L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE XVII. — CLÉMENT VII ET LA SUPPRESSION DES JÉSUITES.

 

 

Jamais avènement ne fut salué d'acclamations plus unanimes. A cette allégresse naine et bruyante qui ne fait jamais défaut à l'aurore des règnes nouveaux, précisément parce qu'ils ont pour eux le prestige des choses nouvelles, l'espérance et l'inconnu, se joignait la certitude de voir se dénouer enfin une crise dont tout le monde était las. Les Romains se pressaient autour de Ganganelli arec des cris de joie, comme pour mieux lire sur sa physionomie expressive les promesses du futur pontificat, et tout en elle semblait répondre : Paix, confiance, réconciliation. Ce visage est en effet rayonnant de grâce et de bonté. La bouche sourit, le front est ouvert, harmonieux, plein de pensées, et dans le regard brille l'éclair de la finesse italienne ; mais, au lieu d'inspirer la défiance, il attire les sympathies. On sent que cette arme, dangereuse dans une nature perverse, est ici au service d'un cœur de bonne volonté.

Clément XIV sentait le prix de sa popularité, et il en jouissait avec ivresse. Il l'accrut encore par la stoïque simplicité de ses habitudes. Il rompit avec toutes les traditions d'étiquette de la Cour romaine. Il voulut faire en personne toute sa besogne de souverain ; il éloigna du Vatican les cardinaux et les grands, pour lesquels il ressentait une aversion toute plébéienne, s'entoura je moines obscurs, amis et compagnons de sa jeunesse, et fut lui-même son premier ministre. On le vit parcourir les rues de Rome à cheval et sans escorte, souriant à tous, accessible à tous, n'élevant la main que pour bénir et la voix que pour consoler. Le monde admira ; l'envie se tut, Pasquin lui-même fit trêve à ses épigrammes. C'était la réalisation de l'utopie évangélique elle dura peu.

Une vertu manquait à cet homme : la force. Faute de ce don divin, toutes ses nobles qualités demeurèrent stériles. Dans une époque moins troublée, Ganganelli aurait fait revivre en sa personne la grande mémoire de Lambertini : il en avait la mansuétude, la tolérance, l'esprit aimable et enjoué ; mais la situation où il trouvait l'Église exigeait de plus un cœur intrépide et une volonté fortement trempée. Entre les jésuites et les rois, toute réconciliation était désormais impossible, il fallait irrévocablement prononcer. En faveur de qui ? L'une et l'autre alternative offrait des dangers certains, moins redoutables pourtant que ceux de l'indécision. En sacrifiant les jésuites, on reniait deux siècles des traditions de l'Église ; on encourageait ses ennemis déjà si puissants ; on sanctionnait une usurpation évidente du pouvoir temporel sur les droits de la papauté ; on humiliait le Christ devant César ; on privait le Saint-Siège d'une milice aguerrie, éprouvée, formidable, peut-être de son dernier rempart. En refusant d'accéder aux vœux des rois, on brisait les derniers liens qui retenaient leurs peuples sous l'obédience de Rome ; on livrait le Portugal et l'Espagne au schisme, la France à l'incrédulité ; on déclarait l'Église solidaire de l'ordre de Jésus, et on absolvait toutes ses entreprises contre le pouvoir royal ; enfin on perdait sans retour Avignon, Bénévent et peut-être le patrimoine entier de saint Pierre. Entre ces deux partis également Menaçants, Ganganelli hésita. Il espéra conjurer l'orage par des promesses et des demi-mesures. Ce système souriait û sa faiblesse, mais il était le plus inexécutable et le plus funeste de tous.

L'ardent et implacable Charles fut le premier à réclamer l'accomplissement de la promesse pontificale. Le pape, réveillé en sursaut, en pleine Arcadie, à Castel-Gandolfo, au milieu de ses rêves de paix universelle, fut brusquement rappelé aux préoccupations terribles qu'il avait jusque-là écartées avec soin de sa pensée. En un jour sa gaieté disparut, et cette belle nature perdit pour lui ses enchantements. L'inexorable fantôme de la réalité se dressa devant lui. Il demanda du temps, allégua le devoir d'une plus mûre réflexion et les délais indispensables pour rendre l'instruction complète. Bernis, qui assit recueilli la succession de d'Aubeterre, lui ayant paru de meilleure composition que son collègue Azpurù, il s'en fit un ami et un intercesseur auprès des cours. Celle conquête lui coûta peu d'efforts. Par les qualités conciliantes de son esprit, par sa raison élevée, par sa suprême indifférence pour le fond du débat, indifférence habilement déguisée en impartialité et en tolérance, Bernis était mieux fait que personne pour compatir aux embarras de Clément. Ses rancunes et ses défiances, sentiments peu durables chez lui, tombèrent promptement devant l'accueil touchant et flatteur de Ganganelli. Celui-ci le reçut dans son intimité, le combla de prévenances, d'attentions, de faveurs. Il se fit son égal, son confident, j'allais dire son protégé. Je ne veux être pour vous, lui disait-il, que le cordelier Fia Lorenzo. Ému, charmé, ébloui, le vaniteux cardinal se vit assis sur le trône de saint Pierre avec les clefs mystiques dans sa main. Il devint le défenseur officieux des temporisations du pontife.

