HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE III. — LA DONATION DE PÉPIN ET LE PACTE DE CHARLEMAGNE.

 

 

Au commencement de la plupart des pouvoirs, on rencontre une usurpation, et cependant, lorsqu'ils sont attaqués, ils en appellent tous à la légitimité de leur origine. Ils étalent avec ostentation leurs titres falsifiés, mais jamais il ne leur vient à l'esprit de répondre : Jugez-moi d'après mes œuvres. Ce n'est point leur durée qu'ils invoquent pour leur justification, puisqu'ils la suppriment en quelque sorte en remontant à la source dont ils émanent ; ce ne sont pas non plus leurs bienfaits, qu'on est d'autant plus excusable de ne pas se rappeler, qu'eux-mêmes semblent n'en avoir pas conservé la mémoire ; c'est une possession régulière, légale, fondée sur l'apparence d'un droit. Il semble qu'ils puissent échapper à toutes les revendications de la justice s'ils peuvent montrer un seul instant sa main étendue sur leur berceau.

On conçoit ces préoccupations chez les pouvoirs fondés sur la fiction de l'hérédité. La pureté du droit réside ici tout entière dans celle de la transmission, et le dernier venu d'une race royale ne possède d'autres titres que ceux qu'il tient de son premier auteur. Mais chez un pouvoir si longtemps fondé sur l'assentiment du peuple et dont la nature exclut jusqu'à l'idée de la solidarité héréditaire, cette défense est un faux calcul qui ne s'explique que par les difficultés d'une situation désespérée. Si l'on renonce à la thèse spécieuse du consentement universel, c'est qu'on a la conscience intime de ne plus le posséder, et qu'on sait bien que celui d'aujourd'hui serait retourné avec avantage contre celui d'hier ; si l'on ne plaide plus la circonstance atténuante des services rendus, c'est qu'on n'ignore pas que ces services se sont changés en calamités.

L'histoire ne saurait cependant, sans une souveraine injustice, réduire ce débat à une question de légalité. C'est à elle à faire valoir les titres qu'on oublie, mais aussi à rendre leur vraie signification à ceux qu'on dénature. La longue existence de la papauté serait une énigme et une honte pour le genre humain, si elle n'avait à invoquer des titres plus sérieux, plus méritoires et plus dignes de confiance que les donations fausses ou suspectes que des apologistes maladroits font seules valoir aujourd'hui. On doit la juger avant tout sur l'ensemble de ses actes, sur son rôle dans la civilisation, sur son influence en Europe et spécialement en Italie, et non sur les inventions assez mesquines des continuateurs des fausses Décrétales. Toutefois, en raison même de l'importance qu'elle a attachée à la légitimité des origines de la souveraineté temporelle, à toutes les époques où elle l'a vue menacée ou compromise, on ne peut se dispenser de les soumettre à une critique attentive. Dans cette question préjudicielle est d'ailleurs cachée à côté du principe de son pouvoir politique la source beaucoup plus importante et en général trop peu remarquée de ses prétentions sur l'Empire.

Nous avons vu comment l'idée d'une souveraineté temporelle indépendante avait dû être suggérée aux pontifes romains à la fois comme le moyen le plus expéditif, sinon le plus légitime, de protéger leur autorité morale au milieu des bouleversements et du chaos des invasions, et comme un fait reconnu pour ainsi dire par l'imagination populaire avant même d'exister. En s'inclinant par avance devant ce pouvoir encore idéal, les peuples le leur désignaient et les sollicitaient de s'en emparer. Deux sortes d'obstacles s'opposaient pourtant à la réalisation immédiate d'un tel projet. C'était d'une part la suzeraineté restaurée à Rome et dans les provinces de l'Exarchat au profit de l'Empire grec, suzeraineté presque nulle il est vrai, comme fait, mais intacte comme droit, et, d'une autre, les efforts persévérants des rois barbares pour faire de l'Italie une nation forte et homogène centralisée sous une seule domination. Les papes adoptèrent pour tactique de combattre les Grecs par les barbares et les barbares par les Grecs. Quant à eux, ils trouvèrent un point d'appui dans l'Italie elle-même. Elle leur fournissait de son propre fonds une force en quelque sorte personnelle dont ils surent tirer parti avec une rare habileté.

Cet allié était le vieux sentiment national et républicain resté très-vif chez les Romains, surexcité plutôt qu'affaibli par leurs humiliations, et auquel se mêlait un regret vague mais persistant des traditions impériales et de la grandeur perdue. Les Romains étaient déjà ce peuple indiscipliné et incompréhensible, bizarre compromis entre l'ancienne ambition et l'impuissance nouvelle, qui, toujours fidèle et jamais soumis, à la fois positif et chimérique, durant tout le moyen âge les servit et leur fit la guerre, les adora et les maudit, les exalta en les détestant, vit. Mur à tour en eux, tantôt avec idolâtrie et tantôt avec horreur, les continuateurs de la gloire romaine et les alliés des barbares, sans pouvoir jamais ni démêler le sens de leurs contradictions, ni les aimer, ni se détacher d'eux d'une manière définitive.

