HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER. — JEUNESSE ET COMMENCEMENTS DE NAPOLÉON.

 

 

1769-1793

 

Napoléon n'a été jugé le plus souvent que par l'amour ou par la haine. Après sa mort, comme de son vivant, il lui a été donné de troubler profondément le cœur des hommes, et les combats qu'avait fait naître sa politique, on a continué à les livrer pour ou contre sa mémoire. Aux apothéoses populaires, aux glorifications intéressées de l'esprit de parti, aux complaisances d'historiens dupes ou complices des préjugés vulgaires, ont répondu d'ardentes représailles où l'on a vu trop souvent la vérité blessée avec ses propres armes. Sa gloire a trouvé toutefois beaucoup plus, de courtisans que de détracteurs, car l'encens qu'on n'a plus pour l'idole, on le prodigue encore à ses adorateurs. L'histoire n'est pas faite pour de tels rôles, qui ne se concilient ni avec le calme de l'équité ni avec la dignité du juge,

Aujourd'hui que la détraction et l'apologie ont, en s'épuisant elles-Mêmes, préparé tous les éléments d'une complète instruction, le moment semble venu pour des appréciations plus clairvoyantes. Si j'ose, après tant d'illustres contemporains, publicistes, philosophes, historiens, poètes, interroger à mon tour une figure que si peu d'entre eux ont pu fixer impunément, mon unique prétention est de mettre à profit le bénéfice du temps. Les renseignements abondent, les mobiles sont mieux connus, les faits mieux éclaircis, les faux prestiges se dissipent. Quant aux passions qu'éveille en nous le souvenir de la part que la mémoire de Napoléon a eue de notre temps dans les défaites de la liberté, il est maintenant assez facile de s'en défendre. Le présent, devenu moins sévère, ne permet déjà plus de désespérer de l'avenir de mes sens ni les préventions de la haine ni les superstitions de l'enthousiasme, et je repousserais comme une honteuse servitude toute opinion qui pourrait m'empêcher de m'incliner devant la vraie grandeur.

Il y a, d'ailleurs, dans l'histoire une force d'apaisement qui protège l'âme contre le fanatisme de l'esprit de parti. Si elle nous offre le spectacle décourageant de défaillances, de chutes et de contradictions sans nombre, elle nous montre, par des traits plus frappants encore, qu'il y a dans la civilisation une tendance constante à reprendre et à élever son niveau. Elle nous montre surtout que nous sommes toujours les artisans de nos propres destinées, et qu'il a toujours dépendu d'un peuple de ne pas se créer les nécessités sous le joug desquelles il a dû ensuite se courber. En dépit de certaines apparences mal comprises, l'histoire n'est pas une école de fatalisme, elle est un long plaidoyer en faveur de la liberté humaine.

Cet enseignement, qui est de tous les temps, ressort avec une force particulière de la marche progressive du siècle où naquit Napoléon jusqu'aux commencements de la Révolution française, et les déviations qui surviennent plus tard ne sauraient en affaiblir la portée. Jamais activité n'a été plus libre malgré ses entraînements, plus rationnelle malgré ses illusions, jamais les hommes ne se sont élancés vers la vérité avec une ardeur plus généreuse et plus sincère. Le succès de leurs efforts a pu âtre compromis par les passions, par les fautes, par l'empire des préjugés anciens et les obstacles inhérents à la pratique des choses, mais leurs efforts n'ont pas été perdus. Une foule de grands hommes avaient agrandi, renouvelé tous les domaines de la science et de la pensée ; ils avaient fait prévaloir une idée plus élevée de la dignité humaine, une conception plus étendue des droits des peuples et des individus ; ils avaient combattu tous les genres de servitude, ils avaient réconcilié la politique avec la justice et la liberté. Ils avaient adouci les mœurs, à ce point qu'on semblait vouloir faire grâce aux abus pour leur laisser le temps de mourir de leur mort naturelle.

En cela, le XVIIIe siècle était-il une exception, suivait-il une utopie ? Non ; il continuait ses devanciers : le XVIe, qui avait vu naître la Réforme, le XVIIe, qui avait vu triompher les institutions anglaises ; il était en communion avec tous les glorieux esprits du passé ; il marchait sur la grande route du genre humain, il le savait et cette confiance donnait à son déclin une sorte de sereine majesté. Après les penseurs qui avaient illustré sa carrière, il voyait déjà apparaître les grands réalisateurs qui devaient compléter son œuvre ; après les Locke, les Montesquieu, les Voltaire, les Rousseau, s'élevaient les Turgot, les Franklin, les Mirabeau, les Washington. La république américaine, cette fille de l'expérience, irréprochable comme une création de la raison pure, allait naître au-delà des mers pour servir de phare aux sociétés futures. L'avenir paraissait tellement assuré, le cours des choses si irrésistible, que les esprits les plus sages ne pouvaient se défendre d'un peu d'ivresse, et, dans leur impatience trop dédaigneuse des faits, ils s'élançaient jusqu'aux dernières limites du possible. Non contents de proclamer la fin du despotisme politique et religieux, ils prédisaient la fin des superstitions, la fin de la misère, la fin de l'esclavage, la fin des conquêtes, la fin de la guerre. C'est vers ce temps-là que naquit dans une petite Ile obscure et presque sans histoire un enfant qui devait s'appeler Napoléon Bonaparte.

Le contraste que cet homme extraordinaire offre avec l'esprit général de son époque n'a pas besoin d'être cherché ; il frappe tout d'abord les yeux. Par son caractère, par ses idées, et surtout par le but qu'il s'est proposé, Napoléon semble un homme d'un autre âge. Cependant, plus on l'étudie, plus on s'aperçoit que les seules parties de son œuvre qui soient restées vivantes sont en définitive celles qu'il a empruntées au génie de son temps. Le reste est purement phénoménal. Le rôle de Napoléon n'a donc rien d'inexplicable pour l'histoire.

