HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE PREMIER. — ORIGINE DE LA PAPAUTÉ ET PREMIÈRE FORME DU POUVOIR TEMPOREL.

 

 

Le christianisme naissant fut une république spirituelle. Il n'avait ni chef suprême, ni bras séculier, ni pouvoir temporel. Tel est peut-être de tous ses principes celui qui contribua le plus puissamment à cette fortune si rapide qu'on a longtemps cru ne pouvoir expliquer que par les miracles. Il offrit dans une société livrée à la force matérielle l'image d'une autorité toute morale t il se déclara indépendant de tout système politique, à une époque où les nations étouffaient dans le cercle inflexible de l'organisation romaine ; sa cause était gagnée d'avance par ce seul contraste. Son succès ainsi interprété peut se passer de l'hypothèse des miracles ; il confirme les grandes lois de l'histoire au lieu de les contredire, et il honore mille fois plus la nature humaine que ces coups d'État que la crédulité prête à la Providence, sans se douter qu'elle accuse sa sagesse en voulant glorifier sa puissance. On ne doit pas craindre de toucher à la légende lorsque la légende diminue l'humanité.

Au moment où apparut avec le christianisme primitif le dogme de la liberté spirituelle, Rome n'avait pas seulement dépouillé les peuples de tout ce qui constituait leurs traditions et leur nationalité, elle leur avait pris jusqu'à leurs dieux, emmenés captifs dans ses temples. En échange elle leur avait donné ses Césars à adorer. On sait que, par une singulière et significative analogie, les Romains retrouvaient dans leur religion le principe de conquête renfermé dans leur politique, et confisquaient à la fois les dieux et les royaumes. Une fois le monde conquis et les dieux vaincus, Rome se fit diviniser elle-même dans la personne de ses maures. Le culte grossier des empereurs succédait lui-même à l'ère de décadence où le polythéisme vieilli avait renié son propre symbolisme pour la plate et banale interprétation d'Evhémère. Les dieux n'étant plus aux yeux des sages que des rois divinisés après leur mort, un empereur romain pouvait bien être divinisé de son vivant. Ainsi, ce n'était pas savez que les peuples fussent esclaves, il fallait qu'ils adorassent leur servitude.

C'est vainement que, pour les intéresser à sa conservation et tromper jusqu'à la conspiration des souvenirs, ou avait graduellement étendu le droit de cité presque aussi loin que la conquête elle-même. Ils ne pouvaient pas plus reconnaître leur patrie dans la formidable centralisation qui les avait attirés pour les dévorer, que leurs dieux dans les vains simulacres enchaînés au Panthéon. L'unique résultat de ces mesures fut d'affaiblir la seule personnalité énergique qui restât dans l'Empire, celle de Rome elle-même ; en sorte qu'une organisation toute mécanique, et obligée par son extension indéfinie à une concentration toujours plus étroite, survivait seule à l'âme absente. C'est par cette loi de son développement que ce pouvoir monstrueux en était arrivé à usurper jusqu'au ciel lui-même, ce dernier refuge des vaincus.

Ainsi s'explique l'immense attraction qu'exerça la doctrine qui rendait aux opprimés une patrie et un Dieu placés au-dessus des atteintes de la brutalité, et qui, par la bouche de Paul, proclamait l'égalité entre les vainqueurs et les vaincus, entre le maître et l'esclave, entre l'homme et la femme, entre le juif et le gentil. La pureté de quelques autres préceptes de la foi chrétienne ne put sans doute manquer de briller d'un incomparable éclat auprès de la corruption où était tombée la société antique, mais aucun d'eux n'eut une influence aussi décisive que cette revendication inattendue des droits de la personnalité méconnue. Le christianisme fut avant tout un cri de liberté, une formule d'affranchissement, un immense effort de l'esprit humain pour échapper au règne de la force. Il eut pour complices toutes les nationalités opprimées.

Si l'on ajoute à ce trait prédominant le caractère d'universalité Par lequel il se distingue d'une manière si frappante soit du judaïsme, auquel il fit d'ailleurs de si nombreux emprunts qu'on le considéra longtemps comme une secte juive, soit des autres religions de l'antiquité, qui étaient éminemment exclusives, nationales, faites à l'image et à l'usage d'un seul peuple ; si on leur compare la simplicité de ses dogmes et de ses cérémonies, la liberté de son orthodoxie, qui firent croire d'abord qu'il était une philosophie et non un culte, ainsi que ses ennemis le lui reprochèrent longtemps, on s'aperçoit qu'on a dans le christianisme tel qu'il se manifeste dans sa forme primitive et spontanée l'antithèse la plus complète qui se puisse imaginer de la légalité romaine. Et c'est par cette opposition qu'il s'empare du monde.

