L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE XVIII. — LE SYSTÈME DE LA NATURE. - MORT DE VOLTAIRE ET DE ROUSSEAU.

 

 

Déjà le siècle avait vaincu, et pourtant l'ancien ordre de choses restait encore tout entier debout et intact. Mais que peuvent les lois contre les mœurs et l'opinion ? Elles en recevaient tous les jours d'éclatants démentis d'une impunité assurée, sans cesser toutefois de fonctionner, parce qu'elles n'avaient pas jusque-là rencontré de résistance matérielle et active. On les subissait en les méprisant, et on se vengeait encore par des chansons. Mais la chanson de Figaro, ce n'est doit plus la représaille furtive du faible et de l'opprimé, c'est l'éclat de rire après la victoire ; elle ne tue pas seulement, elle insulte, bafoue et déshonore.

Il en était des institutions comme des lois, elles allaient par habitude, par une force tout à fait indépendante de leur vie propre et que je ne puis mieux comparer qu'a ce que les physiciens nomment la vitesse acquise. J'avais des canards, dit un jour gravement un original à l'Académie des sciences ; je leur ai coupé la tête par curiosité, et ils ont continué à remuer leurs pattes et à cheminer sur l'eau sans avoir l'air de s'en apercevoir. Ceci m'explique comment vont beaucoup de choses en France. — Mais, monsieur le comte, répliqua Condorcet, il leur restait leurs pattes, ils pouvaient donc signer ? Ces canards sans tête sont une image fidèle des institutions en France à la fin du règne de Louis XV. Elles contrastaient tellement avec le développement intellectuel et moral du peuple, auquel elles auraient dû pourtant emprunter tonte leur force, qu'elles étaient devenues pour lui un objet de curiosité, de risée, de scandale, un spectacle étranger à ses idées. Il n'en comprenait plus l'esprit, souvent même il en poursuivait les représentants de ses huées. Mais eux-mêmes avaient perdu avant lui le sens de leurs destinées aussi bien que le soin de leur dignité et le secret de leurs vertus ; car, répétons-le bien haut, si le clergé, les parlements, la noblesse et la royauté elle-même succombèrent, ce fut bien moins sous les coups des révolutionnaires que par une suite fatale de leur propre impuissance. Leur vraie mort n'est pas dans les décrets de la Constituante, elle est dans les ignominies qui déshonorèrent les dernières années de leur règne. Ils n'axaient pas besoin d'être frappés pour tomber : il eût suffi de la seule force latente et destructive de cette loi de dissolution qui retire la vie aux pouvoirs avilis ; mais les événements n'attendent pas.

L'œuvre par excellence de la philosophie nouvelle, c'était précisément ce travail merveilleux et caché qui avait isolé ces pouvoirs de la nation, qui la leur avait arrachée en lui refaisant ses croyances, ses mœurs et jusqu'à ses préjugés, en lui changeant en quelque sorte sa vie et son âme pour ne leur en laisser que le corps, c'est-à-dire l'ombre, et les avait eux-mêmes transformés en vivants anachronismes, en Épiménides brusquement réveillés au milieu d'un monde nouveau, après soixante ans de sommeil. Cette révolution, elle l'avait opérée sans violences, sans effusion de sang, par la seule force de la vérité. Conspirateurs désarmés et conquérants pacifiques, ses adeptes pouvaient dire à leur tour comme les premiers chrétiens par la bouche éloquente de Tertullien :

Nous ne sommes que d'hier et nous remplissons tout vos villes, vos iles, vos châteaux, vos bourgades, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples... Si nous vous quittions tout à coup pour nous retirer dans quelque contrée éloignée, la perte de tant de citoyens de tout état ferait de l'empire un désert, et vous seriez assez punis : vous seriez effrayés de votre solitude, du silence et de l'étonnement du monde.