Son pays semblait être, comme la Pologne, un démenti vivant donné aux rêves des philosophes. La Corse formait, dans ce siècle du cosmopolitisme, une contrée à part en Europe, par ses malheurs comme par le caractère et les mœurs de ses habitants. Leurs relations avec le continent, qui n'avaient jamais été bien fréquentes, étaient devenues plus rares encore pendant leurs longues luttes contre Gênes. Il en résultait que, malgré un certain vernis de civilisation que la jeunesse allait chercher dans les universités d'Italie, ils avaient conservé presque intacte l'énergique et sauvage originalité de leur physionomie. « La Corse, dit Tite-Live, est une contrée âpre et montagneuse, presque impraticable. Elle nourrit une population qui lui ressemble, et presque aussi intraitable que les bêtes fauves. Faits prisonniers, les Corses ne s'adoucissent pas dans la servitude : ils se rendent insupportables à leurs maîtres ou abandonnent la vie par impatience du joug. »

Ce portrait avait gardé une part de vérité, en dépit des changements amenés par le mélange des races et par le progrès des temps. Les invasions successives, l'influence de la civilisation générale, avaient adouci le type primitif, mais ne lui avaient pas fait perdre ses traits principaux. A son indomptable âpreté s'était alliée une certaine souplesse empruntée à l'Italie, à l'énergie du caractère, une intelligence subtile et déliée. Sobres, courageux, hospitaliers, mais dissimulés, superstitieux, vindicatifs, tels étaient, tels sont encore les Corses. Rappelant en ceci leur climat, qui est brûlant dans les plaines et glacé sur les hauteurs, ils ont le cœur violent et la tête froide. Ils sont faits pour exceller à la fois dans la diplomatie et dans la guerre. Ils ne participaient guère alors aux idées de leur temps que par les bribes d'érudition classique qu'ils rapportaient des universités italiennes. De là la simplicité antique de leurs idées politiques, que ne contrariait d'ailleurs presque aucune des institutions qui régnaient encore sur le reste de l'Europe. Paoli put songer sérieusement à jouer sans son pays le rôle d'un Solon ou d'un Lycurgue, et dans ce que les circonstances lui permirent d'entreprendre, il lie rencontra aucune des résistances qu'il eût trouvées partout ailleurs. Ce qui, en France, était du domaine des rêveurs devenait, en Corse, le fait de l'homme d'État et pouvait être sur-le-champ réalisé. C'est pour ce motif que la Corse attira l'attention de Jean-Jacques Rousseau, tout entier alors à ses réminiscences de l'antiquité, avec lesquelles il croyait faire du nouveau. Dans son Contrat social, il appelle la Corse « le seul pays capable de législation qu'il y ait encore en Europe, » affirmation qui détermina Paoli à lui faire demander un projet de constitution par l'entremise de Buttafuoco. Les Corses se trouvaient d'emblée dans la situation qu'on ne pouvait concevoir partout ailleurs qu'en faisant table rase de tout ce qui existait. Cet état social et l'esprit qui en était la suite expliquent dans une certaine mesure ce qu'il y a d'antique dans l'idéal politique de Napoléon comme dans celui de Paoli, car un César n'était pas moins incompatible qu'un Lycurgue avec les délicates complications de nos sociétés modernes.

Après de longues années d'une lutte opiniâtre pendant laquelle ce petit pays étonna l'Europe par son indomptable courage, les Génois, se voyant hors d'état de le reconquérir, le vendirent à la France. Choiseul, qui s'était présenté d'abord en médiateur et qui occupait en cette qualité les principaux ports de l'Ile, ne rougit pas de tourner toutes les forces d'une nation puissante contre le faible peuple qui avait eu confiance en sa protection. Paoli, le héros de la guerre contre les Génois, s'efforça en Bain de résister à l'invasion française ; il fallut céder. Il s'éloigna, le désespoir dans le cœur, de ce pays qu'il n'avait délivré de ses anciens oppresseurs que pour le voir succomber sous un nouveau despotisme. Mais, l'année même où les patriotes furent écrasés par nos armes, la Corse vit naître celui que ses conquérants allaient bientôt recevoir pour maitre. Napoléon vint au monde le 15 août 1769, deux mois après la soumission de l'Ile.

L'enfance et la jeunesse des plus grands hommes échappent nécessairement à l'histoire ; c'est pourquoi. la fiction s'en empare le plus souvent. La jeunesse est pleine de mystères psychologiques et de secrètes métamorphoses qui n'offrent à l'examen le plus attentif que très-peu de données positives. C'est un âge de formation où tout dans l'âme humaine est encore indécis et changeant. On n'y trouve ni cette contexture solide, ni ces lignes arrêtées, ni enfin ces garanties d'information qui constituent seules la réalité historique. Il est plus rare encore d'y rencontrer des actions qui soient dignes de fixer l'attention des hommes. Aussi les efforts multipliés qu'on a faits pour soustraire la mémoire des premières années de Napoléon à cette obscurité inévitable n'ont-ils abouti qu'à la création de légendes dont la puérilité égale l'invraisemblance. Placé entre l'inconvénient d'une brièveté trop rigoureuse et celui d'une minutie qui n'a ni sérieux ni vérité, je choisirai le moindre, et, laissant de côté des récits hypothétiques, j'exposerai rapidement les faits et les observations qui, par l'universalité des témoignages, présentent seuls un caractère de certitude.

Au premier rang parmi les compagnons de Paoli, s'était distingué Charles de Bonaparte, le père de Napoléon. Sa famille était originaire d'Italie, elle y conservait encore des descendants. Elle avait acquis une certaine illustration dans la politique et dans les lettres à l'époque des républiques italiennes. Elle s'était réfugiée en Corse à la suite des discordes civiles qui déchirèrent Florence, mais elle avait toujours gardé des relations avec le pays qui avait été son berceau, et était restée italienne presque autant que corse. On pouvait encore reconnaître en elle l'empreinte de la fine et forte race d'où sortit Machiavel. Lorsque Paoli eut quitté l'Ile, Charles Bonaparte, qui avait épousé depuis peu Lœtitia Ramolino, femme de la plus rare beauté, compagne de ses périls alors qu'elle était déjà enceinte de Napoléon, dut se soumettre comme la majorité de ses concitoyens. Il sut même gagner avec une surprenante facilité les faveurs de l'administration française ; mais, pendant plusieurs années encore, une poignée de patriotes, traquée dans les montagnes de l'intérieur, continua à soutenir la lutte, et leur supplice ensanglanta notre conquête.

C'est au sein de ce peuple, vaincu sans être dompté, au milieu de ces passions, tantôt comprimées, tantôt se déchaînant tout à coup avec la sauvage violence du tempérament corse, que grandit le jeune Napoléon. Il assista tout enfant aux dernières convulsions de dépendance de son pays. « Je naquis quand la patrie périssait, écrivait-il à Paoli en 1789 ; les cris du mourant, les gémissements de l'opprimé, les larmes du désespoir, environnèrent mon berceau dès ma naissance. » Né au sein des orages, il se familiarisa de bonne heure avec leurs agitations, et il leur dut en partie le sang-froid qu'il montra plus tard au milieu du chaos révolutionnaire. Comme Achille enfant, il avait été trempé dans le Styx.