Opposition d'autant plus absolue qu'elle n'a rien d'agressif ni d'hostile. Par sa soumission si résignée aux puissances terrestres, le christianisme primitif ne fait que marquer plus fortement l'abîme qui les sépare de lui. Ils vivent dans deux sphères tellement étrangères l'une à l'autre, qu'il ne suppose pas qu'il puisse avoir un point de contact avec elles. Mais s'il leur abandonne si volontiers le corps, c'est qu'il entend garder l'âme tout entière. Sa principale force consiste è n'avoir rien qui leur ressemble ; car c'est par cette essence toute spirituelle qu'il échappe aux prises de ses puissants ennemis.

C'est donc par sa nature même que l'Église chrétienne des deux premiers siècles exclut toute idée d'une autorité politique. Dans cet âge d'inspiration, de spontanéité et de désintéressement, elle n'a encore ni gouvernement, ni temples, ni rites, et on distingue è peine en elle les premiers éléments de sa hiérarchie. Minutius Félix, dans son apologie, lui en fait avec raison un titre de gloire : Le temple du vrai Dieu, dit-il, c'est l'univers ; son image, c'est l'homme ; et le sacrifice qui lui plaît ce sont les bonnes œuvres. — Ne croirait-on pas entendre un de ces déistes qui, dix-sept siècles plus tard, devaient protester à leur tour contre une institution devenue si différente d'elle-même, que tous les ouvrages écrits pour sa défense pouvaient être rétorqués contre elle comme autant de blâmes.

La notion d'une autorité spirituelle personnifiée dans un seul homme, c'est-à-dire de la papauté elle-même, n'en est pas moins absente. On n'en trouve aucune trace dans l'œuvre des premiers apologistes. Le nom dè pape s'y rencontre, il est vrai, mais il se donne indifféremment à tous les évêques. Après la mort des apôtres, l'autorité spirituelle appartient tout entière aux évêques élus par l'assemblée des fidèles, aux prêtres, aux diacres, aux interprètes des Écritures qui ont pu connaître les premiers pasteurs et conserver leurs traditions. Les liens entre les diverses Églises sont entretenus par des instructions votées et rédigées en commun sous forme d'épîtres. Elles traitent le plus souvent des questions de morale.

Plus tard, lorsque le pouvoir épiscopal commence à se dégager des formes toutes démocratiques des premiers jours, ces rapports se multiplient et se régularisent. Les affaires qui intéressent l'Église sont réglées par des assemblées d'évêques. Ces petits conciles sont présidés le plus souvent par celui qui en a provoqué la réunion. Non-seulement les évêques de Rome ne s'attribuent aucune prééminence sur leurs collègues, mais on ne voit pas qu'ils y prétendent, et la meilleure preuve qu'ils ne possèdent pas dans cette première période les prérogatives qu'ils s'attribuèrent plus tard, c'est que toutes ces prérogatives y sont exercées par les conciles, qui administrent, gouvernent et règlent jusqu'aux moindres compétitions. L'intervention des papes fait si peu de bruit dans la chrétienté naissante, qu'on ne sait pas même si Clet et Anaclet furent deux personnes ou une seule, ni s'ils ont — ou s'il a — régné après ou avant Clément. Quant à celui-ci, loin de s'arroger dans les actes qui restent de lui aucune autorité sur les autres Églises, il ne parle jamais en son propre nom, et se borne à exprimer les vœux et les sentiments de ses diocésains.

Qu'il y a loin des commencements si humbles et si grands de cette république chrétienne, où le plus influent était le plus saint, et où l'unité résultait non de la contrainte, mais de l'entente des cœurs, au spectacle qu'elle offre quelques siècles plus tard ; et qui la reconnaîtrait dans cette monarchie absolue où le clergé forme une classe privilégiée, séparée des fidèles ; où l'élection, détournée de son but, n'est plus qu'un choix arbitraire fait par le supérieur au profit d'un pouvoir unique et irresponsable ; où l'évêque de Rome, héritier de l'autorité des conciles, arbitre souverain des nations, prétend à la fois gouverner les consciences et distribuer les royaumes, régner sur l'âme et sur le corps, comme cet Empire romain contre lequel le christianisme était venu protester ? Sans doute, le chemin parcouru entre ces deux termes extrêmes n'est autre chose que le cercle dans lequel se meuvent d'ordinaire les institutions politiques, mais il semble que les sociétés religieuses, qui prétendent avoir un idéal absolu, devraient d'abord démontrer qu'elles ont échappé à cette instabilité. A quoi leur sert de posséder la règle du bien et du vrai, si elles se montrent soumises à la même fatalité que les entreprises inspirées par l'ambition ?

