HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE IX. — EUGÈNE III ET ARNAUD DE BRESCIA.

 

 

Après le règlement de la querelle des investitures, c'est l'héritage de la comtesse Mathilde qui sert de prétexte aux luttes de la papauté contre l'Empire. Cette substitution n'impliquait ni d'une part ni de l'autre le désaveu des prétentions antérieures, elle n'était qu'une simplification acceptée par les deux parties momentanément hors d'état de faire valoir leurs griefs dans toute leur étendue.

En Allemagne, la dynastie franconienne s'était éteinte avec Henri V (1125) et Lothaire, duc de Saxe, était arrivé au trône grâce à l'appui des Welf de Bavière ; mais il avait dû accepter leurs conditions et prendre l'engagement de rester fidèle à la politique traditionnelle de cette maison. Elle n'en avait jamais eu d'autre qu'un zèle invariable à défendre les intérêts du Saint-Siège, ce qui lui valut un peu plus tard l'honneur de donner son nom au parti des papes en Italie comme en Allemagne. En face d'elle s'élevait déjà une maison rivale non moins ardente à soutenir la cause opposée ; c'était celle des Souabe, qui lui disputait l'Empire au nom des traditions de Henri IV et de la maison des Gibelins. Une division analogue se manifestait à Rome entre les Frangipani et les partisans de Pierre de Léon, le négociateur du traité de Sutri, et l'Italie avait ses deux papes, comme l'Allemagne ses deux empereurs. Des deux côtés on luttait, mais avec mollesse, et les peuples, comme désintéressés du résultat final du combat, semblaient ne lui accorder que l'attention qu'on donne à un spectacle et ne lui fournir que les aliments indispensables pour l'empêcher de finir trop vite faute de combattants.

C'est qu'en effet, à l'ombre de ces rivalités entre l'Église et l'Empire, une immense révolution venait de s'opérer à petit bruit au sein des cités italiennes. Quels que soient les regrets qu'inspire l'usage impolitique qu'elles firent plus tard de leurs libertés, on ne peut qu'admirer la persévérance et l'habileté qu'elles déployèrent pour les conquérir. Après avoir enchaîné sinon vaincu la domination germanique et la féodalité des comtes avec l'alliance de l'Église, après avoir substitué l'évêque au comte dans toutes ses magistratures, la cité italienne s'était servie de l'Empire pour tuer la féodalité des évêques, et elle se constituait maintenant avec ses propres forces, remplaçant partout les évêques par les consuls, souverains municipaux sortis de son sein, élus parles citoyens, assistés d'une espèce de sénat, sous le nom de credenza, et joignant au pouvoir judiciaire le commandement des forces militaires de la ville et de son territoire.

Chose singulière ! cet établissement essentiellement républicain par toutes ses tendances, loin d'exclure le double pouvoir impérial et pontifical, dont il venait de briser les deux représentants l'un après l'autre, le réclamait au contraire comme son couronnement naturel et indispensable, il se déclarait constitué sous son patronage, il subissait jusque dans ses révoltes l'antique fascination si chère aux imaginations italiennes. Entre la papauté et l'Empire, la cité prétendait vivre libre sans être absorbée par ce formidable voisinage, participer à leur grandeur et à leur gloire sans rien sacrifier de sa propre individualité, recevoir sans donner. C'était, comme on voit, l'utopie des Romains mise en action et généralisée dans toute l'Italie.

