HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE XII. — GRÉGOIRE IX ET FRÉDÉRIC II. - L'EMPIRE EST VAINCU PAR LA PAPAUTÉ.

 

 

La minorité de Frédéric et la compétition de Philippe de Souabe et d'Othon de Saxe avaient permis à Innocent III de reléguer sur le second plan les affaires d'Allemagne ; mais le duel de l'Église et de l'Empire n'avait pas été suspendu un seul instant sous son pontificat ; on l'avait seulement enfermé dans un cercle plus restreint et subordonné à des questions qui intéressaient l'Europe entière.

Cependant un fait nouveau, imprévu, extrêmement significatif, était venu démontrer, d'une façon éclatante combien ce débat tenait à des causes plus profondes que ne le soupçonnaient les parties belligérantes elles-mêmes. Le long antagonisme de la maison de Souabe avec les papes avait fait oublier l'origine première et le vrai principe de la querelle. On s'habitua à croire qu'elle ne tenait qu'il une tradition de famille. Ainsi avait fait le peuple en personnifiant les deux principes opposés dans deux familles ennemies, selon son éternelle incapacité de servir une idée pour elle-même. En couronnant empereur Othon, le chef du parti guelfe, après la mort de Philippe de Souabe le candidat gébelin, Innocent III se figura naïvement couper le mal dans la racine. Avec la maison de Souabe allait disparaître toute cause de dissentiment entre le Saint-Siège et les Césars germaniques. Il oubliait, lui aussi, que l'ennemi de l'Église c'était l'Empire et non pas l'empereur. Voilà ce que la force des choses montra avec une merveilleuse évidence. Le Guelfe ne fut pas plus tôt sur le trône qu'il obéit à son tour à une fatalité plus forte que sa volonté, et se fit le champion de la querelle gébeline contre la papauté guelfe, malgré son propre parti, malgré sa famille, malgré lui-même.

Et pour que l'enseignement fût plus clair encore, Frédéric, le jeune héritier de la maison de Souabe et des Gébelins, d'abord dépouillé, maintenant soutenu par le pontife en haine d'Othon dut s'appuyer sur le parti guelfe pour reconquérir son trône. Curieux renversement des rôles, qui embarrassa beaucoup les villes italiennes, dont les unes abandonnèrent leur drapeau pour rester fidèles à leur principe, et dont les autres trahirent leur principe pour conserver leur drapeau, mais qui n'a rien que de fort logique aux yeux de l'histoire.

Frédéric II fut à peine couronné empereur après la mort d'Othon, qu'il ajouta une confirmation nouvelle à la vérité de ce principe d'antagonisme qui, depuis le pacte de Charlemagne, était pour l'Empire aussi bien que pour l'Église une même condition d'existence. S'il se retourna si promptement contre l'Église sa nourrice, ce n'est point parce qu'il était le fils d'une race de vipères, comme le disait Grégoire IX, c'est parce qu'il était le représentant d'un droit incompatible avec celui que les papes s'arrogeaient sur l'Italie, et qu'il fallait absolument que l'un dévorât l'autre.

Cette nourrice n'avait elle-même jamais eu que des sentiments où la haine tenait beaucoup plus de place que l'amour. Elle l'avait vu grandir avec défiance, inquiétude, incertaine si elle devait le laisser vivre ou l'étouffer entre deux caresses. Dépouillé par elle dès le berceau de la plupart de ses droits comme roi de Sicile et comme roi des Romains, puis sauvé plus tard d'une ruine plus complète par l'ingratitude inattendue d'Othon, et la nécessité où se trouva le Saint-Siège de lui opposer un rival, Frédéric ne se faisait aucune illusion sur le genre de reconnaissance qu'il devait à ses tuteurs, mais il attendit, avant de leur témoigner sa gratitude, qu'il fût assez fort pour braver leurs coups.

Frédéric II est une des physionomies les plus originales et les plus attachantes qu'offre l'histoire. Cet homme d'État tout moderne, égaré ail milieu du moyen âge, cet empereur du treizième siècle qui en appelle à l'opinion de l'Europe et combat avec des manifestes, ce railleur qui veut vaincre le fanatisme avec des ironies, ce pupille des papes qui tend sa main impartiale et tolérante aux Sarrasins, forme le contraste le plus saisissant avec la société qui l'entoure. Il ne tient à ses contemporains que par son goût pour l'astrologie, seule illusion ou plutôt seule fantaisie de cet esprit ferme et pénétrant. On discerne à regret dans son caractère quelques nuances fâcheuses qui repoussent la sympathie ; mais on lui pardonne ce machiavélisme en songeant aux difficultés formidables avec lesquelles il était aux prises. On a pitié de ses perplexités ; on s'intéresse à lui comme à un compatriote perdu au sein de quelque peuple étranger, lointain et sauvage.