En France, la tâche était facile Choiseul, honteux de voir échouer une ligue de rois contre des ennemis ridicules à ses yeux, dégoûté, humilié des longueurs de cette guerre, en était arrivé à se repentir de l'avoir commencée : Les rois l'emporteront-ils ? les jésuites auront-ils la victoire ? Voilà la question qui agite les cabinets et qui est la source des intrigues, des tracasseries et des embarras de toutes les cours catholiques. En vérité, l'on ne peut soir ce tableau de sang-froid sans en sentir l'indécence, et, si j'étais ambassadeur à Rome, je serais honteux de voir le P. Ricci l'antagoniste de mon maitre. Il prescrivait à Bernis une attitude toute passive. Celui-ci n'eut donc aucune peine à le convaincre de l'utilité des délais. Mais ses harangues fleuries vinrent échouer devant l'opiniâtreté castillane. Charles se montra intraitable. Il ne voyait dans les raisons alléguées par Clément que des prétextes destines à amuser sa bonne foi et à lasser sa persévérance, dans l'intercession de Bernis, qu'une complaisance de courtisan ; dans la tiédeur de Choiseul, qu'une indifférence coupable, presque une trahison. Dans toutes ses dépêches, l'ombrageux Espagnol accusait les lenteurs du cardinal ; il revenait infatigablement sur son delenda Carthaga ; il s'efforçait de réchauffer le zèle du ministre de France, s'indignait de ses défaillances, et son respect pour le pacte de famille tempérait seul l'amertume de ses plaintes.

De leur côté, les jésuites n'étaient point inactifs. Du premier regard, ils avaient pénétré l'Anse de Ganganelli et le secret de ses incertitudes. Sans sympathie pour eux, mais retenu par la crainte de déchirer le sein de l'Église, par des scrupules de conscience, des préjugés de cloitre mal effacés de son esprit, il ne pouvait se prononcer contre l'ordre qu'au dernier moment et en cédant à des dangers plus redoutables encore. Ils savaient de plus qu'il était loin d'être inaccessible à la terreur qu'inspirait le renom de leurs vengeances. Ils exploitèrent largement cette pusillanimité. Ils excitèrent contre lui la noblesse, mécontente de ses innovations. Ils le menacèrent tantôt de la colère de Marie-Thérèse, tantôt de leurs propres ressentiments. Ces menaces produisirent leur effet : On commence à s'apercevoir, écrivait Bernis, des précautions dont le pape use pour son manger et sa personne ; il a pour cuisinier un frère cordelier qui travaille seul pour sa nourriture. Et ailleurs : Le général de l'ordre de la Passion a averti Sa Sainteté de prendre garde à sa nourriture. (Bernis à Choiseul.)

Cependant les insistances de la cour d'Espagne prenaient un ton si pressant à Versailles, si impératif à Rome, que Bernis, menacé de perdre sou ambassade, dut employer toutes ses grâces pour décider le pape à donner aux cours au moins un commencement de satisfaction. Ganganelli écrivit à Louis XV. Sa lettre, où il faisait servir son ignorance de la langue française à voiler l'expression de sa pensée, et où la mystification italienne enveloppée de bonhomie et de naïveté se présentait sous les dehors bénins d'une faveur apostolique, resta pour le cabinet français un hiéroglyphe indéchiffrable. Choiseul, impatienté, traite sans façon le pape de fourbe. Quant à Charles, il s'emporta, menaça. Lorsqu'on lui apprit le motif apparent des hésitations de Clément, il leva les épaules et offrit de débarquer une armée à Civita-Vecchia pour le protéger contre ses ennemis imaginaires. Cette offre Ironique avait pour but de laisser entrevoir au malheureux pontife qu'en fin de compte son allié, poussé à bout, pourrait bien s'aviser de le protéger malgré lui-même. Il céda le cœur plein d'angoisses. Sa lettre du 30 novembre 1769 à Charles est un engagement positif, formel, irrévocable. Il demande encore du temps pour opérer la suppression, mais il la reconnait juste et nécessaire. Les membres de cette société, dit-il, ont mérité leur ruine par l'inquiétude de leur esprit et l'audace de leurs menées. Il espérait, par celte promesse, désarmer son persécuteur en calmant son impatience. On a peine à concevoir cet aveuglement.

