LA PUCELLE DE FRANCE

HISTOIRE DE LA VIE ET DE LA MORT DE JEANNE D'ARC

 

PRÉFACE.

 

 

JEANNE D'ARC, pendant ses dix-neuf ans d'existence, suscita des disputes parmi ses propres compatriotes et à l'heure actuelle sa mémoire les divise encore. Vivante, la faction bourguignonne française la détestait comme une sorcière et une hérétique ; morte, son souvenir fut désagréable à tous les écrivains qui ne voulaient pas admettre ses qualités surnaturelles et son inspiration. Mais aussi, pourquoi posséder des facultés que la science ne peut contrôler et que le sens commun n'est pas à même d'accepter ?

Actuellement, la controverse relative à son caractère et à sa mission est particulièrement âpre. Si l'Église la canonise, les anticléricaux disent qu'elle la confisque et qu'elle se contredit.

Son courage et son bon cœur ne sont niés par personne, mais en compensation des éloges des cléricaux et même d'historiens qui sont loin d'être orthodoxes, on lui dénie ou on rapetisse son génie, la représentant comme une martyre, une héroïne, une hallucinée énigmatique, vagabondant perplexe dans le royaume des rêves, instrument inconscient de prêtres sans scrupules, elle-même vaguement honnête, capable de raconter des fables évidentes pour sa propre glorification, jamais chef de guerre, mais simple mascotte, petite sainte et béguine... en culotte !

Le témoignage historique de la carrière de Jeanne d'Arc repose sur des documents nombreux, variés, avec possibilité de multiples et excellents contrôles. En première ligne il faut placer le rapport officiel de son procès de Rouen en 1431. Chaque jour de ce procès, les clercs de la cour ont noté en français ses réponses aux questions des juges et des assesseurs. Cette version fut plus tard traduite officiellement en latin avec le reste de la procédure, et l'on ajouta certains documents posthumes. Ce travail tout entier est d'ailleurs officiel, c'est l'œuvre de ses ennemis. Quant à son caractère de justice et d'honnêteté, c'est une question sur laquelle nous reviendrons dans le cours de cet ouvrage.

A tout prendre, nous avons là un compte-rendu de ce que Jeanne d'Arc elle-même a dit à ses juges, relativement à sa propre vie et aux événements futurs. Viennent ensuite les lettres qu'elle a dictées et celles dont elle a été l'objet pendant son existence active d'avril 1429 à mai 1430. Elles sont de valeur variable. Les chroniques de l'époque — françaises, italiennes, allemandes — répondent aux lettres des correspondants à l'étranger de nos journaux. Quelques -unes sont remplies de bavardages erronés.

Pour ce qui est de la politique à cette période, nous avons les documents diplomatiques, traités, mémoires et dépêches. Nous possédons aussi des notes dans les livres de comptes des différentes villes, et les relevés des contemporains, bien ou mal informés, suivant le cas, qui tenaient le journal des événements.

Les chroniques historiques concernant la Pucelle datent de 1430 à 1470 : quelques-unes sont de Français amis, d'autres de Bourguignons hostiles. Leurs preuves doivent être étudiées en se préoccupant des sources probables d'informations de chaque auteur.

La pièce dite Mistère du Siège d'Orléans est une chronique poétique tardive (environ 1470 ?) On peut glaner également dans quelques ouvrages même après 1470, quand les sources d'informations de l'écrivain sont mentionnées et qu'elles semblent bonnes.

Enfin, nous possédons les registres du procès de réhabilitation (1450-1456) avec les témoignages donnés sous la foi du serment de plus de cent vingt témoins oculaires qui avaient connu la Pucelle, à différentes périodes, depuis son enfance jusqu'au moment de son martyre. En jugeant leurs dépositions, nous devons faire soigneusement la part des erreurs dues à leurs préjugés, à leurs tendances, aux illusions de mémoire et au désir naturel de personnes qui prirent position dans ce procès de se défendre elles-mêmes, et de déverser le blâme sur les juges et les assesseurs décédés à ce moment, ou incapables pour quelque raison de parler en leur propre faveur.

Le principal défaut du procès de réhabilitation est ce fait singulier, que deux personnes seulement furent appelées à donner leur témoignage sur les événements de la vie de Jeanne d'Arc, compris entre l'échec à Paris en septembre 14:29 et sa prise à Compiègne en mai 1430. Aucune question ne fut posée sur cette période à son confesseur Pasquerel, par exemple, ni à son écuyer d'Aulon, omission qui ne saurait avoir son excuse dans le désir de ménager les sentiments du roi Charles VII. La conduite et la politique de ce prince depuis son couronnement jusqu'à la capture de la Pucelle, doivent avoir été pour lui la source de pénibles remords.

Je fais remarquer dans le texte de mon ouvrage, que la Pucelle, ayant, comme le font tous les chefs, assuré ses troupes du succès par ces paroles : Combattez, ils sont vôtres !, dans des circonstances qui ne furent pas suivies de la victoire, les enquêteurs de 1450-1456 se sont probablement abstenus de demander si Jeanne avait fait ces promesses comme prédictions de ses saints. Nous n'avons sur ce point que son propre désaveu.