Dégagé de toutes les superstitions de son temps, alliant le sens net et positif de l'esprit italien à la subtilité germanique, cet Éliaein de la papauté dut cependant faire quelques concessions aux exigences de sa mère adoptive et servir des préjugés qu'il ne partageait pas. Encore mal affermi sur un terrain qui s'effondrait à chaque instant sous ses pas, il se maintint à force de souplesse et de dissimulation. Il accepta résolument son rôle de bras séculier, manifesta une piété exemplaire, promit de s'enrôler pour la prochaine croisade, accepta du pape Honorius, le successeur d'Innocent III, le titre de roi de Jérusalem, avec la main d'Yolande de Brienne, et enfin promulgua les édits atroces que l'Église lui imposa contre les Patarins du Milanais. Mais en réalité il ne travaillait que pour l'Empire, reconstituait secrètement ses forces épuisées, recommençait la guerre contre les villes lombardes sous couleur d'y réprimer les hérétiques, et, sommé par Honorius de mettre à exécution son vœu de partir pour la terre sainte, renouvelait ses promesses aussi souvent que le pontife réitérait ses supplications ou ses menaces.

Ces savantes temporisations durèrent autant que le pontificat d'Honorius ; mais l'avènement de Grégoire IX força Frédéric à abandonner cette politique dilatoire. Le caractère impérieux et violent du nouveau pape, en qui semblaient revivre l'ambition et l'âme indomptable d'Innocent III, mais sans l'habileté qui l'avait rendu si terrible à ses ennemis, ne laissait aucune place à l'indécision. Frédéric reçut de lui une lettre conçue dans le style contourné et amphigourique qui avait été mis à la mode par les anges de l'école et les docteurs sublimes de la scolastique. Grégoire l'y comparait à un chérubin armé d'un glaive tournoyant pour montrera ceux qui s'égaraient le chemin de l'arbre de la vie, mais il le sommait positivement de tenir ses promesses sans plus tergiverser. Et comme l'empereur, tombé malade au moment de s'embarquer à Otrante d'une épidémie qui lui emporta la moitié de son armée, faisait de nouveau attendre son départ, le pape l'excommunia.

Ce fut à cette occasion que Frédéric, laissant tomber enfin le masque de résignation et de longanimité qu'il avait porté jusque-là, envoya à tous les rois de l'Europe le premier de ces curieux manifestes justificatifs qu'on le vit publier périodiquement dans toutes les circonstances critiqués de son règne, et où, s'adressant à l'opinion publique comme pourrait le faire un souverain du dix-neuvième siècle, il dévoilait avec une hardiesse toute philosophique la politique et les abus de la cour de Rome. Après s'être justifié des accusations que Grégoire IX avait formulées contre lui en l'excommuniant, il se déclarait prêt à accomplir son vœu aussitôt que sa pleine guérison le lui permettrait, non pour obéir au pape, mais par respect pour sa propre parole et pour la dignité impériale.

Il partit, en effet, l'année suivante en prenant son temps et ses aises, et après avoir réglé ses affaires en Italie. Peu de temps avant de se mettre en route, il avait reçu du pape une nouvelle excommunication, bientôt suivie d'une défense de s'embarquer à moins d'avoir été relevé de l'anathème. Il n'en tint aucun compte et se contenta de déchaîner sous main contre son ennemi les Frangipani, anciens partisans de l'Empire, et les chefs les plus influents de l'aristocratie romaine, qui chassèrent Grégoire de Rome et se chargèrent de lui donner de l'occupation pendant l'absence de Frédéric.

Arrivé pu Palestine mer une très-faible armée, Frédéric négocia au lien de combattre, et, par son adroite diplomatie, obtint sans tirer l'épée ce que d'autres n'avalent pu conserver au prix de tant de sang. Il entra ainsi à Jérusalem. La haine ecclésiastique l'y avait devancé ; le patriarche avait jeté l'interdit sur la ville et sur le temple. Lorsqu'il se présenta en habits royaux à l'église du Saint-Sépulcre, aucun évêque n'osa accepter l'office de sacrer roi de Jérusalem cet excommunié. Alors Frédéric s'avança vers l'autel, y prit la couronne et la plaça lui-même sur sa tête, en présence de l'armée, de la noblesse et du peuple. Cela fait, il quitta la Palestine, déjoua tous les pièges que lui tendirent sur la route ses ennemis les Hospitaliers et les Templiers, revint en Italie, reprit ses villes à Jean de Brienne, le général du pape, et força Grégoire IX, humilié et vaincu, à signer une paix qui répondait trop peu au programme des prétentions pontificales pour être durable.

