LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

CHAPITRE IX. — LA NOUVELLE SAINTE CATHERINE À POITIERS.

 

 

A CHINON on perdit beaucoup de temps. Il était sans doute désirable qu'une assemblée de théologiens instruits procédât à l'examen du cas de Jeanne. Elle se prétendait inspirée ; elle était censée, quoique d'une façon assez vague, être favorisée par la manifestation de facultés surnaturelles. Les théologiens auraient pu dire qu'elle avait la vision des choses éloignées... s'ils avaient entendu parler de sa clairvoyance au sujet de la journée des Harengs... et qu'elle pouvait prédire l'avenir... s'ils avaient su qu'elle avait prédit la mort de son insulteur.

C'étaient là de dangereux pouvoirs. Les docteurs du parti du roi devaient mettre Jeanne à l'épreuve et voir si ses œuvres n'étaient pas dues aux fées. Ou elle était inspirée par Dieu, ou elle était un suppôt du Diable. Seuls les clercs les plus avisés pouvaient décider, et encore le pourraient-ils ? Se trouver compromis avec une sorcière ou une femme possédée, eût fait plus de tort au caractère du dauphin que la complicité dans un simple assassinat ordinaire sur le pont de Montereau.

C'est pourquoi on envoya Jeanne à Poitiers, la principale ville universitaire, siège de la Justice dans le royaume mutilé du dauphin. A en croire une chronique écrite par Cousinot, secrétaire du roi, ou par un autre Cousinot, chancelier du duc d'Orléans, elle ne savait pas où on la menait. A Poitiers ? En nom Dieu, je sais que j'aurai assez de mal ; mais partons donc ! Elle s'en vint chez Jean Rabuteau, avocat général pour les causes laïques au parlement. Elle était alors habillée sans doute richement, comme un page. Jeanne se fût exposée plus volontiers au feu le plus violent qu'à cet examen contradictoire de théologiens et de vieux docteurs légistes qu'elle regardait comme les hommes les plus ennuyeux et les moins utiles. Pour les religieux du commun, les prêtres qui travaillaient, elle avait un profond respect. Pour les docteurs et leur vaine science céleste elle éprouvait un mépris absolu. Ils devaient lui porter malheur. Absolument convaincue de la réalité de sa mission, voyant ses saints, comme elle dit, avec les yeux de son corps aussi clairement qu'elle voyait les tristes docteurs, elle se tourmentait sur la perte de cette année d'un prix inappréciable. Avec une compagnie d'hommes d'armes, si petite fût-elle, elle délivrerait Orléans. C'était aussi clair pour elle que le soleil dans le ciel.

En attendant, il y avait une chose qu'elle pouvait faire quand on ne la soumettait pas à des examens, c'était prier nuit et jour dans une petite chapelle dépendante de la maison de Rabuteau, qui alors ou par la suite était connue sous le nom d'hôtel de la Rose. D'après un venerabilis et scientificus vir, avocat du roi et docteur ès lois, elle répondit à ses interrogateurs aussi bien qu'un bon clerc l'aurait fait, et ils pensèrent qu'elle avait une mission divine. S'il en est ainsi, ils étaient beaucoup trop savants pour donner cela par écrit, comme leur opinion mûrement établie. Ainsi que tout le reste des sujets du dauphin, ils étaient terriblement dans le besoin, mais leur pauvreté ne les portait point à accepter Jeanne avec un enthousiasme sans limites.

Le frère Séguin, professeur de théologie, fut délégué par l'archevêque de Reims, président de la commission d'examen, pour interroger la Pucelle avec nombre d'autres professeurs de l'Université, qui durent leur obscure immortalité à cette circonstance seulement. — Il semble qu'il y avait même deux Séguin, l'un carmélite et l'autre dominicain. — Le professeur Lean Lombart lui demanda ce qui l'avait poussée-à venir trouver le roi. Elle répondit avec une dignité altière (magno modo) — car ils l'importunaient — qu'une Voix l'avait appelée pendant qu'elle paissait son troupeau, lui disant que Dieu avait grande pitié du peuple de France et qu'elle devait aller en ce pays ; que là-dessus elle pleura, mais qu'à la fin elle s'en vint vers Baudricourt et à Chinon. Il s'agissait d'une Voix, on ne parlait pas de Visions. Le professeur Aymeri lui fit cette observation : Si Dieu veut délivrer la France, il n'a pas besoin d'hommes d'armes. Jeanne savait bien que les Anglais n'étaient point des démons que l'on peut chasser par des prières et des jeûnes ; elle répondit : En nom Dieu, les gens d'armes batailleront et Dieu donnera la victoire, réplique qui donna satisfaction à l'interrogateur.

