LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

CHAPITRE VI. — DÉBUT DU SIÈGE D'ORLÉANS.

 

 

ICI nous quittons Jeanne pour un moment. De juillet 1423 à janvier 1429 on sait peu de chose de sa vie. Nous arrivons au siège d'Orléans, la campagne de Moscou des Anglais en France. Ils n'avaient point vu en effet les signes des temps. En France, comme l'écrit un nouvelliste militaire de 1460 — Bueil, dans Le Jouvencel —, une nouvelle génération entrait en ligne et l'Écosse fournissait de frais contingents d'alliés.

Aidé de sir John Stewart de Darnley et de John Wishart, le connétable repoussait les Anglais sous le Mont-Saint-Michel. Stewart, s'inspirant de l'exemple des adversaires, fit descendre de cheval tous ses hommes et il obtint le succès. Il est à noter que dans cette lutte mortelle entre le connétable et La Trémoïlle, les Écossais prirent parti contre le favori du roi.

En septembre 1427, La Hire et Dunois battirent les Anglais et firent lever le siège de Montargis, ce qui est un rayon de lumière dans un sombre horizon.

La tentative sur Orléans, l'effort pour rompre la ligne de la Loire et pousser le dauphin à se réfugier en Espagne ou en Écosse, fut un projet insensé, conçu dans un sentiment de folle présomption, les forces et les munitions des Anglais se trouvant tout à fait insuffisantes. Dieu sait par duel conseil fut entrepris le siège d'Orléans, écrit au gouvernement anglais en 1433 le duc de Bedford, régent pour Henri VI enfant. Si Bedford ne savait sur qui devait retomber la responsabilité de cette folle entreprise, nous ne pouvons espérer découvrir la vérité !

Ici, il ne serait peut-titre point mal à propos de décrire, d'après des documents qui n'ont point été publiés, la nature des préparatifs anglais pour l'entière soumission de la France. L'artillerie et le matériel de siège furent réunis par les vicaires d'Enfield et de Cheshunt et par John Parker, maitre de l'artillerie pour le comte de Salisbury. Parker toucha £666, 13s. 4d.[1] pour l'artillerie et £66, 7s. 9d.[2] destinés aux maîtres marins pour le transport de l'autre côté de la Manche. Il acheta quatorze petits canons en cuivre, appelés oiseleurs d'un pied et demi de long chacun, avec trois chambres par pièce, pouvant lancer des pierres du poids de deux livres. Il y avait encore trois pièces à une seule chambre et encore vingt-neuf canons divers. De plus, seize petits canons à main, cerclés de fer ; avec douze cents boulets de plomb. Cette arme, un mousqueton énorme avec support, était employée avec avantage du côté français, ainsi que nous le verrons, par maitre Jean le Lorrain.

Pour les canons de siège, il y avait trois grandes pièces de fer susceptibles de lancer des pierres de dix-huit pouces. Dans une autre fonderie on avait acheté encore trois pièces de quatorze à dix-huit pouces. On fit l'acquisition de 1.214 pierres de 14 à 24 pouces et de 200 autres pour les oiseleurs. On s'approvisionna encore de 320 pavois ou larges boucliers, destinés à protéger les combattants dans l'assaut des positions fortifiées, et de 123 caisses d'arcs et de flèches. Enfin on avait requis quatre paires de soufflets afin de les utiliser, si cela était nécessaire, pour fondre de nouveaux canons de l'autre côté de la mer. On avait emprunté à la science militaire française l'idée d'employer une grande quantité de plomb pour faire des saumons, destinés à renforcer le pied des canons — ad usum Franciœ. Un grand instrument de bois, le vice, avait été fabriqué pour charger et décharger les pièces.

Ces préparatifs considérables et ces dépenses excessives étaient propres pour frapper de terreur les cœurs les plus hardis de France. L'Angleterre se mettait à la besogne sans regarder à la dépense et en utilisant les dernières découvertes de la science militaire.