Sa décision réunissait, en effet, tous les inconvénients, tous les dangers des deux alternatives dont le choix lui restait, sans en offrir un seul avantage. Les jésuites, voyant leur ruine proclamée nécessaire à la face du monde, allaient redoubler leurs intrigues, enfler leurs menaces, rallier leurs partisans pour une lutte suprême et désespérée. Charles, maitre absolus désormais des négociations, allait devenir d'autant plus exigeant qu'il était plus près du but marqué par sa haine. On avait irrité son ardeur au lieu de la refroidir. Quels prétextes lui opposer a l'avenir ? L'extinction n'avait-elle pas été reconnue juste et nécessaire ? Par cette maladroite concession, Clément XIV se mit à la main de l'Espagne. La promesse qui loi avait valu la tiare pouvait être niée on éludée ; celle-ci était publique, solennelle, irrévocable.

Cependant, comme si celte demi-résolution eût soulagé son aine troublée, on le vit revenir à la sérénité et à l'enjouement des premiers jours de son pontificat. Il respira plus a l'aise, et c'est avec une pleine liberté d'esprit que, polir manifester plus nettement encore son intention, il supprima la bulle In cœna Domini. Cette bulle célèbre était le résumé de toutes les prétentions ultramontaines. L'infaillibilité du pape, son indépendance des conciles, sa suprématie sur les rois, s'y étalaient a chaque ligne avec cette heureuse arrogance qui est le privilège des oracles. Cette charte surannée d'un pouvoir qui n'était plus qu'une ombre, était tous les ans lue publiquement a Rome le jeudi saint, comme le programme idéal d'une politique que la dureté des temps rendait impraticable dans le présent, mais qu'on tenait suspendue sur la tête des rois comme une menace et un défi. En la supprimant. Ganganelli fit preuve d'un bon sens plus rare sur le siège apostolique que le génie astucieux de la diplomatie. L'Europe entière applaudit à sa décision, et le Portugal fit sa paix avec l'Eglise : Pombal fermait l'ère de sa dictature théologique. Cette démarche, faite à regret, pour complaire aux tardifs scrupules de son maître, mettait fin à un véritable schisme inventé et prolongé par lui dans l'intérêt de sa tyrannie. Pape et souverain à la fois, il avait en pendant dix ans son église, son clergé et son inquisition. Quant à son orthodoxie, elle avait été suffisamment établie par plusieurs auto-da-fé solennels on se contentait généralement de cette démonstration. Clément reprit possession de ces fonctions usurpées et de ces instruments de domination, moins dangereux dans sa main que dans relie de l'ennemi des jésuites.

Ce succès marque la seule phase heureuse du pontificat de Clément XIV : une courte halte entre la persécution et le martyre. La trêve écoulée, la lutte recommence avec un incroyable acharnement et pour ne plus s'arrêter, même devant la tombe du pontife. Ce qui émeut dans le récit de ce douloureux épisode, ce ne sont ni les violences qu'il a à subir, ni les terreurs qui viennent l'assaillir, ni même le contraste de ce rang suprême avec cette fin tragique ; il n'y a rien là qui élève cette infortune au-dessus des infortunes vulgaires. Le spectacle des douleurs morales a seul le droit et le privilège d'émouvoir profondément le cœur de l'homme. Or c'est là ce qui fait de Clément XIV une des plus grandes figures de la souffrance humaine. Les batailles qui se livrent autour de lui ne sont que des jeux d'enfant auprès de celles qui se livrent dans son propre cœur. Tout dans son attitude, dans ses actes, et jusque dans les cris entrecoupés de son agonie, trahit les angoisses désespérées, les doutes déchirants auxquels son âme est en proie. C'est que Ganganelli n'était point un philosophe, comme on s'est plu a le supposer de nos jours d'après le thème ingénieux de l'abbé Galiani ; le moine avait survécu en lui à toutes ses transformations successives. Hélas ! disait-il un jour à Bernis, je ne suis pas né pour le trône, je m'en aperçois tous les jours... Je crois impossible à un religieux de se défaire entièrement de l'esprit attaché au capuchon. Il avait gardé de sa première rie on respect involontaire, mystique, superstitieux, pour cette société élevée si haut au-dessus de tous les ordres religieux ; et, depuis sa récente élévation, il comprenait mieux combien l'existence de la papauté moderne est indissolublement liée à la sienne. Dans les scènes évoquées par son imagination malade, il voyait ses prédécesseurs se lever en témoignage contre lui au tribunal de Dieu ; il entendait leurs anathèmes et leurs voix accusatrices... Mais la voix des vivants était encore plus haute et plus impérieuse que celle de ces fantômes. Si précieuse que fût à l'Église la conservation des jésuites, pouvait-on nier leurs intrigues, leurs fautes, leurs crimes ? Les absoudre, n'était-ce pas se déclarer leur complice ? Voilà ce qui excuse les hésitations de Clément, ce qui lave sa mémoire des accusations de duplicité, qu'on ne lui a point épargnées, ce qui fait du revit de ses perplexités une des pages les plus attendrissantes du passé, et de son nom celui d'un martyr. Martyr de ses instincts généreux plus encore que des noires fureurs de ses ennemis, il devait expier, par ce double supplice trop peu mérité, le crime d'avoir ambitionné un rang où il n'était plus permis d'être vertueux impunément. La justice d'un côté, de l'autre les préjugés de naissance, d'éducation, de religion, la crainte, mauvaise conseillère, se disputèrent tour à tour la possession de ce cœur et s'en arrachèrent les lambeaux ; mais enfin, ce fut la justice qui l'emporta. Paix à sa cendre !