Une fois les Hérules exterminés, une fois le royaume des Goths et l'ouvrage du grand Théodoric anéantis, une fois l'empereur grec réduit à une puissance nominale, tout l'effort des papes se tourna contre les Lombards, qui avaient recueilli leur succession. C'est sous leur domination de deux cents ans que se fit le plus long et le plus obstiné travail qui ait peut-être jamais été entrepris pour fonder une nationalité italienne, car c'est en réalité pour elle seule qu'ils travaillaient en cherchant à consolider leur établissement. Il n'est guère permis de douter qu'ils n'y fussent parvenus, sans l'opposition invincible qu'ils rencontrèrent chez les souverains pontifes.

Du reste, il est facile d'apercevoir, sous les malédictions dont la mémoire de ce peuple a été chargée par les écrivains ecclésiastiques, les qualités qui semblaient le prédestiner à ce rôle. Aussi énergique, aussi aventureux que les autres races barbares, il était plus souple, plus humain, plus accessible à la civilisation. En peu d'années on avait vu ses mœurs s'adoucir, et il s'était promptement assimilé à la population indigène. Arien de croyance, il avait embrassé la foi catholique pour favoriser ce mélange dé sang et des intérêts par la solidarité des opinions religieuses. Il montrait d'ailleurs une rare intelligence des conditions politiques et militaires de l'Italie. Il s'était établi au pied des Alpes comme une sentinelle avancée pour garder la Péninsule contre les invasions. Il soutenait cette défense naturelle par une ligne de forteresses qui dominaient tous les défilés de ces montagnes. Ce rempart eût bientôt été rendu inutile par la force du peuple nouveau qui. n'et pu manquer de se développer à son abri.

Ce fut cette entreprise même qui les perdit. Plus ils avaient été près de la réaliser, plus ils devaient l'expier chèrement. La haine implacable que les papes vouèrent à ce peuple et qui survécut à son extermination ne peut s'expliquer que par l'obstacle qu'il opposa à l'exécution de leurs plans favoris au moment où elle était sur le point de devenir définitive. Ils eurent l'art de faire partager cette soif de vengeance à toute la population indigène en s'adressant à la fois aux passions religieuses et aux sentiments patriotiques. Jamais race n'a été à ce point maudite, mise hors la loi et vouée à l'exécration des siècles ; jamais les fléaux de Dieu n'ont été appelés sur un peuple avec une si sauvage colère. Leurs anathèmes font penser à ces imprécations du fanatisme judaïque qui demandent que la tête des nouveau-nés soit écrasée sur la pierre. Et lorsqu'on cherche dans l'histoire de cette nation de quoi les motiver, on s'étonne de voir que le moment où ils lui sont prodigués avec le plus de fureur est précisément celui qui suit sa conversion au catholicisme, et où, par leurs mœurs, par l'état de leur civilisation, par l'esprit de leurs institutions, les Lombards se montrent si supérieurs non-seulement à tous les autres barbares, mais surtout à ces Grecs corrompus, à ces Francs avides et féroces qu'on appelait de si loin contre eux.

Quel était donc le crime des Lombards ? C'était d'avoir voulu créer un royaume sur les domaines consacrés au dieu jaloux, c'était d'avoir entrepris de fonder une nationalité chez le peuple épris de la domination universelle, c'était d'avoir cherché. à, élever un trône dans la patrie des tribuns, c'était d'avoir songé à constituer, il y a douze siècles, la barrière que sur le même sol des hommes qui ont peut-être quelques gouttes de leur sang dans les veines cherchent aujourd'hui à élever contre une autre barbarie, mais en opposition avec les mêmes ennemis. Un royaume ne pouvait durer en Italie qu'à la condition de l'absorber tout entière dans une seule unité politique. Dès lors, la domination pontificale y devenait impossible. Les Lombards furent sacrifiés. Ce qui donne une immense importance à leur tentative avortée, c'est qu'elle est la plus grande défaite d'un principe essentiel à la vie des nations et auquel l'Italie devait revenir après avoir payé cher les coups qu'elle lui avait portés, et appris par de sanglantes leçons qu'un peuple ne s'en passe pas impunément. La gravité de cet événement est tout entière dans la signification que lui prêtent les révolutions ultérieures de ce pays.

Le choix que firent les papes en confiant aux Francs le soin de leur vengeance s'explique naturellement par l'état de l'Europe au huitième siècle. L'Empire byzantin paraissait seul avec eux en état de remplir ce rôle, mais sa force n'était qu'apparente et les temps de Bélisaire étaient déjà bien loin. Léon l'Isaurien, qui occupait le trône d'Orient, était d'ailleurs un des ennemis les plus persévérants du culte des images et de l'Église romaine. On ne pouvait rien attendre de lui. Il n'était ni è ménager ni à craindre, et les pontifes le traitaient en conséquence : Tu veux m'effrayer, lui écrit Grégoire III, et tu dis : J'enverrai mettre eu pièces l'image du bienheureux Pierre, je ferai arrêter Grégoire, je le traiterai comme Martin fut traité par Constant. Mais sache bien que si tu oses menacer le pontife romain, quelques milles suffiront pour le mettre hors de tes atteintes, et alors tu ne battras que le vent. Sache encore que le bienheureux Pierre est considéré comme un dieu terrestre par tous les royaumes d'Occident, et si tu veux outrager son image, tous les peuples de l'Occident et même ceux de l'Orient se lèveront contre toi pour venger son injure.