Ce fut la ligue lombarde, secrètement excitée par les sollicitations du pontife, qui la rompit la première. La situation ambiguë des villes lombardes vis-à-vis de l'Empire, depuis la paix de Constance, s'était compliquée de luttes intérieures et de tyrannies locales qui y rendaient la bonne harmonie mille fois plus difficile encore à maintenir que du temps de Frédéric Barberousse. Une féodalité d'un genre particulier, sans analogie en dehors de l'Italie, qui avait ses châteaux fortifiés au sein même de la cité, y disputait la souveraineté aux bourgeois, et ceux-ci ne parvenaient à écraser cette aristocratie citadine qu'en se mettant à la discrétion de quelque petit tyran, qui leur donnait un repos momentané au prix de leur liberté. On conçoit ce que ces querelles intestines durent ajoutera l'ancienne anarchie créée par les rivalités de ville à ville. Cependant la révolte d'un des fils de Frédéric, appuyée sous main en Allemagne par Grégoire, qui la désavouait ostensiblement avec une solennité trop affectée pour être sincère, leur procura une diversion qu'elles surent mettre à profit malgré leurs dissentiments. Elles firent taire leurs rancunes pour former de nouveau la grande ligue républicaine contre l'Empire. Lorsqu'après avoir forcé son fils à la soumission, l'empereur revint en Italie et mit le siège devant Mantoue avec ses chevaliers et ses Sarrasins de Sicile, il trouva en face de lui un légat du pape qui encourageait les Lombards à la révolte, sous prétexte de les amener à une réconciliation ; et au plus fort de ses embarras, il reçut de Grégoire une lettre où on l'invitait, avec une ironie fort peu déguisée, à partir une seconde fois pour aller délivrer la terre sainte du joug des infidèles.

L'année suivante (1238), Frédéric, ayant donné à son fils Henzius la souveraineté de l'ile de Sardaigne que le Saint-Siège considérait comme sa propriété, d'abord parce qu'elle était une ile, et ensuite parce qu'elle avait fait partie de la donation de Pépin, titres qui commençaient à paraitre un peu usés, la mesure des griefs réciproques se trouva comblée de nouveau, et le pape lança contre lui l'excommunication.

Grégoire, empruntant à son adversaire son arme favorite, fit bientôt suivre cet anathème d'une lettre circulaire adressée à tous les prélats de la chrétienté. Il y déroulait la longue litanie de ses plaintes de toute nature contre Frédéric, examinait sa vie depuis le berceau pour l'incriminer tout entière, rappelait les soins maternels que l'Église lui avait prodigués dès son enfance, oubliant seulement de mentionner les spoliations qu'elle avait commises au préjudice de ce pupille tant aimé.

L'empereur y répondit par un manifeste aux rois et aux princes. Il y énumérait à son tour les torts de Grégoire, mettait au grand jour ses intrigues et ses machinations contre l'Empire ; puis, reprenant en détail toutes ses allégations, les réfutait article par article. Ainsi les deux plus hautes puissances qui fussent alors parmi les hommes plaidaient tour à tour leur cause au tribunal de l'opinion. Il avait suffi de l'évoquer pour la faire naître. Le pape, sans doute embarrassé de répondre par de bonnes raisons à ce plaidoyer solide et substantiel ; répliqua par un dithyrambe apocalyptique où il comparait Frédéric à la bête décrite par le visionnaire de Pathmos, et revenait longuement sur ses premières récriminations. Toute l'importance de ce nouvel acte d'accusation était renfermée dans sa conclusion, qui eut un immense retentissement dans tout le moyen âge. Abandonnant brusquement l'empereur, il allait droit à l'homme, dénonçait son incrédulité au monde chrétien, le mettait hors la loi, le désignait à l'horreur des croyants en divulguant son fameux mot sur les trois imposteurs, mot dont on a fait depuis un livre qui n'a jamais existé que dans l'imagination des légendaires. Frédéric prétend, disait Grégoire, que le monde a été trompé par trois imposteurs, qui sont Jésus-Christ, Moïse et Mahomet. Il a en outre osé soutenir qu'il n'y a que des insensés qui puissent croire que Dieu créateur de tout ait pu naître d'une vierge. Il dit qu'un homme ne peut être conçu que par l'union des sexes ; qu'on ne doit croire que ce qu'on peut montrer par la raison naturelle. Tous ces blasphèmes horribles ont eu des témoins, et il en sera convaincu en temps et lieu.