Le 12 février 1770, Clément, cédant à regret aux sommations toujours plus hautaines de la cour d'Espagne, retira aux jésuites leur séminaire de Frascati. Ce coup frappé d'une main timide, en apparence pour satisfaire les cours. en réalité pour pressentir l'opinion, avertir les coupables et peut-être aussi les amener à demander spontanément une réforme, n'eut aucun des résultats qu'il en attendait. Les cours R regardèrent avec raison comme une satisfaction insignifiante ; le public ne dit mot ; les jésuites poussèrent un long cri de rage, roi peu après se changea en un cri de triomphe Choiseul tombait, victime de ses mépris pour la Dubarry.

Sa disgrâce était ce qu'on nomme en pieux langage un événement providentiel. Il sauvait la société, — on le crut du moins. D'Aiguillon n'était-il pas leur créature ? Quant à madame Dubarry, elle avait pour les Pères une dévotion passionnée. Dévote bien digne de tels saints. Leur assurance prit des proportions épiques. Ils adressèrent a Louis XV mémoires sur mémoires, moins encore pour obtenir leur propre réhabilitation que pour accabler le ministre tombé. Leur intention était de le trainer tout doucement devant un de ces tribunaux que d'Aiguillon et Maupeou savaient si bien composer. A Rome, ils accableront le pape de placets, d'apologies, de pièces justificatives. Une des chevilles ouvrières du parti en France, un sieur du Pinier, importunait Clément d'un compte rendu fréquent. presque quotidien, de leurs démarches, de leurs efforts, de leurs espérances. Voici les sentiments que fait mitre en lui la chute de Choiseul, — il est l'écho fidèle de la société entière :

Enfin, après deux ans de résistance de la part du plus intrigant des hommes, il a subi le juste et trop modéré châtiment de ses forfaits (doux Jésus !)... On travaillera efficacement a dévoiler de plus en plus ce mystère d'iniquité et à démasquer les correspondants qu'avait notre boutefeu dans les cours étrangères... Des paquets sont en chemin pour Vienne, où il avait redoublé ses efforts ; sous peu de jours on fera passer à Madrid des lumières. Le Portugal ouvre les yeux... Au nom du Sauveur adorable ! donnez-nous du temps. très-saint Père, et croyez, etc.

Je te reconnais, Tartufe. C'est bien ta voix, ici furieuse et enflée comme la voix des tempêtes, là mielleuse et caressante comme celle du courtisan. C'est ton attitude menaçante devant les vaincus, humble et soumise devant le maître. Cet échantillon de la littérature jésuitique provoque le dégoût plus encore que le rire. Jamais la bassesse n'a trouvé un langage plus plat et plus grotesque. Et si le style c'est l'homme, que penser d'un parti qui choisissait de tels organes ?

Du reste, les hommages intéressés qu'ils prodiguaient au pape dans leurs suppliques, ne les empêchaient nullement de le déchirer dans les pamphlets furibonds dont ils inondaient l'Europe. On l'y dépeignait tantôt comme un pontife imbécile gouverné par des intrigants, tantôt comme le loup déguisé en pasteur prédit par les Écritures. D'innombrables caricatures ridiculisaient sa personne et ses actes. On y exploitait sans scrupule les passions religieuses d'un peuple éminemment superstitieux. Des estampes représentant le jugement dernier étaient répandues à profusion dans les villes et les campagnes : on y voyait figurer, entre Pombal et Charles III, Ganganelli lui-même, le Visage contracté par toutes les tortures de l'enfer.

