HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE XIV. — LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE (1305-1378).

 

 

S'il avait pu subsister quelques doutes, au sujet de la force et de la grandeur que la papauté empruntait à l'Empire par le pacte qui l'unissait à lui, si l'en avait gardé quelque illusion sur l'instabilité politique de ce pouvoir invalide toujours forcé de s'appuyer sur quelqu'un pour rester debout, l'histoire de sa translation à Avignon eût dû, ce semble, les dissiper pour jamais dans les esprits les mieux disposés en sa faveur. Les racines par lesquelles elle tenait à cette Italie où avait été son berceau étaient si peu profondes malgré tant de souvenirs et de traditions qui l'y rattachaient, qu'un accident suffit pour les briser. Et elle n'échappa aux luttes inévitables-mais glorieuses de son antique antagonisme contre les Césars que pour tomber sous une dépendance ignominieuse. Elle échangea la tutelle impériale contre le joug d'un roi perfide, rapace, faux monnayeur et sanguinaire, de ce même Philippe le Bel qui venait de lui infliger les plus sanglants outrages dans la personne de Boniface VIII.

Ce changement de résidence tant regretté en prose et en vers par les Italiens, pour qui la papauté était surtout un besoin d'imagination, un titre de noblesse et de prééminence parmi les autres peuples, fut en effet déterminé par des circonstances purement accidentelles. Le gouvernement des papes était si mal affermi à Rome, qu'abstraction faite des conditions de mise en scène, du prestige de poésie et de majesté qu'ils y fixaient, et dont une domination nominale suffisait à lui conserver le bénéfice, elle pouvait presque indifféremment faire son séjour de toute autre cité de la chrétienté. Si la préférence fut donnée au comtat d'Avignon, ce ne fut nullement l'effet d'un calcul.

Le début du pontificat de Benoît XI, le successeur de Boniface VIII, avait été un acte de faiblesse. Sous le coup de la terreur inspirée par les violences des ambassadeurs de Philippe le Bel, il s'était empressé de déclarer le roi absous de tout péché. Mais, revenant bientôt à des sentiments plus fermes à mesure que ses craintes se dissipèrent, il se ravisa, instruisit une procédure contre les auteurs de l'attentat, el, pour annoncer clairement son intention de remonter jusqu'au vrai coupable, excommunia nominativement tous les gentilshommes qui y avaient pris part. Il préparait une bulle contre Philippe lui-même lorsque celui-ci le fit empoisonner.

Le conclave réuni pour l'élection ne pouvant se mettre d'accord sur un choix, selon l'habitude déjà invétérée des conclaves, qui semblaient se proposer pour objet, non de nommer un Pape, mais d'empêcher qu'il fût élu, le cardinal de Prato appuya la candidature de Bertrand de Gotte, archevêque de Bordeaux. Il passait pour être l'ennemi juré du roi de France, et ils avaient eu en effet ensemble des démêlés violents en plus d'une circonstance. Mais, prévenu à temps, le roi Philippe le Bel, qui connaissait les hommes, eut avec le prélat une courte entrevue qui lui suffit pour s'assure de lui : Archevêque, lui dit-il, je puis te faire pape si je veux, pourvu que tu me promettes de m'octroyer six grâces que je te demanderai. Le Gascon tomba à ses genoux et lui dit : Monseigneur, c'est à présent que je vois que vous m'aimez plus qu'homme qui vive, et que vous voulez me rendre le bien pour le mal. Commandez, et j'obéirai. Le roi fit ses conditions, l'archevêque jura, et peu après il fut pape sous le nom de Clément V.