Les souvenirs de la guerre de l'indépendance, les récits de ceux qui l'avaient faite, les imprécations du patriotisme opprimé, et surtout les exploits déjà légendaires du grand Paoli, le guerrier législateur, figure antique égarée dans le XVIIIe siècle, tel fut le premier aliment dont se nourrit sa jeune et ardente imagination. Ces impressions se gravèrent fortement dans cette âme profonde et y dominèrent tous les sentiments de la jeunesse. Elles lui donnèrent un sérieux d'une extraordinaire précocité. Il partagea, tout enfant, de grandes et patriotiques émotions, auxquelles il s'associait par l'instinct avant de les comprendre par l'intelligence ; il assista à des spectacles qui éclairèrent prématurément à ses yeux tous les extrêmes de la vie humaine. Il connut les passions politiques à un âge où les hommes ne se passionnent d'ordinaire que pour leurs jouets, et c'est peut-être pour y avoir été initié trop tôt qu'il s'en est détaché si vite. A peine arrivé à Brienne, cet enfant de onze ans aperçoit dans une des salles de l'école le portrait de Choiseul, l'auteur des maux de son pays ; il l'apostrophe avec colère et s'indigne qu'on conserve à Brienne le portrait d'un tel homme. Un peu plus tard, parlant de son père mort, il déclare ne pouvoir lui pardonner de n'avoir pas suivi jusque dans l'exil la fortune de Paoli.

Charles Bonaparte, dont la famille était nombreuse et le patrimoine des plus médiocres, avait sollicité et obtenu, grâce à la protection du comte de Marbeuf, gouverneur de l'Ile, des places gratuites pour ses enfants dans les principales maisons d'éducation de France. C'est ainsi que le jeune Napoléon entra à Brienne. En écartant la foule d'anecdotes suspectes qui abondent sur cette partie de sa vie pour s'en tenir à l'impression générale de ceux qui l'ont connu à cette époque, on découvre dès lors en lui un caractère concentré, résolu, une humeur volontiers batailleuse, et, malgré des éclairs de gaieté, une disposition d'esprit singulièrement assombrie dans un si jeune enfant. La dureté du sort avait retranché en lui tout le luxe aimable de l'enfance. Il s'isolait, s'ouvrait rarement à ses camarades, en était peu aimé et ne se mêlait presque jamais à leurs jeux. Ce penchant à l'isolement, naturel chez une âme qui ne trouve pas autour d'elle les points de contact dont elle a besoin, accompagne souvent la supériorité, même à l'âge où elle s'ignore elle-même, et les enfants ne le pardonnent pas plus que les hommes.

Du reste, écolier laborieux, appliqué, et, chose remarquable, d'une extrême docilité envers ses maîtres. C'est ce que constate expressément un certificat du chevalier de Kéralio, inspecteur des écoles militaires, qui fut frappé de la tournure d'esprit et de caractère qui s'annonçait dans cet adolescent. Napoléon Bonaparte savait dès lors plier, quand il le voulait, sa brusquerie naturelle aux circonstances, et se faire souple et insinuant par esprit de conduite. Il devint en peu de temps le premier élève de l'école dans les mathématiques, pour lesquelles il avait un goût passionné. Il porta la même ardeur dans l'étude de l'histoire, mais avec une préférence marquée pour celle des républiques de l'antiquité, dans lesquelles il retrouvait une image ennoblie des luttes dont son pays venait d'être victime. Plutarque et les Commentaires de César furent de bonne heure ses deux lectures de prédilection. L'un lui offrait ce mélange de positif et de romanesque qui eut toujours un si vif attrait pour son' esprit ; il trouvait dans l'autre un sujet de contrôle, de comparaison pour ses études militaires et en même temps le cadre le plus grandiose qu'il pût rêver. Il n'accorda qu'une attention distraite aux autres objets de l'enseignement et ne se perfectionna que très-tard dans l'étude de la langue française, dont il ne connut même jamais très-bien quelques-uns des éléments les plus essentiels, bien qu'il l'aie plus d'une fois maniée en écrivain supérieur.

A l'École militaire de Paris, où il vint compléter son instruction après sa sortie de Brienne (1785), et où il fut soumis à une discipline beaucoup moins étroite, sa personnalité commença à se dégager plus énergiquement et se montra sous un jour nouveau. Il s'y trouva dans une sorte d'abandon relatif et comme perdu au milieu du grand nombre. Sa docilité fit place à un sentiment d'indépendance ombrageuse ; il devint entier, tranchant, absolu et frondeur ; ses maîtres eux-mêmes se plaignirent du changement. Son caractère prit une nuance marquée de misanthropie. L'avenir qui s'ouvrait devant lui ne lui* offrait que les plus tris es perspectives. Son père venait de mourir, laissant sa famille dans une gène pire que la pauvreté ; ses frères et sœurs étaient dispersés dans des maisons d'éducation, où ils étaient élevés, comme on disait alors, aux frais du roi ; il ne pouvait plus compter que sur l'appui précaire de ses protecteurs, dont il aurait bientôt lassé la bienveillance.

Le contraste de sa situation avec celle de ses camarades, qui étaient pour la plupart des cadets de familles opulentes, lui fit sentir vivement l'amertume des privations qu'il était forcé de s'imposer et qu'il savait d'ailleurs supporter sans se plaindre. Mécontent, aigri, tourmenté déjà par une inquiète activité qui était la première fermentation de son génie, il vivait en solitaire et passait pour insociable. Il avait pris le ton et le langage, alors fort à la mode, des censeurs de l'ancien régime, et il critiquait avec toute la sévérité d'un moraliste de seize ans les abus d'une société au sein de laquelle, selon toute probabilité, il était destiné à végéter obscurément dans les grades inférieurs de l'armée. Bourrienne nous a conservé quelques fragments assez curieux d'un mémoire que rédigea Bonaparte à l'École militaire pour signaler tous les inconvénients des habitudes dispendieuses que contractaient les élèves, grâce à des règlements trop relâchés. L'incorrection à peine croyable de ses lettres de cette époque ne permet pas de supposer que le style du mémoire soit de lui, mais les idées ont déjà l'empreinte de son esprit pratique et organisateur. Il considérait avec raison tout ce luxe comme une détestable initiation aux privations de la vie militaire, mais la rigueur du régime qu'il proposait de substituer à la licence de ces positions privilégiées décèle trop la secrète rancune qui inspirait au jeune réformateur son zèle égalitaire.

Au bout d'un an, Bonaparte quitta l'École militaire, entra en qualité de *lieutenant en second au régiment de La Fère et fut envoyé en garnison à Valence (I786). Il avait alors un peu plus de seize ans. Là, sous l'influence d'une femme aimable et distinguée, qui l'accueillit et le produisit dans le monde, cette nature concentrée, qui n'avait pas encore eu son rayon de soleil, s'épanouit pour la première fois. Une transformation frappante s'opéra pour un instant dans le caractère, les mœurs et les manières du jeune sous-lieutenant. C'est alors que commença à se révéler ce charme insinuant et plein de séduction qu'il savait parfois donner à son langage, d'ordinaire brusque et direct quand il n'était pas impérieux. Son esprit s'affina et s'assouplit au contact de ce monde de l'ancien régime, fait par les femmes et pour les femmes. En même temps de nombreuses lectures étendirent dans les directions les plus variées le cercle de ses idées et de ses connaissances. Les volumineux extraits qui restent tout entiers écrits de sa main attestent que jamais loisirs de garnison ne furent plus laborieusement employés.