Cette guerre de plume, si nouvelle dans le monde, si imprévue dans une telle époque, si invraisemblable chez des souverains armés d'une telle force, prouve tout au moins combien est salutaire le principe de l'équilibre des pouvoirs, sous quelque forme qu'il se manifeste, puisqu'il imposait ces justifications à deux puissances qui s'étaient crues jusque-là au-dessus de toute discussion, et leur faisait accepter spontanément le contrôle de l'opinion publique. Tant que l'une ou l'autre avait été la plus forte, elles n'avaient pas songé à ce recours ; du jour où elles se firent contrepoids, c'est à l'opinion qu'elles vinrent demander l'appoint qui leur manquait pour l'emporter, et la liberté en profitait, malgré son inexpérience. Plus d'une fois déjà les papes avaient joué le rôle d'agitateurs, mais en faisant presque exclusivement appel aux passions religieuses, et personne ne les avait suivis sur ce terrain. Ce qui faisait l'originalité de ce nouveau débat, ce qui pouvait le rendre fécond, c'est qu'il était contradictoire.

Frédéric y était puissamment aidé par l'habileté de son chancelier Pierre des Vignes, à la fois diplomate, jurisconsulte, administrateur et casuiste, discoureur subtil, dialecticien rompu à toutes les roueries de l'argumentation scolastique, écrivain fort supérieur aux scribes de la cour romaine. Il n'est pas douteux que, sans l'art extrême avec lequel furent rédigés les manifestes impériaux, Frédéric eût été bien vite hors d'état de soutenir la lutte. On n'y saurait trop remarquer surtout l'adresse qui y était dépensée pour rendre tous les rois solidaires de la cause de l'empereur. Cette cause n'était autre que la leur. L'Empire était la seule barrière assez solide pour les protéger efficacement contre l'usurpation qui les menaçait tous.

Les apologies de Frédéric produisirent une impression profonde et inespérée auprès des princes les mieux disposés à accueillir favorablement les griefs de son adversaire. Grégoire put s'en convaincre par lui-méfie, en voyant l'inutilité de ses instances, lorsqu'il s'efforça d'amener saint Louis à déclarer la guerre à Frédéric. Il n'eut pas plus de succès en lui donnant sa parole de pape qu'il y aurait plus de mérite à détrôner l'empereur qu'à retirer la terre sainte de la main des infidèles. Il vit encore ses propositions repoussées, lorsque, dans l'espérance de le gagner plus sûrement, il lui offrit la couronne impériale pour son frère Robert d'Artois : Comment, lui répondit saint Louis, comment le pape a-t-il osé déposer un si grand prince qui n'a pas son pareil entre les chrétiens ? Quel crime a-t-il commis envers nous ? Il s'est toujours conduit en bon voisin ; nous l'avons trouvé fidèle dans les affaires temporelles comme dans la foi catholique ; et pendant qu'il s'exposait aux périls de la guerre et de la mer pour délivrer la terre sainte, le pape, au lieu de le protéger, s'efforçait de le dépouiller pendant son absence. Nous ne ferons point pour contenter les Romains la guerre à un prince qui a pour lui la justice de sa cause. Le pape ne cherche à soumettre Frédéric que pour fouler à son gré les autres princes.

C'était là la reproduction presque textuelle des arguments de Frédéric dans ses lettres aux souverains ; par où l'on voit qu'il n'avait pas pris un soin Inutile. Au reste, ce n'est pas la première fois que saint Louis résistait au pontife et parlait ce noble langage : Dès l'année 1235, poussé à bout par les révoltants abus de pouvoir des évêques de France ; qui, sous les plus futiles prétextes et pour les plus Minces intérêts, jetaient l'interdit sur les milles et les provinces, ou excommuniaient les particuliers, afin d'en obtenir plus facilement l'objet de leur convoitise, il avait porté contre eux une ordonnance qui leur interdisait, sous les peines les plus sévères, toute juridiction en matière civile, et il l'avait maintenue avec fermeté, malgré les protestations et les menaces de Grégoire IX. Ce qui n'est pas moins remarquable, c'est l'unanimité de la noblesse de France, si indisciplinable à d'autres égards, pour défendre l'œuvre de son roi contre les prétentions du Saint-Siège. Pour qu'un tel concert se produisit, il fallait qu'il y eût là un danger public évident pour tout le monde. Saint Louis, connaissant la force que lui donnait un tel assentiment, eut grand soin de ne jamais prendre de détermination en cette matière sans avoir préalablement consulté ses barons ; et on a d'eux plusieurs déclarations collectives par lesquelles ils s'engagent à le Soutenir contre le pape et les prélats.