On voit par là combien la papauté, que des théories intéressées ou une critique peu éclairée ont présentée comme une institution née avec le christianisme et formée de toutes pièces, fut au contraire une création lente et successive. On voit aussi quelle espèce d'évolution elle représente dans l'idée chrétienne. Elle se développa dans son sein, de même à peu près que le germe du pouvoir absolu se forme et grandit au sein des démocraties. L'autorité spirituelle apparut d'abord, puis la discipline, la gestion des intérêts, le gouvernement ; les prétentions temporelles se montrèrent ensuite, puis enfin le rêve de la monarchie universelle.

Les conciles furent les premiers à profiter de cette tendance, et la favorisèrent en haine des divisions qui commençaient à troubler l'Église. Mais dans ces siècles d'enthousiasme et de sincérité, les fidèles eussent repoussé comme une impiété le moyen brutal qu'on choisit plus tard pour trancher les difficultés au lieu de les résoudre. Attribuer l'infaillibilité aux conciles leur eût paru un acte d'idolâtrie, à plus forte raison eussent-ils reculé devant l'idée de remettre une telle arme aux mains d'un seul homme. L'autorité pontificale n'est pas même mentionnée dans les apologies de Justin, de Minutius Félix, de saint Irénée, de Clément d'Alexandrie, ouvrages où toutes les questions qui intéressent l'Église sont traités avec une grande abondance de détails. Le mot Église romaine qui s'y l'encontre quelquefois n'y est jamais pris que clans l'acception de diocèse de-Rome. C'est dans les derniers livres de Tertullien que les prétentions de l'évêque de Roma à un titre honorifique plutôt qu'à une primauté effective font pour la première fois leur apparition, mais il n'en parle que pour les tourner en ridicule. De même on chercherait vainement de quoi les justifier dans les nombreux écrits d'Origène. Avec saint Cyprien, on s'aperçoit que la prérogative papale a gagné du terrain grâce aux déchirements qui font une loi de la discipline et de l'unité. Cyprien s'adresse à l'évêque de Rome comme au chef de l'Église principale, source de l'unité sacerdotale, mais il l'appelle son collègue, et le pape Étienne, ayant voulu prononcer en dernier ressort entre lui et son compétiteur au siège de Carthage, il se moque à son tour des pré, tentions de l'évêque des évêques. Je suis indigné, lui écrit à ce sujet saint Firmilien, de la folle arrogance de l'évêque de Rome, qui prétend avoir hérité son évêché de l'apôtre Pierre.

Malgré ces répugnances des caractères les plus purs et les plus indépendants dont s'honorait l'Église chrétienne, le mouvement qui tendait à concentrer une grande autorité entre les mains d'un seul homme, était secondé par tant de causes qu'il devait prévaloir tôt ou tard. Et cette concentration une fois décidée par l'extension de ses conquêtes, par les schismes sans cesse renaissants, par la persécution, par l'habitude invétérée de donner à la loi une personnification visible et vivante, par la lassitude qui fait les dictatures, il y avait une grande raison pour qu'elle s'accomplit au profit des évêques de Rome : c'était l'unique, l'incomparable situation de leur diocèse.

Les regards du monde entier étaient encore tournés vers Rome, et Rome devenant chrétienne, il était naturel qu'il s'habituât à y chercher la règle des consciences, comme depuis si longtemps il y trouvait celle des intérêts. La pensée de calquer l'empire spirituel sur celui des Césars devait donc s'offrir d'elle-même à des esprits encore mal émancipés de leur longue servitude, et elle souriait également aux politiques, comme un moyen facile d'utiliser une organisation toute faite et de frapper vivement les imaginations en empruntant un reflet de la grandeur romaine. L'Église eut donc sa capitale et son César comme l'Empire, et la division des provinces ecclésiastiques se fit sur le modèle des provinces impériales.

De leur côté, les empereurs ne pouvaient manquer d'être frappés de la prodigieuse prospérité de l'établissement qu'ils avaient voulu détruire, et plus encore de l'aisance avec laquelle ils l'adapteraient au cadre de leur propre gouvernement. Les deux institutions étaient, en effet, comme superposées, et, d'imitation en imitation, en étaient venues à posséder un mécanisme presque identique. N'ayant pu s'anéantir l'une l'autre, après des luttes interminables, possédant désormais beaucoup de points de contact et d'intérêts communs, il était impossible qu'a un moment donné il ne vint pas à l'esprit de leurs chefs de s'allier pour se prêter un mutuel appui. N'ayant pu vaincre le César spirituel, l'empereur devait, tôt ou tard, lui tendre la main. C'est ce qui arriva sous Constantin.