Ailleurs on réclamait pour sa délivrance les prières des fidèles, — fourberie adroite ; — car, d'un côté, comment ne pas vénérer de pieux personnages qui font prier pour leurs ennemis ? d'un autre, comment croire désormais ô un pape à qui on a fait l'aumône d'une prière ? A ces menus artifices ils joignirent l'emploi des grands moyens ils corrompirent le chevalier de Verney, secrétaire de l'ambassade portugaise, et obtinrent de lui communication des dépêches qui les concernaient. Par celte inspection quotidienne des plans de leurs ennemis, ils espéraient les déjouer plus facilement. Mais le chevalier fut découvert et enlevé au sortir d'une soirée. En même temps, leurs émissaires négociaient no asile en Prusse, en Angleterre, en Rassie. Ils y étaient accueillis avec faveur, surtout par Frédéric et Catherine. Frédéric, tout entier A sa haine de fraîche date contre les philosophes, voyait dans les jésuites de précieux instruments de despotisme ; Catherine, d'utiles instituteurs pour son peuple à demi-barbare.

Mais rien ne pouvait plus retarder la ruine de la société. La défection de d'Aiguillon lui porta un coup mortel. On n'est jamais trahi que par les siens. Eu apprenant sou élévation au ministère, Charles avait déclaré au cabinet français que, si les jésuites étaient conservés, il regardait le pacte de famille comme rompu. Mis ainsi en demeure de perdre sa place on de trahir ses amis, d'Aiguillon choisit naturellement ce dernier parti. Il passa à l'ennemi avec armes et bagages. Puis, pour mériter tout t fait les bonnes grâces de Charles qui conservait des préventions contre lui, il lui livra la correspondance de Bernis avec Choiseul. Le roi d'Espagne y lut avec indignation les preuves de ce qu'il nommait la trahison du cabinet français, et dès ce jour il appuya chaudement le ministère de d'Aiguillon. Il prenait au même instant une mesure radicale et décisive. Il rappelait son ambassadeur Azpurù, trop lent au gré de son impatience, et le remplaçait par don José Monino, plus tard conne de Florida-Bianca, magistrat célèbre par son inflexible opiniâtreté.

En apprenant cette nomination significative, Clément se trouble. Il comprend que le temps des temporisations est désormais passé. Son agitation se trahit en présence de Bernis. Elle augmente à mesure que le négociateur redoute approche. Son imagination, effrayée par des récits mensongers, lui retrace ces scènes fameuses où l'on avait vu un pape souffleté par Guillaume de Nogaret, un simple légiste comme Mouise. Enfin l'Espagnol arrive. Pendant huit jours on lui refuse toute audience. Ce délai expiré, Ganganelli le reçut et revint vite, quoi qu'on en ait dit, de ses terreurs insensées. Monino, qui en jouissait d'avance et se proposait de parler en mature, fut déconcerté par un accueil plein de grâce et de bonhomie qui le tenait à distance, tout en lui interdisant, sous peine de ridicule, ses airs hautains et impérieux. Il s'attendait sinon à une victime résignée, du moins à des plaintes et à des récriminations. Il rencontra an visage serein et riant, où la naïveté n'excluait point la noblesse. Il en fut cette fois pour ses frais d'intimidation ; mais, dans les entrevues suivantes que Ganganelli essaya en vain d'éviter, le fiscal castillan aborda nettement l'objet de sa mission il déduisit et compara froidement les conséquences nécessaires soit d'un refus, soit d'une prompte résolution. Il parla avec un calme respectueux, mais avec une logique inexorable. On l'a calomnie en Paressant d'avoir fait violence au pontife ; Monino usa, dans ses rapports avec lui, de cette ténacité indiscrète, tracassière et singulièrement désagréable, qui est particulière aux hommes de loi ; mais la seule violence à laquelle il eut recours fut celle que la force des choses imposait fatalement à Ganganelli. Il n'était que l'écho fidèle des perplexités de l'infortuné pontife. De leur côté, les agents de la Russie, de l'Angleterre et surtout celui de la Prusse, à Rome, remettaient au pape des notes en faveur des jésuites. Mais Frédéric repolissait tout patronage public et direct : J'ai reçu, écrit-il à d'Alembert le 8 décembre 1772, un ambassadeur des Ignatiens, qui me presse de me déclarer ouvertement le protecteur de cet ordre. Je lui ai répondu que, lorsque Louis XV avait jugé à propos de supprimer le régiment de Fitz-James, je n'avais pas cru devoir intercéder pour ce corps, et que le pape était bien le maitre de faire chez lui telle réforme qu'il jugeait à propos, sans que les hérétiques s'en mêlassent. Tout hérétique qu'il fût, les Ignatiens, dans le premier feu de leur reconnaissance, lui eussent volontiers décerné les honneurs du généralat ; mais le vieux sceptique voulait, tout en les couvrant de son humiliante protection, conserver le droit de rire à leurs dépens.

En revanche, l'Autriche, dont ils faisaient sonner bien liant l'amitié, abandonnait leur cause te son tour. Marie-Thérèse n'avait jamais montré beaucoup de zèle pour eux. Sa dévotion fut toujours subordonnée à sa politique. Néanmoins, ses scrupules de pénitente, et le souvenir des services qu'ils avaient rendus à sa maison, combattaient encore puissamment en leur faveur. Charles III la convertit à ses projets par un argument sans réplique. Il fit mettre sous ses yeux un exposé de sa confession générale, transmis par le père Hombacher, son directeur, au général de l'ordre.