L'empereur d'Orient écarté, restaient les Francs comme les alliés les plus puissants dont les papes pussent réclamer l'appui. C'était parmi les nations germaniques la première qui eût embrassé le catholicisme, c'était aussi celle qui se montrait la plus entreprenante, et, malgré sa férocité alors proverbiale, semblait appelée aux plus brillantes destinées. Tout récemment, elle venait de sauver la chrétienté en refoulant au delà des Pyrénées le flot de l'invasion musulmane qui avait été à la veille de submerger le Inonde, et cette victoire lui avait donné un prestige et un éclat extraordinaires. Dès ce moment, les papes tournèrent leurs regards du côté des Francs. Une circonstance favorable à leurs vues les y sollicitait indépendamment de ces considérations générales. Tout près du trône, ils avaient rencontré en France une ambition qui, comme la leur, ne semblait attendre pour se déclarer que le signal des événements. La famille d'Héristall gouvernait l'État sous le règne des derniers Mérovingiens, convoitant avec d'autant plus d'avidité les honneurs du pouvoir suprême, qu'elle en exerçait toutes les prérogatives. Mais, plus la barrière qui les séparait de ce dernier pas vers la royauté était fragile, plus elle semblait inviolable. Les Mérovingiens ayant perdu tous les attributs du pouvoir, on ne voyait plus en eux que leur droit ; et cette légitimité était protégée par une antique superstition. Leur faiblesse était devenue leur plus sûre sauvegarde.

De toutes les idées, ou, si l'on veut, de tous les préjugés apportés dans le monde par les peuples barbares, le plus énergique, après le sentiment de l'indépendance individuelle, était sans contredit celui du droit absolu de l'hérédité, et au fond ils provenaient chez eux d'une source commune. On leur a attribué, et fort à tort, la notion du droit individuel, conception toute philosophique qui ne s'est développée que beaucoup plus tard, entre le seizième et le dix-septième siècle. Ils en avaient tout au plus un instinct très incomplet et fort grossier. Les droits de la personne ne se présentent jamais dans leurs lois et leurs stipulations que sous la forme de privilèges souverainement injustes et arbitraires ; et ils attribuent à ces usurpations sur la liberté d'autrui la même force qu'a une propriété naturelle. De là leur brutale théorie de l'hérédité qui a si longtemps pesé sur le inonde moderne, et en vertu de laquelle une nation devient le patrimoine inaliénable d'une famille.

Pour vaincre une superstition aussi profondément enracinée dans l'esprit des Francs, un seul sentiment était assez puissant, c'était le sentiment religieux interprété par les papes ; un seul peuple était assez fort pour détruire les Lombards, c'étaient les Francs. De cette double opportunité devait naître un double compromis. Les pontifes avaient d'ailleurs à affronter, en se déclarant souverains indépendants, une superstition toute semblable à celle qui retenait les ambitieux maires du palais : c'était aussi une légitimité, celle des empereurs grecs, presque aussi faibles que les Mérovingiens, mais comme eux protégés par un préjugé encore puissant en Italie. Même en leur résistant, les papes attestaient chaque jour leur droit dans les actes publics. Cette légalité avait un caractère si antique, qu'ils avaient plus d'une fois reculé au moment de porter la main sur elle. D'autres scrupules les arrêtaient encore. Tout le passé de l'Église était là pour protester contre l'usurpation qu'ils méditaient. La tradition des premiers siècles n'était pas encore effacée, quoiqu'elle fût affaiblie, et ils en retrouvaient l'écho dans leur conscience. Pour le faire taire sans retour, pour ôter tout prétexte aux revendications futures, il fallait le déchaînement d'une nouvelle conquête et le droit que les peuples y attachent, il fallait l'état de chaos qui livre la terre au premier occupant. Et puisque dans l'opinion des hommes la force avait la vertu de purifier comme le feu, c'était à. la force qu'il fallait demander des titres.

Les rapports des papes avec la famille des Héristall prouvent avec évidence qu'ils furent frappés de très-bonne heure de cette analogie de situation, et employèrent toute leur habileté à l'exploiter au profit de leur propre élévation. Ils s'adressèrent d'abord à Charles Martel comme au seul véritable roi des Francs. Grégoire III lui envoya des ambassadeurs porteurs de riches présents et des plus flatteuses promesses. Ils firent briller à ses yeux des titres et des honneurs qui devaient éblouir l'imagination du barbare. Ils lui décernèrent en grande pompe la dignité de patrice et celle de consul romain, sorte de protectorat mal défini destiné à stimuler son ambition et en même temps à servir de supplément à cet empereur idéal que l'imagination des Italiens s'obstinait à placer sur le trône du monde. La mort l'empêcha de rien faire pour la cause de ses bienfaiteurs.