Exaspéré de l'inutilité de ses démarches et des progrès que Frédéric faisait de nouveau en Italie, malgré la résistance énergique et obstinée des villes lombardes, Grégoire résolut de lui porter un coup décisif, en convoquant un concile. Il se proposait d'y traduire l'empereur et de l'y faire condamner. Frédéric déclara qu'il ne se soumettrait jamais au jugement d'une assemblée formée de ses ennemis, et dont il ne reconnaissait d'ailleurs nullement la compétence en matière politique. Il annonça, au nom de l'Empire et de tous les rois, qu'il s'opposerait de toutes ses forces à la réunion du concile.

En même temps parut, sans nom d'auteur, un petit écrit ironique adressé aux prélats sous forme d'avis charitable, pour les détourner du voyage, en raison des dangers qui les attendaient. Il n'était pas difficile d'y reconnaître l'esprit sarcastique et mordant qui l'avait inspiré : Quoi ! leur disait Frédéric en parodiant le style que Grégoire employait envers lié, vous vous exposerez donc aux embûches de ce monstre, de cet homme sans foi, de ce second l'érode, de cet autre Néron ? On ne croyait pas devoir leur cacher que ce tyran sanguinaire tenait en son pouvoir tous les ports de l'Italie, et possédait une quantité considérable de galères montées par une infinité de pirates très-féroces. On leur représentait ensuite en détail toutes les menues incommodités dit martyre peu glorieux auquel ils allaient s'exposer, la chaleur, le mauvais air, la maigre chère, les maladies, les privations, les mille petits inconvénients auxquels les prélats étaient déjà fort sensibles ; et pendant qu'ils s'exposeraient à ces ennuis, à ces calamités, le pape pour qui ils allaient les braver demeurerait immobile, en épicurien, au milieu des délices de sa bonne ville de Rome.

Ces représentations n'empêchèrent pas un certain nombre de prélats de se réunir à Gênes, afin de s'embarquer et de se rendre à Rome par mer. Frédéric les supplia une dernière fois, et d'une façon directe, de n'en rien faire, au nom de leur propre sécurité : cet avis ne fut pas mieux écouté que le premier. Alors sa flotte, combinée avec celle des Pisans ses alliés, vint s'embusquer entre la Méloria et l'île du Giglio. C'est dans ces parages que devait passer la flotte génoise qui portait les Pères de l'Église. On la signala en effet après une courte attente. Abordés avec impétuosité, les bâtiments génois furent pris ou coulés ; on fit prisonniers les prélats, on les chargea respectueusement de chaînes d'argent, et on les mit au cachot avec toutes sortes d'égards ironiques entremêlés de quelques mauvais traitements. Frédéric, décidé à en finir du même coup avec son ennemi, se portait sur Rome à marche forcée, lorsqu'il apprit la nouvelle de sa mort. (1241.)

Le Saint-Siège resta vacant pendant près de deux années. Les cardinaux se trouvaient réduits à un très-petit nombre, par suite de la mort ou de la détention de plusieurs de leurs collègues ; et, comme ils avaient tous l'ambition et l'espérance d'arriver au pontificat, ils ne pouvaient parvenir à s'accorder pour un choix. Frédéric, après avoir épuisé les supplications pour les décider à faire cesser un état d'incertitude désastreux pour l'Empire, parce qu'il ajournait indéfiniment la pacification de l'Italie, leur reprochait sans ménagement leurs calculs intéressés. Il flétrissait leurs artifices dans les termes les plus méprisants : C'est à vous, leur disait-il en style biblique, fils de Bélial, à vous, fils d'Ephrem, troupeau de perdition, que j'adresse ces paroles : ce n'est point Jésus-Christ, le Dieu de paix, qui est au milieu de vous, mais Satan, père du mensonge et de la discorde !