Les jésuites se consolèrent de la perte de son amitié en gagnant les bonnes grâces de Catherine. Elle venait justement de prendre sa part dans l'odieux partage qui rayait la Pologne de la carte du monde. Couronnant par une dérision insultante les brutalités de cette violation ouverte du droit des gens, elle avait ordonné à toutes les églises de ses nouvelles provinces des prières publiques à raison de son gracieux avènement. Ce peuple vaincu, mais non mort, qui porte encore, après quatre-vingts ans d'oppression, le deuil de son indépendance, répondit par un morne silence à l'outrage de la courtisane couronnée. Le clergé lui-même, si empressé d'ordinaire auprès des dominations nouvelles, respecta cette douleur muette et refusa ses Te Deum. Les jésuites eurent moins de pudeur. Il est vrai que ces hommes se glorifient de n'avoir point de patrie. Pendant plusieurs jours consécutifs, ils insultèrent, par leur allégresse indécente, au martyre de ce Christ des nations. Ils devinrent dès lors les plus fervents apôtres de la domination russe en Pologne, et cela, pour une femme athée qui se servait d'eux en les méprisant. Rôle impie et ignominieux. Mais ne fallait-il pas payer l'hospitalité de la tzarine ?

Cette alliance allait leur être plus nécessaire que jamais. Au mois de novembre 1772, le pape communiqua enfin à Monino le projet du bref de suppression. En touchant de ses mains ce décret tant désiré, l'incrédule diplomate ne convainquit de la réalité des promesses de Ganganelli, et celui-ci put achever en paix l'œuvre pénible et douloureuse de son pontificat.

Le 20 juillet 1773, il signa le bref et dit en soupirant : La voila donc cette suppression ! Je ne me repens pas de ce que j'ai fait, je le ferais encore. Mais cette suppression me tuera.

Le bref fut signifié aux jésuites dans toutes leurs maisons de Rome. Un notaire le lut au général, en présence d'une foule immense. Celte publicité solennelle et inaccoutumée fit négliger comme inutiles les affiches d'usage au champ de Flore et aux portes de Saint-Pierre. Tel est pourtant le prétexte qu'ils ne rougirent pas d'invoquer pour légitimer leur désobéissance aux yeux de l'Europe scandalisée de les voir survivre à cette condamnation. Pendant un jour entier, les échos de la ville éternelle avaient répété l'anathème qui les voilait au néant ; mais on ne l'avait pas affiché. Dès lors, rien de fait ; le bref n'existe pas ; les pères peuvent reprendre en toute sécurité cet habit défendit et ces règles proscrites. Il y a, dans ce misérable subterfuge, je ne sais quoi de tellement petit, mesquin et impudent, qu'un seul mot peut le qualifier dignement : C'est un subterfuge jésuitique.

Mais ce surah commettre un oubli impardonnable que de les faire disparaître si prématurément de la scène. Ils y restèrent quelques mois encore u pour affaires, n tout juste le temps de dramatiser un peu le cinquième acte par la punition du traître, cet élément essentiel de toute bonne tragédie.

Jamais Ganganelli n'avait paru plus heureux que pendant les jours qui suivirent sa détermination. Délivré de l'inquiétude qui troublait ses nuits, accueilli il son passage par les applaudissements du peuple, il montrait aux Romains un visage rayonnant de santé et de bonne humeur. La France lui avait rendu Avignon ; le roi de Naples, Bénévent. Ses ennemis avaient pris soin eux-mêmes de constater sa popularité par une émeute ridicule, qui s'évanouit en fumée devant une poignée de soldats, — et de soldats du pape. Tout lui souriait.

En ce moment même, une dominicaine du couvent de Valentano, nommée Anne-Thérèse Poli, sainte de circonstance, prophétesse improvisée par les jésuites pour les besoins de la cause, et qui annonçait depuis quelque temps la prochaine vacance du Saint-Siège, redoubla ses prédictions et ses avertissements. Elle communiquait directement avec la sainte Vierge, et en avait reçu confidentiellement l'avis de la mort du pape.

Ces bruits sinistres, colportés en tous lieux par d'ardents émissaires, commentés par la haine, répétés soir et matin avec une persévérance infatigable, effrayaient les imaginations et les préparaient à une catastrophe. Peu à peu la cellule de la prophétesse devint un sanctuaire, et son prie-Dieu un trépied. Les jésuites allaient en pèlerinage consulter la sibylle. Ils distribuaient ses reliques dessin vivant, de petits linges teints du sang de ses stigmates, des cheveux, ainsi que d'autres choses que les convenances ne me permettent pas de nommer. (Theiner.) Ils faisaient imprimer des hymnes en son honneur. On possède encore les sonnets du père Coltaro.