Chacune de ces petites républiques était d'autant plus ombrageuse qu'elle était plus faible. Si elle tenait si fort à ne relever que de l'Empire, c'était en grande partie pour ne pas tomber sous la dépendance de la municipalité voisine. On est allé chercher très-loin la cause des haines et des rivalités qui les séparent dès leur naissance. On l'a vue dans des oppositions d'intérêt qui n'étaient cependant pas plus fortes en Italie que dans le reste de l'Europe, et plus récemment dans des différences d'origine et des antipathies de races qui se retrouvaient également dans d'autres pays où elles n'ont pas produit de tels résultats. Ces deux éléments sont entrés sans doute pour leur part dans le développement anarchique des cités italiennes ; mais ils ne suffisent pas à en rendre compte. Il n'est pas de système qui, appliqué à cette histoire d'une façon absolue, n'y rencontre des démentis à chaque pas, et ces explications ne soulèvent tant d'objections que parce qu'elles sont incomplètes. La constitution des républiques italiennes sous les auspices de la dualité impériale et pontificale doit are comptée à plus juste titre que toute autre influence au nombre des causes de leurs divisions. Grâce à ce souverain abstrait, fictif, impersonnel, elles échappent à la discipline, à la subordination, aux servitudes de tout genre qui sont la loi des souverainetés réelles ; elles se donnent deux maîtres pour n'en avoir aucun, et chacune d'elles se fait naïvement le centre du monde, à l'exemple de Route, n'admettant au-dessus d'elle que le pape et l'empereur, ne se reconnaissant d'obligation qu'envers eux, parce qu'elles comptent bien les éluder, acceptant leur juridiction, mais à la condition qu'elle restera dans l'état indéfini où elle leur est apparue d'abord, faible, divisée, invisible, absente. et n'interviendra que dans les cas où il leur plaira de l'invoquer. Partout ailleurs la cité dépendait de la province, qui se rattachait elle-même par mille liens l'État, à la patrie commune ; ici rien de semblable. Ne pouvant voir la patrie ni dans l'Italie, parce qu'elle n'était qu'une fraction de l'Empire et ne s'appartenait pas à. elle-même, ni dans l'Empire parce qu'il n'était qu'une abstraction, un composé indistinct de vingt nationalités diverses, ni dans l'Église, parce qu'elle était le patrimoine commun de l'humanité, la cité italienne devait être amenée à la placer tout entière en elle-même.

Tel était le mouvement qui transformait l'Italie pendant les nouvelles phases de l'antagonisme de la papauté et de l'Empire ; telle était l'activité qui, se cachait sous sa langueur apparente, pendant que ses deux ennemis poursuivaient dans le vide le fuyant mirage d'un triomphe stérile. Aussi la transaction ou plutôt la trêve qui fut signée entre l'empereur Lothaire et le pape Innocent II au sujet de l'héritage de la comtesse Mathilde, n'eut-elle qu'à un très-faible degré le privilège d'attirer l'attention, et on ne prit pas plus au sérieux la victoire du pontife que la défaite du souverain, qui consentit à recevoir les biens allodiaux de la princesse en échange d'un serment de fidélité. Outre que des intérêts d'un nouveau genre et mille fois plus émouvants passionnaient les esprits, on avait vu trop souvent le langage et l'attitude changer avec la fortune pour que les deux pouvoirs rivaux n'eussent pas beaucoup perdu de leur ancien prestige aux yeux des peuples. Le même Innocent II qui, à la suite du traité dont il vient d'être question, avait fait peindre un tableau parlant où Lothaire était représenté à genoux, recevant de lui sa couronne, et qui ne craignait pas de jeter l'interdit sur un royaume comme la France, à propos d'un refus d'investiture épiscopale, cet Innocent II s'infligeait à lui-même sans hésitation le plus tache démenti en sacrant roi, à la suite d'une bataille perdue, le Normand Roger de Sicile qu'il avait déclaré déchu du trône peu de jours avant l'ouverture de la campagne.

Ce n'était pas l'influence de tels pontifes qui pouvait empêcher Rome de prendre part à son tour à une révolution dont elle seule en réalité avait été la véritable initiatrice. N'était-ce pas Rome, en effet, qui la première avait posé les termes du grand problème dont les autres villes cherchaient la solution : maintenir l'indépendance de la cité à côté du principe impérial et pontifical ? Elle retrouvait cette tentative à chaque page de son histoire, et en la recommençant ne faisait que reprendre ses propres traditions. Ce nouvel essai devait échouer comme les précédents, par une conséquence du pacte fatal qui faisait d'elle la clef de voûte de l'Église et de l'Empire mais elle sut lui communiquer cette fois un, caractère d'universalité et de radicalisme qui forme un contraste original et imprévu avec les révolutions du moyen âge, et lui donne l'aspect d'une guerre de principes. Ce caractère tout philosophique n'était du reste nullement romain d'origine ; il était en quelque sorte le produit d'une réaction du monde sur Rome qui ne fournit que la mise en scène. Il faut dire par quel enchaînement de circonstances il vint s'adapter à une révolution municipale qui n'avait rien de particulier ni de nouveau par elle-même.