Il montra tout d'abord quelle patrie il venait d'adopter, en forçant les cardinaux italiens à faire un voyage en France à leur corps défendant pour le couronner à Lyon. Il s'appliqua ensuite à témoigner sa reconnaissance à son bienfaiteur. Philippe le Bel fut absous et relevé, ainsi que ses sujets, de toutes les censures qu'il pouvait avoir encourues dans ses derniers rapports avec le Saint-Siège. On remplit le sacré collège de ses créatures pour mettre dans sa main les élections futures ; on lui accorda sans réserve le droit de percevoir sur le clergé français les contributions qui avaient motivé sa querelle avec Boniface ; on instruisit contre la mémoire de ce pontife un véritable procès criminel, oh il fut accusé non-seulement d'hérésie, mais de blasphème et d'athéisme ; et, sans oser le condamner expressément, ce qui eût été un coup trop dangereux pour l'autorité pontificale, on laissa espérer au roi, dont c'était la fantaisie favorite, que le corps de Boniface serait déterré et brûlé en grande cérémonie ; on révoqua ses décrets et constitutions ; on donna l'empire de Constantinople à Charles de Valois ; on autorisa le roi, qui avait besoin d'argent, à prendre en un jour et d'un seul coup de filet tous les juifs de son royaume, qui furent bannis après avoir été dépouillés de leurs biens ; enfin on lui sacrifia les Templiers, la milice du Saint-Siège, l'élite de la chevalerie religieuse, dont les immenses richesses avaient tenté sa cupidité, et dont les fautes, qu'on ne saurait sérieusement contester, étaient loin de justifier l'abominable guet-apens juridique auquel ils-succombèrent.

C'était là, à ce qu'on a pu présumer, la substance des six graves que Clément V avait promises à Philippe le Bel en échange de la tiare apostolique, car on ne saurait faire entrer en ligne de compte les menues trahisons qu'il y mêla, cet assaisonnement des complicités les mieux unies. C'est ainsi qu'il feignit d'appuyer de toutes ses forces le candidat de Philippe à l'empire d'Allemagne, tandis qu'il le faisait échouer sous main par ses menées, dans la crainte, d'ailleurs assez politique, de voir la France acquérir une prépondérance irrésistible en Europe.

D'après les données antérieures que présente cette histoire, il n'est pas permis de s'étonner que l'Italie se soit trouvée dans l'impossibilité de mettre à profit cette sorte d'interrègne que lui offrit l'absence des papes. Cela arriva par des motifs analogues à ceux qui l'avaient empêchée d'utiliser la longue éclipse de l'Empire. Nous avons vu comment les papes, tout incapables qu'ils se montrèrent de lui substituer un grand établissement politique fondé sous leurs auspices, furent tout-puissants pour empêcher que cette œuvre ne s'accomplît par d'autres. Pendant le séjour des papes à Avignon, l'Empire reparut à son tour et remplit exactement le même rôle.

Ces deux pouvoirs fussent-ils restés neutres et inactifs, il serait encore douteux qu'après tant de révolutions, de bouleversements, d'invasions, les éléments qui s'agitaient au sein de l'Italie lui eussent permis de réaliser à ce moment un résultat contre lequel protestait tout son passé. A la longue les fautes créent une fatalité qui s'impose aux peuples comme aux individus et qui ne prouve rien contre leur libre arbitre, mais seulement contre le mauvais usage qu'ils en ont fait. Il est souvent trop tard pour arrêter les conséquences d'une méprise, mais c'est parce qu'on a volontairement négligé les occasions de les prévenir.

D'ailleurs, si l'Église et l'Empire s'étaient effacés, les intérêts, les passions, les influences, qui étaient nés de leur longue rivalité et qui s'étaient groupés autour d'eux, n'avaient point disparu ni désarmé. Ils étaient restés en présence et continuaient la lutte pour leur propre compte, en laissant sur le second plan, mais toujours en vue, le cadre auquel ils s'étaient adaptés, une constitution redevenue presque idéale par la défection des deux pouvoirs. Ils maintenaient les vieilles traditions guelfes et gébelines contre ceux mêmes qui en étaient les représentants naturels, lorsqu'il leur arrivait de les renier ou de ne les plus comprendre. C'est ce qui eut lieu lors de l'alliance formée entre Clément V et l'empereur Henri VII de Luxembourg. Ils eurent un instant l'espoir de pallier leur faiblesse en s'appuyant l'un sur l'autre. Mais les peuples, plus fidèles à la cause de leurs chefs que ces chefs eux-mêmes, insurgés au nom de la sainte Église contre le pape, au nom du saint-empire contre l'empereur, les forcèrent bientôt à rompre cette alliance contre nature.