Forcés de reconnaître, après des épreuves répétées, qu'ils ne pouvaient être papes tous à la fuis, ils élurent, de guerre lasse, le Génois Sinibalde de Fiesque, comme l'homme le plus propre à rétablir la paix entre l'Église et l'Empire, en raison de ses opinions gébelines et de sa liaison antérieure avec Frédéric, tombant à leur tour dans l'illusion d'Innocent III, lorsqu'il avait fait élire Othon comme guelfe. Le gébelin, une fois pape, devenait guelfe, aussi fatalement que le guelfe, une fois empereur, était devenu gébelin. La logique des deux principes de l'Église et de l'Empire était encore trop puissante pour ne pas dominer les hommes. Frédéric ne s'y méprit point comme les prélats : D'un cardinal ami, dit-il, on m'a fait un pape ennemi.

Cependant, si cette dure nécessité devint bientôt évidente pour tout le monde, ce ne fut pas faute de bonnes intentions de part et d'autre. Frédéric vieillissait. Il voulait assurer l'avenir pour ses fils, sinon pour lui-même. Il commençait à désespérer de la victoire, à s'effrayer de cette guerre interminable où s'épuisaient toutes les forces vives de son empire. Il mit tout en œuvre pour se réconcilier avec le Saint-Siège et gagner le cœur du nouveau pontife. Il fit annoncer à Innocent IV, — c'était le nom qu'avait choisi le cardinal de Fiesque, — qu'il était prêt à se soumettre, lui demanda sa nièce en mariage pour son fils Conrad, lui offrit les concessions les plus propres à le satisfaire. De son côté, le pape se montra touché, et lui prodigua les plus brillantes assurances.

Mais si le pape et l'empereur voulaient la paix, l'Église et l'Empire voulaient la guerre. C'était là le cri même des choses, et il leur était impossible de s'isoler de tout ce qui les entourait. En dépit des protestations les plus rassurantes, ni l'un ni l'autre ne pouvaient croire à un raccommodement sérieux ; et pendant toute la durée de ces négociations, en même temps qu'ils échangeaient les plus affectueux témoignages, l'un et l'autre, obéissant à une invincible défiance, poussaient activement leurs préparatifs pour une nouvelle lutte. Enfin ils résolurent, d'un commun accord, de mettre le sceau à ce pacte d'alliance, et de se rapprocher dans une entrevue pour se donner le baiser de paix. Ils allèrent ainsi l'un au-devant de l'autre, à petites journées, ralentissant le pas à chaque étape. Dans toutes les villes où passait le pape, il était aussitôt entouré, sentait circuler autour de lui une surveillance invisible. Par un sentiment de confiance non moins prévoyant que les précautions dont il était l'objet, il avait lui-même fait prévenir la flotte génoise de se trouver, comme par hasard, dans les eaux de Civita-Vecchia. Lorsqu'il fut à Sutri, qui est à trente-quatre milles de là, il revêtit des habits de soldat, trompa la vigilance de ses surveillants, et franchit à cheval, en quelques heures, la distance qui le séparait de la mer.

Arrivé à Gènes, Innocent IV fit demander à saint Louis l'autorisation de pénétrer dans ses États, qui, disait-il, avaient toujours été une terre d'asile pour les papes. Le roi, qui se souciait peu de recevoir un hôte si dangereux, consulta là-dessus ses barons, qu'il savait être du même avis que lui, et les barons répondirent qu'ils ne le souffriraient point. Le roi d'Aragon opposa le même refus à une requête du même genre, et le roi d'Angleterre les imita l'un et l'autre, après une courte hésitation.

Le pape dut se contenter de venir à Lyon, qui était alors une sorte de ville libre placée sous le patronage d'un archevêque. Là, il convoqua un grand concile, où furent appelés tous les princes et prélats de la chrétienté, pour y prononcer entre lui et son adversaire.

Frédéric s'y fit représenter par deux de ses conseillers intimes, Pierre des Vignes et Thadée de Suessa. Celui-ci y porta la parole pour son maître contre le pape en personne, qui voulut y remplir le rôle d'accusateur. Il le justifia avec une rare éloquence des divers reproches dont Innocent l'avait chargé, récusa comme intéressés ou suspects les témoignages qui s'élevaient contre lui, et offrit pour garantie de ses promesses la caution des deux rois dis France et d'Angleterre, ce qu'Innocent refusa d'accepter, sous le prétexte assez singulier qu'il serait forcé de se brouiller avec eux en cas de non exécution de la part de Frédéric. Enfin, Thadée supplia le concile de lui accorder un court délai afin qu'il pût décider son maître à comparaître en personne devant l'assemblée. Ici Innocent se récria, déclarant que si Frédéric venait, il se hâterait de partir, ne se sentant, disait-il, pas encore suffisamment préparé au martyre.

