L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE XVI. — SENS ET PORTÉE DE LA QUERELLE ANTI-JÉSUITIQUE. - UN CONCLAVE AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

 

 

Ici s'ouvre une intrigue diplomatique qui aboutit à l'événement le plus caractéristique du dix-huitième siècle jusqu'à 1789. Jamais débat plus insignifiant en apparence ne tint en réalité à des causes plus profondes et n'amena des résultats plus décisifs. De quoi s'agit-il, eu effet, pour un observateur vulgaire ? De faire supprimer par Honte une communauté de moines. Les négociateurs eux-feules de la suppression n'y virent pas autre chose. Vues bornées ! appréciation superficielle et mesquine d'un événement plein d'une grandeur tragique ! Mais cette communauté, c'est Rome elle-même ! La victime qu'on demande au pape, c'est le pape lui-même ! Les doctrines de ces moines, ce sont les doctrines de l'Église ! Leur tradition, elle est devenue la sienne ! Ces constitutions réprouvées par la conscience humaine, elles ont été approuvées et revues par dix-neuf papes, acclamées par un concile général, adoptées par le clergé de tous les Etats catholiques : Et leurs héros, enfin, qui les a placés sur l'autel à côté de l'Homme-Dieu des chrétiens ? c'est encore elle, l'Église. Pour elle, ils ont livré leurs plus fameuses batailles ; pour elle, ils se sont faits martyrs, et au besoin régicides ; pour elle, enfin, et malgré elle, ils ont renié leur Dieu au Malabar et en Chine, criant : Vive l'Église quand même ! comme ces fanatiques plus royalistes que le roi. Il est vrai qu'en travaillant ainsi pour l'Église ils travaillaient un peu par eux-mêmes, ce qui restreint les proportions de leur héroïsme ; mais enfin leurs intérêts-sont tellement liés aux siens, qu'ils purent croire de bonne foi se dévouer pour elle en ne songeant qu'à eux. Le pacte conclu au seizième siècle avait porté ses fruits, et l'ordre pouvait dire sans exagération aucune :

Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

De là l'intérêt passionné et dramatique de cet étrange procès de l'Église contre elle-même : elle y est à la fois l'accusé, le juge et la victime.

Le vieux Rezzonico n'était pas destiné à le voir finir. L'issue en était impossible de son vivant, car il y avait en lui l'âme d'un martyr. Il avait compris l'intime solidarité qui liait la destinée de l'Église à celle de l'ordre, ou plutôt il en subissait à sou insu l'influence ; car ce pauvre vieillard penchait visiblement vers la tombe, et sa tête, qui avait toujours été faible, s'affaissait de plus eu plus sous le poids des infirmités. Ses conseillers, Torregiani et Minci, se hâtaient d'utiliser de leur mieux le pouvoir qui allait leur échapper avec la vie du pape. C'est ainsi que Rieti lui lit signer, dans un moment de défaillance, la bulle Apostolicum pascendi. Elle avait été rédigée tout entière par le général des jésuites, et elle parut sans la communication préalable au sacré collège, qui est presque autant une loi qu'une coutume. Nous déclarons, disait le pape, de notre propre mouvement et science certaine, que l'institut de Jésus respire au plus haut point la piété et la sainteté. s Ce manifeste, qui débutait par un double mensonge, fut lu partout avec surprise et scandale. C'est ainsi encore que Torregiani surprit à sa faiblesse la signature du fameux monitoire qui fut son arrêt de mort.

Dans une matinée de février 1768, on afficha sur tous les murs de Rome la déclaration de guerre du vicaire du Christ. Sur gâtes têtes devaient tomber les foudres du Vatican ? — sur ces rois rebelles, autrefois si humbles et si soumis ? Le pontife allait-il, comme à un autre âge, déchaîner les multitudes et briser les couronnes ? Certes, la grandeur de ce spectacle, ou tout au moins l'audace de cette tentative eût étonné ce siècle incrédule. Un Hildebrand désarmé et faible, mais puisant sa force dans sa faiblesse et frappant d'anathème ses ennemis tout-puissants, ne l'eût pas arrête sur la pente qui l'entremit vers d'autres dieux, mais, à coup sûr, l'eût ému et passionné. Vains rêves ! ces temps étaient bien loin. La foudre fut lancée, mais d'une main timide, furtive, mal assurée, — telum imbelle sine ictu. Rome s'attaqua à un enfant. Qui ne reconnaîtra qans cette vengeance les inspirations de la politique jésuitique, si violente avec les faibles, si rampante devant les forts ? Nous annulons, disait le monitoire, tous les édits promulgués dans notre duché de Parme par une autorité illégitime. De quel crime était coupable le duc de l'arme, un enfant de dix-sept ans ? son ministre avait imité les gouvernements de France et d'Espagne, il avait chassé les jésuites du duché. Le pape l'en punissait en faisant revivre de vieilles prétentions oubliées et en s'appropriant ses États. Le prince découronné était le propre fils de ce don Philippe, le précurseur de Joseph II et de Pierre-Léopold, et l'ennemi juré des privilèges ecclésiastiques : Non content d'imposer les biens d'Église, don Philippe n'avait pas craint de donner pour précepteurs à son héritier trois philosophes : Condillac, Keralio et Deleyre. On appliqua à cet enfant, qui était fort innocent des crimes de son père (il le montra bien plus tard) le dogme du péché originel. Par malheur le duc était du sang des Bourbons. Du Tillot, son ministre et son tuteur, présent royal de Louis XV à don Philippe, administrateur habile, conseiller Ar et intelligent, Français par le sang et par les idées, se hâta de déférer la bulle de déchéance aux rois de France et d'Espagne, parents et protecteurs de l'enfant.