Mais c'était assez pour une victoire intellectuelle et non pour un triomphe prompt, solide et définitif. Si malades qu'ils soient, les abus se défendent et les privilèges résistent ; il ne suffit pas de leur prouver qu'ils n'ont pas de légitime raison d'être, il faut tôt ou tard porter la main sur eux. La saine philosophie, écrivait Voltaire à Diderot (1776), gagne du terrain depuis Arkangel jusqu'à Cadix ; mais nos ennemis ont toujours pour eux la rosée du ciel et la graisse de la terre, la mitre, le coffre-fort, le glaive et la canaille : tout ce que nous avons pu s'est borné à faire dire dans toute l'Europe aux honnêtes gens que nous avons raison, et peut-être à rendre les mœurs un peu plus douces et plus honnêtes. Cependant le sang du chevalier de la Barre fume encore !

C'est ce sentiment de la nécessité tous les jours plus pressante d'une réforme politique, et par suite d'une propagande plus énergique es plus active, qui dicta à Raynal l'Histoire philosophique des deux Indes, à d'Holbach et à Diderot le Système de la nature.

Jusque-là l'école politique s'était toujours prudemment abstenue de toute attaque directe contre l'état de choses en vigueur ; elle procédait volontiers par apologues et par allusions. Ses théories les plus immédiatement applicables, — celles, par exemple de Montesquieu. — avaient toujours affecté de se renfermer dans la sphère des idéalisés pures il avait élu domicile pour son utopie en Angleterre, comme Rousseau et Mably à Lacédémone. L'une n'était guère mieux connue que l'autre ; encore les rêves égalitaires de Mably eussent-ils pu, à la rigueur, grâce à leur invraisemblance, se passer absolument de patrie, aussi bien que ceux de Morelle, son disciple. Le pouvoir n'en prenait aucun ombrage. D'Argenson le premier, dans nu livre publié après sa mort, avait émis et développé une pensée réformatrice, visiblement destinée a modifier les institutions françaises ; mais il y faisait une trop belle part à la monarchie et y donnait une satisfaction troll incomplète aux idées nouvelles pour être jamais populaire on dangereux. On le laissa subsister comme un témoignage qui attestait qu'on pouvait avoir été ministre et rester honnête homme.

Le Système de la nature annonça des prétentions plus hardies et plus agressives ce livre célèbre et maudit, code et évangile de l'athéisme, fantaisie ou plutôt débauche de deux cerveaux en délire, dont certaines pages sont incohérentes et folles comme les visions d'un insensé, et d'autres sont écrites en lettres de feu et donnent le vertige à l'esprit, possède, à défaut d'autre mérite, celui de marquer nettement la date du jour où les philosophes aspirèrent ouvertement à faire passer dans les faits, les mœurs et les institutions, la révolution qu'ils avaient accomplie dans les idées, et osèrent confondre dans un commun anathème la tyrannie des rois avec la tyrannie sacerdotale. Ils se sentaient assez forts désormais pour se passer du concours intéressé des royautés. Ce qu'ils avaient attaqué dans les systèmes religieux, c'était l'élément oppressif : pouvaient-ils l'admettre sans contradiction dans les systèmes politiques ? Les nouveaux ouvrages contenaient des appels directs à la liberté. Ce que Montesquieu et Rousseau lui-même avaient présenté comme un idéal irréalisable part-être, ils en réclamaient impérieusement la mise exécution.