Lorsque Henri mourut prématurément au début de son règne, l'Italie entière, un instant désorientée par cette ligue, s'était déjà partagée de nouveau en deux camps ennemis, et les révolutions s'y succédaient rapidement avec une sorte de régularité assez semblable à celle des oscillations d'un pendule. Mais ce n'était plus comme autrefois le régime des villes libres qui se développait à la faveur de ces secousses alternées. Elles ne s'opéraient plus qu'au profit des tyrannies qu'avaient enfantées partout les convulsions du chaos démocratique et féodal. Les tyrans étaient fournis tantôt par les Gébelins et tantôt par les Guelfes, selon les opportunités que leur offrait la fortune. Les deux sectes arrivaient chacune à leur tour à ce ministère de l'absolutisme, avec un gouvernement formé de toutes pièces, un programme arrêté d'avance, et surtout avec des listes de proscription au grand complet qui comprenaient parfois la moitié des citoyens. Dans toutes les villes elles avaient un candidat désigné, épiaient l'occasion de le substituer à celui qui tenait la place, comme les Torriani guelfes contre les Visconti gébelins à Milan. Partout en face du pouvoir se dressait une opposition organisée, niais qui ne demandait ses titres qu'à la violence et à la terreur.

Grâce à ce perpétuel va-et-vient, à ces réactions sans cesse répétées, à cette vie d'embûches, de surprises, d'observation, où la moindre faute de stratégie était aussitôt punie par le meurtre ou la proscription, la tyrannie se perfectionnait, devenait un art savant, raffiné, un jeu plein de mystères, d'émotions, de dangers, d'attraits, de crimes, qui exigeait à la fois dans ceux qui le pratiquaient la patience et l'audace, la férocité et la douceur, par-dessus tout la perfidie, une aptitude égale pour caresser les multitudes et préparer les poisons, pour arranger un assassinat et flatter l'esprit d'égalité ; combinaison irrésistible, qui fait encore aujourd'hui pâmer d'admiration certains petits dilettantes en machiavélisme démocratique.

Mais, bien qu'elle semblât déjà le patrimoine de quelques familles, la tyrannie n'était point encore héréditaire ; elle ressemblait plutôt à une dictature temporaire, ce qui la forçait à procéder par coups d'État, comme les pouvoirs à courte échéance. Elle n'était même viagère que par exception, lorsque le tyran était passé maitre, comme Matteo Visconti, Cane della Scala, Castruccio Castracani, Ugo della Faggiola, Louis de Gonzague, Azzo d'Este.

Ainsi, malgré la bonne volonté de Clément V et de Henri de Luxembourg, la scission de l'Église et de l'Empire, mal réparée par les concessions de Rodolphe de Habsbourg, allait se consommant de plus en plus. Un jour vint où Clément revendiqua à son tour la suprématie indubitable qu'il avait sur l'Empire romain, et le pouvoir que Jésus-Christ lui avait donné d'aviser au remplacement de l'empereur pendant la vacance du trône impérial.

Sous leurs successeurs Louis de Bavière et Jean XXII, la séparation ne fit que devenir plus irrémédiable. Leurs contestations suivent, en les aggravant, les errements des luttes antérieures. Jean casse l'élection de Louis, soutient que le souverain pontife seul a le droit de la rendre valable. Louis fait déposer Jean par le clergé et le peuple de Rome, et lui substitue un antipape, selon l'usage classique. Comme toujours encore, l'empereur traverse en courant l'Italie, et, suivant la loi du flux et du reflux des invasions germaniques, arrive jusqu'à Rome porté par l'enthousiasme des peuples ; puis, à peine couronné, il remonte les Alpes trahi, abandonné, poursuivi par d'unanimes malédictions.

Ce qui donne cependant un sens et un esprit nouveaux à ce drame dont ni les complications ni le dénouement n'ont plus rien d'imprévu, c'est que les deux pouvoirs ne se combattent plus seulement comme autrefois pour une question de prééminence ; leur opposition est de jour en jour plus radicale ; ils se nient avec un parti pris irrévocable, qui ne laisse aucune place à la conciliation. Le pape n'admet plus aucun des droits antiques de l'Empire ; l'empereur n'est plus pour lui qu'un simple administrateur chargé de gérer au nom de l'Église, dont le contrôle commence dès son élection, qu'elle seule a le droit de confirmer, et se perpétue après sa mort, puisque pendant la vacance de l'Empire toutes les prérogatives du gouvernement retournent au pape, dont elles émanent. De son côté, l'Empire et ses interprètes, entre autres le jurisconsulte Marsile, le théoricien favori de l'empereur, renversent tout le vain échafaudage des prétentions pontificales, et restituent à l'indépendance du pouvoir civil son caractère d'inaliénabilité éternelle.