La réponse des cours ne se fit pas attendre. Les rois virent dans ce manifeste uni atteinte portée à leurs droits et un défi jeté à leurs prétentions. Ils le relevèrent avec emportement. L'ambassadeur de France, ceux d'Espagne et de Naples, demandèrent, dans une audience solennelle, la révocation du décret, menaçant le pape, en cas de refus, de l'occupation simultanée d'Avignon et de. Bénévent. Clément, qu'on avait préparé à soutenir cette épreuve redoutée, reçut les ambassadeurs avec un maintien froid et hautain. Il déclara préférer mille morts au désaveu qu'on exigeait de lui, et protesta contre le système de violence et d'intimidation dont on usait envers le Saint-Siège. Mais, avant la fin de l'audience, cette fermeté si bien jouée l'abandonna, et il fondit en larmes devant les ambassadeurs surpris et embarrassés. Ceux-ci se retirèrent toutefois sans avoir rien obtenu, et rompirent toute relation avec le pape, comptant sur la réalisation de leurs menaces pour vaincre son opiniâtreté. Mais Avignon et Bénévent furent occupés par les puissances, aux murmures du peuple romain, jaloux à l'excès de cette ombre de domination, sans que cette démonstration pût fléchir l'obstiné pontife. Alors les cours, accroissant leurs exigences en raison même de ses refus, n'hésitèrent plus à réclamer de lui la sanction et le complément de leurs vengeances : la suppression de l'ordre de Jésus.

Ce projet, dont on a tour à tour attribué l'initiative à chacun des acteurs de ce drame, avait été mis en question dès le lendemain même de lette expulsion des États du roi d'Espagne. Ces rois, auxquels ils venaient d'inspirer de si chaudes alarmes, pouvaient-ils, sans compromettre leur sécurité, laisser subsister des ennemis, autrefois dangereux, maintenant irréconciliables ? Leurs menées à l'étranger n'étaient-elles pas aussi à craindre que leurs complots à l'intérieur ? — C'était une guerre à mort, tout le monde le comprit ainsi. Les avis ne furent divisés que sur la question d'opportunité. Choiseul, importuné de voir une intrigue de sacristie prendre les proportions d'une affaire d'État européenne et tenir en échec trois puissants royaumes, proposait, dès le mois d'avril 1767, d'en finir immédiatement et à jamais avec ces débats puérils et indignes, selon lui, d'occuper un ministre au dix-huitième siècle. Le violent et vindicatif Pombal invoquait, avec la logique de la haine, des mesures encore plus radicales et plus décisives ; il voulait une intervention directe et permanente des puissances catholiques dans le gouvernement de l'Église. On aurait débuté par le renvoi de Torregiani et continué par l'extinction de la Compagnie de Jésus. Sur le refus du pape de satisfaire les couronnes, un concile général, assemblé par elles, l'aurait déposé et remplacé. L'élection du pape, dit-il à ce sujet à M. de Sémonin, est nulle dès qu'il est imbécile. Rezzonico devrait se souvenir que l'intention des princes qui l'ont élevé sur le trône de saint Pierre n'a pas été d'y mettre le général des jésuites. (M. de Sémonin à Choiseul, 14 juil. 1767). Charles III était aussi impatient, mais plus scrupuleux. Bien convaincu que la violence seule pouvait arracher cette concession au pape, il accueillit froidement la proposition de Choiseul. Il fallait, selon lui, laisser 'mourir en paix ce vieillard et s'en remettre au prochain conclave. Mais il ne songea pas un instant à contester la nécessité de la suppression. Elle était tellement évidente, même pour les esprits les plus prévenus eu leur faneur, que le sacré collège le reconnut lui-même en mettant aux voix la sécularisation des jésuites avant qu'elle eût été demandée par les cours. Il est vrai que le consistoire se prononça en leur faveur, mais enfin il délibéra, ce qui prouve péremptoirement l'incertitude des cardinaux.

L'étrange et inexplicable aveuglement du pape mit tin à toutes les hésitations. Charles se montra le plus ardent et le plus implacable. Son ministre, Arpurù, présenta son mémoire le 18 janvier 1769. En le parcourant. Rezzonico chancela comme un homme qui reçoit un coup de poignard, puis il éclata en sanglots. Les jours suivants, il reçut successivement ceux de France et de Naples, mais avec nu visage impassible et les yeux secs. On attribua ce stoïcisme d'attitude à quelque grande résolution, — c'était l'effet d'une douleur désormais sans remède. La source des larmes était tarie en lui. Il mourut le 1er février.

Ainsi finit le dernier défenseur sincère de la Compagnie, et, à coup sûr, son seul martyr. Homme d'instinct, il devina ce que n'entrevirent même pas des hommes de génie, l'indivisibilité des destinées du catholicisme et des jésuites, et sacrifia sans hésiter son repos et sa vie. Son dévouement fut inutile, il est vrai, mais il n'en est que plus touchant. Ces sacrifices sans espoir et sans récompense sont le suprême effort de la vertu humaine. Ils ne sauvent pas une cause condamnée à périr, — ils font mieux, ils l'honorent. Ils désarment et attendrissent l'histoire. Ce vieillard fut borné, imprévoyant, injuste même, mais il se dévoua. Sa mémoire est sacrée.