Ce Coltaro était, à proprement parler, l'impresario, l'entrepreneur de la prophétesse. Il baissait ou levait le rideau devant les curieux. Au moment de l'exhibition il disait un mot, et les prophéties allaient leur train. Leur refrain invariable était la mort du pape et le chagrin que Dieu ressentait des disgrâces de la Compagnie de Jésus. Voici une de ses entrevues avec la Vierge, racontée par elle-même : Mais, ma chère maman, dis-je à la Vierge, pourquoi le Seigneur montre-t-il aujourd'hui tant de courroux ? Quel est le motif qui le courrouce le plus ? Elle me réponditParticulièrement les persécutions des rois contre les fils du saint père Ignace, qui font tant de bien au prochain[1]. Ceci montre clairement quelles mains tenaient les fils de celte ridicule marionnette, et explique comment on peut trouver à Orvieto, chez le même Coltaro, la correspondance des pères avec la prophétesse, — le tout pesant cent quinze livres.

Bientôt une seconde pythonisse surgit c'est Bernardine Benxi, simple contadine. Dès ce moment, les prophéties de mort redoublent ; elles se succèdent Ms relâche, comme les coups précipités du glas qui annonce l'agonie. En vain Clément, bravant l'oracle, se montre plein de vie et de santé dans les rues de Rome, pour rassurer les esprits par celte réfutation sans réplique, il est accueilli par des regards étonnés comme un spectre ; la menace funèbre le poursuit et résonne partout à ses oreilles comme un démenti : Tu ne vivras pas ! Tout à coup, vers la semaine sainte de 1774, le pape cessa brusquement de paraître en public et se renferma dans son palais. On raconta que, en sortant de table, il avait été pris subitement de douleurs convulsives dans l'estomac, suivies dé vomissements.

Six mois après, il expira au milieu d'épouvantables tortures. La prophétie était réalisée.

Clément était mort empoisonné ; personne ne songea d'abord à contester le fait. Depuis, des batailles acharnées se sont livrées autour de ce cercueil ; on comprend dans quel intérêt. Nous écarterons ce débat. Nous n'évoquerons pas le corps inanimé de Ganganelli et l'horrible image des indices révélateurs du crime[2]. Ces détails de clinique appartiennent à la science, non à l'histoire. Qu'importe, du reste, que Clément ait été assassiné, et que cet assassin ait été un jésuite ! Aurait-ou le droit, pour cela, de faire retomber la responsabilité de l'attentat sur l'ordre tout entier ! Non. Un crime n'est presque jamais, grâce à Dieu, une œuvre collective. Et pourtant c'est avec justice que cette mort crie vengeance contre lui, et que des voix indignées s'élèvent pour l'accuser. Les jésuites ont donné au momie ce spectacle sauvage, révoltant, inouï, infime, de la haine s'acharnant sur un cadavre. On les a vus frapper à coups redoublés leur ennemi expiré comme pour le liter deux fois. L'assassin, quel qu'il frit, n'avait anéanti que le corps ; ils s'efforcèrent de compléter son œuvre en s'attaquant à ce qui échappe aux assassins, à ce qui défie le poison, à ce qui survit à la mort elle même : une mémoire sans tache, un nom pur et honoré. Ils poursuivirent leur victime par delà le tombeau, jusque dans ce refuge inviolable et sacré que l'histoire ouvre aux infortunes imméritées. Voilà l'assassinat ! voilà le crime ! œuvre bien collective cette fois, qu'on leur jettera à la face de siècle en siècle, tant qu'il y aura un instinct de justice dans la conscience humaine. Vous serez flétris, parce que vues avec calomnié la mémoire du juste !

Ils se mirent à l'œuvre avec un art infernal et une audace sans exemple jusque-là. Une première difficulté se présentait la maladie étrange, inexplicable du pontife, — puis sa mort, qu'on leur attribuait généralement. Ils expliqueront l'une et l'antre à leur plus grande gloire. Ce qui avait tué Canganelli, ce n'est pas le poison, c'est le remords. Une de leurs relations, celle du P. Bolgeni, qui fait encore autorité parmi leurs historiens, peut être regardée comme une œuvre typique. Elle n'a qu'un but : avilira dégrader le caractère et la personne de l'infortuné Clément. Selon le bon père, le pape, après avoir signé le bref de suppression, tomba à la renverse et demeura évanoui toute la nuit. C'est le début. Il nous le montre ensuite bourrelé de remords et le cœur en proie a toutes les furies de l'enfer. On le voit pleurer, hurler de désespoir, se déchirer la poitrine avec ses ongles. A plusieurs reprises, il essaye de se précipiter du haut d'une fenêtre ; — on le sauve d'une mort certaine, mais on ne le sauve pas du remords, ce vautour qui le ronge. Il écume, il épouvante ses familiers de ses cris de rage. La damnation éternelle se présente à son imagination : O Dio ! sono dannato ! Alors il s'arrête anéanti, il a peur. Plus loin, lorsque la mort approche, sa voix devient suppliante, il demande grâce. Ici le narrateur fait parler son agonie en latin : Compulsus feci ! Compulsus feci ! s'écrie Ganganelli au milieu des tortures de la dernière heure. — C'est malgré moi que j'ai supprimé les jésuites ! Compulsus feci : repère le père en laissant passer le bout de son oreille de moine A travers les grossiers artifices de son roman.