Sous la même inspiration, les électeurs de l'Empire, assemblés à Rense, prennent fait et cause pour Louis de Bavière, déclarent l'élection de l'empereur valable indépendamment de toute approbation du Saint-Siège et par le seul fait de la majorité des suffrages ; puis ils complètent leur ouvrage par une Pragmatique-Sanction imitée de celle de France, qui frappe de nullité les censures prononcées contre l'empereur, et interdit la publication des bulles pontificales qui n'auront pas été légalisées par les pouvoirs civils (1338). Des deux côtés on brise tous les liens d'obligation réciproque, on s'exclut à jamais, on rend impossible tout retour vers le passé, on écarte le vieux pacte de Charlemagne comme une fiction surannée, usée, impraticable.

Pendant cette désertion de ses pontifes, Rome, abandonnée à elle-même, était en proie aux seigneurs qui s'y disputaient une dictature d'une heure, et elle faisait en vain appel à cette magistrature sénatoriale qu'elle avait en partie créée contre eux et qui était maintenant leur complice. Le sénateur était tantôt un Orsini, tantôt un Colonna, et remplissait un rôle analogue à celui du tyran dans les autres villes italiennes. Rome, veuve de son pape et de son empereur, avait perdu les deux titres les plus réels de sa souveraineté sur le monde ; eux disparus, le néant était trop apparent pour que l'illusion pût se maintenir. Dans sa détresse, ce fut encore aux souvenirs de son histoire qu'elle demanda conseil, et elle donna de nouveau aux peuples le spectacle de ses chimères grandioses et ridicules.

Le tribun Rienzi est, malgré de profondes différences de caractère, de situation, d'origine et de génie, le descendant et le continuateur direct d'Albéric, des Crescentius, d'Arnaud de Brescia, de Brancaléone et des agitateurs qui les précédèrent ou les suivirent. Plébéiens ou patriciens, sous la forme démocratique ou sous la forme féodale, ils représentent tous la même utopie.

Parleur éloquent, grand comédien dupe de sa propre imagination, volonté faible et irrésolue comme la plupart des discoureurs, antiquaire plein d'érudition, il était l'ami du poète Pétrarque, qui lui dédia un de ses pins beaux canzones. Il n'avait pas son pareil pour déchiffrer les vieilles inscriptions, et souvent devant le peuple assemblé il expliquait ou traduisait celles qui lui paraissaient propres à éveiller dans les esprits le regret de la grandeur perdue. Imagination mystique et aventureuse, il avait adopté les idées de Jean de Parme sur l'Évangile éternel, alors très-populaires dans l'Italie méridionale, grâce à la propagande des frères prêcheurs. Son système politique, qui participa toujours de l'inconsistance de son caractère, n'avait au fond d'autre but que la dictature du peuple de Rome. C'est toujours le même contraste entre des prétentions incommensurables et des actes infiniment petits. Rappeler aux nations, qui commençaient à ne plus s'en douter, que Rome ne renonçait pas à être le centre du monde, faire du pape et de l'empereur deux lieutenants chargés d'exécuter les décrets de la municipalité romaine représentée par lui, le tribun auguste et clément, le chevalier du Saint-Esprit, amateur de l'univers, zélateur de l'Italie ; rétablir l'antique Forum, et là devant lui l'orateur du peuple-roi, faire comparaître tantôt le pontife et tantôt le César comme les représentants du monde entier groupé de nouveau autour de la ville éternelle : telle est dans sa simplicité l'entreprise de ce somnambule.

Il y croit avec tant de sérieux, les esprits sont dans un si grand désarroi, on est possédé d'une telle soif d'ordre et d'unité dans ce pays d'anarchie, il y a encore tant de magie dans les souvenirs qu'il évoque, qu'au premier abord toute l'Italie est dupe ou complice de Rienzi. Le peuple adopte avec enthousiasme des institutions où il est beaucoup question de banquets et de divertissements publics ; il ne demande pas mieux que de reconquérir le monde avec des danses et des festins, et s'imagine qu'il suffira pour cela de quelques fastueuses parades. Les ambassadeurs du tribun sont accueillis, fêtés partout ; Florence, Milan, Venise, lui offrent leur alliance ; Jeanne de Naples et Louis de Hongrie le choisissent pour arbitre, l'appellent leur très-cher ami ; Louis de Bavière lui-même lui demande son intercession auprès du pape.

