L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE X. — RÉACTION RELIGIEUSE DE 1758. - LE JOURNALISTE RELIGIEUX AU DERNIER SIÈCLE. — LA LISTE CIVILE DE VOLTAIRE.

 

 

Dès 1752 un arrêt du conseil du roi avait supprimé les deux premiers volumes de l'Encyclopédie comme tendant à établir l'esprit de révolte et d'incrédulité. On enleva à grand bruit chez Diderot tous les exemplaires qui s'y trouvaient avec les pièces et documents destinés à servir de texte aux volumes suivants. Mais, comme, après tout, l'entreprise avait été accueillie avec faveur en France et à l'étranger, comme le public en jugeait l'exécution glorieuse aux lettres françaises, et que les gouvernements avaient depuis Louis XIV la faiblesse de vouloir à tout prix s'entendre proclamer protecteurs des lettres, superstition tôt ou tard fatale aux rois absolus, le ministère imagina de faire continuer l'Encyclopédie par une coterie à ses gages. On aurait eu ainsi une Encyclopédie anodine, expurgée et dévote, qui aurait édifié le prochain et expié par sa vie exemplaire les errements de son aînée. L'idée était bonne. Malheureusement il est plus aisé, comme on sait, de trouver des moines que des raisons. Comment remplacer Diderot, d'Alembert et tant de savants illustres par quatre misérables folliculaires voués au mépris public ? Au bout de trois mois d'hésitation, il fallut revenir et parlementer. On vit ce gouvernement, si prompt à frapper, si peu soucieux des droits de la dignité humaine, s'humilier au point de prier les auteurs flétris par lui d'un ouvrage prohibé, de vouloir bien reprendre et achever leur tâche. Par une dernière inconséquence, il refusa de révoquer l'arrêt, L'opinion était déjà plus forte que lui, et il voulait bien lui obéir, mais sans paraître lui céder. Lâche obéissance, dissimulation plus lâche encore.

Six ans plus tard, vers 1758, le tocsin sonne de tous les côtés à la fois. L'Église a enfin reconnu le but des nova ; leurs. Il y va de son avenir, de son existence même. Elle organise contre eux une ligue ou plutôt une croisade formidable dont le premier exploit fut la résurrection d'une loi de 1563, qui condamnait tout imprimeur d'un ouvrage contre la religion à être pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuivit. Le clergé et le parlementé la fois unis et divisés firent luire leurs rancunes, sans avoir égard aux dangers que le monde allait courir faute des homélies sur les billets de confession, on tout au moins à l'énorme déperdition de gaieté qui allait s'ensuivre dans le caractère national. L'orateur du clergé invoqua l'antique solidarité du trône et de l'autel, de la royauté et de la religion qui seule apprend à aimer, à craindre et à respecter les rois (Discours de monseigneur de Narbonne, 11 octobre 1758.) Omer-Joly de Fleury lança un réquisitoire. L'archevêque de Paris, Beaumont, fulmina un mandement. Clément XIII, le fanatique successeur de Lambertini, y joignit l'infaillible anathème. L'Encyclopédie fut proscrite une seconde fois. En même temps toute la canaille littéraire, race immonde que le malheur attire comme l'odeur des cadavres attire les vautours, s'abattit sur cette facile proie avec des cris vainqueurs. C'est Abraham Channel ; convulsionnaire retraité qu'on avait vu figurer dans les crucifiements à huis clos de la rue Saint-Denis il aboya plutôt qu'il n'écrivit huit gros volumes d'injures et de dénonciations. C'est un avocat sans cause, Moreau : dans un effort de génie et de vertueuse indignation, il créa un mot nouveau pour stigmatiser les encyclopédistes ; il les baptisa les Cacouacs. Ayant trouvé cela, sa verve comique se reposa. Ce mot est le seul trait qui reste de ses innombrables écrits. C'est le jésuite Berthier et sa bande des journalistes de Trévoux, espèce de coupe-jarrets littéraires embusqués sur tous les chemins qui conduisaient à la gloire ou à la popularité, insulteurs de profession, protégés contre les coups de hé-ton par leurs robes de prêtres et le crédit encore solide de la compagnie de Jésus. C'est l'âne de Mirepoix, l'évêque Boyer, le dispensateur tout-puissant des bénéfices, le rémunérateur de tous ces courages malheureux. C'est l'abbé Trublet, qui compilait, compilait, compilait. C'est le père Thayer, récollet ; il écrit la Religion vengée en vingt volumes : vengeance noire et bien digne d'un récollet ! C'est l'abbé de Saas, critique moins violent et moins injuste, mais de son propre aveu solidaire d'Abraham Chaumeix. Il déclare formellement s'en rapporter à lui sur les questions théologiques et morales. Quant à lui, sa spécialité c'est la science, la géographie surtout. Il laisse donc le confrère Abraham démontrer doctement que les encyclopédistes n'admettent aucune différence essentielle entre l'homme et la brute. Il a mieux que cela. De quel droit ces mêmes encyclopédistes ont-ils osé écrire dans leur livre de ténèbres œcolompade par un Æ au lieu de l'écrire par en Œ ?