Quant à l'armée ainsi équipée, Salisbury lui-même l'avait recrutée par contrats de courte durée. Les hommes étaient engagées pour une période de six mois : l'état-major comprenait six officiers bannerets, 34 chevaliers bacheliers, 559 écuyers, avec 1.800 archers ; en y comprenant 30 attachés à des services divers, cela faisait une force de 2.509 hommes. Le 30 juin 1423, deux cent quarante combattants ayant manqué le rendez-vous fixé au port de Sandwich, Salisbury engagea 450 archers supplémentaires. Cent dix-neuf hommes d'armes, dépourvus d'ambition, préférèrent rester chez eux en Angleterre.

A Paris, Bedford ajouta 400 lances et 1,200 archers, si bien qu'en ne tenant pas compte des pages, Salisbury se trouva à la tête de près de 5.000 hommes. Des renforts furent encore tirés des garnisons ; par exemple, huit hommes de Rouen, et de même ailleurs. A la fin de mars 1429, les levées féodales de Normandie furent appelées pour le siège d'Orléans, et on les employa beaucoup à garder les convois. Le nombre des Bourguignons qui furent utilisés est inconnu, mais ils avaient été retirés avant que Jeanne se fût mise en route pour aller délivrer Orléans.

Tout ce rassemblement d'Anglais était bien au-dessous de ce que Bueil croyait nécessaire, plusieurs années après les événements. Écrivant lorsque sa carrière militaire était terminée, probablement vers 1460, il fait remarquer que l'on est toujours fertile en inventions dans l'art de la guerre ; parmi celles-là figuraient probablement les légers bateaux de cuir, susceptibles d'être transportés par des chevaux et qui étaient utilisés pour traverser les fossés remplis d'eau des villes fortifiées. A son idée, pour le siège d'une grande place forte comme Orléans, il fallait un parc de 250 pièces de divers calibres, et ses opinions au sujet de la poudre nécessaire à chaque canon auraient fait tressaillir les Anglais de 1429.

De plus, en trente années d'expériences, Bueil avait appris à se méfier des bastilles ou retranchements de terre palissadés, tels qu'en employèrent les Anglais et les Bourguignons aux sièges d'Orléans, de Compiègne, de Dieppe et du Mont-Saint-Michel. Ces forts improvisés échelonnés tout autour de la ville menacée, sont représentés dans les manuscrits illustrés de cette époque, comme de simples cercles de pieux n'arrivant pas à la hauteur d'un homme. En fait, ils étaient bien plus fortifiés ; les palissades couronnaient de grands terrassements, et les assaillants devaient se servir de hautes échelles, car l'artillerie ne pouvait pas facilement y faire des brèches.

Avant la fui du siège, les Anglais avaient caché leurs hommes dans douze ou treize de ces bastilles, mais, comme le fait remarquer Bueil, elles étaient si éloignées les unes des autres, que les diverses garnisons ne pouvaient en cas d'attaque se prêter un mutuel secours, et il n'y avait pas de place pour les chevaux. J'avais déjà entendu dire qu'on ne retire rien de bon des bastilles, et dans les dernières guerres je vis leur ruine, à Orléans, à Compiègne, à Dieppe et au Mont-Saint-Michel, écrit-il.

En réalité, il n'y avait pas lieu de blâmer les bastilles, mais elles étaient trop peu nombreuses, l'armée d'investissement étant numériquement insuffisante.

Ces critiques de Bueil sont tardives ; il n'est pas aisé d'imaginer comment les Anglais auraient pu faire mieux avec les forces limitées dont ils disposaient. Ils n'avaient pas assez de soldats pour les répartir dans un nombre double de bastilles ; mais quand la Pucelle arriva, les Français n'avaient pas encore donné l'assaut à un seul des treize forts anglais.