Au reste ses passions de ce temps-là ne paraissent pas l'avoir longtemps ni beaucoup occupé, si l'on en croit un Dialogue sur l'Amour qui est resté parmi ses papiers de jeune homme, et où l'on trouve une boutade assez conforme aux opinions qu'il a toute sa vie professées sur ce sujet : « L'amour, dit-il, fait plus de mal que de bien, et ce serait un bienfait d'une divinité protectrice que de nous en défaire et d'en délivrer les hommes. » Aucune distraction ne pouvait lui faire oublier son Ile natale, sa pauvre Ithaque, qu'il n'avait pas revue depuis longues années, et qui était alors son seul et véritable amour. Mais dans 'quel état la retrouverait-il lorsqu'il lui serait permis d'y retourner ? Ces pensées lui causaient une tristesse qui aurait été jusqu'à lui suggérer des pensées de suicide, si l'on devait prendre au mot là-dessus les confidences d'une jeune imagination :

« Que les hommes sont éloignés de la nature ! qu'ils sont lâches, vils, rampants ! Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes compatriotes embrassent en tremblant la main qui les opprime. Ce ne sont plus ces braves Corses qu'un héros animait de ses vertus, ennemis des tyrans, du luxe, des vils courtisans... Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu nos mœurs !

« La vie m'est à charge parce que je ne goûte aucun plaisir et que tout est peine pour moi, parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement toujours ont des mœurs aussi éloignées des miennes que la clarté de la lune diffère de celle du soleil. Je ne puis donc pas suivre la seule manière de vivre qui pourrait me faire supporter l'existence. D'où s'ensuit un dégoût pour tout[1]. »

C'est à Valence que, selon toute apparence, se fit en Bonaparte le premier éveil de l'ambition. C'est là du moins qu'il commença à écrire cette Histoire de Corse qui paraît avoir été la principale préoccupation intellectuelle de sa jeunesse, et dont il n'a été publié que des fragments[2]. Il en adressa, en 1786, les deux premiers chapitres à l'abbé Raynal avec une lettre des plus flatteuses, dans laquelle il lui demandait ses conseils et son patronage. L'abbé, alors à l'apogée de sa gloire, les lui accorda de bonne grâce. Ainsi que l'indique le choix de ce sujet et tout ce qu'on sait de Bonaparte à cette époque, son Ile natale était encore, à ce moment de sa vie, le principal objet de ses pensées, le but sur lequel se concentraient tous ses plans d'avenir. Elle lui semblait le plus beau théâtre qu'il pût lever. Il n'ambitionnait un succès littéraire à Paris qu'afin de pouvoir se présenter avec plus d'éclat et d'autorité à ses compatriotes. La Corse était un refuge pour son imagination, il s'y consolait de la mesquinerie présente de son existence et s'y créait une fortune à sa guise. Atteindre au rôle d'un Paoli et réaliser un jour dans sa patrie rendue à l'indépendance les projets que son héros avait conçus sans pouvoir les exécuter, lui paraissait alors la plus haute visée à laquelle il lui fût permis d'aspirer.

C'est dans ces dispositions que le trouvèrent les commencements de la Révolution française. Il n'hésita pas un instant à se prononcer pour elle, car il était de ceux qui lui appartenaient par situation. Mais s'il en adopta les couleurs et le langage, il n'en épousa ni les enthousiasmes ni les haines. Il vit en elle une puissance plutôt qu'un principe. Bien qu'il fût un partisan déclaré des idées nouvelles, pendant assez longtemps encore il fut beaucoup plus préoccupé des affaires de la Corse que de celles de la France, pays dans lequel il se considérait toujours un peu comme un étranger ; et cette préférence patriotique était entretenue par les voyages de plus en plus fréquents qu'il faisait dans Lorsque la grande crise de 1789 éclata, la Corse subit le contre-coup des événements, mais d'une façon très-superficielle, parce qu'elle n'avait pas de classes privilégiées à détruire. Les insulaires, qui s'étaient d'abord contentés de demander la complète assimilation de leur pays aux provinces françaises, espérèrent ensuite un instant obtenir sa complète indépendance. Mais l'Assemblée nationale déclara la Corse réunie à la France avant que Paoli, qui était sur le point de se mettre en route pour venir plaider devant elle la cause de sa patrie, fat arrivé à Paris. On l'accueillit quelques jours après avec de grands honneurs, mais le décret fut maintenu.

L'année suivante (juillet 4790), Paoli se rendit en Corse, et son retour excita un vif enthousiasme parmi ses compatriotes. Bonaparte s'y trouvait alors et s'y remuait beaucoup ; il venait d'y jouer, ainsi que son frère Joseph, un rôle très-actif dans la petite révolution municipale d'Ajaccio. Il fut chargé de rédiger l'adresse de félicitations que cette ville offrit au général. Il saisit avec joie cette occasion d'être enfin admis à connaître de près son héros. Paoli accueillit avec distinction et amitié le fils de son ancien ami. Il fut frappé de l'originalité des idées de ce jeune homme de vingt et un ans, de l'énergie avec laquelle il les exprimait, du cours impétueux de son esprit, de la singulière et forte trempe de son caractère. Il n'admira pas moins ses aptitudes militaires dans les plans de fortifications qu'il lui demanda pour la défense de l’Ile. Il lui prédit un grand avenir.

De son côté, Bonaparte ne sentit pas diminuer son admiration pour le général dont la personne simple et digne soutenait la haute opinion qu'inspiraient ses vertus. L'ambition seule put l'éloigner de Paoli. C'est vers cette époque, c'est-à-dire en 1791, que Bonaparte fit imprimer son premier manifeste politique, sous le titre de Lettre à Matteo Buttafuoco. Ce pamphlet est l'expression passionnée des opinions et des sentiments qui l'occupaient alors. On y voit qu'en dépit de son éducation française, Bonaparte était resté Corse jusqu'au fond de l'âme et ne pouvait encore se consoler de la chute de son pays. On y sent la rancune d’un patriotisme qui ne peut pardonner à la conquête française, malgré sa métamorphose de 1789.