Une renaissance intellectuelle pleine de jeunesse et de vigueur commençait à se manifester dans toute l'Europe, et son représentant le plus éloquent et le plus hardi était le Breton Pierre Abailard, nom immortel dans la légende, comme dans l'histoire. Sa parole avait un retentissement infiniment plus grand qu'on ne pourrait le soupçonner, les communications entre les peuples étant alors peut-être plus fréquentes et surtout plus intimes qu'aujourd'hui, grâce aux croisades, aux pèlerinages, aux missions, qui suppléaient amplement sous ce rapport à ce qu'ont pu faire depuis les relations industrielles et commerciales. Les livres d'Abailard passent les Alpes et traversent les mers, écrivait à saint Bernard Guillaume, abbé de Saint-Thierry, ses nouveaux dogmes se répandent dans toutes les provinces, on dit même qu'ils sont estimés à Rome.

Sa doctrine se résumait en un rationalisme encore embarrassé dans les langes de la théologie, mais libre et hardi pour le temps. Elle posait avec une netteté alors sans précédents la contradiction inévitable de la foi et de la raison, et, au lieu de sacrifier celle-ci à celle-là selon la méthode théologique, elle s'efforçait de leur créer à chacune un domaine séparé et indépendant. C'était le premier bégayement du libre examen demandant le droit d'exister, avant de réclamer la domination qui lui est due. La conséquence naturelle de ce principe qu'Abailard ne pouvait proclamer en France -que sous des formules scolastiques, était en politique la séparation absolue des deux ordres temporel et spirituel. Arnaud de Brescia, qui avait suivi assidument ses leçons, osa dire tout haut en Italie le secret de son maitre, et il exposa dans toute leur rigueur les déductions de ses principes.

Il propagea successivement les doctrines d'Abailard développées par son propre génie à Brescia sa patrie, dans les villes lombardes, puis à Rome même. Cet enseignement, traduit et commenté par l'inspiration d'une tune ardente et intrépide, fut accueilli avec un enthousiasme facile à comprendre dans ces cités à peine émancipées du joug des évêques. C'étaient presque sans modification les principes de la primitive Église, auxquels dans une heure de défaillance le pape Pascal II avait failli rendre une sanction légale par le traité de Sutri, et qu'il avait proclamés comme un remède désespéré à des déchirements dont on ne pouvait plus entrevoir le terme. Le clergé ne devait posséder ni fiefs, ni droits séculiers, ni seigneuries, ni même de propriétés, il devait se contenter des dimes et des oblations volontaires du peuple. Quant au pape, simple souverain spirituel, il s'abstiendrait de tout acte de gouvernement et laisserait à la république romaine le soin des affaires politiques. En dépit de leur ressemblance apparente, il y avait une distance infinie entre la doctrine d'Arnaud et la transaction avortée de Pascal. Celle-ci n'avait en effet que la valeur d'un fait, d'un expédient, d'une concession, que l'Église pouvait reprendre à volonté sous une autre forme et qui ne l'engageait à rien, tandis que la revendication de l'éloquent républicain de Brescia, fondée sur des déductions philosophiques, se présentait, comme une règle de justice, comme un droit éternel du laïque contre les usurpations du prêtre. L'une émanait du dogme de l'autorité, l'autre n'était qu'une application du principe de liberté.