Cette mort était prévue, et pourtant elle surprit tout le monde. Il en est ainsi de tous les événements trop longtemps attendus, — à force de les prédire on finit par ne plus y croire. Elle simplifiait la situation en supprimant tout médiateur entre les deux partis que l'autorité pontificale avait contenus jusque-là. Tontes ces intrigues, ces haines, ces ambitions, ces espérances, se donnèrent rendez-vous sur un champ de bataille accepté par tous : le conclave. Nous allons les y suivre. Aussi bien un tel spectacle ne saurait être salis intérêt et sans enseignement pour les générations présentes. — Il est bon de contempler de près et dans la liberté de leurs épanchements intimes ces hommes, qui prétendent lier et délier souverainement sur la terre et dans le ciel. L'histoire n'écoute pas aux portes, mais elle a le droit d'entrer partout. Et, puisqu'ils n'ont pas craint, dans leur aveugle folie, d'ouvrir eux-mêmes à deux battants celles de cette enceinte, jusqu'alors prudemment interdite aux profanas, pénétrons-y hardiment, — nous y recueillerons plus d'une leçon et nous y surprendrons plus d'un secret.

Le parti des couronnes était loin, au début du conclave, d'en former la majorité, mais il était discipliné et résolu. Il disposait, en outre, d'un moyen qui exerça une influence irrésistible sur l'esprit des cardinaux et, définitivement, lui assura la victoire, — il avait de l'or. Ce siècle, qui avait vu Dubois acheter un pape et le sacré collège, vit toutes les cours catholiques de l'Europe coalisées pour renouveler ce honteux marché. Ici les preuves abondent, on n'éprouve que l'embarras du choix.

Il faut dire toutefois, à l'honneur des ministres qui mirent à exécution ce plan si simple et si lumineux, qu'ils reculèrent tout d'abord à la seule idée d'une tentative injurieuse pour ceux qui en étaient l'objet, peu honorable pour ceux qui la risquaient Ils n'ont pas même le mérite de l'avoir conçu. Ln gloire en revient tout entière à un de ces agents secrets, mi-partis d'espion et de diplomate, que les ministres entretenaient alors auprès des cours étrangères pour y tenir le fil des petites intrigues, trop souvent rompu dans les mains des ambassadeurs par les vicissitudes ministérielles. Cet agent, nommé Dufour, proposa tout uniment à Choiseul, dès l'année 1766, de lui livrer toutes les voix du prochain conclave moyennant une somme de... ; il parlait avec l'aplomb d'un homme sûr de son fait, et joignait à sa proposition, comme pièce justificative, le tarif présumé de ces consciences vénales. Il connaissait le cœur humain, ce cynique. Choiseul dédaigna cette offre. Il donna la préférence à une politique qui convenait mieux à son caractère franc et décidé. Le marquis d'Aubeterre, son ambassadeur, reçut l'ordre de parler aux cardinaux le langage net et ferme d'une puissance qui cannait sa force et qui veut être obéie. Il remplit à merveille ce rèle d'intimidation. Il annonça hautement que son maitre ne consentirait jamais l'élection d'un pape contraire aux vœux et aux principes énoncés dans les manifestes des couronnes, et déclara nul d'avance le résultat d'un scrutin fermé avant l'arrivée des cardinaux français et espagnols. Ces menaces n'étaient point superflues. Le parti des zelanti était nombreux, actif, remuant ; mais il manqua d'audace et de décision. Il pouvait élire sou candidat en l'absence des prélats étrangers et les forcer, à leur arrivée, à se prosterner devant un pape nommé sans eux. L'imminence d'un schisme eût effrayé des rois comme Louis XV et Charles III, et la chrétienté eût de nouveau subi leurs lois. Torregiani et Ricci, le général des jésuites, qui fut admis à visiter les cardinaux dans leurs cellules, employèrent toute leur éloquence pour amener ce résultat ; — ils supplièrent, menacèrent, pleurèrent tour à tour, et purent se flatter un instant de l'avoir obtenu ; mais, quand on eu vint au scrutin, la majorité se fractionna et révéla, par cet échec, les incertitudes et les craintes qui troublaient ces cœurs pusillanimes. L'occasion fut manquée et le temps perdu en stériles agitations. L'arrivée de Bernis vint mettre un obstacle de plis à l'exécution de leurs desseins.