Séguin lui dit : Quel langage parlent vos voix ? Habituellement courtoise, elle fut mise en défaut par la singularité de la demande. Quelle autre langue que le français eût-elle pu comprendre ? Un meilleur langage que le vôtre ! s'écria-t-elle, car il était Limousin et son accent était un sujet commun de moquerie.

Croyez-vous en Dieu ?

Plus que vous n'y croyez vous-même.

Mais enfin, Dieu ne veut pas qu'on vous croie, s'il n'apparaît un signe quelconque qui prouve qu'on vous doit croire, et nous ne conseillons pas au roi de vous confier et de risquer une armée sur votre simple assertion. Il désirait un miracle sur-le-champ comme preuve.

En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire signes. Conduisez-moi à Orléans et je vous fournirai la preuve de ma mission. Qu'on me donne des soldats en tel nombre que l'on voudra et je pars. Elle se décida alors à faire à l'aventure quatre prédictions. D'abord, elle adresserait une sommation aux Anglais, et, s'ils résistaient, elle les forcerait à. lever le siège. Puis le dauphin serait couronné à Reims ; Paris retournerait en son pouvoir ; enfin, le duc d'Orléans s'en reviendrait d'Angleterre. Jeanne prévoyait seulement, mais Séguin en 1456 avait vu l'accomplissement des troisième et quatrième prédictions. Un jeune soldat, Thibault, rencontrant Jeanne à la maison des Rabuteau, reçut d'elle un accueil plus cordial que les théologiens. Elle me frappa sur l'épaule, rapporte-t-il, en me disant qu'elle voudrait bien avoir beaucoup d'hommes d'aussi bonne volonté que moi.

Thibault entendit quelques docteurs lui poser leurs vieilles questions. Elle répondit qu'elle ferait lever le siège et couronner le roi, et elle dicta une lettre sommant les Anglais de partir. Une lettre de ce genre est en effet datée du 22 mars, mais ce n'est pas la note brève de trois lignes dictée à maître Pierre de Versailles. Je ne sais ni A ni B, dit-elle à Versailles en présence de Thibault ; avez-vous du papier et de l'encre ? Érault écrivit alors sa sommation aux Anglais.

Quelques-uns des docteurs, tout au moins Érault, avaient entendu raconter les prédictions de Marie d'Avignon, et ce dernier croyait fermement que Jeanne était la Pucelle qui devait porter les armes, conformément à ce que la dite Marie d'Avignon avait dit au roi. Machet, le confesseur et ancien précepteur du roi, aurait dit, suivant la déclaration de Thibault, qu'il avait vu un écrit annonçant qu'une pucelle viendrait prêter secours au roi de France.

Les docteurs demandèrent à Jeanne pourquoi, à la façon des étrangers de l'époque, elle traitait le roi de dauphin. Elle fit la réponse, qu'elle ne lui donnerait pas d'autre titre jusqu'à ce qu'il eût été consacré à Reims. Dînant avec d'Alençon, Jeanne dit au duc sympathique qu'on lui avait posé beaucoup de questions, mais qu'elle en savait plus long et qu'elle pourrait en faire plus qu'elle ne l'avait avoué aux enquêteurs. Le roi cependant sollicitait de nouveaux examens. Dans le cours de l'automne de 1429, Jeanne rapporta à la veuve de Régnier de Boullegny qu'elle avait dit aux docteurs : Il y a aux livres de Notre-Seigneur plus qu'aux vôtres. Les docteurs ne pouvaient nier la chose ; puisque l'inspiration ne cessait jamais, que le vent soufflait à son gré, un laïque, homme ou femme, pouvaient par la grâce de Dieu connaître plus qu'eux de ce qui, d'après la vieille phrase grecque, est écrit dans les livres de Zeus.

Jeanne pouvait en venir à prétendre qu'elle connaissait plus que l'Église, ou même professer des opinions contraires à ses dogmes, et c'était là le danger qui la menaçait constamment. Elle avait la plus inébranlable certitude que les phénomènes personnels qu'elle éprouvait étaient d'origine divine. Elle voyait et touchait les Apparitions, elle se rendait compte que les saints exhalaient l'odeur suave des bienheureux, elle entendait sortir de leurs lèvres l'expression de la volonté de Dieu. C'étaient là des questions de fait et non de foi. Pour elle, les docteurs n'étaient que gens prétentieux, leur science céleste, dérision, comme toute science qui croit tout connaître. Là était pour elle le péril.