Voici comment les historiens de la Compagnie couronnent d'ordinaire ce récit : Pour arracher cette âme de pape à l'enfer, un miracle était nécessaire il se fit. (Crétineau-Joly.) Le miracle consiste en une bilocation de l'évêque Liguori, canonisé depuis pour ce fait. Il était en ce moment au fond du royaume de Naples. Par une faveur spéciale du ciel, sa personne se dédoubla, et il put venir à Rome sauver Ganganelli des flammes éternelles sans quitter son diocèse. Pour dissiper les doutes qui pourraient s'élever au sujet de cet événement, l'historien a soin d'ajouter : Rome a prononcé : cette bilocation est désormais un fait historique. (Id.)

Certes ! voilà une manière avantageuse de comprendre l'histoire et ses lois austères mais l'école des bilocotious n'est pas d'invention récente, et ses exploits d'aujourd'hui pâlissent auprès de ses hardiesses passées. Elle a des précautions oratoires, elle invoque des autorités, elle se met en frais d'érudition, parle des droits de la vérité, et parfois hésite, se trouble, balbutie ; elle manque d'impudence. Elle se servira sans doute, au besoin, d'une pièce fausse ou supposée ; nuis elle n'ose déjà plus la fabriquer. Elle n'avait, an siècle dernier, ni ces ménagements, ni ces réticences, ni ces scrupules. — signes trop manifestes d'une décadence inévitable. Le regard assuré et le cœur tranquille, elle battait sa fausse monnaie en toute sûreté de conscience. Elle se recrutait à cette époque presque uniquement dans les rangs de la Compagnie de Jésus : Bolgeni, Zaccaria, Feller, Georgel, Barniel, Gusta, l'auteur anonyme des Mémoires de Pombal, etc., autant de jésuites. Ils ne cherchèrent point à défigurer laborieusement les faits pour en tirer leur justification ; — ce procédé a bien sou mérite, mais il n'est pas assez expéditif ; — ils supprimèrent les faits qui les gênaient et inventèrent ceux dont ils avaient besoin. Ils fabriquèrent des documents historiques qui s'étalent encore aujourd'hui à la fin de leurs volumes comme pièces justificatives. Il fallait persuader au monde que toute la chrétienté s'était levée en leur faveur à l'époque de la suppression. Ils produisirent et produisent encore une lettre de Christophe de Beaumont à Clément XIV, dans laquelle le prélat proteste, au nom de tout le clergé français contre la bulle d'extinction et refuse de la publier. Or cette lettre n'a jamais été écrite que par eux. Il en est de même d'une protestation du cardinal Antonelli, en leur faveur, et d'une lettre de Ganganelli Louis XV, dans laquelle le pape refusait formellement d'accéder à ses vœux et protestait en termes solennels de son inviolable attachement à la Société. Un d'eux (c'est Georgel) alla plus loin encore : il cita une bulle du 29 juin 1774, c'est-à-dire une bulle de Clément XIV lui-même, qui rétractait le bref de suppression.

Ces exemples, choisis entre mille, donneront une idée de l'audace de leurs falsifications. Mais déjà le voile qu'ils solo parvenus à jeter sur certains événements disparaît comme lin nuage sous les ardents rayons du soleil, et ils cherchent en vain à se dérober à l'implacable lumière qui les enveloppe de tontes parts. Vous serez vus, hommes des ténèbres et par les yeux les moins clairvoyants ! — Et le jour où vous serez vus vous serez jugés !

Les jésuites comptaient, au montent de l'extinction, vingt-deux mille cinq cent quatre-vingt-neuf religieux ; ils possédaient mille cinq cent quarante-deux églises, six cent cinquante-neuf collèges, trois cent quarante maisons de campagne, soixante et un noviciats, vingt quatre maisons professes, cent soixante et onze séminaires.

 

 

 



[1] Aug. Theiner, archiviste du Vatican.

[2] Mentionnons seulement l'accablante déposition de Berais dans sa dépêche du 26 octobre 1774, et le témoignage de Pie VI, rapporté par le cardinal dans une lettre du 28 octobre 1777.