L'aimable et spirituel cardinal, depuis longtemps connu par ses madrigaux si galamment tournés, par sa jeunesse besogneuse, par ses succès de salon, sa faveur sitôt suivie d'une éclatante disgrâce, et, puisqu'il faut tout dire enfin, par sa bonne tenue à table, arrivait à Rome avec une envie démesurée d'y jouer un grand rôle. Les souvenirs de son passé diplomatique l'importunaient, et non sans raison. L'alliance autrichienne et la guerre de Sept Ans ne sont pas précisément un litre de gloire. Il voulait à tout prix les faire oublier, et il avait assez de ressources dans l'esprit pour y parvenir. On connait son mot charmant et profond au cardinal de Fleury : Vous n'obtiendrez jamais rien de mon vivant. — J'attendrai, monseigneur. Cette parole est d'un homme qui sait le pris du temps et de la persévérance. Sa correspondance atteste une raison élevée et exempte des préjugés de sa secte. Humain, tolérant, généreux, prodigue même, il apportait avec loi les traditions de la cour de Versailles ; il en avait les belles manières, le grand air, les grâces piquantes ; mais aussi l'étourderie, la vanité, la présomption. Dans l'intimité on le surnommait Babet la Bouquetière, et jamais surnom ne fut mieux porté. Tout semblait, en effet, s'épanouir en lui, la mine et les propos. Il avait le visage fleuri d'un prélat bien en cour, et ses moindres paroles étaient de vraies Heurs de rhétorique. Ouvrez ses rouvres, encore des fleurs : c'est lai qui a inventé le bouquet à Chloris. Ce bel esprit est l'incarnation de toutes les frivolités du règne de Louis XV, et il eu offre, à coup sou, le type le plus complet. Il jouait à la fois quatre personnages divers avec une aisance inimitable et la plus rigoureuse fidélité aux convenances historiques et à la logique des caractères. Aussi est-il l'enfant gâté de son siècle. Poète comme Dorat et Florian, courtisan comme Richelieu, homme d'État comme Maurepas, il est abbé comme un seul homme sut l'être, et cet homme c'est lui l'abbé de Bernis. Il est l'ami de Voltaire, et il écrit la Religion vengée (la religion vengée par Babet : ô ironie !), il est criblé de dettes et il donne aux pauvres. Quoi de plus ? allier et faire vivre en bonne harmonie dans sa personne toutes ces individualités hétérogènes, n'était-ce pas un problème autrement difficile à résoudre que la direction d'un conclave ? Voilà pourtant ce qui tenta son ambition. — Il aspirait descendre. — Disons d'avance qu'il s'y fourvoya, — mais à la manière des gens d'esprit, qui retombent toujours sur leurs jambes.

On le reçut avec toutes ces démonstrations de respect et d'affection dont les Italiens sont si prodigues envers ceux qu'ils veulent tromper. On flatta habilement sa vanité, on entretint ses illusions, et dès le lendemain de son en. 'rée au conclave, il parlait avec l'assurance d'un homme sûr de la victoire, mais qui veut être bon prince, et ménager les amours-propres. Il fit part de ses espérances et de ses opérations stratégiques à d'Aubeterre et à Choiseul, dans une série de lettres, qui sont un véritable monument historique, par l'importance des révélations qu'elles renferment. Cette correspondance était, il est vrai, une violation flagrante des canons de l'Église, qui imposent aux membres du conclave le secret le plus absolu. Mais qu'y faire ? L'abbé n'était pas rigoriste, la discrétion ne fut jamais son fort. C'est là son moindre défaut, et nous le lui pardonnons bien volontiers en faveur du service précieux qu'il a rendu à l'histoire. Du reste, il pouvait citer à l'appui de sa conduite, et sans sortir de ce conclave, d'illustres et nombreuses autorités. Le secret fut violé avec une parfaite unanimité, aussi bien par les zelanti, c'est-adire les aidés, les incorruptibles, les purs, que par les cardinaux des couronnes. Bernis correspondait avec Choiseul, Orsini avec d'Aubeterre, Torregiani et Rezzonico, le cardinal-neveu, avec le général des jésuites. Quant à de Luynes ; homme positif et désillusionné, il correspond avec son cuisinier. Ses épanchements sont exclusivement gastronomiques. Cet autre n'écrit pas, mais il fait mieux, il se fait marchander et se vend. La pensée s'attriste. Où donc es-tu, Église du Christ ? Faut-il reconnaitre tes élus dans ces prévaricateurs ?

Et pourtant écoutez le négociateur et le témoin de ces scandaleuses transactions : On peut dire que, dans aucun temps, le sacré collège n'a été composé de sujets plus pieux et plus édifiants. (Bernis à Choiseul. 12 avr. 1769.) Quelles ignominies révèle donc le passé ?

Cependant les cardinaux espagnols s'arrivaient pas, et les jours s'écoulaient en tentatives infructueuses. Chacun des deux partis, impuissant pour faire un pape à lui seul, était assez fort pour neutraliser les efforts de l'ennemi. Les cours avaient signifié leurs exclusives, espèces de veto qui rendait un cardinal inéligible, et le nombre des candidats possibles se restreignait de jour en jour. D'après la liste de d'Aubeterre, il y avait onze cardinaux papables, six indifférents, le reste à exclure ou à éviter. Celle de l'Espagne n'était guère plus accommodante. Le premier candidat mis en avant par les cours fut Malvezzi, évêque de Bologne, ancien ami de Benoît XIV et de Passionei, qui semblaient revivre en lui. C'était une intelligence supérieure, gouvernée par une volonté de fer. Sa haine contre la Société de Jésus était bien connue de tout le monde. Il échoua. Qui élire à sa place ? Et à supposer qu'on rencontrât un autre cardinal qui voulût bien s'engager à réaliser le vœu des couronnes, comment s'assurer d'avance de l'exécution de ses promesses ?