Cependant l'assemblée consentit à proroger sa troisième session, sur l'insistance des envoyés de France et d'Angleterre pour donner le temps à l'empereur de se rendre à Lyon. Mais Frédéric ne se soucia pas de mettre sa couronne à la merci d'une assemblée en grande partie composée de ses ennemis personnels. Aussi, dès le début de la troisième session, sa condamnation parut elle inévitable. Après la lecture de différents décrets, comme tout le monde s'attendait à entendre lire l'arrêt de Frédéric, Thadée de Suessa se leva, et, au nom de son maître, il en appela d'avance à un futur pape et à un nouveau concile. Alors Innocent prononça la sentence. Il déposait Frédéric comme félon, parjure, sacrilège et hérétique, et faisait défense à tous ses sujets de lui venir en aide désormais en quelque manière que ce fût. Lorsqu'il se tut, les prélats qui tenaient à la main des cierges allumés les renversèrent en signe de malédiction devant les fidèles consternés, et Thadée, prévoyant les maux qui allaient suivre : Voilà, s'écria-t-il, les jours de la colère, les jours du deuil et de la calamité !

Frédéric était à Turin. Il se fit apporter sa couronne, la fixa sur sa tête, et, les yeux étincelants de colère : Si elle tombe, dit-il, ce ne sera pas sans qu'il y ait du sang répandu !

Il protesta par un manifeste où il se plaignait avec amertume de l'esprit d'ambition et d'envahissement qui animait le clergé, et s'attachait surtout à démontrer aux rois que sa cause était la leur. et que c'était eux-mêmes qu'on frappait en lui. On commence par nous, disait-il dans une lettre justificative spécialement adressée à saint Louis, mais c'est par vous qu'on finira. Déjà l'on se vante publiquement qu'on n'a plus aucune résistance à craindre après avoir abattu notre puissance... Défendez donc votre droit en soutenant le nôtre.

Ému par ces représentations dont il comprenait mieux que personne toute la justesse, saint Louis essaya vainement d'apaiser dans plusieurs entrevues successives l'implacable pontife, en lui faisant comprendre la nécessité de cette réconciliation en présence de l'invasion mongole qui menaçait alors l'Europe. Innocent IV ne répondit à ses instances qu'en faisant élire empereur en Allemagne Henri, landgrave de Thuringe, pour donner un compétiteur à Frédéric.

Cette nomination obtenue, il réunit dans un effort suprême toutes les influences, tontes les armes dont il put disposer comme prêtre, comme homme et comme souverain, pour en écraser d'un seul coup son ennemi. Il proclama une croisade qui le mettait hors du droit des gens, il jeta l'interdit sur tous les lieux qu'il souillerait de sa présence ; il déchaîna sur l'Italie des légions de moines dominicains et mendiants, qui la parcoururent l'anathème et la vengeance à la bouche, et la soulevèrent de fond en comble ; il appela les villes italiennes à la liberté par des proclamations enflammées où il leur reprochait l'opprobre de leur servitude ; et enfin il tourna contre lui le poignard des conspirations, comme il l'avait déjà tenté deux ans auparavant.

Les conjurés, parmi lesquels se trouvaient plusieurs serviteurs de Frédéric, furent saisis au moment où ils se disposaient à exécuter leur projet, et ils confessèrent presque tous avant de mourir qu'ils avaient agi à l'instigation du pape. Les auteurs de ce complot étaient à peine punis, que Frédéric eut à frapper un nouveau coupable qui lui tenait de plus près encore, On l'avait choisi tout près de son cœur, pour que le coup l'atteignit doublement. C'était le Confident et le témoin de toute sa vie, le chancelier Pierre des Vignes Déjà on avait remarqué son silence inexplicable au concile de Lyon oû il avait été envoyé pour défendre son maître.

Un jour que l'empereur était malade, Pierre des Vignes pénètre dans son appartement avec un médecin qui portait un breuvage. Frédéric approche la coupe de ses lèvres, puis, comme frappé d'une idée subite : Je pense, dit-il en les regardant fixement, que vous ne voudriez pas me donner du poison ? Et il tend le breuvage au médecin en lui ordonnant d'en boire le premier. Celui-ci se trouble, pâlit, laisse tomber la coupe. On en fait prendre le contenu à des condamnés à mort qui expirent aussitôt. Le médecin est envoyé à l'échafaud, et Pierre des Vignes, condamné à perdre les yeux, se brise la tète contre les murs de sa prison.

