ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

LA LIBERTÉ EST SACRIFIÉE À LA DÉMOCRATIE ABSOLUE.

 

 

Robespierre et Saint-Just étaient tout-puissants. Ils purent avec une pleine sécurité jeter les fondements de l’œuvre de rénovation si longtemps annoncée. Ne voulant pas la compromettre par des essais prématurés, ils résolurent d’y préparer les esprits par la réforme des mœurs et la réhabilitation des idées religieuses. Ce fut en quelque sorte leur période de prédication. Toutes leurs harangues commençaient par la vertu et finissaient par l’Être suprême. Bientôt, ils firent un code de ces préceptes de la morale privée, qui ne relèvent que de la conscience individuelle, et, comme Calvin dans sa petite démocratie de Genève, ils annoncèrent clairement, sans toutefois la mettre encore en pleine exécution, l’idée de donner des sanctions pénales à la pratique de la Simplicité, de la Modestie, de la Pudeur, de la Frugalité. Ils promirent des primes à l’Innocence et des récompenses publiques à la Sensibilité. Ils appelaient cela « mettre la vertu à l’ordre du jour. » Il y eut des hommes envoyés à l’échafaud pour avoir « tenté de corrompre la conscience publique par le spectacle de leurs vices. » La vertu ou la terreur ! disait Saint-Just. Insensé qui croyait que la vertu s’organise comme une mesure de police, et qui se flattait de lui donner pour adorateurs des cœurs de forçats pétrifiés par la crainte ! On n’adore pas la vertu dans le temple de la Peur ! Du reste, tel est le lien qui unit toutes les vérités morales, que l’idée de vertu séparée un seul instant de l’idée de liberté, n’offre plus aucun sens à l’esprit.

En même temps, ils faisaient pressentir des lois somptuaires par leurs violentes déclamations contre « la voracité des égoïstes et la gloutonnerie des riches. » On sait quel rôle ils firent jouer dans le procès des Dantonistes aux dîners de Camille, et aux repas à cent écus par tête de Danton. Ils répétaient les diatribes de Rousseau contre les funestes effets du luxe. Ils tonnaient contre l’abus des plaisirs « illégitimes, » soulevant à leur insu un problème difficile à résoudre. Quelle serait, en effet, la mesure du plaisir légitime ? L’estomac du paralytique Couthon, ou le cœur de l’eunuque Robespierre ? Si ces fanatiques eussent vécu, leur tempérament serait devenu partie intégrante du gouvernement de la République.

L’inauguration du culte de l’Être suprême fut le couronnement de la réforme morale. L’idée de cette résurrection du principe des religions d’État était empruntée à Rousseau comme toutes les opinions de Robespierre. C’était cette religion civile dont parle le Contrat social ; déduction, d'ailleurs, irréprochablement logique de tout le système. Du moment que la société peut considérer comme vrai et légitime tout ce qui lui est utile, elle a le droit de faire au citoyen son culte tout comme ses mœurs et son éducation. Rousseau s’était efforcé, mais en vain, d’atténuer cette conséquence extrême.

Aussi, malgré ses hypocrites protestations en faveur de la liberté des cultes, Robespierre fut-il amené par la même logique à laisser voir que son œuvre n’était pas même conciliable avec la liberté des opinions. En brûlant devant le peuple assemblé la statue de l’Athéisme faute de pouvoir encore brûler des athées, c’est le fantôme de la libre pensée mourante qu’il livrait aux flammes. Un de ses fidèles trahit le secret du pontife le jour où il émit le vœu « qu’on bannît de la République ceux qui ne croyaient pas à l’existence de l’Être suprême. » Contrarié par cette indiscrétion intempestive, Robespierre répondit qu’on devait « laisser cette vérité dans les écrits de Jean-Jacques. » Mais on put voir par les notes trouvées dans ses papiers qu’elle n’y eût pas dormi longtemps. L’acte d’accusation de Chaumette était d’ailleurs un précédent assez significatif.

Quant aux réformes qu’il méditait dans les institutions politiques et sociales, quelle allait être sa ligne de conduite ? S’en tiendrait-il strictement comme par le passé à l’autorité de son maître, ou bien entraîné par une émulation dangereuse sur les traces des nouveaux tribuns qui déjà accusaient sa timidité, les suivrait-il jusqu’au bout dans les voies de la démocratie extrême ?