Le pacte fut donc signé, mais avec une arrière-pensée de chacun des contractants de l'exploiter tout entier à son profit. L'Empire et l'Église, malgré la similitude artificielle de leurs formes, étaient deux forces trop contraires d'esprit, d'origine et de tendance, pour former une alliance solide et durable. Il y avait dans le christianisme, et en dehors de sa hiérarchie, trop d'éléments d'indépendance et de moralité, pour qu'il pût vivre longtemps en bonne intelligence avec ce pouvoir brutal, fils de la décadence du polythéisme.

Ainsi fut enfantée la Rome spirituelle, et la démocratie chrétienne transformée en une monarchie qui devait tendre désormais sans cesse à se rendre absolue. On aurait grand tort d'assimiler de tous points le pouvoir des papes sur l'Église à celui des Césars sur l'Empire, mais la marche à suivre était tracée et le modèle trouvé. Alors apparaît la première forme du pouvoir temporel. L'Église devient propriétaire et envahit les magistratures. La donation de Constantin est une fable qu'un sophiste effronté pourrait seul défendre aujourd'hui ; mais elle n'a d'autre tort que de faire naître en un jour une œuvre essentiellement successive, de placer le développement tout entier dans ce qui n'était que le germe.

Les conséquences de ce mariage mystique de l'Église avec l'Empire romain ne se firent pas attendre. Elles se déroulent avec une merveilleuse clarté, et jamais enseignement ne fut plus éloquent. Tous les signes de caducité qui se manifestaient dans l'Empire se reproduisent aussitôt dans l'Église, jusqu'au mouvement de dislocation qui avait amené le partage de la domination impériale. L'Orient commence dès lors à se séparer de l'Occident, au point de vue religieux comme au point de vue politique. L'Église persécute au nom de l'unité, comme avait fait l'Empire. Elle refuse à ses ennemis la tolérance qu'elle a si longtemps invoquée pour elle-même. Elle ferme leurs temples et s'enrichit de leurs dépouilles. Elle répète contre les sectes dissidentes la guerre implacable que Rome avait faite aux nationalités. Les disputes théologiques, jusque-là inoffensives, ensanglantent les cités. Comme l'Empire, l'Église a ses prétoriens qui mettent la tiare aux enchères, élèvent pape contre pape, évêque contre évêque, concile contre concile. Ce n'est pas tout. Il faut payer aux empereurs le prix de leur protection, en attendant qu'on cherche à usurper leur autorité. Dure et humiliante rançon ! On voit un homme chargé de crimes comme Constantin, couvert du sang de son frère, de son fils et de sa femme, recevoir l'encens en qualité d'évêque extérieur dans les basiliques chrétiennes, et se faire adorer en qualité de césar dans les derniers temples du polythéisme. Sans même avoir été baptisé, il dépose des évêques, prononce en dernier ressort sur leurs différends, assemble et préside des conciles, décide des questions de dogme selon les inspirations de son impatience ou de son caprice, et, pour dernier scandale, il est mis au nombre des bienheureux. Ses successeurs conservent et exercent tous ces privilèges. Enfin, la faveur impériale fait en quelques mois ce que les persécutions les plus atroces n'avaient pu faire dans le cours de tant d'années : un pape renégat et un concile parjure.

En même temps les mœurs et les caractères s'avilissaient, une interprétation grossière ou puérilement subtile et raffinée se substituait aux libres controverses des premiers apologistes. Les formules, les pratiques superstitieuses, les mots d'ordre remplaçaient la foi ; la morale était délaissée pour le dogme ; les lieux de réunion des fidèles, qui n'étaient d'abord que des espèces d'écoles où l'on s'instruisait par la lecture des Écritures, et où, selon l'attestation de Lactance et d'Origène, on avait proscrit sévèrement les statues, les images et l'encens, se transformaient en superbes basiliques où s'étalaient des cérémonies empruntées aux cultes païens, mélange d'appareil et de mystère habilement combiné pour frapper les imaginations.

Tels furent les premiers fruits de la révolution qui venait de s'accomplir dans l'Église. La valeur de cette transformation put dés lors être jugée par ces résultats, auxquels l'expérience des siècles est venue ajouter une confirmation éclatante. Tout ce que l'Église avait gagné en unité et en puissance politique, elle l'avait perdu en autorité morale. La vitalité que le christianisme portait en lui-même, celle qu'allait lui apporter l'adoption du monde barbare, le sauvèrent sans doute de la décadence prématurée à laquelle il semblait condamné ; mais il garda l'élément nouveau que lui avait légué le paganisme expirant. Une forme de gouvernement inspirée par l'absolutisme le plus brutal qui fut jamais s'imposa à une institution qui avait eu pour principe et pour but la liberté, et la dénomination païenne resta attachée comme une ironie au fronton de l'édifice chrétien : Pontifex maximus !