Cet écrit avait pour but de défendre Paoli contre les injustes attaques de Buttafuoco. Il parut contre le gré de Paoli, qui écrivit à Bonaparte, avec l'abnégation et la simplicité d'une grande âme : « Je désire qu'on ne parle plus de moi que comme d'un homme qui a eu seulement de bonnes intentions. »

Buttafuoco avait été le principal instrument de Choiseul lors de la réunion de l'Ile à la France, et avait reçu de lui le prix de ses services. Plus tard, envoyé comme député de. la noblesse de Corse à la Constituante, loin de chercher à faire oublier le rôle odieux qu'il avait rempli dans cette intrigue, il se montrait au sein de l'assemblée l'adversaire acharné des plus justes réformes. Tout ce passé politique fut dévoilé au grand jour, marqué en traits de feu par cette véhémente philippique, où l'ironie la plus acérée se joint à une éloquence ardente et déclamatoire. Bonaparte, alors orateur assidu et applaudi des réunions populaires, la fit lire au club d'Ajaccio, qui l'accueillit avec la plus vive approbation et en vota l'impression. La lettre, bien que destinée à la Corse, ne perdait pas de vue la France et contenait, à l'adresse de la puissance d'opinion qui y régnait, des hommages pleins d'une exaltation toute méridionale : « Ô Lameth ! ô Robespierre ! ô Pétion ! ô Volney ! ô Mirabeau ! ô Barnave ! ô Bailly ! ô Lafayette ! Voilà l'homme qui ose s'asseoir à côté de vous ! Tout dégouttant du sang de ses frères, souillé par des crimes de toute espèce, il se présente avec confiance sous un habit de général, inique récompense de ses forfaits 1 Il ose se dire représentant de la nation, lui qui la vendit, et vous le souffrez ! Il ose lever les yeux, prêter l'oreille à vos discours, et vous le souffrez ! Si c'est la voix du peuple, il n'eut jamais que celle de douze nobles ! Si c'est la voix du peuple, Ajaccio, Bastia, et la plupart des cantons, ont fait à son effigie ce qu'ils eussent voulu faire à sa personne. »

La Lettre à Buttafuoco est de beaucoup le meilleur écrit de la jeunesse de Napoléon Bonaparte. Inspirée par une indignation sincère et patriotique, écrite sous l'empire d'une émotion spontanée, elle porte, malgré les déclamations qui la déparent, l'empreinte d'un sentiment irai, ce qu'on ne peut dire ni du discours envoyé au concours proposé par l'Académie de Lyon, qui est à peu près de la même époque, ni du Souper de Beaucaire, qui est de l'année 1793.

Bonaparte était alors, comme tous les jeunes gens de sa génération, ions l'influence presque exclusive des idées de Jean-Jacques Rousseau, et, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, il imitait de prédilection les défauts de son modèle, plus faciles à reproduire que ses qualités. C'est à cette influence qu'il dut son heure de fièvre et d'exaltation. Il était en garnison à Auxonne, et sa mauvaise fortune le contraignant à faire de nécessité vertu, il y vivait avec une économie et une sobriété extrêmes. Il consacrait tous ses instants de liberté à l'éducation de son frère Louis, se faisant une loi de ne jamais paraître dans les parties de plaisir de ses camarades, affectant des dehors stoïques et une mise négligée jusqu'à paraître sordide. C'est sous l'empire de ces dispositions vertueuses qu'il écrivit ion Discours sur les vérités et les sentiments qu'il importe le plus d'inculquer aux hommes pour leur bonheur, sujet mis au concours par l'Académie de Lyon.

D'après l'a façon dont il traita ce sujet, et malgré l'enthousiasme qu'il y dépensa, il est permis de conclure qu'il n'avait aucune vocation pour le métier de moraliste. Son style, qui devait être un jour d'une admirable précision, et qui dans son premier pamphlet est d'une rare vigueur, est ici prolixe et boursouflé, et n'a rien encore de cette espèce de laconisme à la Saint-Just, qui fut ce qu'on pourrait appeler sa seconde manière comme écrivain. Il faut lire ce discours pour concevoir à quel point. un grand esprit, égaré par l'engouement dans une voie contraire à sa vraie nature, peut tomber au-dessous de lui-même. Il est impossible de douter que l'œuvre ne soit de Napoléon ; il s'y dénonce en quelque sorte par plusieurs traits caractéristiques, notamment par l'apostrophe qu'il y adresse à son protecteur Raynal, et par l'éloge enthousiaste qu'il y fait de Paoli. On sait d'ailleurs que ce discours retrouvé à Lyon, grâce à une flatterie de Talleyrand qui ressemble fort à une espièglerie, fut conservé malgré Napoléon, qui en jeta au feu le manuscrit original, sans se douter qu'une copie en avait été faite par M. d'Hauterive. Mais n'étaient ces preuves d'authenticité, qui devinerait dans cette amplification d'écolier, dans cette rhétorique diffuse et sentimentale, dans ces lieux communs d'une fade philanthropie, dans ce pathos à la Florian, dans cette emphase qui touche parfois au burlesque, l'homme d'action, la grande épée qui devait avant peu accomplir une si terrible tâche ? Ce n'est pas impunément qu'il fit mentir son génie à parodier des sentiment% qui ne furent jamais dans son cœur. Ce discours, au lieu d'être couronné, comme le dit à tort le Mémorial de Sainte-Hélène, reçut de l'examinateur du concours, M. Vasselier, cette curieuse mention : « Ce discours est peut-être l'ouvrage d'un homme sensible, mais il est trop mal ordonné, trop disparate, trop décousu et trop mal écrit, pour fixer l'attention. »

Cette méprise d'un esprit qui avait si peu de vocation pour les rêveries humanitaires, n'a d'ailleurs rien de surprenant à la fin du XVIIIe siècle. C'était peu auparavant que Robespierre rimait ses madrigaux pour l'académie des Rosati. Le caractère de Bonaparte se montra sous un jour plus vrai dans une circonstance jusqu'ici assez généralement ignorée. Ce court épisode explique sa vie entière. Il prouve qu'aucune des qualités bonnes ou mauvaises d'un homme ne se révèle sans avoir d'abord en quelque manière trahi sa présence. Les caractères ne se forment pas par de soudaines explosions, mais quelques-uns de leurs aspects restent inaperçus jusqu'à ce que l'occasion les fasse sortir de l'ombre. Ce n'est que par la plus arbitraire des fictions que certains historiens ont prétendu nous montrer dans le même homme plusieurs caractères successifs.