Plein d'une foi aveugle en son étoile et enivré par ce premier sourire de la fortune, Rienzi constitue son gouvernement, étrange exhumation de formes oubliées et de cérémonies théâtrales. Il rassemble le peuple romain devant le Capitole, et là, étendant son épée vers les quatre points cardinaux, il prend en son nom possession de l'empire du monde ; il donne le droit de cité à toute l'Italie ; il s'engage par serment à juger le globe de la terre selon l'équité, puis il cite le pape et les deux empereurs qui se disputaient alors la couronne à comparaître devant son tribunal.

Cette politique n'était faite pour plaire ni à l'un ni aux autres, bien que le tribun s'efforçât de faire croire qu'il agissait avec leur secret assentiment. L'anathème pontifical vint bientôt lui donner un solennel démenti, en le frappant au milieu de ses triomphes, et cette royale populace dont il avait exalté la vanité jusqu'au délire montra que, loin d'être capable de régner sur le monde, elle n'avait pas même assez d'énergie pour défendre un instant son héros. Menacé par une insurrection des nobles, qu'il avait d'abord comprimés avec plus de décision qu'on ne pouvait en attendre d'une âme aussi pusillanime, effrayé du succès de son audace à mesure que le silence et la solitude se firent autour de lui, Rienzi se vit peu à peu abandonné de tous ses partisans, renonça à ses titres pompeux, s'intitula humblement le lieutenant du pape, déclara ne vouloir plus agir qu'en cette qualité, puis enfin s'enfuit honteusement, sans avoir même essayé de disputer la victoire à ses ennemis.

Après s'être caché pendant quelque temps dans un couvent de Fraticelles, le tribun, incapable de supporter son obscurité forcée, vint à Prague et demanda une entrevue à l'empereur Charles IV. Il lui offrait de rétablir, au nom de l'Empire, l'unité dont il avait fait successivement honneur à la république romaine et à la papauté. Il s'engageait à lui livrer Rome et l'Italie pacifiées dans le plus bref délai, ne demandant pour lui-même d'autre récompense que la satisfaction d'avoir accompli son œuvre et la faveur de faire le pèlerinage de Jérusalem. Pour toute réponse, l'empereur, après l'avoir retenu quelque temps en prison, le livra au pape Clément VI, et celui-ci était à la veille de le faire brûler vif comme hérétique, lorsqu'il fut lui-même surpris par la mort et privé de cette douce consolation.

Les hérésies de Rienzi trouvèrent grâce aux yeux d'Innocent VI, le successeur de Clément. Ce pape avait l'ambition de relever en Italie l'influence du Saint-Siège, et il conçut la pensée d'utiliser Rienzi contre les nouveaux tribuns que le peuple romain s'était donnés pendant son absence. Le versatile démagogue accepta sans hésiter cette mission, déclarant, par une palinodie nouvelle, qu'il était plus facile, plus sûr, plus conforme à ses goûts de ramener l'Italie déchirée à la paix et à l'unité par l'Église, sa sainte mère, qu'au profit de l'empereur Charles IV.

Il rentra dans sa patrie à la remorque du cardinal Albornoz, politique ferme et froid, à la fois diplomate, prêtre et soldat. Le peuple romain se porta au-devant de lui avec des acclamations enthousiastes ; mais il ne reconnut plus son tribun dans l'homme du pape. Rienzi, obligé de frapper des contributions extraordinaires pour fournir aux dépenses de la cour d'Avignon, fut mis en pièces à la suite d'une émeute, et la bête populaire traîna son cadavre mutilé autour du Capitole, si souvent témoin de ses triomphes.

Les illusions, les incertitudes dont témoignent la vie agitée du tribun et ses brusques revirements d'opinion, se retrouvent tout entières dans la plus noble intelligence de ce temps, le poète Pétrarque, tour à tour guelfe ou gébelin avec un égal entraînement, selon que le pape ou l'empereur lui paraissent mieux placés pour rendre le repos à l'Italie. On se tromperait gravement si l'on voyait dans sa mobilité un calcul personnel. C'est la perplexité sincère d'une âme patriotique qui ne sait plus à qui demander le salut. Mais combien il y a loin de ce découragement, de cette inquiétude sans dignité, de cette soif du repos à tout prix, de ces contradictions, de cette inconsistance, au parti pris hautain et inflexible de Dante ! Il voit en présence deux principes plus que jamais inconciliables, et, sans plus se préoccuper de leur légitimité, il les adjure tour à tour de sauver l'Italie, il se donne d'avance à celui qui saura se montrer le plus fort, sentiment désespéré dont le premier châtiment est d'être impuissant comme l'indifférence et flétri comme la lâcheté. La vraie devise de Pétrarque ainsi que celle de ce temps, c'est le mot qui termine son admirable canzone sur l'Italie :

... Chi m'assicura ?