Ce fut sous Pépin que se conclut définitivement l'alliance de la papauté avec la race carlovingienne. Embarrassé du semblant de roi que défendaient seuls une vieille habitude et des scrupules auxquels il obéissait lui-même sans les partager, décidé à se défaire enfin de cette ombre importune, Pépin en vint à bout, grâce à la complicité du pape Zacharie, au moyen d'une scène de comédie convenue à l'avance. L'évêque Burchard et le chapelain Fulrad vinrent de sa part à Rome consulter le souverain pontife sur le cas de conscience qui embarrassait leur maitre. Valait-il mieux conserver à la France un roi sans autorité, ou conférer les titres de la royauté la où résidait la réalité du pouvoir ? Tels furent les termes dans lesquels les deux casuistes soumirent la question à Zacharie. Celui-ci, après en avoir mûrement délibéré, déclara se prononcer pour le dernier parti. Pépin pouvait désormais s'emparer de la couronne en toute sûreté de conscience. Cependant cette décision ne lui parut pas encore suffisante pour l'absoudre de son usurpation aux yeux de ses peuples. Il fallut, pour lever ses derniers scrupules, que le pape lui ordonnât solennellement de prendre le titre de roi des Francs. Ce fut encore sur son ordre exprès, si l'on en croit Éginhard, que le dernier Mérovingien fut jeté dans le cloitre où il finit ses jours.

Ainsi fut donnée la première couronne que la main d'un pape ait posée sur le front d'un ambitieux. Les rois devaient 'se repentir plus d'une fois d'avoir laissé prendre aux pontifes de Rome un si dangereux privilège. Ce fait n'avait dans l'histoire de l'Église qu'un seul précédent, et encore n'offre-t-il avec lui qu'une analogie assez éloignée : c'est la déposition du roi Vamba par le concile de Tolède, qui avait eu lieu vers la fin du septième siècle. Cette intervention de l'Église dans les affaires de l'État s'était opérée du moins par le ministère d'une assemblée essentiellement nationale. On sait d'ailleurs qu'à cette époque les conciles étaient loin de ne renfermer que des éléments ecclésiastiques, bien qu'ils y fussent en majorité.

Il est superflu de montrer dans le couronnement de Pépin le prix anticipé des services qu'on attendait de lui, et la cause première de cette donation fameuse par laquelle le nouveau roi des Francs allait constituer le domaine temporel en cédant avec tant de libéralité à ses bienfaiteurs des provinces qu'il ne possédait pas et qu'il connaissait à peine de nom. Ce qui s'y trouve aussi et ce qu'on y voit moins généralement, c'est l'origine des prétentions des papes à un droit de suzeraineté sur l'autorité des rois, ou pour mieux dire, sur tous les pouvoirs humains, car le sacre de Charlemagne, qui les mit plus clairement en évidence, n'est que le complément du sacre du roi Pépin.

Spectacle singulier sur lequel on ne saurait trop insister. Tout le moyen âge gravite en réalité autour de ces deux usurpations qui devaient décider à la fois de la constitution de l'Église et de celle de l'Empire. Elles s'élèvent en se donnant la main, elles se servent de mutuelle garantie et n'éprouvent aucun scrupule à s'emprunter réciproquement le titre qui leur manque et auquel elles ne croient pas. Ce que ni l'une ni l'autre n'ose prendre, elles le reçoivent sans remords d'une transmission plus illégitime encore. Pépin, qui n'ose pas toucher hune couronne tombée à ses pieds, donne sans hésiter des royaumes dont il ne tonnait pas même la situation géographique ; le pape qui donne la France à Pépin n'ose pas s'emparer d'une souveraineté placée entre ses mains, mais, du jour où Pépin la lui octroie, il s'en considère comme le propriétaire légitime. Ni l'un ni l'autre n'ont plus aucun doute sur leurs droits. Les pontifes et les Carlovingiens se présentent hardiment au tribunal de l'histoire, ceux-ci invoquant la donation du pape Zacharie, ceux-là attestant celle du roi Pépin. C'est se faire une étrange idée de ses devoirs que de vouloir qu'elle accepte une telle théorie de la légimité. Elle ne verra jamais dans ces deux investitures que deux usurpations, dont l'une, celle du roi, la plus condamnable au point de vue des barbares, peut être amnistiée pour les services qu'elle a rendus à la cause de la civilisation, tandis que l'autre, celle des papes, acclamée par une immense popularité, a produit des maux dont le monde n'a pas encore vu la fin, et ne sera jamais absoute.

Moins de trois ans après la singulière consultation mentionnée plus haut, Pépin payait au pape Etienne II la rançon promise à Zacharie, en procédant à l'extermination des Lombards. Avant même de se mettre en route et d'avoir conquis un arpent de terre en Italie, il lui avait octroyé à l'assemblée de Quercy-sur-Oise la donation à demi fantastique qui a tant exercé la perspicacité et l'imagination des historiens. Comme la teneur n'en est connue que par la relation fort suspecte du bibliothécaire Anastase, compilateur qui écrivait plus de cent ans après l'époque où elle a dû ou pu être rédigée, les hypothèses se sont donné carrière et sur la nature du pouvoir qu'elle accordait au pape et sur l'étendue des provinces qu'elle lui soumettait. Ce sont là des questions qui peuvent avoir leur intérêt au point de vue de la curiosité, mais qui n'ont aucune importance au point de vue du droit. Si l'on considère du reste le soin extrême qu'on apportait dus lors à la : conservation et, au besoin, à la fabrication des pièces et documents qui pouvaient servir les vues de la Cour de Rome, on est en droit d'en conclure que le texte original renfermait des clauses dont elle n'était pas complètement satisfaite. Lorsque Pépin fit sommer Astolphe, roi des Lombards, d'avoir à restituer au pape les provinces énumérées dans l'acte de donation, ces provinces n'appartenaient, selon les principes du droit historique, ni à Astolphe ni au pape et encore moins à Pépin, qui venait d'en disposer, mais à l'empire grec, dont elles n'avaient pas cessé de faire partie. Toutefois l'idée de donner un immense territoire sur lequel on n'a pas même acquis un droit de conquête offre quelque chose de si choquant, que les historiens ecclésiastiques, et plus récemment de Maistre et les derniers défenseurs du pouvoir temporel, se sont autorisés de ce mot de restitution dont Pépin se servit envers Astolphe, pour marquer que les papes possédaient une souveraineté antérieure il la donation et remontant à une époque déjà reculée. Malheureusement pour ce système, des faits nombreux sont là pour démontrer que même après cette donation les papes n'osèrent pas se croire déliés de tout engagement de fidélité envers les empereurs de Constantinople. Leurs lettres continuent à être datées de l'année du règne de l'empereur, comme du temps où ils étaient les souverains légitimes : Cet hommage leur est rendu jusque dans une lettre d'Adrien, postérieure de dix ans à la confirmation de Charlemagne.