La loi sur la garde nationale avait produit en Corse une fermentation plus vive que partout ailleurs, résultat facile à prévoir dans une contrée à peine soumise. En armant tous les citoyens, cette institution allait rendre aux forces locales une sorte de prépondérance sur celles de la métropole. De là l'importance que les Corses attachaient aux élections qui devaient donner des chefs à cette milice. Bonaparte, quoique officier dans l'armée active, profitant des nombreuse ! irrégularités que la Révolution avait introduites dan ! le service, employa un de ses congés à briguer h grade de chef de bataillon dans la garde nationale d'Ajaccio, gage certain de popularité, et par suite d'avancement, la popularité étant alors la source de tout pouvoir. Ce grade, qui était le plus élevé de la milice d'Ajaccio, fut disputé à Bonaparte par plusieurs compétiteurs riches et influents, dont les chances paraissaient plus sérieuses que les siennes. Marius. Peraldi et Pozzo di Borgo étaient les chefs du parti qui lui était opposé et avaient pour eux les principaux de la ville. Mais Bonaparte sut remédier à ce désavantage force d'activité. Il déploya, pour se recruter des partisans et échauffer ceux qu'il possédait déjà, une adresse, une ardeur, une âpreté extraordinaires dans un si jeune homme. Il acheta ceux qui étaient à vendre, chercha à effrayer ceux qu'il ne pouvait acheter : argent, promesses, menaces, influences de famille et d'amitié, il mit tout en œuvre pour gagner les électeurs.

Bientôt la ville fut partagée en deux camps prêts à en venir aux mains, et le nombre des partisans du jeune Bonaparte s'accrut au point d'égaler presque celui de ses adversaires. Mais ce n'était pas tout que d'avoir gagné le peuple, il fallait encore obtenir le suffrage des commissaires chargés par la Constituante de l'organisation des bataillons. Représentants du pouvoir central, les divisions mêmes qui venaient d'éclater à Ajaccio allaient leur donner une influence décisive sur les élections, en les plaçant comme de médiateurs entre les deux partis. Si on les avait pour ennemis, tout était perdu. De part et d'autre on semblait résolu à leur soumettre les griefs réciproques et à les choisir pour arbitres, et on les attendait avec impatience pour aller au scrutin.

Ils arrivent enfin, et Murati, le plus important d'entre eux, descend chez Marius Peraldi, le principal concurrent de Bonaparte. C'était se prononcer clairement pour sa candidature, mais sans prendre parti et sans exercer aucune pression blâmable sur l'opinion. Bonaparte n'avait pas prévu ce coup, qui renversait ses plans pour ainsi dire sans les combattre ; il le ressentit avec une violence extrême. On le vit tour à tour sombre, abattu, indécis. Laisser les choses suivre leur cours, c'était donner à ses adversaires une victoire certaine ; résister n'était pas moins dangereux. Il passa une grande partie de la journée en colloques avec ses plus intimes confidents, inquiet, tourmenté, n'osant prendre un parti, essayant de se faire comprendre à demi-mot, espérant qu'on lui épargnerait la responsabilité d'une résolution hasardée. Enfin, Comme personne ne prenait les devants, il se décida à agir.

Vers le soir, comme les Peraldi étaient à table, on frappe brusquement à la porte de leur maison. Un serviteur ouvre ; des hommes armés y pénètrent aussitôt et s'élancent au milieu des convives épouvantés. Murati avait pris la fuite. On le rejoint, on s'empare de sa personne et on le conduit de force dans la maison de Bonaparte. Celui-ci attendait avec anxiété le résultat de l'expédition. Maîtrisant son émotion et composant son visage, il reçut son prisonnier avec une affabilité affectée : « J'ai voulu, lui dit-il, que vous fussiez libre, entièrement libre ; vous ne l'étiez pas chez Peraldi. » Frappé de stupeur devant ce coup d'audace, et tout ce qu'il annonçait en cas de résistance, le commissaire ne jugea pas à propos de protester, et encore moins de retourner à l'endroit d'où il était venu.

Le lendemain, le vote eut lieu, et Bonaparte fut nommé chef de bataillon. Pozzo di Borgo ayant voulu protester à la tribune de la section contre la violence faite au commissaire et contre les intimidations qui avaient altéré la sincérité du vote, on le saisit d'en bas par les jambes, il fut précipité, foulé aux pieds, et ne dut son salut qu'à l'intervention de Bonaparte lui-même. L'affaire fut étouffée, grâce à la rapidité vertigineuse avec laquelle marchaient à Paris les événements, el Bonaparte garda son commandement ; mais si la veille du 18 brumaire les Cinq-Cents avaient connu ce trait de sa vie, il est probable qu'ils ne se seraient pas réunis à Saint-Cloud[3].

Cependant la Révolution poursuivait son orageuse carrière. Les Girondins s'étaient saisis du gouvernail après la chute des Constitutionnels, et tout annonçais déjà qu'il échapperait avant peu à leurs mains défaillantes. Une émeute éclata à Ajaccio. Lorsque l'ordre fut rétabli, Bonaparte, qui avait été destitué par le ministre de la guerre Lajard, de son grade dans l'artillerie, dont il avait fait une sinécure, se rendit à Paris pour se justifier tout à la fois de son absence prolongée, et du rôle qu'il avait joué dans la répression de ces troubles, comme chef de bataillon de la garde nationale. Il fut bientôt réintégré dans l'armée, grâce à des protecteurs influents. C'est à cette circonstance qu'il dut d'assister à quelques-unes des plus fameuses journées de la Révolution, entre autres au 20 juin, au 10 août, au 2 septembre. On devine l'effet que dut produire sur un esprit si positif le spectacle de tant de fureurs et de passions déchaînées. Sa foi aux principes, qui n'avait jamais été bien ferme, en fut pour toujours ébranlée ; mais au lieu de se rejeter brusquement dans le camp opposé, comme' il arrive d'ordinaire, il resta un partisan plus décidé que jamais des idées auxquelles il ne croyait plus, et prêt à marcher au besoin avec des hommes qu'il méprisait. La contradiction n'est qu'apparente. Avec son goût inné Pour l'ordre et l'autorité, il ne pouvait voir sans répulsion le tumulte et les excès de la victoire populaire, et l'on sait le regret qu'au 20 juin il exprima à son ami Bourrienne, de ne pas voir « balayer toute cette canaille. » Mais la force n'exerçait pas un moindre empire sur son esprit, et du jour où il eût reconnu la puissance invincible du mouvement, il le suivit jusqu'au bout, malgré ses répugnances, et sans en discuter la marche et les accidents.

A travers l'exagération d'opinion qu'il commença à afficher dès lors, jusqu'au moment où elle cessa de lui être utile, on sent un homme qui juge la révolution en spectateur, et la France presque en étranger, qui est aussi détaché des passions de son époque que préoccupé de ses propres intérêts, qui ne se compromettra jamais pour une cause vaincue ou chancelante, qui n'aura, en un mot,' pour politique que de suivre le courant et se rallier aux décisions du grand nombre, afin de tirer des événements le meilleur parti possible. Une seule fois il se trouva compromis, et ce ne fut pas' pour le parti qui lui inspirait le plus de sympathies, ce fut pour celui qui avait montré le plus de force et de rigueur dans l'exercice du pouvoir, et qui semblait appelé à fixer les destinées de la Révolution.