Condamné comme hérétique par un concile tenu au Latran et pour des opinions qui ne touchaient qu'à la discipline ecclésiastique, Arnaud de Brescia quitta momentanément l'Italie et vint à Zurich prêcher sa croisade contre l'ambition sacerdotale. Mais sa doctrine avait rencontré à Rome le terrain le mieux préparé pour la recevoir, sinon pour la rendre féconde. Elle y donna la main à une révolte municipale, et les partisans de l'une et de l'autre éclatèrent sans attendre le retour d'Arnaud de Brescia. S'emparant du premier prétexte venu, d'un traité du pape avec les habitants de Tivoli, ils courent aux armes, entrainent le peuple au Capitole, y installent un sénat, et vouent à l'exécration le gouvernement des prêtres sous les yeux d'Innocent II, qui en meurt de douleur. Sous le pontificat de Lucius II, ils complètent leur nouvelle constitution et l'on voit reparaitre le patrice à côté du sénateur, et sur les actes l'antique et glorieuse formule : Senatus Populos Que Romanus.

Mais la lettre seule revivait et l'esprit de la vieille Rome était absent. Ces vaines évocations étaient impuissantes à le ressusciter. On restaurait fidèlement les formes extérieures, mais comme s'il se tût agi d'une action de théâtre, et sans aucune idée du labeur immense dont elles étaient le symbole et l'expression. Toutes les ambitions des Romains de la république se retrouvaient dans ceux de la cité des papes, mais ils s'imaginaient se rendre dignes de leur gloire par cela seul qu'ils eu avaient l'imagination éblouie, et ils se flattaient de la reconquérir sans rien ajouter au prix dont leurs pères l'avaient pavée, rester les maitres du monde sans faire aucun des sacrifices nécessaires pour en conserver l'empire.

Ces sentiments se trahissent sous une forme naïve dans une lettre qu'ils écrivirent vers cette époque à l'empereur d'Allemagne et qui nous a été conservée par Othon de Frisingen. Leur intention était de se ménager son appui contre Roger, roi de Sicile, que le pape Lucius avait gagné à sa cause, et ils prirent occasion de là pour tacher de le convertir à leurs vues politiques. Après lui avoir annoncé en termes emphatiques la grande nouvelle de la délivrance du peuple et du rétablissement du sénat, ils lui faisaient savoir pour le séduire et connue un événement de la plus haute importance qu'ils travaillaient activement à rétablir le pont Milvius afin de faciliter le passage de ses troupes. L'Église allait être par eux définitivement domptée et soumise à l'Empire, l'univers allait de nouveau être rendu aux Césars, le sénat et le peuple romain en prenaient l'engagement, mais ils ne pouvaient se passer de son concours : C'est ce même peuple et ce même sénat, lui disaient-ils, par qui Justinien et Constantin ont tenu le monde dans leurs mains. Et ils l'assuraient qu'il ne tenait qu'à lui d'en faire autant, supposant ainsi que toute la force de la vieille Rome avait été dans ses maîtres, pour se dispenser d'être eux-mêmes les artisans de leur propre grandeur, n'attribuant le vide de leur récente histoire qu'au hasard qui leur avait refusé un chef, se considérant comme des instruments afin de pouvoir imputer à autrui leur impuissance, et sans se douter que les peuples vraiment grands agissent par leurs chefs, mais que leurs chefs n'agissent pas par eux, témoignant enfin par cette interversion des rôles, par ces formules de la servitude qui s'imposaient invinciblement à leur esprit au sein même de la liberté, de l'incurable incapacité où ils étaient de redevenir un grand peuple.

Ils montrèrent cependant quelque énergie pour défendre leur nouvel essai de république. Le pape Lucius, s'étant flatté d'en venir à bout avec ses seules forces, se présenta un jour eu grande pompe au Capitole entouré d'un cortège de prêtres et de soldats, dans un appareil militaire et sacerdotal à la fois. Le peuple-roi, d'abord intimidé, se ravisa, chargea à coups de pierres cette armée de cérémonie, et le pontife resta lui-même parmi les morts.