De l'armée que Salisbury possédait au début et qui comprenait environ 5.000 hommes, avec lesquels il prit quarante villes et châteaux en septembre 1428, il faut déduire les garnisons qu'il dut laisser dans ces différentes places fortes. Il apparaît dès lors manifestement que Salisbury n'avait pas suffisamment d'hommes soit pour investir Orléans, une ville avec une couronne de tours, avec un fleuve devant, et des murailles d'une hauteur et d'une épaisseur à toute épreuve ; soit pour enlever d'assaut une cité bien pourvue de canons de divers calibres, où un peuple d'un courage et d'un patriotisme dignes d'éloges, faisait la garde, secondé par les compagnies de tous les grands capitaines français.

D'autres cités, les États de France et le dauphin, leur fournissaient de l'argent et des provisions. La ville était bien pourvue de victuailles. Elle avait des carions, de la poudre, des flèches, des pavois ou boucliers de protection, et toutes sortes de munitions de guerre. Les bourgeois avaient détruit les maisons et les belles églises du faubourg de l'autre côté du fleuve, et donné le plus cordial accueil à des capitaines hardis comme Dunois, La Hire, Poton de Xaintrailles. Malheureusement pour eux, les églises massives furent seulement ruinées mais non rasées, et quelques-uns des forts d'investissement anglais étaient des terrassements palissadés ou bastilles, qui entouraient les murs à demi ruinés et les clochers des églises ou s'appuyaient sur eux.

Le 12 octobre le siège commença. Les canons anglais faisant feu de la rive droite de la Loire, lancèrent de lourds boulets de pierre dans la ville et tuèrent . . . une femme ! Ils détruisirent les moulins à eau, mais les habitants construisirent des moulins à chevaux. La tête du pont sur la rive gauche — du côté anglais — était protégée par deux fortes tours, les Tourelles, avec un boulevard extérieur d'où les Anglais furent tout d'abord repoussés avec une perte de 240 hommes, en ne comptant que ceux qui furent tués. Les Anglais minèrent ou furent censés avoir miné le boulevard ; alors les Français abandonnèrent les Tourelles le 23 octobre, brisant une arche du pont, et élevèrent une barricade sur l'arche de la Belle-Croix — ornée plus tard par les dames d'Orléans de statues de Charles VII et de la Pucelle, à genoux, en prière de chaque côté de la dite belle croix.

Le 24 octobre, Salisbury fut mortellement blessé par un boulet au moment où il procédait à une reconnaissance de la ville de l'une des fenêtres des Tourelles. Cela produisit autant de découragement parmi les Anglais, que l'arrivée d'Étienne de Vignoles — le fameux La Hire —, du brave Dunois, appelé alors bâtard d'Orléans, et de leurs bandes d'archers, d'arbalétriers et d'infanterie italienne de métier, encourageait les bourgeois. Le 8 novembre, l'armée anglaise leva le camp pour se retirer dans des quartiers plus confortables, dans les villes voisines de Meung et de Jargeau, tandis que William Glasdale, homme du nord et soldat de haute réputation, tenait sous les lords de Moleyns et Poynings, et avec cinq cents hommes, les Tourelles et leurs barbacanes. Glasdale pouvait seulement observer la ville pendant que les Français détruisaient douze églises et monastères dans le faubourg, afin qu'ils ne pussent fournir un abri au gros de Farinée anglaise à son retour. Jamais on ne parla d'une tentative pour reprendre la tête du pont avec ses fortifications ; les Français n'étaient pas encore conduits par Jeanne d'Arc, et, bien que grandement supérieurs en nombre, ils n'avaient pas le cœur à l'assaut.

Le rr décembre, le célèbre Talbot arriva pour renforcer les Anglais aux Tourelles et les ravitailler en provisions, canons et munitions. Il maintint un feu bien nourri de projectiles pesants qui causa des dégâts à beaucoup de bâtiments, mais ne tua que très peu de monde. La ville répondit avec une grosse et nouvelle pièce d'artillerie, et quand vint Noël il y eut une trêve ; Orléans prêta des musiciens à l'ennemi, mais de part et d'autre on n'avait fait quoi que ce soit ayant la moindre importance. Le fameux canonnier appelé Jean démolissait quelques Anglais tous les jours. Le 29 décembre, les Orléanais rasèrent encore huit ou neuf églises. Le comte de Suffolk et Talbot arrivèrent sur la rive droite avec 2.500 hommes et établirent un vaste camp fortifié — une bastille et un boulevard — à Saint-Laurent-des-Orgerils en dehors de la porte ouest de la ville, la porte Regnart. Ce camp était destiné à condamner la porte Regnart et le chemin descendant le fleuve vers Blois, de façon à arrêter tout renfort français venant de ce centre important. Les Anglais étaient seulement tenus en échec par quelques sentinelles de cavalerie sous les ordres de Dunois. Il y en avait tous les jours, mais aucun effort n'était fait pour empêcher les ennemis de se fortifier dans leur grande bastille de Saint-Laurent ou ailleurs.

