des canons de la muraille et des tours. Les Anglais sortiraient de leur fort en poussant leur cri, les bourgeois battraient en retraite sous la protection de leur artillerie et les Anglais ne les poursuivraient point.

Cela aurait été la grande et terrible escarmouche habituelle. Trois ou quatre malheureux combattants eussent été frappés par les fragments d'un boulet de pierre ou par des traits d'arbalète. Un ou deux en courant auraient pu tomber dans un puits, et être tués par l'ennemi, ainsi que cela arrivait de temps en temps, une très grande perte pour les Anglais — dans une de ces escarmouches — ayant été celle de neuf prisonniers !

Pendant cette diversion, les troupes régulières, sous la direction des chevaliers, devaient attaquer les forts de l'autre côté de l'eau. Mais Jeanne n'avait aucune envie de conduire une populace qui ne pousserait pas une attaque à fond, elle était un chef tenace et elle ne cédait — à moins d'être emportée blessée, à la nuit — que lorsque la position était prise. Par suite du désir des bourgeois de combattre sous sa bannière, les chefs ne pouvaient pas exécuter leur tactique, et le jour suivant on ne tenta aucune feinte.

Ainsi la manœuvre n'eut pas lieu, bien qu'il n'y ait pas eu de raisons de suspecter Jeanne d'avoir trahi le secret militaire. Elle devait concourir au véritable assaut, son chemin passait par la porte de Bourgogne et la multitude suivit sa bannière. Probablement celle-ci n'ignorait point non plus le secret, mais cela en dehors de Jeanne. Nous savons que des bourgeois avaient été au conseil de guerre, et, naturellement, ils avaient mis leurs femmes au courant, en toute discrétion, et ainsi ils étaient résolus à prendre part au combat sérieux. Si Jeanne les conduisit, ce qui n'est pas certain, ils ne durent pas en la circonstance lui apporter grand appui.

On traversait la Loire en allant de la porte de la Tour-Neuve à l'île aux Toiles, d'où un pont de deux bateaux permettait de gagner la rive opposée sous le canon du fort anglais de Saint-Jean-le-Blanc. Mais le commandant du fort des Tourelles à la tête du pont, ordonna à ses hommes d'évacuer Saint-Jean-le-Blanc, aussitôt qu'il s'aperçut que les Français lançaient à l'eau leurs bateaux, et il concentra ses forces dans l'ouvrage élevé sur les ruines du monastère des religieux augustins et appelé Les Augustins.

Ce fort protégeait le boulevard ou la barbacane des Tourelles, qui ne pouvaient être attaquées avant qu'il fût emporté.

Une chronique chi temps affirme que, pendant que la plus grande partie des forces qui composaient l'attaque française, s'attardait dans l'île aux Toiles., Jeanne, avec une petite compagnie, formée apparemment de bourgeois, s'élança vers Les Augustins et planta sa bannière sur la palissade, mais quelqu'un cria soudain que les Anglais du fort de Saint-Privé, situé sur la rive gauche — en face le fort de Saint-Laurent — s'avançaient. Alors ces soldats trop enthousiastes entraînèrent la Pucelle dans leur fuite pêle-mêle vers l'île, jetant sans doute le désordre dans la troupe qui venait par le pont de bateaux. Si cela est exact, on peut imaginer le désappointement des tacticiens français dont les bourgeois, comme ils s'y attendaient, avaient fait échouer le plan. La Pucelle se retira lentement, protégeant la retraite des fugitifs, pendant que les Anglais s'élançaient, couvrant d'insultes et d'une pluie de flèches la vachère des Armagnacs.

Soudain elle tourna contre eux, et tant peu qu'elle eut de gens, elle leur fit visage, et marcha contre les Anglais à grands pas et à étendard déployé. Si en furent Anglais, par la volonté de Dieu, tant épouvantés, qu'ils prirent la fuite laide et honteuse. Alors Français retournèrent, qui commencèrent sur eux la chasse, en continuant jusque dans leurs bastilles, où Anglais se retirèrent à grande hâte. Ce vu, la Pucelle planta son étendard devant la bastille des Augustins, sur le fossé du boulevard, où vint incontinent le sire de Rais. Et toujours Français allèrent croissant. Ainsi le fort fut pris.