Les docteurs se persuadèrent aisément qu'il n'y avait pas de mal dans le costume masculin de la Pucelle. En cas de nécessité, de saintes femmes s'en étaient revêtues. Un jury de nobles dames, comprenant la reine de Sicile, belle-mère du dauphin, attesta plus tard à Tours la virginité de Jeanne.

Des délégués furent envoyés à Domrémy pour faire une enquête sur les événements antérieurs de sa vie. Qui étaient-ils ? nous l'ignorons. Qu'ils aient été des frères mendiants, c'est là simple conjecture. L'erreur d'un historien moderne ne peut faire foi.

Il est possible qu'ils aient rapporté les on-dit, du chant des coqs la nuit du jour des Rois, au moment de la naissance de Jeanne ; le récit des oiseaux venant manger sur ses genoux ; de loups qui ne firent jamais de mal à son troupeau ; de routiers ennemis épargnant les biens de ses amis... tous ces détails peuvent être vrais, mais n'ont rien de miraculeux. Si les enquêteurs entendirent parler de sa Vision de la bataille des Harengs, le fait n'a été mentionné dans aucune histoire de l'époque. En s'en rapportant aux témoignages, Jeanne ne fut pas examinée de façon formelle devant toute l'assemblée des docteurs. Thibault dit que deux d'entre eux vinrent lui rendre visite à la maison des Rabuteau. D'autres témoins — quatre exactement — parlent de visites de petits groupes de savants ; l'une eut lieu en présence d'Alençon, une autre pendant que Gobert Thibault, l'homme d'armes auquel elle frappa sur l'épaule, se trouvait là.

Nous ne savons rien de plus que ces visites limitées à quelques personnes. S'il y avait eu plusieurs jours d'examen par la commission tout entière, il est probable que Séguin en aurait fait men-tien. A Rouen devant ses juges, Jeanne en appela au livre de Poitiers, comme s'il avait été un recueil officiel de ses réponses, surtout en ce qui concernait ses trois saints. On ne sait rien de ce livre ; on ne le cite point au procès de réhabilitation (1450-1456). A en juger par ce que nous possédons sur les dépositions de Poitiers, elle ne donna à la commission aucun détail sur ses Visions. C'est avec ses amis Jean de Novelonpont et Bertrand de Poulengy, venus comme elle à Poitiers, qu'elle aurait été le plus communicative.

Il est certain que Jeanne garda toujours une extrême réserve et ne chercha jamais à alimenter les légendes en racontant sur les phénomènes éprouvés autre chose que ce qui était strictement nécessaire. A son procès, elle dit que ses deux saintes étaient couronnées de belles couronnes riches et précieuses. Là-dessus j'ai congé de Notre-Seigneur de vous le dire ; si vous en doutez, envoyez à Poitiers où j'ai été déjà examinée. Il est possible que dans son second interrogatoire de Poitiers dont parle d'Alençon, elle ait révélé ces faits nouveaux.

S'il en est ainsi, le secret fut bien gardé et n'augmenta en rien la confiance des juges. Leur rapport en fait foi. Le roi, dans les circonstances où se trouve son pauvre peuple, ne rejettera pas la Pucelle pas plus qu'il ne croira en elle trop à la légère. Mais, d'accord avec l'Écriture sainte, il devra l'éprouver de deux façons : d'abord, au point de vue de la sagesse humaine, en examinant minutieusement sa vie, son caractère, ses intentions ; ensuite, en demandant par d'instantes prières un signe de quelque acte divin, ou tout au moins une base d'espoir, permettant de juger si elle tient sa mission de la volonté de Dieu. Le cas de la toison de Gédéon est cité comme exemple à l'appui.

Le caractère de la Pucelle fut étudié, l'enquête eut lieu sur sa vie passée, sa naissance, ses desseins. Pendant six semaines, elle fut examinée par des clercs, des prêtres, des soldats, des dames et des veuves. On n'avait trouvé en elle qu'honnêteté, simplicité, humilité, pudeur virginale et dévotion, en laissant de côté les récits sur les événements merveilleux de sa naissance (chant des coqs, etc.). Quant au signe demandé, elle devait le fournir devant Orléans, suivant l'ordre de Dieu.

Le roi n'avait donc plus à l'empêcher d'aller à Orléans, pour montrer le signe du secours divin. Elle pouvait partir avec l'armée sous une honorable surveillance.