Eugène III qu'on élut à sa place était un fervent disciple de saint Bernard, l'implacable antagoniste d'Abailard et d'Arnaud de Brescia. Saint Bernard avait été un des premiers à dénoncer ce qu'il appelait l'hérésie des politiques, et, non content d'avoir fait condamner Arnaud en concile, il l'avait poursuivi jusque dans son refuge de Zurich, écrivant à l'évêque de Constance de le faire enfermer, cherchant partout des ennemis à ce magicien dont la parole était du miel, la doctrine du poison, qui cachait le dard du scorpion sous un visage de colombe !

Ne pouvant lutter d'éloquence et de raison avec de tels adversaires, saint Bernard s'était fait le chevalier du dogme et ne les avait vaincus qu'en les impliquant dans l'éternel procès du mystère contre l'évidence, de la race contre le libre arbitre, terrain sur lequel leur supériorité même était le plus sûr garant de leur condamnation, parce qu'elle ne pouvait prendre au sérieux les apparences et les sophismes dont se payait le vulgaire.

Il était en ce moment, grâce à l'ardeur qu'il avait déployée dans ce File, la plus haute puissance de l'Église chrétienne. Il jouissait d'une immense popularité en France, en Allemagne et même en Italie, où l'on avait vu les populations accourir au-devant de lui pour lui baiser les pieds ; il allait à lui seul décider le départ de la seconde croisade, et c'était lui qu'on venait de nommer pape dans la personne d'Eugène III, sa créature et son disciple. Il avait grand soin de le lui faire entendre sans aucune obscurité dans ses lettres : On dit que c'est moi qui suis pape et non pas vous. (Epist. 239.) Il lui rappelait à tout propos le texte De stercore erigens pauperem, non sans laisser paraître son dépit d'avoir été lui-même écarté du trône pontifical. Enfin ce zélateur avait pour lui un don de Dieu qui allait dès lors se perdant tous les jours, et qui n'est pas auprès de l'histoire une recommandation aussi irrésistible qu'elle l'était encore auprès du plus grand nombre de ses contemporains : c'était le don de faire des miracles.

Les saints de cette époque avaient déjà en général adopté la sage habitude de n'opérer de miracles qu'après leur mort, ce qui est le propre du saint moderne, essentiellement discret, prudent, réservé, et ce qui prouve en sa faveur. Mais lui, il allait en semant partout sur son passage, s'entourait de prestiges, et, en présence du peuple rassemblé, redressait les boiteux, rendait la parole aux muets, l'ouïe aux sourds, la vue aux aveugles, produisait avec facilité une multitude de prodiges dont on possède encore l'inventaire détaillé. Souvent moine il lui arrivait de prophétiser, mais cela ne lui réussissait pas toujours, témoin sa fameuse prédiction sur l'issue de la seconde croisade, méprise qui lui procura quelques désagréments.

Ardent et artificieux, enthousiaste et insinuant, grand parleur, grand diplomate, plein d'activité, de vanité, d'ambition, habile dans les petites choses, médiocre dans les grandes, tel se peint lui-même par ses lettres l'homme dont les inspirations prévalaient alors dans les conseils du Saint-Siège. Il ne put que mettre en pratique en cette occasion la politique étroite et banale qui est exposée dans son livre sur la Considération, sorte de manuel à l'usage des papes de son temps. Les Romains lui opposèrent Arnaud de Brescia lui-même, qu'ils rappelèrent de son exil. Il revint à Rome, y fut reçu en triomphe, et s'efforça d'y réaliser des plans de réforme qu'on ne connaît guère que par ce qu'en ont dit de mauvais chroniqueurs dans leur prose versifiée, où tout ce que les faits pouvaient présenter de caractéristique est sacrifié à la correction d'un alexandrin plat et incolore. Ou en sait assez toutefois pour reconnaître qu'à ses vues si justes sur la nécessité d'exclure l'Église de toute participation au gouvernement, se joignait l'illusion commune sur la possibilité de restaurer les formes de la république romaine au milieu d'un peuple dégénéré. Il aborda résolument cette utopie, essaya de faire revivre l'ordre équestre, les consuls, les tribuns, se flattant sans doute que l'héroïsme antique répondrait tôt ou tard à l'appel de ces formules magiques, et ne réussissant qu'à entretenir l'orgueil stérile d'un peuple qui prétendait gouverner le monde et ne pouvait, en rassemblant tout son courage et toutes ses forces, parvenir à dompter la rébellion d'une ville imperceptible comme Tivoli !