Abattu et découragé par des chagrins et des mécomptes sans nombre, par la défection de ses alliés, par la trahison de ses amis et de ses parents, par le désir du repos et les premières infirmités d'une vieillesse prématurée, Frédéric fit une dernière tentative pour fléchir son ennemi. Il signa, en présence d'une réunion de prélats, une profession de foi conforme à la doctrine de l'Église, offrit d'abdiquer l'empire en faveur de son fils Conrad, et de partir pour la terre sainte où il emploierait le reste de sa vie à combattre contre les infidèles, engagea saint Louis à faire de nouvelles démarches en sa faveur ; rien ne put désarmer Innocent. Il voulait que l'empereur se rendit à merci. La guerre se poursuivit donc avec plus de fureur que jamais dans la Toscane, dans l'Émilie, dans les provinces lombardes. De nouveaux revers vinrent foudre sur Frédéric. Les Parmesans qu'il assiégeait surprirent son camp, le brillèrent, et mirent en pièces Thadée de Suessa, son conseiller et son ami. Les Bolonais lui prirent son fils Henzius, beau jeune homme qu'il préférait à ses autres enfants, et qu'il ne devait jamais revoir. Un autre de ses fils naturels mourut. C'est alors que, redressant la tète sous, les outrages de la fortune, et bravant les puissances surnaturelles que le vulgaire disait conjurées contre lui, le vaincu s'enfonça dans la Pouille, adressa de nouveaux appels à ses amis, et fit venir d'Afrique dix-sept compagnies de Sarrasins pour un combat à toute outrance. Les Sarrasins étaient presque les seuls soldats auxquels il pût se fier désormais, et sur lesquels les influences religieuses n'eussent aucune prise. Il se disposait à regagner avec eux ses provinces révoltées pour y ressaisir la victoire, lorsqu'il tomba subitement malade, et mourut peu de jours après à Florenzola, dans le royaume de Naples. Comme, selon toutes les apparences, il avait péri de mort violente, les auteurs du crime se hâtèrent de rejeter les soupçons sur le chevaleresque Manfred, le plus loyal et le plus dévoué des fils.

En apprenant cette nouvelle, Innocent jeta un cri de joie : Terre et ciel, réjouissez-vous, écrivit-il, l'oppresseur n'est plus ! Triomphe éphémère. Frédéric n'était plus en effet, et l'Empire avait pour longtemps perdu l'Italie ; mais le glaive pontifical était à jamais émoussé. Frédéric avait appris aux rois comment on pouvait jouer impunément avec ces foudres tant redoutées. Il succombait, mais comme un héros du droit, devant la violence et la trahison.

Cette longue guerre, il l'avait soutenue presque seul, par la force morale plutôt que par celle des armes, faisant sans cesse appel, lui, l'homme d'épée, à la discussion, à la modération, à l'équité, à la persuasion, au bon sens, tandis que ses adversaires, les hommes de l'Évangile, en appelaient à la haine, à la vengeance, aux passions, aux intérêts, à la force. Voilà pourquoi la sympathie s'attachera toujours à la mémoire de ce vaillant sceptique, en dépit des artifices qu'on est obligé de réprouver dans sa conduite. Jeté en naissant au milieu de circonstances difficiles, élevé par les ennemis jurés de son pouvoir et de sa famille, il dut quelquefois emprunter leurs armes aux apôtres de l'absolutisme sacerdotal, mais ce fut pour les retourner contre eux. Il fit une chose originale, neuve, et gui lui appartient en propre ; il révéla l'Europe à elle-même, lui apprit par ses manifestes qu'elle avait une opinion publique, une puissance supérieure à tous les rois, qu'il ne tenait qu'à elle d'être maitresse de ses destinées, qu'elle était capable d'une pensée et d'une action collective en dehors des entreprises purement extérieures comme les croisades.

Bien que les hommes de ce temps n'aient guère vu en Frédéric que cette physionomie satanique sous laquelle les intelligences supérieures apparaissent d'ordinaire aux faibles d'esprit, son influence persistante sur l'Arne droite et pure de saint Louis, dont il devait blesser tant d'instincts, l'espèce de fascination qu'il exerce sur Dante lui-même, qui le damne pour son impiété, et le glorifie comme politique, attestent que ses contemporains ne furent pas sans démêler ses grandes qualités et la justice de sa cause. Il jeta par ses négations hardies le premier doute dans leur âme crédule. Il provoqua en souriant le fantôme théocratique, le mesura froidement de son tranquille regard, et, quoique vaincu par lui, il le chassa sans retour dans les sombres profondeurs du moyen âge.