Ainsi allait le siège, si on peut appeler cela un siège. Journellement des bandes de Français sortaient pour harceler les Anglais, tandis que ceux-ci avec force cris s'avançaient contre une des portes de la cité. II n'y avait pas à proprement parler d'attaque, pas de combat décisif ni d'assaut de nuit, et chaque parti se retirait quand il arrivait à portée de l'artillerie ennemie, c'est-à-dire à environ cinq cents mètres. Les troupes françaises et les vivres entraient à volonté à Orléans, mais les Anglais élevèrent une bastille sur l'ile Charlemagne, qui se trouve sur le fleuve entre le fort de Saint-Laurent et celui de Saint-Privé récemment établi pour surveiller le bac de l'ile. Les garnisons de ces ouvrages fortifiés ne purent cependant empêcher un grand convoi de munitions envoyé de Bourges, au sud d'Orléans, d'entrer dans la ville le 10 janvier 1429.

En fait, les Anglais avaient éprouvé ce jour-là des pertes appréciables en tués et en prisonniers, tandis que le lendemain un coup de canon tiré d'Orléans détruisait la toiture du fort des Tourelles à la tête du pont. Le 12 janvier, un troupeau de 600 porcs fut conduit dans la cité, et le jour d'après sir John Fastolf renforça l'année assiégeante d'une compagnie de douze cents hommes, de canons de différents calibres, de poudre, de vivres et d'une provision de flèches. En même temps 40 bœufs et 200 porcs étaient amenés à Orléans, mais le lendemain les Anglais saisirent le bac des Orléanais qui faisait le trajet entre l'église Saint-Loup et la rive opposée, dans les champs situés au dehors du mur de l'est, et ils capturèrent cinq cents têtes de bétail destinées à ravitailler la ville. Ils tuèrent eu outre un certain nombre d'ennemis et prirent la fameuse pièce d'artillerie légère de maitre Jean le Lorrain qui leur avait occasionné de si grandes pertes. Ils la portèrent en triomphe aux Tourelles, tandis que Jean se sauvait à la nage. Alors continuèrent les escarmouches avec les habitants courageux et bien nourris. C'est à ce moment (31 janvier 1429) que nous les laissons dans la joie de l'arrivée de huit chevaux de somme chargés d'huile, pour leurs salades d'hiver.

La lutte n'était pas beaucoup plus sérieuse que les combats avec des pommes et des fromages, sur la riante terre de Torelore, racontées dans le vieux roman d'Aucassin et Nicolette. Les Français, suivant l'auteur contemporain du Journal du Siège, ne paraissent pas avoir perdu cinquante hommes et les Anglais cent, en faisant abstraction des Tourelles. Si nous en croyons le mystérieux chroniqueur écossais, le moine de Dunfermline — qui déclare qu'il accompagna la Pucelle jusqu'à la fin —, le camp anglais était comme une grande foire avec des baraques pour toutes sortes de denrées et avait des chemins souterrains conduisant d'un fort à l'autre.

Il est certain que les Français avaient suffisamment de vivres ; mais le siège allait devenir plus rigoureux, et du 25 février jusqu'à l'arrivée de la Pucelle à la fin d'avril, il n'y eut que de petites quantités de victuailles d'introduites. L'entrée de quelques porcs est dûment annoncée !

 

 

 



[1] 16.800 fr.

[2] 1.660 fr.