C’est la loi des théories absolues d’aller toujours en se rétrécissant, en s’épurant, comme disent les sectaires, en écartant toute atténuation comme un mensonge, et tout ménagement comme une faiblesse. Loi terrible, mais loi bienfaisante, car si elle les transforme souvent en instruments de supplice, elle les force de dire leur vrai nom, et les démasque si bien, que tel qui les avait applaudies au début sous leurs premiers déguisements, recule d’horreur lorsqu’il les voit à l’œuvre. Et comme un seul homme pourrait rarement suffire à cette tâche, elle en emploie plusieurs. Rousseau, je l’ai déjà dit, n’aurait été qu’un très infidèle disciple des théories du Contrat social ; son livre sur le gouvernement de Pologne en est la preuve. Il domine trop son système pour en avoir la superstition. Robespierre vient, l’homme de la lettre, l’esclave laborieux du texte. Mais il manque de l’audace d’esprit, de l’initiative nécessaire pour en tirer les conséquences lointaines, pour le compléter et l’amender au besoin. — Voici Saint-Just, et après Saint-Just, Babeuf.

Le Contrat social, en effet, par sa négation implicite de la propriété (car c’est la nier que de la faire dépendre de l’État) et par sa négation très expresse des droits individuels, aboutit logiquement au communisme pur. Que Rousseau et Robespierre en aient eu pleinement conscience ou non, il importe peu. Ce n’est pas leur personnalité qui est en cause ici, c’est un système. Ce qui est certain, c’est que Robespierre était, quand la mort le surprit, sur la pente qui y mène, que tout le remède qu’il trouvait au problème du paupérisme, était de prendre arbitrairement à ceux qui avaient pour donner à ceux qui n’avaient pas, et que ses derniers discours sont pleins de déclamations et de menaces contre les « bourgeois » et contre « les riches, » vocabulaire jusque-là presque inconnu dans la Révolution.

Il est très permis de supposer, d’ailleurs, que les plans de Saint-Just, son ami et son bras droit, ne lui étaient ni inconnus, ni étrangers. Il y avait assez longtemps que l'un et l’autre annonçaient ce projet d’institutions que le temps nous a rendu après leur mort, et qui n’a fait que confirmer les présomptions autorisées par leurs discours et leurs actes. Ce sont en apparence des notes sans liaison, mais c’est en réalité un système dont toutes les grandes lignes sont très nettement arrêtées, et dont les détails seuls sont restés inachevés. La forme peut encore se modifier, mais le principe est fixé. On voit là, dans sa simplicité, l’idée qui sert de transition naturelle entre le Contrat social et les lois agraires :

« Le citoyen est celui qui ne possède pas plus de biens que les lois ne permettent d’en posséder. »

« Il ne faut ni riches, ni pauvres. »

« Je défie qu’il n’y ait plus de pauvres, si l’on ne fait en sorte que chacun ait des terres. »

Cette progression commence à Rousseau et aboutit à Babeuf. C’est Saint-Just qui remplit l’entre-deux, et le tribun le considérait justement comme son précurseur.

Ce qui donne un caractère tout à part à cette utopie d’ailleurs peu originale, et presque littéralement copiée de Mably, c’est le sérieux avec lequel il y croit. On sent qu’on est ici en présence, non d’un rêve, mais d'une résolution arrêtée ; ou si l’on veut voir en lui un rêveur en raison de la singulière exaltation de ses pensées, il est de ceux chez qui le rêve double la faculté d’agir. Il poursuit son idée fixe avec la sécurité, la persévérance obstinée, la précision mécanique et imperturbable du somnambulisme.

« Ce n’est pas le bonheur de Persépolis, avait-il dit à la Convention, c’est celui de Sparte que nous vous avons promis. » Ce n’était point là dans sa bouche une figure oratoire, mais l’expression pure et simple de ses projets. Il avait étudié sérieusement son modèle, et savait à peu près tout sur Sparte, sauf ceci : que Sparte est impossible sans les ilotes. Du reste dans sa république comme à Sparte, l’État s’empare du citoyen dès sa naissance pour l’arracher à la tyrannie de la famille, à ce que Robespierre appelait « le fédéralisme domestique, » il l’élève, prononce sur sa vocation, lui compose, par un procédé uniforme, ses mœurs, ses opinions, sa religion, lui rationne jusqu’à l’amitié et à l’amour, et lui impose jusqu’à la forme et à la couleur de ses habits. Tout y est prévu et réglé comme dans ces ridicules programmes des fêtes que David écrivait sous son inspiration, et où les bourgeois de Paris effarés, hébétés d’épouvante pouvaient lire dès la veille de la cérémonie la description attendrissante de leur enthousiasme et de leur ivresse : « Le vieillard, les yeux mouillés des larmes de la joie, sent rajeunir son âme et son courage. — Le peuple fait retentir l’air de ses cris d’allégresse. — Les filles promettent de n’épouser jamais que des hommes qui auront servi la patrie. — Les mères s’enorgueillissent de leur fécondité, — l’astre du jour...., etc. »