Ce fut un cri général parmi leurs augustes alliés. Frédéric surtout, qu'on y sommait sans détour de mettre ses actes en accord avec ses principes, manifesta très-haut sa surprise et son mécontentement. Ses principes, il avait pendant trente ans reconnu à ses anciens amis le droit de les contrôler comment donc avait-il pu espérer leur dérober le contrôle de ses actes ? Et si le philosophe l'avait accepté, pourquoi le roi cherchait-il à s'y soustraire ? Inconséquence de despote ! inexplicable illusion qui fait douter de son génie ! Frédéric s'était toujours flatté que cette longue lutte contre l'absolutisme religieux tournerait au profit de l'absolutisme monarchique. Son désappointement s'exhala en termes fort amers, et, de la même main qui avait écrit l'Anti-Machiavel, il écrivit la Réfutation du Système de la nature, honorant ainsi, par un double mensonge, une cause qu'il n'était pas digne de servir. Il parla en homme scandalisé ; il attesta les dieux immortels, lui qui n'y croyait pas. Dès qu'il s'agit de parler en public, disait-il, il faut ménager la délicatesse des oreilles superstitieuses, ne choquer personne, et attendre que le siècle soit assez éclairé pour penser tout haut. Le conquérant de la Silésie n'avait pas toujours été si scrupuleux. Il s'efforça de faire partager à Voltaire ces tardives suggestions d'un zèle dont la sincérité était justement suspecte. Celui-ci feignit de s'y associer, en partie pour retenir autour de lui sa clientèle de rois, en partie dans l'espoir d'amener le Salomon du Nord à une réconciliation qu'il jugeait utile aux intérêts de la cause philosophique ; mais il ne fut nullement dupe, comme on l'a gratuitement affirmé, d'une indignation dont il connaissait le mobile. Depuis sa fugue de Francfort, il avait perdu toute espèce d'illusion sur les rois. Il attaqua, dans le Système de la nature, une métaphysique tranchante et affirmative qui rabaissait l'homme au lieu de l'élever, sans être plus fondée en certitude que ses années. D'Alembert en fit autant. Mais ni l'un ni l'autre n'en désavouèrent jamais la portée politique que comme une manifestation inopportune et prématurée.

Les ressentiments de Frédéric allèrent toujours eu s'aigrissant. Bientôt la France entière tomba dans sa disgrâce. Il encouragea les idées religieuses, en haine des beaux-esprits de Paris. Il était malheureusement un peu tard pour instituer en Prusse une religion d'État ; mais il protégea et accueillit les jésuites. Thiriot, son correspondant littéraire, étant mort. il refusa de lui donner un successeur. Voulez-vous que j'entretienne un correspondant en France pour apprendre qu'il parait un Art de la raserie dédié à Louis XV, et des essais de tactique par de jeunes militaires qui ne savent pas épeler Végèce ? C'est vers le même temps qu'il prononça son fameux mot : Si j'avais une province à châtier, je la donnerais à gouverner à des philosophes. Si l'on s'en rapporte à certaines indiscrétions, il est permis de douter que les sujets de Frédéric eussent partagé son opinion à cet égard : Le gouvernement paternel (c'est ainsi qu'il nommait le sien) a ceci de particulier, aucuns disent de Fâcheux, que l'humeur du monarque y fait partie intégrante du pouvoir législatif. Lorsqu'on échoit en partage à un roi d'Yvetot, il y a tout bénéfice ; mais les rois de cette humeur sont toujours rares, et celle de Frédéric ne parait pas avoir été la douceur même, témoin le colonel Quintes Icilius, sa victime, et ce pauvre d'Argens, qui lui était attaché depuis plus de trente ans, et qui dut s'enfuit de Berlin, à moitié fou d'exaspération, pour se dérober aux orages de son intimité. Laissons pourtant subsister ce royal aphorisme, sinon comme un axiome inattaquable, du moins comme une consolation facile et naïve pour les sujets dont le gouvernement n'a rien à voir avec la philosophie.

Ce ne sont donc point les réfutations de Frédéric qui feront du tort au Système de la nature dans les jugements de l'avenir, et le crime de ses auteurs n'est point à nos yeux d'avoir battu des ternes verges les rois absolus et les prêtres intolérants, mais d'avoir nié la volonté et la liberté humaines, et par là toute distinction entre le bien et le mat ; d'avoir confondu le mouvement avec l'intelligence ; d'avoir fait de l'intérêt runique mobile de nos actions ; d'avoir osé cette bouffonnerie et ce blasphème de définir la vertu l'équilibre des humeurs. Voilà pourquoi leur livre n'a jamais été qu'un livre d'étonnement et de scandale, ballotté entre la haine et le dégoût, sans influence, Ms crédit, sans popularité ; pourquoi il n'est pas même dangereux. Il peut séduire et entrainer l'intelligence par le spécieux prestige de ses sophismes, mais il révolte le cœur et indigne la conscience : réfutation éloquente et sans réplique qui est écrite partout où palpite une âme d'homme.