Ces lettres des pontifes fondateurs du pouvoir temporel sont un triste témoignage de l'abaissement où l'Église chrétienne était tombée vers le milieu du huitième siècle et jettent un jour accablant sur les moyens que la papauté ne craignit pas de mettre en œuvre pour arriver à son but. On y voit toute la grossièreté des époques barbares, sans aucune des formes naïves sous lesquelles elle se déguisait parfois. Empruntant tour à tour le langage de l'audace, de la ruse, de la flatterie, et, lorsqu'ils s'adressent à leurs ennemis, celui de la plus brutale violence, les papes s'y montrent exclusivement préoccupés d'intrigues et d'intérêts étrangers à leur mission spirituelle. Les yeux sans cesse fixés sur la proie qu'ils convoitent, ils ne s'occupent pas un instant de l'influence morale de l'Église. Ail lieu de combattre les superstitions et l'ignorance de leur temps, ils les exploitent par des artifices honteux, par des supercheries combinées et soutenues avec la plus incroyable assurance. Le huitième siècle est une époque à part dans l'histoire du monde par le succès inouï qu'y obtint le mensonge. Une immense révolution fut accomplie en quelques années au moyen de quelques pièces fabriquées par des faussaires et qui devinrent dans toute l'Europe la source du droit public. Lorsque après plusieurs siècles la fraude fut découverte, elle avait depuis longtemps produit tous ses effets. Jamais, ni avant, ni depuis, on ne vit rien d'analogue : c'est l'âge d'or de l'imposture. Jamais les déclamations sur la fourberie sacerdotale n'atteindront à l'éloquence d'un simple inventaire de ces ruses pieuses et des résultats qu'elles amenèrent.

C'est à cette époque qu'il faut rapporter la plupart des interpolations, d'ailleurs si maladroites, qui ont défiguré les premiers monuments de la tradition chrétienne dans le but de les forcer à témoigner en faveur de la prééminence pontificale. C'est à cette époque qu'Isidore Mercator fabrique ses fausses Décrétales, sortes de consultations qui eurent bientôt force de loi et attribuées à des papes qui n'avaient jamais existé ou dont le nom seul était connu ; c'est à cette époque que sont inventées les fables les plus invraisemblables de la légende chrétienne ; c'est à cette époque que se rédige cette ridicule donation de Constantin que jusqu'au seizième siècle les papes ont invoquée comme une autorité irréfragable. C'est encore à cette époque qu'on doit rapporter la charte attribuée à Louis le Débonnaire, bien qu'elle remonte à un temps un peu postérieur.

Toutes ces falsifications, d'ailleurs faciles à reconnaître pour des yeux exercés, possèdent, outre la parenté de la forme et du fond qui leur donne une date presque certaine, un caractère commun : elles ont pour but unique l'élévation des papes soit au-dessus des rois, soit au-dessus du pouvoir épiscopal qui était encore redoutable pour eux. Leurs auteurs n'ont pas plus de souci des règles de la vraisemblance que de celles de la bonne foi. C'est ainsi que pour rattacher l'origine de la papauté à celle du christianisme ils intercalent leurs altérations dans des textes dont chaque ligne leur donne un démenti.

Les fausses Décrétales sont un des plus grands crimes qui aient jamais été commis contre la vérité, et méritent une place à part dans ce dénombrement. Dès le cinquième siècle, Denis le Petit avait formé un recueil des décisions émanées de l'autorité pontificale, et elles étaient connues sous le nom de Décrétales. Les plus anciennes qu'il eût pu recueillir après de longues et patientes recherches remontaient au pontificat de Sirice, vers 390. Il y avait un excellent motif pour que celles des papes antérieurs n'eussent pas été conservées, c'est que la juridiction des premiers évêques de Rome ne s'étendait guère au delà des limites de leur diocèse. Ce fait était invoqué avec raison par ceux qui plus tard refusaient de reconnaître leur autorité. Les papes ne pouvaient laisser subsister une lacune aussi embarrassante. Elle fut comblée vers la fin du huitième siècle par la mystification la plus hardie dont on ait gardé le souvenir. Un prêtre dont on ne connaît que le nom, probablement aussi faux que l'œuvre en tête de laquelle il est inscrit, Isidore Mercator, recomposa d'un trait de plume toute l'histoire de l'Église primitive. Il mit dans la bouche des papes du premier siècle le langage, les maximes et les prétentions de ceux du huitième, il antidata de sept cents ans leurs droits imaginaires que la chrétienté se refusait encore à admettre, et donna ainsi le prestige de l'antiquité et de la tradition à des innovations dont le plan était à peine conçu.