Quant aux moyens, leur nature est impliquée par le programme même qui suppose forcément un pouvoir absolu et une inquisition perpétuelle. Cet idéal est suffisamment connu et jugé. En substituant jusque dans les actes les plus insignifiants la volonté de l'État à celle de l’homme, il tue en lui avec la personnalité et le libre arbitre, le principe unique de toutes les grandeurs de l’âme humaine, et le réduit à l’état d’une machine sans vie et sans conscience. Le système de Saint-Just, de même que celui de Robespierre, est exactement, sauf quelques variantes sans importance, le régime que les jésuites avaient récemment mis en pratique chez les sauvages du Paraguay.

Si on les compare l’un et l’autre à leur successeur Babeuf, on trouve que Robespierre eût plutôt organisé l’État comme un couvent, Saint-Just plutôt comme une caserne, Babeuf plutôt comme une ruche ou comme une fourmilière. Celui-ci, en effet, subordonne tout à l’apaisement des besoins inférieurs, et efface, chez les citoyens de sa république, jusqu’aux derniers vestiges de l’individualité. Or, tout ce qui fait de l’homme une personne, une fois ôté, rien ne le distingue plus de l’insecte.

Voilà les institutions qu’à la fin du XVIIIe siècle une poignée de visionnaires et de forcenés osaient proposer à la France de Voltaire et de Montesquieu ! Voilà les bienfaits, l’avenir de bonheur qui devaient racheter tant de douleurs et de sacrifices, faire oublier tant d’épouvantables hécatombes ! Ah ! on le sent ici, en songeant à la sincérité du fanatisme de ces hommes funestes, en songeant à leur horrible bonne foi, aux grands côtés de leurs caractères, à leur courage, à leur persévérance, à leur mépris de la mort, à leur indomptable volonté, à la pureté de leur vie privée, on consentirait peut-être à jeter un voile sur leurs crimes ; mais ce qui leur ôte tout recours et toute excuse, ce qu’on ne leur pardonnera jamais, c’est d’avoir avili et abaissé le noble idéal de la Révolution, c’est d’avoir fait aboutir ce grand fleuve à cet égout, Mirabeau à Babeuf ! Que nous veulent donc ces apologies obstinées, puisque, né pouvant accepter sans déshonneur la solidarité de leurs actes, il nous faut encore repousser celle de leurs idées sous peine d'ignominie ?

Quoi qu’on fasse, ils ne tiendront jamais dans cette histoire que la place qu’occupe l’exécuteur dans toute société humaine. Qu’ils y restent comme lui, solitaires, mystérieux et muets ; mais qu’on ne se flatte pas de nous faire adorer le glaive parce que nous adorons la justice ! Ainsi s’accomplira le jugement qu’ils ont porté sur eux-mêmes. Ils sentaient bien que les services qu’on peut faire valoir à leur décharge sont de ceux pour lesquels on est toujours ingrat, même lorsqu'on en profite ; et ils disaient : « Que nos noms soient flétris ! » — Ils le sont pour l’éternité.

Du reste, le triomphe de ces apôtres de l’unité ne pouvait être de longue durée : telle qu’ils la rêvaient, elle n’était possible que comme la paix dont parle Tacite, par la solitude qui succède à l’extermination : « Solitudinem faciunt, pacem appellant. » Cette triste folie de l’unité explique seule l’aveuglement qui poussa Robespierre à attaquer les Comités. Si l’on réfléchit au caractère inflexible de ses opinions, si l’on songe surtout qu’aux yeux de ce pontife toute dissidence était un crime, on s’assure qu’il eût tué autour de lui jusqu’à ce qu’il fût resté seul ; car l’unité, comme il la comprenait, ne pouvait s’obtenir qu’à ce prix. Et une fois seul, il eût brûlé sa main droite et arraché un de ses yeux au nom de l’unité.