L'embarras des ambassadeurs était trop justifié par l'attitude impénétrable des prélats italiens. Cherchant à cloutier des gages à tous les partis, dans l'espoir secret de se les rendre tous également favorables, ils s'entourent de vague et de mystère, évitent les interrogations, et ne parlent que par énigmes obscures comme les oracles de la sibylle. Aussitôt le conclave ouvert, la dissimulation devient une nécessité, l'espionnage on droit, le mensonge une vertu. Il s'établit entre ces Pères de l'Église une guerre déloyale, pleine de pièges, de stratagèmes, et, il faut le dire aussi, des plus plates fourberies. Ils ne rougissent pas au besoin de faire des emprunts au répertoire de Scapin. Ils ont, avec eux, dans leurs cellules, des secrétaires qu'on nomme conclavistes. Ce sont ces brillants abbati, héros de boudoir et de salon, que la cour romaine tient en disponibilité pour ses hantes fonctions apostoliques. Rien n'égale l'aplomb de ces cardinaux en herbe, habitués de bonne heure à régenter le monde entier... in partibus infidelium. C'est au conclave qu'ils viennent faire leurs premières armes, et étudier la grande politique. Ila rendent à leurs maitres mille menus services, font leurs petites commissions, écoutent à la porte des cellules voisines, pour y surprendre le secret d'un rival. En échange les éminences leur donnent de la tenue et du style. Ces leçons foraient une race perfide et machiavélique, qui jouerait Dieu lui-même. Laissons parler l'annaliste de la papauté a Les conclavistes sont mis en mouvement avec la mission de monter clandestinement la garde devant les cellules des cardinaux chefs de partis, afin de les écouter pendant leurs entretiens secrets... Chacun d'eux rapportait ensuite à son maitre ce qu'il avait appris ; ils cherchaient même à s'entre-surprendre et à savoir ainsi indirectement les secrets des plus influents. (Aug. Theiner, archiviste du Vatican, Hist. de Clem. XIV, t. I, p. 210.).

Commérages, sans doute ! intrigues puériles de vieillards désœuvrés ! mais — peut-on l'oublier ? — le prix de ces commérages, c'est la tiare et l'infaillibilité. Et après d'interminables pages consacrées à en retracer l'humiliant souvenir, le même historien ne craindra pas de s'écrier : L'élection de Clément XIV fut uniquement faite par l'immédiate inspiration du Saint-Esprit ! (Sic.) Non ! l'Esprit-Saint ne descend pas, comme l'a dit un poète. Et le divin enthousiasme qui inspire les grandes résolutions choisit des cœurs plus purs et des temples plus dignes de lui.

D'Aubeterre, impatient d'en finir, et irrité de ces lenteurs calculées, proposa de trancher le nœud gordien. Son plan consistait à faire signer au futur pape l'engagement formel de supprimer la Compagnie de Jésus. Les cours auraient eu alors un gage certain de sa complaisance. il s'en ouvrit à Bernis. Mais celui-ci refusa son adhésion à cet arrangement, et par ce refus perdit sans retour l'occasion de faire un pape. Il céda à des scrupules honorables, mais on aurait tort de les mettre exclusivement sur le compte de sa vertu. Elle n'est point si robuste. Ses lettres ne sont pas précisément un certificat de puritanisme, comme on peut en juger par l'extrait suivant : Il sera aisé de m'enrôler, mais je demande de la sûreté pour mes dettes (une bagatelle ! 207.000 fr.) et un point qui louche à l'honneur. Si ou satisfait à ces deux choses, je reste ; sinon, je retourne à mes moutons. (A Choiseul.) Il venait d'essuyer tout récemment d'assez rudes mécomptes. Le jour où il avait exposé à ses collègues les intentions des couronnes, des murmures désapprobateurs avaient interrompu son discours. — Nous sommes tous ici au même titre, s'était-il écrié. — Non, Éminence, répondit Alexandre Albani, car ce n'est point une courtisane qui m'a mis ce terrer-lino sur la tête. C'était expier durement les faveurs de madame de Pompadour, et ces petits soupers, dont il avait été si longtemps la grâce, le channe et la gaieté. Cette scène fâcheuse le rendit prudent outre mesure. Le projet abandonné par Bernis fut repris plus tard par les cardinaux espagnols, et décida de la victoire.