Cette œuvre, exécutée d'ailleurs sans art, avec l'inexpérience d'un barbare ignorant, pleine de contradictions, d'anachronismes et d'impossibilités, n'eût jamais soutenu l'examen, si l'esprit d'examen eût existé alors. C'est un ramassis de textes empruntés pour la plupart aux pères, aux conciles, aux décrets des empereurs, aux recueils des lois canoniques, détournés de leur vrai sens par des altérations sans nombre, et placés sous forme de lettres dans la bouche des différents papes à partir de saint Pierre. La primauté des pontifes sur les rois et sur les conciles y revient presque à chaque page[1]. La fable devait durer autant que cette primauté elle-même. Ce n'est que lorsqu'elle commença à décliner que Erasme et Fra Paolo Sarpi démasquèrent l'imposture et que Baronius et Bellarmin la désavouèrent.

La fausse donation de Constantin pour être une pièce controuvée n'en est pas moins un document historique des plus précieux, parce qu'il exprime en les antidatant de quelques siècles, mais avec une parfaite exactitude, les mobiles et la secrète ambition des papes qui l'ont forgée. C'est le programme de leurs aspirations vers le milieu du huitième siècle. Elle paraît avoir été rédigée principalement à l'adresse des empereurs d'Orient et pour repousser leurs revendications sur les provinces qu'ils avaient perdues. Mais on y trouve surtout au sujet de l'Italie un des aveux les plus significatifs qui aient jamais échappé à la politique pontificale. Constantin, après avoir énuméré les honneurs, privilèges et autres avantages qu'il accorde aux papes, leur donne libéralement la ville de Rome et l'Italie en toute propriété, et il ajoute alors ces paroles remarquables : Quant à nous, nous avons jugé convenable de transférer notre empire dans les provinces orientales et sur le territoire de Byzance, car là où le Roi céleste a placé la souveraineté sacerdotale et la lite de la religion chrétienne, il n'est plus juste qu'un roi conserve une puissance terrestre.

Toute la politique des papes est contenue, théorie et pratique, dans cette courte maxime, qui confirme d'une manière éclatante tout ce qui a été dit de leur incompatibilité avec la formation d'une nationalité italienne. Voilà la pensée qui avait frappé de stérilité toutes les tentatives qui s'étaient proposé ce but, c'est elle qui tua les Lombards et fit le prompt succès des Francs, c'est elle qui ressuscita l'Empire en couronnant Charlemagne. La première condition imposée au nouvel Empire fut de réaliser le vœu formulé dans la donation de Constantin, une domination lointaine qui laisserait le champ libre en Italie à la souveraineté sacerdotale. Les Souabe ont péri pour n'avoir pas voulu comprendre cette clause du pacte.

Quelques mois après son retour de l'expédition contre les Lombards, Pépin reçut la lettre suivante qui lui était adressée par l'apôtre saint Pierre en personne :

Pierre, nommé apôtre par Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, qui, régnant avant tous les siècles avec son Père dans l'unité du Saint-Esprit, s'est incarné dans ces derniers temps et s'est fait homme pour votre salut, avec moi et par moi toute l'Église de Dieu catholique et apostolique, c'est-à-dire l'Église romaine, mère de toutes les Églises de Dieu, fondée sur la ferme pierre par le sang de notre Rédempteur, et Étienne, chef de cette même Église, pour arracher cette Église des mains de ses persécuteurs, ainsi que le peuple romain qui m'est confié,

A vous rois, Pépin, Charles et Carloman, aux saints évêques et abbés, prêtres et moines, ducs et comtes, aux armées et aux habitants de la France, Moi Pierre, apôtre appelé par le Christ, en vertu d'un décret de la souveraine clémence, pour éclairer tout l'univers, etc.

Je provoque et j'exhorte votre charité à défendre cette ville de Rome et le peuple qui m'est confié contre leurs ennemis, de quoi je vous presse et vous adjure à cause des afflictions que l'exécrable nation des Lombards leur fait endurer. Ne vous y trompez pas, mes chers amis, mais tenez pour certain que c'est moi-même que vous avez ici vivant et comme en chair devant vous, et que c'est moi en personne qui vous conjure et vous adresse ces très-pressantes exhortations, etc.

Accourez, secourez votre mère l'Église avant qu'elle ne soit humiliée et violée par les impies, Votre nation, ô peuple franc, est aux yeux de l'apôtre Pierre la première qui soit sous le ciel... Si vous m'obéissez promptement, vous obtiendrez une grande récompense, vous vaincrez vos ennemis, vous mangerez les biens de la terre et vous jouirez de la vie éternelle ; si vous différez d'exécuter mes ordres, vous serez exclus du royaume de Dieu, etc.