On a souvent affirmé qu’à la veille du 9 thermidor, Robespierre était sur le point d’inaugurer une ère de clémence et de gouvernement légal qui eût promptement cicatrisé les plaies de la Terreur. Il fit en effet briller cette espérance aux yeux des hommes de la Plaine pour avoir leur alliance contre les bêtes féroces du comité Billaud-Varennes et Collot d’Herbois, et il est possible qu’il y ait cru lui-même. Mais l’histoire ne peut partager une telle illusion, si toutefois il l’a eue. Cette supposition n’est pas seulement en contradiction avec tout ce qu’on sait de son caractère ; elle s’appuie sur des faits insuffisants, même pour établir une présomption. On s’autorise surtout de ce que, dans son discours du 8 thermidor, il ré- clamait la mort des membres du Comité et des débris du parti dantoniste, comme le « dernier sacrifice » que la République eût à s’imposer.

Le fait est vrai ; mais que veut-on en conclure ? Ce mot de dernier sacrifice, il l’avait employé pour les Girondins, il l’avait employé pour Jacques Roux et ses complices, il l’avait employé pour la Commune et les Hébertistes, puis pour Camille et Danton. Aujourd’hui, il le répétait machinalement sans même se douter des sanglants démentis qu’il s’infligeait à lui-même. Mais si ce mot n’était pas dans sa bouche une affreuse ironie, n’attestait-il pas du moins un esprit qui n’appartenait plus qu’au sombre démon de la haine ? Ne venait-il pas d’ailleurs de rédiger et de faire voter à lui seul cette abominable loi du 22 prairial, auprès de laquelle la loi des suspects, de si lugubre mémoire, pouvait passer pour une inspiration d’humanité et d’indulgence ? Elle est restée son testament.

Les lettres de ses agents sont aussi accablantes, si l’on en excepte celles du jeune Jullien contre Carrier. Mais s’il accuse Carrier de barbarie à Nantes, il accuse Tallien d'indulgence à Bordeaux. Mais les lettres de Lebon, son représentant à Arras, sont d’un fou furieux. Mais celles de Maignet, son représentant à Avignon, sont d’un monstre. Mais les notes trouvées dans ses papiers sont pleines de révélations homicides.

Quoi donc ? la mort le surprend calculant une proscription, rêvant l’échafaud, la main dans le sang, et l’on parle de sa clémence !

Il y a, contre les projets attribués à Robespierre, une raison plus décisive encore : c’est qu’ils sont incompatibles avec le régime qu’il se proposait d’établir en France.

Quand on l’a bien étudié, quand on l’a longuement retourné et scruté sous toutes ses faces, quand on l’a interrogé dans toutes ses conséquences, une vérité frappe tout à coup l’esprit comme un éclair : le seul ressort possible de ce régime c’est — la terreur. L'idée de contrainte et d'intimidation est devenue comme une des formes, ou plutôt une des lois de cette intelligence. Elle est indissolublement liée à toutes ses conceptions qui, bon gré ou mal gré, sont forcées de s’adapter à ce cadre de fer.

Robespierre ne conspira pas contre la Terreur, il conspira pour en avoir le monopole. Les hommes de la Plaine ne s’y trompèrent pas, et ils préférèrent se mettre à la merci d’un Tallien, d’un Billaud, d’un Collot d'Herbois, que de se fier à ses vagues promesses. Ils le savaient bien trop incorruptible pour succomber jamais aux sollicitations de la pitié ! Les caresses à la peur et à la lâcheté, qui remplissent son dernier discours, n’avaient pour but que d’acheter la condamnation de ses ennemis.

Les avances calculées, les flatteries doucereuses, les tendres protestations qu’il adresse maintenant à ceux que naguère encore il outrageait insolemment en les flétrissant du nom de Serpents du Marais, offrent, pour ce motif, je ne sais quel mélange de ruse et de bassesse qui avilit jusqu’à la cruauté. Il prend soin de démentir lui-même tout ce faux étalage de sentiments qu’il ne connut jamais, par le sanglant commentaire dont il les fait suivre à chaque page. Il parle d’humanité, mais c’est pour avoir le sang de Collot. — Il parle de modération, mais c’est pour avoir le sang de Billaud. — Il parle d'intégrité, mais c’est pour avoir le sang de Cambon. — Il parle de douceur et d’honnêteté, mais c’est pour avoir le sang de Tallien. — Il parle de Dieu ! et c’est encore pour avoir le sang de Bourdon (de l’Oise).

On avait tué au nom de la fureur ; on avait tué au nom de la nécessité ; lui seul pouvait imaginer de tuer au nom de la clémence !