En Allemagne, Frédéric de Souabe, surnommé Barberousse, âme despotique, volonté indomptable, main de fer, avait succédé à Conrad III. Allié à la fois à la maison des Welf de Bavière et aux Gibelins de Franconie, il avait se rassurer les deux partis ennemis et rendre la paix à l'Empire. C'est lui qu'Eugène III implora contre les Romains. Une double promesse fut échangée entre eux : celle du rétablissement du pape à Rome, et celle du couronnement de Barberousse comme empereur d'Allemagne. Mais la tâche de Frédéric était loin de se borner là, car la révolution qu'il allait étouffer à Rome, il avait à la vaincre d'abord dans toutes les villes italiennes, insurgées, à la fois contre les évêques et les comtes, contre le pouvoir pontifical et le pouvoir impérial, comme les Romains étaient révoltés contre le pape et l'empereur,

Ces deux puissances, si longtemps divisées, s'unirent donc pour conjurer le péril commun, et les cités italiennes formèrent en même temps une confédération pour repousser leurs attaques. On voit par là combien cette ligue lombarde, qui devint un peu plus tard la plus sûre défense des papes contre l'Empire, et qui est considérée d'ordinaire comme leur ouvrage, prit naissance sous une inspiration peu sympathique au Saint-Siège. D'oh vient qu'il la favorisa si puissamment après avoir tout fait pour l'anéantir ? C'est à Rome seulement qu'il faut chercher le secret de cette contradiction. Les papes furent les entremis les plus acharnés de la confédération et de la liberté des villes italiennes tant que Rome eut quelque part à leur indépendance ; aussitôt qu'elle fut soumise, ils leur tendirent la main. Ils voulaient bien de la liberté Centre les empereurs, mais ils n'eh voulaient pas contre eux-mêmes.

Frédéric Barberousse passa plus de deux ans à combattre la ligue des cités, dont le faisceau sans cesse rompu se reliait sans cesse. Il ne vint à bout de leur résistance qu'en les écrasant par la supériorité de ses forces et par des exécutions terribles. Adrien IV était monté sur le trône de saint Pierre lorsqu'il se décida à marcher sur Rome. Au bruit de son approche, Arnaud de Brescia s'éloigna, sur les supplications du sénat épouvanté, et choisit pour refuge le château d'un seigneur de la Campanie. C'est là que l'empereur le fit saisir par trahison. Livré aux mains de ses entremis, le disciple d'Abailard fut attaché de grand matin à un poteau élevé sur un bûcher et brûlé vif au milieu d'une place de Rome. Ses cendres furent jetées au vent qui les porta sur des terres fécondes, et le peuple ne connut la mort de son tribun qu'en ut oyant disperser les débris fumants du bûcher. Ainsi périt le premier martyr de la philosophie au moyen âge.

Peu de jours après, les députés du sénat de Rome vinrent débiter une harangue solennelle devant Frédéric Barberousse, comme s'ils ignoraient l'évènement et comme s'ils étaient décidés à ne s'apercevoir d'aucun des outrages qui leur étaient adressés. Ils pensèrent que c'était le cas d'en imposer au barbare à force d'assurance, s'efforcèrent de lui persuader de délivrer leur ville du gouvernement des clercs et de lui rendre la domination de l'univers, se déclarant prêts d'ailleurs le accepter son serment de fidélité avec un tribut de cinq mille livres. Frédéric les interrompit avec mépris ; il leur rappela que l'empire, et les consuls, et le sénat, et l'ordre équestre, et la vertu romaine n'étaient plus à Rome, mais en Allemagne avec les conquérants de l'Italie ; puis il les congédia brusquement. Le peuple essaya une émeute qui fut exterminée. L'empereur se fit couronner à Saint-Pierre par le pape Adrien, et bientôt après il regagna les Alpes, poursuivi par des malédictions unanimes.