Ajoutons, pour être vrai, que, dans la pensée des auteurs, le Système avait un but moral et devait aboutir, cela va sans dire, à de magnifiques résultats. Croira-t-on que tout cet immense édifice de dialectique à l'appui de la fatalité n'a peut-titre été élevé que pour établir la tolérance, cette grande préoccupation du siècle, sur une base inébranlable et sûre ? De tous les avantages que le genre humain pourrait retirer de la fatalité, il n'en est pas de plus grand que celte tolérance universelle, suite de l'opinion que tout est nécessaire. (Système de la nature.) Suit un portrait du fataliste, où on reconnait la main de Diderot : Il gémira, mais ne méprisera pas ; il sera humble et modeste ; il ne huma pas ; il ne s'étonnera point, etc. C'est le juste par excellence, le sage des goldens. Ainsi, n'est une idée morale qui est le fondement, la force et l'excuse de ce livre, qui a la prétention de nier la morale, et les noms sacrés du droit et du devoir y surgissent presque à chaque page sous la plume distraite des écrivains, comme pour les forcer à reconnaître, par cet hommage involontaire, l'empire des idées qu'ils voulaient déraciner du cœur humain.

Devant cette brusque déclaration de guerre aux puissances, l'attitude de Voltaire fut contrainte et embarrassée, mais nullement hostile au fond. Il avait chanté la liberté avant ses disciples ; il blâma hautement leurs hérésies morulas, et, avec moins de sincérité, leurs témérités politiques. Ainsi un chef d'armée lame le soldat qui a combattu avant l'ordre. Ce nuage passa vite. Il y a loin de là au récit d'une prétendue violence qu'il aurait eue à subir de leur part, au sujet de ses prédilections monarchiques, sui-vont des historiens de fantaisie. Il devait rester et resta jusqu'au bout le roi du siècle. Cela est si vrai, que, l'année même qu'on a assignée comme date à cette intimidation imaginaire (1770), ils lui élevaient une statue aux applaudissements de l'Europe attentive, et Rousseau lui-même apportait sa souscription et son offrande au maitre qu'il avait pu renier, mais qu'il n'avait pu cesser d'admirer. La plupart des souverains du Nord, presque tous ses correspondants et ses amis, se firent inscrire sur la liste, et, par cet acte, s'honorèrent bien plus encore qu'ils ne lui firent d'honneur aux yeux de leurs contemporains.

Dans cette cour de rois sur laquelle régna Voltaire, il faut compter, outre ses courtisans ordinaires, Frédéric et Catherine de Russie, Joseph II, son admirateur déclaré, mais qui n'entretint jamais de correspondance avec lui, contenu qu'il était par sa déférence pour les antipathies de Marie-Thérèse ; Christian VII, roi de Danemark, Gustave III, le fondateur des libertés suédoises ; Stanislas-Auguste Poniatowski, roi de Pologne ; Frédéric de Hesse-Cassel, Louis de Wurtemberg, l'électeur palatin, etc. Les inflexibles moralistes qui ont reproché à Voltaire ses royales amitiés, après en avoir eu tous les bénéfices, et prennent encore leur plus grosse voix pour crier à l'adulation, me paraissent avoir oublié deux points essentiels qu'ils sont priés de prendre en considération le premier, c'est que, sans cette alliance adultère, je le veux bien, mais enfin nécessaire, de Voltaire avec les rois, ils gémiraient encore, tout inflexibles qu'ils sont, sous le joug ecclésiastique ; le second, c'est que l'adulation, s'il y en eut, fut beaucoup plus du côté des rois que de celui de Voltaire. Monsieur, lui écrivait le roi de Pologne, tout contemporain d'un homme tel que vous, qui sait lire, qui a voyagé et ne vous a pas connu, doit se trouver malheureux. Si le roi mon prédécesseur eût vécu un an de plus, j'aurais vu Rome et vous... C'est un des plaisirs que me coûte ma couronne, et dont elle ne m'ôtera jamais le regret. — Monsieur, lui écrivait le roi de Suède, je prie tous les jours l'Être des êtres qu'il prolonge vos jours si précieux à l'humanité. Tel était le ton ordinaire de leur enthousiasme. C'est le philosophe qui reçoit l'encens, et c'est le roi qui l'offre.