Ce voyage à Paris dans un pareil moment était propre à le faire réfléchir, et opéra une véritable transformation dans ses idées. Rien ne pouvait lui enseigner au même degré la connaissance des hommes, la science des révolutions, l'art de se servir des passions, en affectant de les servir. Il jugea d'un coup d'œil tout le parti qu'il pourrait tirer, dans l'intérêt de son avancement, de ces changements aussi soudains qu'irrésistibles. L'émigration ayant enlevé à l'armée plus des trois quarts de ses officiers, ceux qui avaient embrassé la cause de la Révolution étaient assurés d'une fortune rapide et brillante. Il compara le champ presque illimité que la Révolution lui ouvrait à la carrière étroite et disputée qui lui était offerte dans son pays. Il s'attacha dès lors à la fortune de la France, qu'il n'avait servie jusque-là que faute de pouvoir se consacrer tout entier à sa vraie patrie. Il se lia plus étroitement à cette cause, à mesure que ses compatriotes, effrayés par les excès qui se commettaient à Paris, s'en détachèrent davantage. Et ces dissentiments ne faisant que s'aggraver avec le temps, le jour approcha où il allait être mis en demeure de choisir entre son ancienne et sa nouvelle patrie.

Les Corses n'ayant guère connu que de nom les privilèges et les abus qui avaient si longtemps pesé sur la France, ne pouvaient voir qu'une barbarie injustifiable dans les sanglantes représailles qui en accompagnèrent la chute. Transportée dans leur pays, la législation révolutionnaire, avec ses catégories de suspects et ses immolations systématiques, n'était plus que le délire d'une cruauté sans excuse. Ils voulaient y échapper à tout prix. Déjà ils prévoyaient que leurs prêtres, dont ils n'avaient nullement eu à se plaindre, allaient être enveloppés dans la proscription qui frappait leurs collègues de France, et cette crainte produisait une inquiétude mêlée d'irritation parmi des Populations attachées à leur culte.

Paoli, sous le titre modeste de présidera du directoire du département, gouvernait effectivement la Corse, et en était le maître absolu : Sa popularité lui avait rendu dans son pays une souveraineté déguisée, mille fois plus réelle que celle des autorités françaises. Jugeant, d'après ces circonstances, que le moment n'était pas éloigné où ses compatriotes devraient ressaisir cette indépendance, à laquelle ils avaient fait jusque-là tant d'inutiles sacrifices, il prépara peu à peu les esprits dans le sens de cette révolution, les accoutuma à juger les choses par eux-mêmes. Il laissa ouvertement éclater son indignation à la nouvelle des massacres de septembre et de la mort du roi. Bonaparte, qui était revenu en Corse tout converti à l'influence française, ne s'associa ni aux sentiments ni aux projets de Paoli. Le général ne tarda pas à s'apercevoir du changement survenu dans les idées de son jeune protégé. Déjà il s'était considérablement refroidi à son égard, en raison de l'impatience d'ambition qu'il avait eu occasion de remarquer en lui. De son côté, Bonaparte en voulait à Paoli des refus persistants que celui-ci avait opposés à des exigences trop peu mesurées. Ce mouvement national, dans lequel Paoli fut suivi par l'immense majorité de ses compatriotes, acheva de les séparer.

La scission qui nous fit perdre momentanément la Corse éclata pendant une courte absence de Bonaparte. A son retour d'une expédition sur les côtes de Sardaigne, dans laquelle la flotte française, sous les ordres de l'amiral Truguet, essaya sans succès de s'emparer de cette île, Bonaparte trouva' son pays en armes. La Convention avait envoyé en Corse des commissaires chargés de destituer Paoli ; elle lui avait en même temps fait signifier l'ordre de venir comparaître à sa barre. Ces mesures ayant paru d'une exécution trop difficile, on l'avait ensuite nommé général en chef de l'armée d'Italie, piège grossier, qui avait pour but de l'attirer en France ; mais l'arrêt qui venait de frapper successivement Biron, Anselme et Brunet l'avertissait trop clairement du sort qui lui était réservé ; il refusa l'honneur qu'on ne lui décernait que pour le perdre, et peu après, il fut mis hors la loi. La Corse se leva tout entière pour défendre son grand citoyen.

Forcé de chercher pour son pays un patronage puissant, Paoli invoqua la protection de l'Angleterre, dont les flottes pouvaient facilement couper nos communications et mettre l'île à l'abri d'une descente. Les partisans de la France sentirent promptement leur impuissance en présence de l'unanimité des patriotes. Ils ne leur opposèrent nulle part une résistance sérieuse. Devant la nécessité de se prononcer contre l'indépendance de son pays natal et les avantages que lui promettait sa fidélité à la France, Bonaparte parait avoir hésité un instant sur le parti qu’il avait à prendre ; on a même retrouvé dans ses papiers de jeunesse un projet de défense en faveur de Paoli auprès de la Convention, mais ce projet est resté à l'état de brouillon. L'auteur de la Lettre à Buttafuoco, devenu l'adversaire de ce mouvement national qu'il avait glorifié avec tant d'ardeur, organisa secrètement à Ajaccio une sorte de conspiration, dans le but de surprendre la citadelle et de rendre cette ville à la république française. Mais, malgré l'activité et la surprenante obstination qu'il apporta dans l'exécution de ce dessein, il ne réussit qu'à envelopper les siens dans son propre danger. Il fut poursuivi, déclaré traître à la patrie, et s'échappa à grand'peine. Sa maison fut mise au pillage, sa mère, ses frères et sœurs, forcés de se cacher et de prendre la fuite, se virent réduits à se réfugier comme lui sur le continent, et bientôt après il ne restait plus dans l’île un seul partisan déclaré de la France. (Mai 1793.)

Après avoir installé sa famille à Marseille, où elle vécut pendant quelque temps dans une situation voisine de la détresse, Bonaparte rejoignit l'armée d'Italie, dans laquelle il avait le grade de capitaine d'artillerie. Il trouva la France en proie à toutes les convulsions de l'horrible crise dans laquelle périt la Gironde et avec elle la liberté. Il prit part avec son régiment à la répression de l'insurrection dans les départements du Midi, et figura même un instant, à ce qu'on a pu conjecturer, au siège de Lyon. Ce qui est plus certain, c'est qu'il pointait lui-même les canons de Carteaux, lorsque celui-ci délogea d'Avignon les fédérés marseillais qui l'occupaient. C'est à la suite de ce fait d'armes, d'ailleurs sans importance, c'est-à-dire vers la fin de juillet 1793, qu'il écrivit et publia le Souper de Beaucaire.