Mais ce moment était encore éloigné. Les deux prélats attendus, Lacerda et Solis, procédaient à leur voyage avec une lenteur et une gravité proportionnées à l'importance du rôle qu'ils s'attribuaient. Ils avaient annonce d'abord qu'ils viendraient par mer pour abréger les longueurs de la route : — grande joie dans le conclave. — Mais, au moment de s'embarquer à Carthagène, les successeurs de ce Pierre qui marchait sur les eaux reculent effrayés du bruit de la mer. Ils reviennent sur leurs pas, et décident que le voyage s'effectuera par voie de terre. Qu'on juge de l'exaspération de leurs collègues à cette nouvelle. Les ennuis de la réclusion, déjà portés au comble par la lassitude, la chaleur, les agitations d'une lutte sans issue, furent doublés par la certitude de les voir se prolonger longtemps encore. Une distraction inespérée survint tout à coup. Joseph II arrivait à Rome, accompagné de son frère Pierre-Léopold. Le fils de Marie-Thérèse ne venait point dans l'intention d'influer sur les délibérations du conclave. Il passait. Impatient de régner, mais écarté des affaires par sa mère, jalouse A l'excès de son pouvoir, il trompait son besoin d'action par des projets gigantesques et par l'agitation factice des voyages. Fidèle aux instructions de Marie-Thérèse, le jeune empereur se renferma dans une réserve froide et dédaigneuse. S'il rôt suivi ses inspirations personnelles, nul doute qu'il ne se fût joint hautement aux ennemis des jésuites. Si j'étais souverain, écrivait-il peu de temps après à Choiseul, vous pourriez compter sur nia coopération. Quant aux jésuites, et au plan d'abolir leur congrégation, je suis entièrement de votre avis. Mais ne comptez pas trop sur ma mûre, car l'attachement à cet ordre est devenu héréditaire dans la maison de Habsbourg (janvier 1770). Il sacrifia pour un temps sa haine à la politique maternelle, et ce sacrifice l'honore. Placée entre une sympathie secrète pour la compagnie, et la crainte de compromettre l'alliance française. Marie-Thérèse donnait des espérances à tous les partis, avec l'intention bien ferme de n'est seconder aucun. Joseph sut se conformer à cette ligne de conduite ; mais, dans ses entretiens particuliers, il ne chercha nullement à déguiser son aversion et sou mépris pour les jésuites. Quant à l'élection du futur pape, il affecta de n'y attacher aucune importance. Les cardinaux se flattèrent de gagner ses bonites grâces par des honneurs inusités ; ils ne firent qu'accroître sa réserve. On l'invita à visiter le conclave, faveur jusque là sans exemple. Il s'y présenta dans ce costume modeste, presque négligé, si souvent copié depuis par des plagiaires couronnes, et payé si cher qu'on en a gardé quelque rancune à celui qui en fut l'inventeur. Cher Joseph cette simplicité n'était point étudiée, comme on l'a dit : elle était la traduction fidèle de ses goûts et de ses préoccupations habituelles. C'est sur lui-même que ce réformateur avait voulu opérer sa première reforme. Il dédaigna le faste, et mit au rebut la pourpre classique des Césars, comme un ornement tout au plus digne des héros de théâtre. Ce dédain n'est pas d'une âme vulgaire. Quel que soit le jugement qu'on porte sur Joseph, on est forcé de convenir qu'il eut le sentiment et l'amour de la vraie grandeur. C'est un fils de Marc-Aurèle.

Les cardinaux le reçurent avec des démonstrations extraordinaires ils poussèrent le respect jusqu'à la servilité ; ils affectèrent hypocritement les transports d'une tendresse qu'ils n'avaient jamais ressentie ; ils humilièrent leurs cheveux blancs devant ce jeune homme hautain. Albani, pensionné de l'Autriche, pleura de joie pendant toute la durée de la visite. Joseph accueillit ces minces intéressées avec un flegme poli, niais glacial. Il tien fut pas dupe un seul instant ; son attitude ne fut ni d'un protecteur ni d'un ami ; mais d'un voyageur curieux qui veut tout voir par lui-même. Il eut pourtant un sourire pour Bernis et des paroles de respect et de compassion pour le cardinal d'York, le dernier des Stuart. En se retirant, il leur recommanda la politique sage et prudente de Benoît XIV, et les exhorta, au nom des intérêts de l'Église, à faire revivre ce grand pontife dans la personne de celui qu'ils allaient élire ; puis il quitta Rome en se dérobant aux ovations qu'on lui avait préparées.

Les Espagnols arrivèrent enfin, portant avec eux la destinée de l'Église. Mille circonstances se réunissaient pour faire d'eux les médiateurs suprêmes entre les couronnes et le sacré collège : l'avortement des combinaisons essayées jusqu'à ce moment ; la réputation d'habileté consommée de Solis ; l'ardeur passionnée de son maitre à suivre les péripéties de la lutte, et l'impatience Intime dont ils avaient été la cause et l'objet. Elle avait grandi leur importance, toua en indisposant les esprits contre eux. Ils y avaient gagné cet attrait tout-puissant sur les imaginations, dans la réalité comme au théâtre, qui s'attache aux personnages souvent annoncés et longtemps attendus. Le soir même de leur arrivée, on eût pu préjuger l'issue de la lutte d'après le résultat du scrutin. Un prélat obscur, presque dédaigné de ses collègues, qui n'avait compté jusque-là que deux au trois partisans timides dans le conclave, vit subitement leur nombre s'accroître de deux voix : ces deux voix mystérieuses étaient celles des deux Espagnols. Ce prélat était Ganganelli ; l'histoire n'offre pas de nom plus tragique, ni de destinée plus touchante.

Lorenzo Ganganelli naquit à Sant-Arcangelo, pauvre village du duché d'Urbin, d'une famille humble et obscure. Était-elle noble ou plébéienne ? Ses biographes disputent encore ; nous leur laissons le soin de résoudre cette grave question. Toujours est-il qu'il embrassa la vie monastique comme l'état le plus conforme a la modicité de ses ressources. Fra Lorenzo se rendit bientôt célèbre, en Italie, par sa doctrine et ses prédications son éloquence, un peu verbeuse, mais sage, simple, nourrie de logique et de raison, contrastait avec le genre précieux et maniéré des prédicateurs à la mode. Une bonhomie pleine de charme et d'enjouement lui gagnait tous les cœurs. Il sut être tolérant en restant cordelier. Lambertini le connut et l'aima. Appelé deux fois an généralat de sou ordre, il refusa obstinément de se rendre au vœu de ses confrères ; on lit honneur de ses refus à son humilité. Une dignité plus haute avait tenté son ambition : Ganganelli voulait être pape.