L'autorisation fut accordée sans enthousiasme exagéré, mais en louant l'humilité, de la Pucelle les docteurs montrèrent un bon naturel. On distribua partout des exemplaires de l'arrêt pour disculper le gouvernement de l'accusation de crédulité. Le verdict fut probablement rendu du 17 au 20 avril.

Jeanne était dès lors reconnue et on l'envoya à Tours, pour lui préparer des armes et lui constituer sa maison.

Ici nous pouvons jeter un coup d'œil d'admiration rétrospective sur le caractère de la Pucelle, avec ses aspects variés. Le trait le plus important est la foi parfaite en sa mission et ses révélations, et aussi la ténacité dans sa résolution. Bien que son bon sens habituel ait été en parfait accord avec l'opinion générale, les échecs et le ridicule n'étaient point susceptibles de l'ébranler un seul instant. Pauvre fille ignorante, ne sachant ni monter à cheval ni se battre, sa mission sans son inspiration est ridicule. Personne ne s'en rendait mieux compte qu'elle-même, mais la visite de ses messagers célestes si gracieux lui apportait encouragements et consolations. Elle pleurait quand ils partaient, elle embrassait le coin du sol où elle les avait vus se tenir, elle désirait ardemment qu'ils la prissent avec eux. Quand ces ineffables phénomènes se produisaient, elle conservait sa présence d'esprit. Toute sa force reposait en eux et en sa foi. Quand elle avait quitté la société, elle s'absorbait surtout dans ses prières... Prier, nous ne disons pas des lèvres, mais dans toute la sincérité de son cœur, c'est se créer une source inépuisable de force et de richesses morales. Et en parlant ainsi, nous faisons abstraction de toute croyance religieuse, nous nous plaçons purement et simplement au point de vue du naturaliste qui pour apprécier un fait ne se préoccupe guère que de ses effets, et n'a égard qu'aux données de l'observation et de l'expérience. Ainsi écrit Siméon Luce, seulement comme un historien qui se refuse à aller au delà du terrain qu'il a choisi et ne veut point discuter métaphysique ni religion.

Ignorante des pratiques du mysticisme et des moyens de provoquer les hallucinations, Jeanne poursuivit son œuvre par la foi et par la prière. Mais ce n'était point une pâle extatique ; personne n'a jamais dit qu'on l'eût jamais vue autrement que dans la plénitude de sa présence d'esprit. Nous avons cité son dédain enjoué des savants docteurs ; mais à part cela, nous constatons la distinction constante de ses manières, sa franchise, son habileté à conduire les chevaux. Ses habitudes étaient celles d'un bon, honnête et loyal compagnon. Tandis qu'elle symbolise tout le courage vif et joyeux de la France, elle évoque dans ses manières les jeunes gens anglais, dans sa façon de frapper familièrement sur l'épaule de Thibault et dans sa réplique à Seguin ; son costume rendait encore plus frappant ce caractère naturel. Il y avait en elle autant de chevalerie que de sainteté. Gaie et vêtue de façon seyante, soit dans son armure, soit clans un de ses pourpoints de couleurs brillantes et brodés d'or, chevauchant comme un jeune chevalier ou montant sur la brèche dangereuse, Jeanne ne fut ni béguine ni prude bigote. Aucun autre visionnaire ne fut jamais semblable à la Pucelle. Ses frères du paradis n'eurent jamais une telle sœur parmi les saints de la terre.

On a quelque raison de supposer que l'acceptation de Jeanne par les docteurs de Poitiers fut annoncée à une réunion des adhérents du dauphin. Suivant la Chronique de la Pucelle, ce fut postérieurement à la première entrevue avec le dauphin que Jeanne lui révéla, en présence de quelques-uns de ses conseillers privés et de son confesseur (Machet) quelque chose qui n'était connu que de Dieu et de lui-même. Elle fit jurer aux conseillers et au confesseur de ne pas faire connaître ce secret. Plus tard — par une confusion dans la suite des événements — elle fut interrogée à Poitiers. Nous discutons ces détails dans l'appendice C, Le signe donné au roi. Dans l'ensemble il apparaît vraisemblable que le secret, au su de Jeanne d'Arc, fût communiqué à l'archevêque de Reims, après quoi le clergé de Poitiers donna l'autorisation d'utiliser Jeanne à Orléans. Publiquement il était impossible à qui que ce fût de faire allusion au signe secret qu'elle avait donné.