Une simple personnalité eût-elle pu suffire, si haute qu'elle fût d'ailleurs. à inspirer et à entretenir de si généreuses sympathies ? Non, hâtons-nous de le dire pour l'honneur de la nature humaine. Ce qu'on aimait dans cet homme, c'était une idée, et ce qui le prouve, c'est qu'un mouvement en sens contraire s'opérait au préjudice de l'idée opposée et des hommes qui la représentaient : les rois s'éloignaient de l'Église. Affaiblie par ses discordes intérieures, par la désertion générale des intelligences, par la ruine de la Compagnie de Jésus, et plus encore par les hésitations de sa Foi, elle n'avait plus à son service que des docteurs ridicules et des soldats découragés. Cependant elle élevait encore jusqu'aux trônes cette voix déjà défaillante qui avait laissé sans réponse tant de formidables accusations ; mais c'était pour menacer et appeler sur ses ennemis les vengeances de l'autorité. Elle espérait toujours ressaisir le glaive de Louis XIV, qui eût échappé ses débiles mains.

Certes l'appel aux persécutions indigne et révolte dans un pouvoir fort ; mais il prend, lorsqu'il se manifeste dans un pouvoir aux abois, je ne sais quel caractère plus odieux et plus méprisable encore ! Les lamentations périodiques des dernières assemblées du clergé de France n'excitent pour ce motif qu'un sentiment de répulsion et de dégoût, au lieu d'éveiller la pitié. Rien de haut, rien de généreux, rien d'évangélique ; des anathèmes et des dénonciations. Ce qu'on y défend avec tant d'acharnement, ce n'est pas le pieux héritage du Christ, ce sont des richesses et des privilèges. On y peut mesurer géométriquement, pour ainsi dire à la longueur des imprécations, le progrès des idées nouvelles. Les plaintes contre la philosophie, qui, vers 1740 et les années suivantes, n'occupaient qu'un court passage de la harangue au roi, l'ont maintenant envahie tout entière. Elle n'est plus une ennemie à dédaigner ; elle est impérieuse et superbe ! le c'est une rivale ; bientôt peut-être une souveraine !

Vox clamantis in deserto ! personne ne s'émut. Le gouvernement de Louis XVI, tombé en des mains hostiles, resta sourd aux remontrances importunes d'un clergé qui regorgeait de richesses, et laissait mourir à l'hôpital son dernier défenseur, l'infortuné Gilbert. La lente et cruelle agonie de ce jeune homme, que la faim fit pamphlétaire et que la mort sacra poète quelques heures avant de l'emporter, est une honte éternelle pour ses protecteurs. La ruine des parlements, ces vieux ennemis des prérogatives épiscopales, qui dans tout autre temps eût été saluée comme un triomphe pour l'Église, ne faisait qu'ajouter à ses désastres en doublant les forces d'un ennemi plus dangereux encore. La confusion et le désordre étaient partout. Dans le pêle-mêle de la déroute, on voyait surgira chaque instant des incidents qui témoignaient du complet désarroi des imaginations. Vingt-huit bénédictins de l'abbaye de Saint-Germain des-Prés demandaient a être affranchis de l'observance de leur règle. Un abbé Audra, docteur de Sorbonne et professeur d'histoire à Toulouse, enseignait publiquement dans son cours l'Histoire générale de Voltaire, et la faisait imprimer à l'usage des collèges et avec privilège. Un autre abbé, nommé de Ponçol, publiait, sous le nom de Code de la raison, un traité de morale où il disait en propres termes : J'aurais désiré pouvoir faire mention, dans ce traité, de la morale chrétienne si belle, etc. ; mais, toute réflexion faite, plusieurs motifs fort plausibles m'ont engagé a ne pas le faire, apprenant ainsi aux ennemis du christianisme comment on pouvait s'en passer.