Les historiens religieux ont éprouvé, en présence de ce document, un embarras facile à comprendre. Il était malaisé d'attribuer de telles pauvretés à un pur esprit. D'autre part, la pièce est d'un bout à l'autre rédigée avec un sérieux terrible. On a renoncé à en soutenir l'authenticité, et on l'a présentée comme une prosopopée ingénieuse et hardie du pape Etienne II, pour rappeler Pépin en Italie, où les Lombards avaient repris tous leurs avantages. Malheureusement, quand on rapproche cette lettre des monuments de même nature qui abondent à cette époque, il est difficile de se ranger à cette opinion. Un rapprochement est surtout décisif, c'est la comparaison de la lettre de l'apôtre avec celle où le même pape Etienne raconte en détail son entretien avec saint Pierre et saint Paul dans l'église de Saint-Denis, lors de la maladie qu'il fit au monastère de ce nom. Si ce sont là des figures de rhétorique, les fausses Décrétales doivent être appelées une admirable fiction, et le mensonge lui-même n'est plus que l'ornement de la vérité.

Tels sont les titres légaux de la papauté considérée comme pouvoir politique, et ce n'est pas un des moindres torts de cette institution que d'avoir réussi par de tels moyens. Les institutions sont responsables au même titre que les individus, et la conscience humaine se trompe rarement en les jugeant sur les moyens qu'elles ont employés. Quand elles ont consenti à obtenir leur succès de la fraude, c'est qu'elles n'en avaient à espérer aucun de la justice.

Au moment où il paraissait le mieux assuré, l'avenir des projets des papes faillit être compromis par le mariage de Charlemagne avec Hermangarde, fille de Didier, roi des Lombards. Le pape Étienne III se hâta de lui écrire pour le détourner de se souiller, lui le chef d'un peuple si noble et si illustre, par une alliance avec le sang impur des Lombards, cette race de lépreux, ces parjures, ces réprouvés, ces éternels ennemis de l'Église de Dieu. Le chef des Francs n'était pas homme à tenir compte de cette exhortation et passa outre. Restait la ressource du divorce, plus tard si peu accessible et si fatale aux rois lorsqu'on chercha à les dompter. Pour lors, on ne cherchait qu'à les gagner, et on la leur prodiguait. Charlemagne, qui fut le mari de neuf femmes et l'amant de ses propres filles, était tout disposé à en user largement. Dès l'année suivante, Hermangarde était répudiée, et, peu de temps après, Charlemagne, appelé par Adrien, ravageait la Lombardie, bloquait Didier dans Pavie et venait confirmer à Rome la donation faite par son père, en y ajoutant, selon le chroniqueur Anastase, la Corse, la Sardaigne, la Ligurie, la Sicile, Venise et Bénévent, pays dont il n'avait pas plus le droit de disposer que Pépin.

Le texte de cette confirmation n'est pas mieux connu que celui de la donation originale, et c'est sur le point le plus intéressant de ce traité, c'est-à-dire sur la définition exacte des droits respectifs du pape et du souverain, que les éclaircissements nous font le plus défaut. Sans prendre au mot les assertions du moine Sigebert de Gemblours au sujet du droit de choisir les pontifes, qu'un concile de Rome aurait alors attribué à Charlemagne, on peut affirmer avec certitude qu'il s'était au moins réservé le droit d'intervenir activement dans leur nomination. Quant aux autres prérogatives de la souveraineté, nul doute qu'il n'en ait gardé quelques-unes des plus importantes. Il prend le titre de roi d'Italie et de patrice des Romains, administre, fait frapper la monnaie à son effigie, règle les différends qui s'élèvent entre le pape et l'archevêque de Ravenne, casse les jugements ecclésiastiques lorsqu'ils lui paraissent mal rendus. Un caractère aussi hautain, une personnalité aussi énergique, n'étaient pas faits pour plier facilement devant les hommes d'Église. Les plaintes et les gémissements d'Adrien prouvent assez que la donation de Pépin commençait à être traitée comme une légende, et que Charlemagne ne tenait guère compte de ses propres engagements.

On conçut alors la pensée de les lui faire renouveler par un acte solennel qui ne lui permettrait plus désormais de revenir en arrière et de reprendre ce qu'il avait donné. Pour garder contre lui l'Italie, il fallait l'enchaîner par une légalité nouvelle. Ainsi, c'est au moment où le pouvoir de Charles, affermi chez les plus grandes nations de l'Europe, paraissait sans contrepoids possible dans le monde, que les pontifes formèrent le projet hardi de le subalterniser en lui donnant en apparence le couronnement le plus glorieux qu'il pût rêver. Tel est le vrai sens du rétablissement de l'Empire d'Occident.

Cette reconstitution n'a rien de commun avec le type du vieil Empire. Ce n'est nullement la grandeur des empereurs qu'elle a en vue, mais bien celle des papes. L'ignorance barbare permettait seule de prendre cette contrefaçon pour une continuation du règne des Césars : elle n'en a ni l'homogénéité, ni la centralisation, ni l'absolue autorité. Cela est si vrai que, si l'on en croit Eginhard, Charlemagne sentait vaguement que ce nouveau titre ne devait pas profiter à son pouvoir, et montrait de la répugnance à l'accepter. Cette acceptation entraînait en effet un abandon déguisé de l'Italie. Il échangeait son droit de conquête et l'unité d'un royaume formé avec son épée contre une sorte de fédéralisme impérial trop favorable à la liberté des peuples pour l'être à la force des souverains. Roi, il avait été pour les papes un protecteur tout-puissant ; empereur, il trouvait en eux des rivaux.