L'exemple de Sixte-Quint, simple cordelier comme lui au début, avait de bonne heure frappé son imagination ; dès sa jeunesse, il étudia cette vie comme l'idéal secret sur lequel il voulait régler ses actes et former sa destinée. Ce grand nom revenait toujours sur ses lèvres. Quoi de commun, pourtant, entre le fanatique allié de la Ligue et cette âme salve et affectueuse ? Ganganelli obéissait, sans doute à son insu, à la loi mystérieuse qui rapproche les contraires dans l'humanité comme dans la nature. Quoi qu'il en soit, son admiration exclusive pour Sixte influa visiblement sur le développement de son caractère, et lui donna une force de volonté qui devait se démentir plus tard. Est-ce aussi à l'influence du modèle qu'il faut attribuer certaines nuances qui forment une ombre fâcheuse sur la pureté de sa vie ? Ganganelli rechercha et obtint l'amitié, la protection des jésuites. Le jour où Rezzonico le revêtit de la pourpre, il déclara qu'il faisait cardinal un jésuite sous les habits d'un franciscain. Dès ce jour aussi le nouveau cardinal rompit avec ses protecteurs, tout en les ménageant comme une puissance redoutable ; il n'avait plus besoin d'eux.

Cette élévation, en le rapprochant du terme de ses espérances, accrut encore une foi, déjà exaltée jusqu'à la superstition, par une aventure étrange et merveilleuse. En jour, simple consulteur du Saint-Office, il se promenait solitairement, suivant sa coutume, au Monte Celio, en face du Colisée et de l'arc de Constantin ; un moine se jette à ses genoux : Bénis-moi, lui dit-il, je t'en conjure par la vertu de ce caractère sacré que tu revêtiras fin jour. Cette prophétie ne sortit plus de sa pensée. Il apportait dans ses nouvelles fonctions la réserve prudente d'un ambitieux ; il écartait les soupçons par des habitudes d'une simplicité empruntée à la vie monastique, fuyant l'éclat et les cérémonies de la cour romaine pour partager l'entretien et la table des pères de son couvent, et rassurant ses rivaux par cette absence de toute prétention et cet éloignement de toute intrigue.

Sa politique n'eut pourtant pas d'abord tout le succès qu'il en espérait. Ou le porta, il est vrai, sur la liste des cardinaux papables, mais le ministère espagnol accompagna son nom d'une note qui le signalait comme dévoué aux jésuites : ou se rappelait sou ancienne intimité avec les pères ; mais Ganganelli sut bientôt faire succéder n ces impressions défavorables les plus bienveillantes dispositions. L'ambassadeur d'Espagne, monseigneur Azpurù, se chargea de le réhabiliter auprès de sa cour. Quant à Bernis, attiré d'abord vers lui comme par un pressentiment de sa grandeur future, il fut promptement rebuté par l'impénétrabilité de l'Italien. Celui-ci était trop rusé pour lui laisser deviner un secret qui aurait été aussitôt celui de tout le monde ; il savait bien que poser dés le début du conclave une candidature antipathique à la majorité de ses collègues, c'était la perdre sans retour. On devait venir à lui par lassitude. Bernis perdit patience et se tourna d'un autre côté, non sans quelque mauvaise humeur : Si Ganganelli, écrit-il, n'avait pas tant de peur de se nuire en paraissant lié avec les couronnes, il y aurait plus de ressources en lui qu'en tout autre ; mais, à force de finesse, il gâte ses affaires, plus il se cache plus on soupçonne son ambition. Il gâte ses affaires ! l'événement prouva bien que non ; quant à son ambition, le subtil prélat parvint à le rassurer pleinement sur ce point. Il n'en éprouvait qu'une seule, celle de rester un simple soldat dans le parti qu'ils servaient tous deux. Ganganelli, avec lequel j'ai une petite galanterie sourde (déplorable Babet !), m'a fait assurer que sa voix était à nos ordres : en attendant, il la donne à nos ennemis pour mieux les tromper. (Bernis à d'Aubeterre.) On voit par là que la conduite de Ganganelli est loin d'être exempte de tout manège. Mais si Paris vain une messe, Rome vaut bien une intrigue ; les Espagnols en apportaient le dénouement.

Pour en venir à leurs fins, ils n'eurent qu'à mettre en œuvre les deux plans que nous avons mentionnes, et dont l'idée première ne leur appartenait en aucune manière. Dans les petites choses comme dans les grandes, le succès donne toujours raison au troisième larron. Ils empruntèrent à Dufour son projet d'acheter les consciences récalcitrantes du serré collège, et à d'Aubeterre celui d'enchainer le pape futur par un engagement écrit et signé de sa main. Ils les réalisèrent avec un plein succès. Du fond de sa cellule, Solis se mit en rapport, par d'habiles intermédiaires, avec Ganganelli, qui restait invisible à tous les yeux ; en même temps il correspondait avec J.F. Albani, le chef de la faction des Zelanti, menant ainsi de front les deux négociations. Bernis, heureux de voir qu'on ne songeait pas à lui disputer la préséance et les honneurs si chers à sa vanité, poursuivait le cours de ce qu'il nommait ses galanteries sourdes, sans se douter qu'il était seul à croire à ses bonnes fortunes. Il remarqua bien les entrevues de folie avec les deux Albani, mais il n'en tira aucune induction sur ce qu'on tramait dans l'ombre contre sa gloire diplomatique. Les Albani cultivent beaucoup les Espagnols, dont les présents réussissent très-bien. (11 mai, à d'Aubeterre.) Tout le monde ne fut pas aussi aveugle : Rezzonico dénonça avec indignation les tentatives faites par les représentants des couronnes pour corrompre les cardinaux, et ne craignit pas d'inculper Bernis lui-même : Je vous avoue, lui écrit à ce sujet d'Aubeterre, que le propos qu'il a tenu à V. E. est bien extraordinaire ; si imbécile qu'il soit, je ne l'aurais pas cru si insolent. J'admire la modération de V. E. ; pour moi, je l'aurais traité comme un polisson qu'il est. (D'Aub. à Bern., 14 mai.) Voilà des termes un peu vifs dans la bouche d'un ambassadeur ; mais c'est l'effet ordinaire du séjour à Rome. Il avait perdu toute illusion ; du reste, son mépris n'est que trop justifié : ce vertueux dénonciateur ne se récriait ainsi que pour se vendre plus cher lui-même au dernier moment. L'heure approchait, grâce aux pistoles de l'Espagne.