Les docteurs de l'Université, qui tenaient a prendre date par une éclatante démonstration, proposaient, pour sujet d'éloquence latine à la jeunesse de leurs écoles, une thèse dont la traduction littérale signifiait que la moderne philosophie n'était pas plus ennemie des dieux que des rois. Non magie Deo quam regibus infensa est ista quæ vocatur hodie philosophia, programme qui excita un rire homérique. C'était précisément le contraire que les docteurs avaient voulu dire. Mais ces pauvres cervelles troublées n'y regardaient pas de si près. Un libertin de haut lignage, le cardinal de Rohan, et autour de lui une nombreuse cour de prélats musqués et d'abbés galants, continuaient les traditions du clergé de la régence, et un diminutif de Fréron, l'abbé Sabathier, homme couvert d'ignominies, était le père de l'Église à la mode. Enfin, Maury, l'orateur de la décadence, c'est-à-dire la période et le nombre sans la pensée, le geste sans l'accent, la forme sans l'inspiration, la doctrine sans la foi, préludait par ses premiers panégyriques à l'oraison funèbre qu'il devait prononcer sur ces débris d'une grandeur à jamais évanouie.

Quelque épisodique qu'il soit, ce tableau donne une idée exacte du mouvement qui s'accomplissait sur tous les points de l'Europe à la fois. Il se manifestait partout avec ana telle unanimité de vœux et de tendances, une telle parité de physionomie, qu'on aurait cru à un mot d'ordre. Soixante ans d'analyse et de critique avaient, à ce point, dépouillé le dogme catholique de tout prestige et de toute poésie, que le mysticisme, qui est, à ce qu'il parait, un mal endémique dans l'humanité, et qui s'était pendant dix-huit siècles nourri de ses inspirations, l'avait renié à son tour, n'y trouvant plus un aliment suffisant pour ses contemplations super-sidérales. Les mystagogues, qui se chargèrent, vers la fia du dix-huitième siècle, de renouer la chaîne brisée et de remettre l'homme en communication directe avec Dieu et les purs esprits, Swedenborg, Martinez-Pasqualis et Saint-Martin, le philosophe inconnu ou plutôt le philosophe incompris, ne sont ni plus ni moins extravagants que les visionnaires de tous les temps ; et discuter sérieusement leurs systèmes serait leur donner une importance dont ils ne sont pas dignes ; toutefois leur divorce avec des traditions auxquelles ils eussent du moins emprunté la force et l'autorité qu'elles tenaient de leur antiquité même, doit être signalé comme un symptôme curieux et caractéristique. Venu soixante ans plutôt, Saint-Martin eût été un disciple ardent de madame Guyon et peut-être un martyr du pur amour.

Cependant tous les grands penseurs de l'époque disparaissaient un à un de la scène pour faire place aux réalisateurs de leurs idées. Ils moururent la plupart pleins de jours, comblés de gloire, entourés d'amis, pleurés du monde entier et saluant de leurs derniers regards les premiers rayons de l'aurore qu'ils avaient prédite, — faveur dont la fortune est avare et qui fut refusée à Montesquieu. Un d'entre eux surtout jouit avant de mourir du plus enivrant triomphe qui puisse flatter une grande âme : ce fut Voltaire.

Le 9 février 1778, au cœur de l'hiver, l'illustre vieillard, saisi soudainement d'un irrésistible désir de revoir une dernière fois le ciel de la patrie, rentrait dans sa ville natale après vingt-sept ans d'exil. A cette nouvelle surprenante, inespérée, tout Paris se lève d'un élan unanime. Il accourt saluer son poète, son philosophe, son héros, son roi. Il se presse autour de sa demeure, enthousiaste et frémissant comme aux jours des grandes commotions. Ou oublia subitement et les intrigues de cour, et la guerre imminente avec l'Angleterre, et toutes les querelles du moment, pour s'entretenir de cet homme unique, prodigieux, de ses vertus, de son génie, de cette puissance magique ou plutôt de ce charme divin qui avait brisé tant de servitudes qui semblaient devoir être éternelles. On racontait sa vie tour à tour orageuse et prospère, un siècle entier rempli du bruit de son nom et de ses œuvres. Sa renommée était depuis si longtemps le patrimoine de la France qu'elle avait déjà ce prestigieux lointain, qui est la poésie de la gloire, et semblait avoir subi ce jugement de la postérité qui en est la consécration et le couronnement. Son retour ressemblait à une résurrection. La multitude le suivait dans les rues et disait : Saluez l'homme aux Calas ! lui refaisant un nom avec un de ses bienfaits.