On emprunta autant que possible la mise en scène aux traditions antiques. L'élection par l'acclamation populaire qui, le jour de Noël de l'an 800, investit Charlemagne de la dignité impériale, était incontestablement une forme et une idée antiques ; mais ce qui n'était ni l'un ni l'autre, le voici : le représentant légal de ce peuple était et devait rester le pape. La couronne était mise sur le front de l'empereur par le pape en sa qualité de chef de la république romaine, source unique du pouvoir impérial. L'empereur devait prêter entre les mains du pape un véritable serment de fidélité qui devait être renouvelé à chaque changement de règne. Ses successeurs étaient tenus de venir se faire couronner à Rome, sans pouvoir y fixer leur résidence, comme pour rendre hommage à leur suzerain par cette comparution périodique. Ces conditions si étrangères à l'antique constitution du pouvoir impérial le plaçaient sous la dépendance des pontifes de Rome. Qu'importent les concessions apparentes au prix desquelles ils achètent cet immense avantage ? Qu'importe que l'empereur s'attribue de son côté le droit de confirmer l'élection des pontifes ? Qu'importe même que Rome ne soit nominativement qu'un fief et le pape un grand vassal de l'empire ? Il s'agit bien du petit territoire de la principauté temporelle ! les papes sont sur le chemin de la monarchie universelle.

Ce pacte fameux entre l'Église et Charlemagne n'avait dont presque rien de commun avec les anciennes traditions impériales et pontificales. Par la forme, il rappelle plutôt les stipulations d'origine barbare dans lesquelles l'engagement même entre le seigneur et le vassal est toujours double et réciproque. Sous les empereurs romains, ce contrat n'eût jamais été synallagmatique. Le droit de confirmation que l'Eglise leur avait reconnu dans les élections pontificales, et dont les empereurs grecs héritèrent pour un temps après eux, n'avait eu d'autre corrélatif qu'une promesse de protection vague et sans garantie. Par le fond, il est encore plus étranger au temps des Césars, car il subordonne l'Empire à l'Église. Il ouvre à l'ambition des papes un champ illimité. Au premier abord, le contraste qu'il y a entre ces deux pouvoirs dont l'un parait si fort, l'autre si désarmé, étonne, et l'on se demande s'il n'aurait pas mieux valu pour la papauté de rester dans sa première situation, si précaire qu'elle fût, entre les Lombards et les empereurs de Constantinople ; mais ce Cloute ne tient pas devant l'analyse des nouvelles conditions de leur autorité. Le droit que les deux pouvoirs se sont donné l'un sur l'autre, l'antagonisme inévitable créé par le pacte ne peut que tourner au profit des papes. Est-ce que les hasards de l'hérédité concentrée dans une race royale et représentée quelquefois par un enfant, quelquefois par un fou, sont de force à lutter contre une institution fondée sur le calcul et la prudence, sans cesse renouvelée par l'élection, personnifiée par ce qu'il y a de plus sage, de plus intelligent, de plus expérimenté dans les conseils de l'Eglise ? L'organisation impériale pourra-t-elle d'ailleurs se maintenir dans ses limites actuel les, au milieu de tant de causes de dissolution ? Celle du clergé chrétien ne tend-elle pas, au contraire, à se discipliner et à se fortifier tous les jours, et le premier terme de cette grande dualité une fois affaibli, le second ne devient-il pas tout-puissant ?

Ainsi se prépare le drame saisissant qui va remplir le moyen âge de ses combinaisons variées. Des deux principaux éléments qui se sont jusqu'à présent montrés en Italie, à savoir le principe démocratique et municipal qui a le plus contribué à l'élévation des papes, et le principe aristocratique qui, sous la forme du royaume, et avec l'appui des chefs militaires de la conquête, s'est efforcé de fonder une nationalité italienne, le premier s'inféode à la papauté et le second à l'Empire, sans toutefois s'y absorber d'une façon absolue, car nous retrouverons de loin en loin leurs manifestations. L'Empire et la papauté restent seuls sur le champ de bataille, ils éblouissent l'imagination italienne par le prestige d'un double idéal également chimérique, la détournent du destin plus modeste, mais plus solide, qui donne aux nations l'indépendance, et ils la condamnent à un cosmopolitisme brillant et stérile.

La popularité qui accueillit dans ce pays le sacre de Charlemagne, s'inspirait en outre d'un sentiment plus puissant encore que la magie des souvenirs. Cette couronne, signe de la domination universelle, c'était l'Italie vaincue qui la donnait. De conquise elle devenait conquérante.

 

 

 



[1] On doute si le recueil d'Isidore fut écrit tout entier à la même époque, ou s'il reçut plus tard quelques additions. D'une part, est cité dès 785 dans la collection d'Ingelram, évêque de Metz ; d'une autre, les attaques spécialement dirigées contre le pouvoir des évêques semblent se rapporter plutôt à l'époque de la féodalité épiscopale.