Sans doute tout cela est dramatique, mais un autre récit non moins dramatique et plus digne de foi nous est donné par l'écuyer de Jeanne, d'Aulon, qui lui-même était en avant-garde à la bataille. Les premiers Français qui débarquèrent sur le rivage — fort probablement des soldats à pied, sans Jeanne, qui avait à amener son cheval par le pont de bateaux — trouvèrent Saint-Jean-le-Blanc abandonné et marchèrent sur Les Augustins, mais voyant que là ils ne pouvaient rien tenter, ils s'en retournèrent piteusement vers l'île. A ce moment, la Pucelle et La Hire montèrent sur les chevaux qui leur étaient enfin amenés par le bac et parurent lance en main. Voyant les Anglais qui sortaient des Augustins, pour tomber sur les bourgeois qui luttaient en désordre afin de passer sur le pont de bateaux, ils mirent leurs lances en arrêt, et chargeant l'ennemi, le ramenèrent à la bastille. Les Français au fur et à mesure de leur arrivée étaient rangés par d'Aulon et d'autres, parmi lesquels se trouvait un vaillant Espagnol, Alphonse de Partada. A ce moment, un homme de leur compagnie rompit la ligne et s'élança en avant. D'Aulon lui commanda de garder sa place dans la colonne de front, mais celui-ci répondit qu'il ne ferait que ce que bon lui semblerait. Alphonse s'écria que des hommes aussi braves que lui obéissaient bien. L'autre répliqua par des ricanements. Alphonse le prit à partie. Alors ces cieux soldats, pour montrer leur valeur, se tenant l'un et l'autre par la main et s'élançant de toutes leurs forces, atteignirent la palissade. A l'étroite entrée, dédaignant de fermer la porte, se tenait un géant Anglais défendant le passage avec de tels coups d'épée que les assaillants ne pouvaient passer. D'Aulon fit signe au fameux tireur, maître Jean, qui avait un canon à main, et lui ordonna de viser l'Anglais. Celui-ci tomba mort au premier coup. Alphonse et son rival se précipitèrent alors ; d'autres suivirent ; de tous côtés l'ouvrage fortifié se trouva assailli, on travailla ferme de l'épée et de la hache, et... les Anglais n'accomplirent pas, si longtemps à l'avance, l'exploit d'Hougoumont. Les défenseurs furent tués ou pris, à l'exception de quelques-uns qui se sauvèrent dans le boulevard ou barbacane des Tourelles. Quant à Jeanne, un autre témoin oculaire la vit dans le fort de la mêlée et l'entendit crier : Au nom de Dieu, hardi, en avant ! en avant !

Ceux des chevaliers qui survinrent pour arrêter la fuite des. Français et rétablir la victoire furent Gaucourt et Archambaud de Villars, capitaine de Montargis et sénéchal de Beaucaire, poste qui échut plus tard à d'Aulon. Dunois paraît avoir gardé Orléans. La plupart des troupes bivouaquèrent sur le lieu de leur victoire, gardant Les Augustins pour le cas où les Anglais tenteraient de reprendre ce fort par un assaut de nuit. D'Orléans on leur apporta en barques du vin et de la nourriture. D'Aulon et un autre témoin disent que Jeanne resta avec eux, mais il semble confondre le désir qu'elle eut de le faire avec ce qu'elle fit en réalité.

La Pucelle était fatiguée et elle s'en retourna à sa demeure, avant été blessée au pied par une chausse-trape. Bien que ce jour fût un vendredi où elle avait l'habitude de jeûner, elle jugea nécessaire de souper. Elle était préoccupée et anxieuse à la pensée que les Anglais pourraient exécuter une attaque de nuit contre les forces laissées de l'autre côté du fleuve, et composées d'hommes exténués et réjouis. Ils auraient certainement dû le faire, et elle avait l'intuition de la guerre pour le comprendre. Inquiète, elle était debout de bonne heure le 7 mai.

Levez-vous demain de plus grand matin encore que vous n'avez fait aujourd'hui, et faites du mieux que vous pourrez, dit-elle aux bourgeois. Tenez-vous toujours près de moi, car demain j'aurai beaucoup à besogner, beaucoup plus que je n'ai fait jusqu'ici, et demain le sang coulera de mon corps au-dessus de la poitrine.

Ainsi témoigne Pasquerel qui était présent. Nous savons que la Pucelle avait, avant le 22 avril, prédit qu'elle serait blessée par une flèche, et que le coup ne serait pas mortel. Cette prophétie fut enregistrée le 22 avril. Il est possible que Pasquerel ait commis une erreur de mémoire quand, le 6 mai, il lui fait indiquer le jour et la place de la blessure. Une lettre de Bruges du 9 juillet 1429 rapporte que Jeanne prédit sa blessure aux autres chefs, le jour même où elle la reçut, le 7 mai, et qu'elle ajouta que la lésion ne serait point dangereuse. Un avocat d'Orléans déposa que la Pucelle annonça la capture des Tourelles, son retour par le pont bien que des arches en eussent été brisées, et sa blessure aux Tourelles. Blessée au pied, fatiguée, fiévreuse, elle doit avoir bien mal dormi cette nuit-là : l'aube du jour suivant devait lui apporter le la victoire suprême.

 

 

 



[1] Le mot dîner s'appliquait autrefois au principal repas qui avait lieu à une heure.

[2] Hugues qui vient avec le penny.