Le jour où il fit sa visite à l'Académie, elle vint en corps au-devant de lui pour honorer dans sa personne, par cette distinction sans précédents, le représentant le plus élevé de la gloire et de la dignité des lettres. Le Théâtre-Français le reçut au bruit des applaudissements d'une foule ivre de joie et d'admiration. Les comédiens donnaient Irène, le dernier effort de sa veine épuisée. On applaudit avec transport ce testament d'un grand homme plus fort que la vieillesse, et son buste fut couronné de lauriers aux acclamations du public. Bientôt l'enthousiasme ne connaissant plus de bornes, on se précipite autour de lui pour lui baiser les mains et jeter des fleurs sous ses pas. Et lui, pâle, attendri, courbé sous l'émotion, brisé par l'âge et la maladie, mais les yeux encore étincelants de vie : Ah ! mes amis, disait-il, vous voulez donc me faire mourir de plaisir ! Et il recueillait dans son cœur inondé d'une joie surhumaine cette récompense tardive de ses longs et héroïques travaux. Turgot, le ministre philosophe, récemment tombé du pouvoir qu'il avait honoré par ses vertus, vint saluer son maître et son ami. Le cœur de Voltaire s'émut a Laissez-moi, lui dit-il en pleurant, laissez moi baiser ces mains qui ont signé le salut du peuple ! e Franklin, le vénérable patriarche de la jeune Amérique, lui présenta son petit-fils et demanda pour lui sa bénédiction. Dieu et la liberté ! dit Voltaire en étendant sa main sur la tête de l'enfant deux mots qui avaient paru jusque-là d'une alliance impossible, et qu'il avait réconciliés dans l'intelligence humaine en en faisant deux rayons d'un même foyer la raison.

Cette éclatante démonstration de tout un peuple enchaîné par le respect et l'amour aux pieds d'un vieillard expirant avait découragé ses ennemis en leur montrant la profondeur de l'abime entrouvert sous leurs pas. Le bruit de sa mort prochaine vint relever leurs espérances. Ils se mirent aussitôt à l'œuvre. Il fallait déshonorer mort celui qu'on n'avait pu frapper vivant. Il fallait rajeunir, pour l'édification des bonnes âmes et par un commentaire neuf et terrifiant, le vieux texte de la mort de l'impie. Il fallait donner leur proie aux diables d'enfer, leur revanche aux mânes des saints et saintes de la légende chrétienne, et un thème à prosopopées aux jeunes débutants de l'éloquence sacrée. Cela fait si bien, une tête de grand homme, la tête d'un Voltaire, à souffleter au milieu d'un sermon, en pleine chaire, aux yeux de la foule imbécile ! N'est-il pas vrai, mes pères ? Si nous mettions quelque effroyable contorsion sur ce visage au rayonnant sourire, quelques hurlements et quelques grincements de dents dans cette bouche éloquente et maudite ? car pour le convertir il n'y faut pas songer. — Plusieurs petits abbés, jeunes, faméliques et confiants dans leur étoile y songèrent pourtant ; mais c'était dans l'espoir de fonder leur fortune et leur gloire sur une conversion d'éclat. Convertir Voltaire ! fut-il jamais un plus insolent blasphème contre l'esprit de vérité et de justice ?