Cet opuscule, écrit avec une impartialité affectée qui se dément à chaque page, et assez modéré dans la forme, bien qu'il ne le soit guère dans le fond, est une apologie très-nette du coup d'État de la Montagne. Il a visiblement pour but de ramener à ce parti les esprits flottants et indécis, ou plutôt de leur offrir des prétextes plausibles de se rallier. Il ne fit pas de sensation, et ne méritait pas 'd'en faire. Il n'a rien de la véhémence, de la vraie chaleur et de la poignante ironie de la Lettre à Buttafuoco. On voit bien qu'il n'a pas été écrit d'enthousiasme, qu'il est un acte intéressé et calculé. Bonaparte a en effet souvent avoué que, tant que la lutte avait duré, toutes ses sympathies avaient été pour les Girondins. N'ayant pu nier ses liaisons avec le parti montagnard, liaisons qui ont failli lui coûter la vie, il a cru les accuser suffisamment en disant qu'elles n'avaient été de sa part qu'une affaire d'ambition.

On trouve dans le Souper de Beaucaire des idées assez communes, exprimées dans un style qui n'a guère de remarquable que ses fréquents italianismes, mais qui devient singulièrement ferme et précis toutes les fois que l'auteur expose ses vues militaires. On y découvre, sous un ton de rondeur apparente, une rare circonspection, qui ne laisse aucune prise contre l'écrivain, même dans le cas où les événements viendraient à changer. L'argument sur lequel il appuie avec le plus de force et celui qui avait fait le plus d'impression sui son esprit, montre clairement que ce qui lui semblait surtout trancher la question en faveur de la Montagne c'était son succès dès lors inattaquable. Cet argument n'est autre chose que l'éternel sophisme à l'aide duquel on a toujours justifié tous les coups de violence en les couvrant de l'inviolabilité de la patrie elle-même :

« Je ne cherche pas, dit-il en parlant des Girondins, si vraiment ces hommes, qui avaient bien mérité du peuple en tant d'occasions, ont conspiré contre lui : ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la Montagne, par esprit public ou par esprit de parti, s'étant portée aux dernières extrémités contre eux, les ayant décrétés, emprisonnés, je veux même vous le passer, les ayant calomniés, les brissotins étaient perdus sans une guerre civile qui les mit dans le cas de faire la loi à leurs ennemis... S'ils avaient mérité leur réputation première, ils auraient jeté les armes à l'aspect de la Constitution, ils auraient sacr'4 leurs intérêts au bien public, mais il est plus facile de citer Decius que de l'imiter ; ils se sont rendus coupables du plus grand de tous les crimes, etc. »

On voit par ce passage que la théorie des faits accomplis est loin d'être une invention de notre temps. Ce qu'il y a au fond d'une telle doctrine, c'est l'absente de toute règle et de tout principe, car si les motifs invoqués ici contre les Girondins étaient légitimes, à combien plus forte raison n'avaient-ils pas dû protéger ces hommes, qui représentaient le gouvernement légal, contre un guet-apens aussi déshonorant pour la Convention que les journées du 31 mai et du 2 juin ? Et si la guerre civile était un si grand' trime, sur qui devait en retomber la responsabilité, si ce n'est sur les premiers agresseurs ? L'argument se réduisait donc à dire que c'était un acte de civisme de se rallier à la Montagne, parce que la Montagne avait prouvé qu'elle était la plus forte. Cette pensée est retournée en cent manières dans le Souper de Beaucaire, et l'auteur s'efforce de lui donner toute la clarté d'un axiome ; mais il parvient seulement à montrer avec quelle force elle s'est emparée de son esprit. De là l'accent de positivisme extraordinaire qui se fait sentir dans ce petit ouvrage. On devine un rare sang-froid et une précoce habileté dans la façon avec laquelle sont tournées les difficultés. L'auteur a grand soin de ne pas se compromettre complétement avec le parti dont il embrasse la cause ; il donne la réplique à la partie adverse ; il garde une apparence d'impartialité. Ajoutons comme un dernier trait que Bonaparte y traîne dans la boue Paoli, l'idole de sa jeunesse. Il l'accuse d'avoir « trompé le peuple, écrasé les vrais amis de la liberté, entraîné ses compatriotes dans ses projets ambitieux et criminels, pillé les magasins en vendant à bas prix tout ce qui s'y trouvait, afin d'avoir de l'argent pour soutenir sa révolte, etc. »

C'en est fait ! au moment où l'histoire va prendre possession de Bonaparte, le calcul et l'ambition l'emportent déjà sur tous ses autres mobiles. Le voilà dégagé de tout scrupule d'opinion, à l'abri de tout entraînement politique, au mieux avec les vainqueurs sans être irréconciliable avec les vaincus, débarrassé de toutes ses généreuses illusions d'autrefois, et mesurant du regard le champ illimité qui s'ouvre devant lui. Ce prédestiné de la gloire n'a déjà plus pour conseiller que son insatiable génie, et pour règle qu'un certain idéal de grandeur et ce qu'il appelle lui-même « les circonstances, » c'est-à-dire les laits accomplis, le succès, la fortune. Vienne l'occasion, il ne la laissera pas échapper. Elle ne tarda pas à s'offrir à lui avec l'éclat le plus inespéré.

 

 

 



[1] Libri, Souvenirs de la jeunesse de Bonaparte. Parmi les nombreux ouvrages qui ont été écrits sur cette époque de la vie de Napoléon, ce petit opuscule est le plus fécond en renseignements exacts. Voir, sur le même sujet, les Mémoires de M. Nasica, sur l'enfance et la jeunesse de Napoléon ; l'Histoire des premières années de Bonaparte, du baron de Coston ; les Mémoires de Bourrienne, ceux de la duchesse d'Abrantès, etc., ouvrages qui doivent tous être lus avec beaucoup de précaution.

[2] Selon M. Libri (Souvenirs de la jeunesse de Bonaparte) le manuscrit de cette histoire existerait encore et ferait partie d'une collection de papiers confiés dans l'origine au cardinal Fesch par le premier consul.

[3] Le biographe qui a rapporté ces faits peu connus d'après des témoignages recueillis sur les lieux, est un ancien magistrat corse ; il ne voit dans ce trait de jeunesse qu'un titre de gloire de plus pour Napoléon, car il ajoute en forme de conclusion : « Les sentiments d'honneur, de vertu, de liberté, étaient profondément gravés dans son cœur. » (Nasica, Mémoires sur l'enfance et la jeunesse de Napoléon.)