En même temps que l'or des puissances, le diable en personne pénétrait dans le conclave avec une lettre de Voltaire ; car on sait qu'il affectionne ces sortes de déguisements

À MONSEIGNEUR LE CARDINAL DE BERNIS.

Puisque vous êtes encore, monseigneur, dans votre caisse de planche en attendant le Saint-Esprit, il est bien juste de tâcher d'amuser Votre Éminence... Il y a un mois que des étrangers étant venus voir ma cellule, nous nous mîmes à jouer le pape aux trois dés : je jouai pour le cardinal Stoppani et j'amenai raffle ; mais le Saint-Esprit n'était pas dans mon cornet. Ce qui est sûr, c'est que l'un de ceux pour qui nous avons joué sera pape. Si c'est vous, je me recommande à Votre Sainteté. Conservez toujours, à quelque titre que ce puisse être, vos bontés pour le vieux laboureur

VOLTAIRE.

Que vous en semble ? Cette fine raillerie ne caractérise-t-elle pas d'un trait toutes les scènes qui ont tour à tour passe sous nos regards, — un jeu ?

Le 15 mai, Bernis s'aperçut qu'il avait perdu la partie. La candidature de Ganganelli était posée ouvertement et acceptée par tout le monde. Il fut assez maitre de lui pour ne témoigner aucun étonnement et se rangea de bonne grâce du côté de ses collègues. Il connut dès le lendemain la double transaction qui avait terminé la lutte MM. les Espagnols ne nous disent pas tout. S'ils avaient parlé, nous n'aurions fait mienne réflexion sur Ganganelli. Il parait qu'on s'est arrangé avec lui ; tout est dit. Et encore : Orsini et moi nous avions souvent averti Solis de la correspondance de cet homme avec les Albani... Nous craignions qu'il ne le trahit, et nous étions de bonnes dupes... Les pistoles de l'Espagne m'ont paru un bon moyen pour gagner les Albani.

On a tourd tour nié, dans des intérêts de parti, et l'engagement de Ganganelli et la vénalité des cardinaux Zelanti. Ces deux faits ont aujourd'hui tous les caractères de la certitude historique. L'écrit signé par le futur pape est plutôt une profession de foi qu'une promesse formelle ; il est rédigé avec l'intention évidente de ne pas donner lieu A l'accusation de simonie. Le voici tel que prétend l'avoir vu de ses yeux un historien de Clément XIV :

Je reconnais au pape le droit de pouvoir éteindre en conscience la Compagnie de Jésus, et il est à souhaiter que le four pape fasse ions ses efforts pour accomplir le vœu des couronnes.

Cette rédaction a en outre le mérite de s'accorder avec ce que Bernis en dit dans sa dépêche à Choiseul du 28 juin : L'écrit que les Espagnols ont fait signer au pape n'est pas obligatoire. Le pape lui-même m'en a dit la teneur. Du reste, qu'elle soit exacte ou non, l'existence de la promesse elle-même ne peut plus dire contestée aujourd'hui. Il en est de même du faible des cardinaux pour for des puissances. Il éclate à toutes les pages de cette correspondance. Au besoin même, ce fait pourrait se passer du témoignage de Bernis, car lui seul est capable d'expliquer l'unanimité soudaine qui acclama le nom de Ganganelli. C'est un fait nécessaire. Il éveille dans l'esprit d'accablantes réflexions, dans le cœur d'amères tristesses. Quoi ! voilà l'élite de l'humanité, les pasteurs des peuples, les arbitres souverains du juste et de l'injuste, les maitres des consciences, convoqués du nord au midi, de l'orient à l'occident ; les voilà réunis dans un sénat auguste, entourés d'un respect roi va jusqu'à l'idolâtrie ; ils délibèrent, le monde se tait ; ils parlent, le monde obéit. Et il se trouve que ces oracles sont des hommes vendus au plus offrant ! Où reposer ses yeux dans cette assemblée de parjures ? Al. Albani, vendu ; G. F. Albani, vendu ; Torregiani, vendu ; Borromeo, vendu ; Castelli, vendu ; Bezzonico, vendu ; Lante, vendu ; Fantuazi, vendu ! Tous sont vendus, excepté ceux dont on a dédaigné l'insignifiant suffrage. Et Ganganelli lui-même, le plus pur d'entre eux, n'a-t-il pas fait marché de la tiare ?

Un mot résume tout ce récit ce mot, l'histoire l'écrira en lettres de feu sur le livre de ses vengeances le 16 mai 1769 les rois achetèrent l'Église, et l'Église renia son Dieu.