I' vo gridando : Pace, pace, pace.

Qui me rassure ? je vais criant la paix, la paix !

Ni le pape ni l'empereur ne se préoccupaient de répondre à ce vœu. Charles IV descendit encore en Italie, mais en pèlerin, ou plutôt en marchand avide et besogneux. Élevé au trône par le pape Clément VI lui-même, contre Louis de Bavière, dont la mort inopinée put seule lui assurer une couronne qu'il était incapable de conquérir par son courage, il tint religieusement les promesses qui avaient été le prix de son élévation. Les empereurs possédaient encore sur Rome, même après toutes les renonciations de Rodolphe de Habsbourg, une ombre de suzeraineté qui, habilement exploitée, pouvait à un moment donné y faire revivre tous leurs droits. Charles IV y renonça par un acte définitif et s'engagea par serment à ne jamais pénétrer dans les États du pape sans sa permission spéciale. Tel était le César en qui Rienzi et Pétrarque placèrent un instant leurs espérances.

Quant à Innocent VI, il avait fort à s'occuper des intérêts les plus immédiats du Saint-Siège. Il avait à reconquérir sur ses propres sujets le domaine pontifical presque entier. Cette œuvre fut confiée au cardinal Albornoz. Il dut reprendre une à une aux barons les villes et les forteresses qu'ils avaient usurpées sur l'Église, et après plus de dix ans de petite guerre menée avec habileté et résolution, le royaume temporel se trouva reconstitué de toutes pièces, et Urbain V put rentrer à Rome. Il y avait près de soixante-dix ans que les papes l'avaient quittée. La mort d'Albornoz força Urbain à retourner à Avignon, où il mourut ; mais son successeur ramena définitivement la papauté dans son antique capitale.

La ville et le comtat d'Avignon étaient devenus la propriété des papes depuis l'année 1347, par une négociation qui mérite d'être rappelée ici. Avignon appartenait à la fameuse Jeanne de Naples, qui était comtesse de Provence en même temps que reine des Deux-Siciles. Chassée de Naples comme complice des assassins de son mari le jeune André de Hongrie, Jeanne se réfugia en Provence et vint à Avignon se jeter aux pieds de Clément VI. Lorsqu'elle quitta cette ville pour retourner dans ses États italiens, elle était déclarée innocente du crime dont la voix publique l'accusait, elle était munie d'une dispense pour épouser son cousin et son amant Louis de Tarente, le principal instigateur de l'assassinat, et Avignon appartenait au pape. Par un respect humain fort superflu on avait stipulé un prix de 80 mille florins, mais ils ne furent jamais payés.

Cette acquisition fut la seule compensation du long séjour que les papes firent en France. Elle était également insuffisante et pour faire oublier les maux que leur absence avait causés à l'Italie et pour balancer ceux que leur présence allait lui ramener. Ce malheureux pays ressemblait à ces incurables dont la maladie est tellement liée à leur constitution, qu'ils souffraient plus de sa disparition que de sa persistance. A la nullité politique la cour d'Avignon joignit des scandales d'un genre trop ignominieux pour trouver place dans cette étude. La rapacité de Jean XXII, l'impudicité de Clément VI, la bassesse et la fourberie de Bertrand de Gotte n'étaient point d'ailleurs, on l'a vu, des exemples sans précédents. Il suffit de rappeler les lettres et les sonnets dans lesquels Pétrarque, dont la sœur fut elle-infime victime des débauches de Benoît XII, selon le témoignage de son biographe Squarciafico, a dépeint les mœurs de cette cour en témoin oculaire : C'est ici le labyrinthe où mugit le minotaure ravisseur, où règnent la Vénus impudique et Pasiphaé, amante du Taureau. Là, point de guide ni d'Ariane ; pour enchanter le monstre et gagner son portier, point d'autre moyen que l'or. Mais l'or y ouvre le ciel et y achète Jésus-Christ.