Je ne souillerai pas ma plume des ignominies et des ordures sans nom que, non contents d'exploiter contre lui les convulsions de l'agonie et les mystères sacrés de la dernière heure, des prêtres du Crucifié ont accumulées dans de calomnieux récits. Le monde entier a déjà flétri ces basses et ignobles représailles, et personne ne s'est mépris sur le sens qu'il fallait y attacher ; il est plus facile de dire que Voltaire, au lit de mort, a dévoré des immondices, que de répondre à tant d'immortels chefs-d'œuvre ! Mais, qu'ils le sachent bien, les outrages passent et les chefs-d'œuvre restent.

Voltaire mourut fidèle à la cause qu'il avait toujours servie. Il est vrai que, dans la crainte, justifiée d'ailleurs par l'événement, d'un refus de sépulture, il fit venir un prêtre et se confessa ; mais cette faiblesse, puérile sans doute, effet d'une imagination trop vive et frappée de bonne heure par des scènes trop fameuses, les protestants traînés sur la claie, le corps de son amie, mademoiselle Lecouvreur, jeté à la voirie, et mille autres de ce genre, ne put jamais lui faire signer la rétractation qu'on voulait lui surprendre. Et si elle coûta quelque chose à son orgueil, du moins elle ne coûta rien a la vérité. Aux approches de l'heure suprême, le curé de Saint-Sulpice revint auprès du mourant et redoubla ses sollicitations. Elles furent vaines. Il se mit alors à argumenter contre lui sur la divinité du Christ. Il provoqua à une controverse théologique le grand lutteur, dont le front était déjà glacé par la main de la mort. Mais reconnaissez au moins que Jésus-Christ est Dieu, lui dit-il, espérant lui faire renier par un mot sa vie entière. — Ne me parlez plus de cet homme-là, répondit Voltaire. Puis il ajouta d'une voix suppliante : Hélas ! laissez-moi mourir en paix ! Le ministre du Dieu de charité sortit en disant tout haut à l'abbé Gautier, son acolyte : Vous voyez bien que la tête n'y est plus. Peu d'instants après, Voltaire avait cessé de vivre.

Deux mois ne s'étaient pas écoulés que Rousseau le suivait dans la tombe. La mort réunit ces deux pensées que la vie avait divisées par la plus fatale méprise, et qui, incomplètes l'une sans l'autre, étaient destinées à ne faire qu'une hie. Elle le frappa loin du bruit importun des villes, au milieu des solitudes silencieuses qu'il aimait comme si elle eût pris à tâche de respecter la mystérieuse harmonie qui existait entre ce mélancolique génie et cette nature agreste et recueillie.

Cette mort fut-elle un suicide ? — On l'a très-doctement établi ; mais qu'importe ? N'est-il pas mieux établi encore que le doigt de la folie avait depuis longtemps touché cette tête puissante ? Rousseau mourut deux fois, et son second trépas ne fut ni le plus douloureux ni le plus digne de pitié. Le tombeau où reposa après tant d'orages ce corps usé par les luttes dévorantes de la pensée, se dresse encore dans des Peupliers, solitaire et isolé comme Rousseau lui-même l'avait été parmi les hommes de son temps.

Après lui, ce fut le tour de d'Alembert, qui mourut sans faiblesse, pauvre et respecté, léguant pour tout héritage son cœur et son intelligence à son disciple Condorcet. Puis vint celui de Diderot, dont la mort fut celle d'un philosophe et d'un homme de bien. Le curé de Saint-Sulpice eut l'ambition d'ajouter la conquête du créateur de l'Encyclopédie à la conversion de Voltaire. Il insista surtout longtemps pour une rétractation : Cela, disait-il, ferait un si bel effet dans le monde !Oui, répondit Diderot ; mais avouez que ce serait un impudent mensonge.

Ils n'étaient plus, les immortels penseurs ! mais leur philosophie rayonnait déjà sur le monde qu'elle était destinée à renouveler, et des tribuns au cœur intrépide, des juristes studieux et réfléchis, des chefs d'armée législateurs, héros à la fois dans la paix et dans la guerre, comme ces demi-dieux des épopées antiques, des rois même, possédés tout à coup de la passion du bien et du juste, allaient sur tous les points du globe en réaliser les vœux et les principes.