Les témoignages de la foule des témoins de 1450-1456, sont généralement dénigrés dans un esprit scientifique. C'est ainsi que même Quicherat écrit : Les dépositions des témoins ont l'air pour la plus grande partie d'avoir subi de nombreuses retouches, d'avoir été abrégées ou tronquées. Quicherat après tout n'en donne aucune preuve, et je n'en vois pas davantage de mon côté. Sur certains points importants : Que fit Jeanne à Paris, à La Charité, à Lagny, à Melun et à Compiègne ? aucune question ne fut posée, bien qu'en 1431 l'héroïne ait été accusée par ses juges de quelques méfaits en ces divers endroits.

Rien non plus ne fut demandé relativement à son saut, ou plutôt à sa tentative d'évasion par une fenêtre du donjon de Beaurevoir. Ces omissions font tache dans le procès de réhabilitation, mais de là à dire que les juges ont altéré les réponses aux questions posées c'est une simple assertion sans preuve[1].

Nous utiliserons donc ce second procès, en tenant compte qu'en vingt-cinq ans la mémoire humaine est sujette à des inexactitudes ; que la tendance des témoins était favorable à la Pucelle, et que de plus quelques-uns d'entre eux ayant à excuser leur participation au procès de 1431, étaient plutôt disposés à charger les juges, notamment Cauchon et l'accusateur.

M. Frédéric Myers, étudiant Jeanne d'Arc à l'aide des recherches psychiques[2], a parlé des témoignages du procès de réhabilitation comme étant sans valeur au point de vue pratique. Les événements trop éloignés pour une affirmation évidente vingt-cinq ans plus tard, ne pouvaient être dignes de foi. J'ose penser qu'il a estimé trop peu la puissance de la mémoire quand il juge que dans un quart de siècle tous les témoins se trompaient nécessairement sur une expérience certes la plus impressionnante de leurs vies, leur rencontre avec Jeanne d'Arc.

Le psychiste se croit obligé de tenir comme positif que la mémoire exagère inconsciemment les choses extraordinaires après vingt-cinq ans. En fait, il y a deux tendances, l'une à l'exagération, l'autre au doute quand la première fraîcheur des impressions est évanouie, et ainsi l'on amoindrit les faits. Mais chaque lecteur du procès de réhabilitation doit voir que les témoins en 1450-1456 sont d'habitude réservés en ce qui concerne les événements merveilleux, sauf Pasquerel et Dunois. Ils ne parlent pas de miracles attribués à Jeanne, en dehors de Dunois, qui considère presque comme tel le changement favorable du vent sur la Loire le 28 avril 1429, et Pasquerel en exagère les effets.

Quand il dit que le 6 mai Jeanne prédit le jour et l'endroit de sa blessure, il est possible que sa mémoire l'ait trompé. Mais les témoins ne racontent rien de sa clairvoyance à propos de la bataille de Rouvray ou de l'épée de Fierbois. Quand au secret du roi, ils ne pouvaient rien affirmer. Jamais ils ne font mention de ses saints visiteurs.

Les seules merveilles hagiographiques sont négligeables et en rapport avec le martyre. Les récits contemporains (1429) sur les événements extraordinaires au moment de la naissance de Jeanne ne sont point répétés par les témoins de Domrémy : aucune question n'est posée à leur sujet.

Quiconque écrit sur Jeanne d'Arc doit se reconnaître une dette de gratitude envers les grands paléographes et les hommes d'étude, car il recueille le fruit de leurs labeurs. Il nous faut donc honorer particulièrement MM. Jules Quicherat, Siméon Luce, Lefèvre-Pontalis, Pierre Champion, le père Ayroles, Alexandre Sorel, Boucher de Molandon, Beaucourt, Jadart, Jarry, Vallet de Viriville, Tuetey, Beaurepaire, P. Lanéry d'Arc et le duc de La Trémoïlle — dans l'ouvrage publié sur ses archives de famille.

J'ai lu aussi quelques biographies de la Pucelle : celles du père Ayroles, de Wallon, de Sepet, d'Anatole France — dont les notes constituent une excellente bibliographie —, du chanoine Dunand et de M. F.-C. Lowell (1896). Sur quelques points je diffère de ce dernier, avec certains doutes d'ailleurs, l'évidence n'étant point absolue, par exemple sur les deux visites à Vaucouleurs, le départ de cette ville pour Chinon, le séjour durant la nuit du 28 avril 1429 à Reuilly, et sur la prétendue résistance des chefs français à son attaque des Tourelles le 7 mai.

Je suis disposé aussi à préférer à sa manière d'envisager l'existence surnaturelle de Jeanne, les opinions de Quicherat.

Le texte de cet ouvrage ne comporte que peu de notes au bas des pages. Toutes références aux autorités, ainsi que les dissertations critiques, sont renvoyées aux annotations réunies à la fin de l'ouvrage.

 

 

 



[1] Voir Dunand, Société de l'histoire de France, Jules Quicherat et Jeanne d'Arc, p. 157-168, 1908, et Quicherat, Aperçus nouveaux, 1850.

[2] La Personnalité humaine. Cf. Index, Jeanne d'Arc.