Pauvre Encyclopédie, comme on lui disait son fait ! Comment tenir contre tant de science unie à tant d'éloquence ? Le théâtre lui-même, cotte maison de Molière ci de Voltaire, se faisait l'écho des colères sacerdotales, et on acceptait sans répugnance cet auxiliaire profane et à coup sûr inattendu. Charles Palissot mit les philosophes sur la scène. Or voici comment la comédie réfutait leurs maximes. L'un d'eux y était surpris la main dans la poche de son bienfaiteur, en flagrant délit de vol. Un autre, c'était Rousseau lui-même sous les traits de Préville, y marchait à quatre pattes en vantant les douceurs de la vie animale. Un troisième, c'était Diderot dont le nom était à peine voilé sous l'anagramme de Dortidius, y jouait le rôle d'un plat et odieux coquin, sans même jouir du bénéfice de son personnage, puisqu'on l'y traitait de bête et de sot avec fort peu de cérémonie. Il donnait agréablement la réplique à Demis, le héros de la pièce, qui l'écrasait à son aise sons le poids de ses tirades. C'est ainsi que mons Palissot, un impudent Frontin égaré dans la république des lettres, vengeait les mœurs, et Dieu, et ses propres injures. Cette plate rapsodie était hautement protégée par Séguier et Joly de Fleury, les austères auteurs du réquisitoire au parlement, et par Choiseul lui-même, sous prétexte que Palissot était le fils de son homme d'affaires, mais en réalité par impatience du protectorat un peu hautain qu'il subissait de la part des philosophes et pour complaire à des rancunes féminines auxquelles l'intéressait son rôle d'homme a bonites fortunes. Avec eux, des grandes dames que la lassitude des amours, ou le bel esprit, ou des blessures de vanité avaient jetées dans le camp orthodoxe, comme madame de Robecq, madame de Villeroy ou madame du Deffant, ne rougissaient pas de prêter leur concours a cette guerre inique et déloyale. Elles y portaient l'aveugle passion dont un autre autel et un autre dieu avaient eu les prémices, faute de pouvoir leur en consacrer les restes. La princesse de Robecq, surtout, montra en cette occasion une ardeur de baille qu'on ne soupçonnait pas qu'une âme de femme pat nourrir sans en être consumée. C'était la fille de madame de Luxembourg, nom cher aux lettres. Elle se mourait d'une maladie de langueur. Elle avait forcé les comédiens a recevoir la pièce, elle la fit jouer malgré eux. Le jour de la première représentation, on la vit dans sa loge, toute pâle déjà de sa mort prochaine, impatiente et donnant d'une main crispée par la haine le signal des applaudissements. A la fin du deuxième acte, un crachement de sang la prit, et il fallut l'emporter du champ de bataille comme un général mortellement frappé au milieu du triomphe.

L'Académie elle-même, malgré ses intelligences avec l'armée encyclopédique, retentit un moment des mêmes accusations. Le discours de réception de Lefranc de Pompignan, auteur d'une Didon mort-née et de Psaumes imités de David, fut un véritable réquisitoire par la violence et l'audace des dénonciations. Lefranc succédait à Maupertuis. C'était le fils d'un bourgeois anobli, qui unissait les prétentions d'un Pourceaugnac gascon aux vanités d'un poète crotté. Il disait, parlant de sa personne Un homme de ma naissance ! Pour lui, les philosophes étaient des Zoïles déclamant contre les richesses par envie contre les riches, et contre la religion par haine contre la morale. Il osa l'affirmer en pleine Académie. On n'a jamais bien su si cette rage lui fut soufflée par son frère Jean-Georges, l'évêque de Vienne, ou par le démon jaloux qui possède les rimeurs malheureux ; — grammatici certant. Toujours est-il que l'infortuné reçut une correction à jamais mémorable. Il fallait un exemple à la basse littérature. Dès le lendemain de sa malencontreuse sortie, il fut assailli par cent pamphlets venimeux comme des vipères. Les si, les car, les quand, les qui, les pourquoi, œuvre de la moquerie implacable, foudroyante de Voltaire, excitèrent un fou rire. Ses puissants amis de la veille s'éloignèrent de cet homme sifflé. Le Dauphin lui-même l'aborda à Versailles en lui disant :

Et l'ami Pompignan pense être quelque chose !

Mot trop cruel. Pompignan n'était déjà plus qu'un objet de pitié. Il dut littéralement s'enfuir de Paris et prendre le chemin de son beau château de Pompignan, où il finit ses jours dans la mélancolie des gens voués à l'immortalité du ridicule.

Nous n'avons pas encore nommé le plus redoutable athlète du parti antiphilosophique, Fréron, ou plutôt Desfontaines-Fréron, car ces deux hommes ne font qu'un. C'est qu'en effet ils méritent une place d'honneur dans ce dénombrement. Ce sont deux épreuves accomplies d'un type tout moderne et aujourd'hui devenu bien complue. Son histoire n'est pas longue. Il date du seizième siècle et de l'établissement de la Société de Jésus. Les premiers représentants en furent les casuistes bénins qui hurlèrent de douleur sous le fouet sanglant de Pascal. Le père Carasse lui donna l'impudence ; le père Annal, la calomnie ; Escobar, l'équivoque ; Sanchez, l'impudicité. — L'abbé Desfontaines lui apporta toutes ces turpitudes à la fois. Il avait professé chez les jésuites. En 1724, atteint et convaincu d'avoir commis coutre les mœurs mn crime que la législation d'alors punissait par le supplice du feu, probablement en commémoration du châtiment de Sodome, il a recours à Voltaire. Voltaire le sauve d'une mort certaine et de l'infamie, pire que la mort. Pour achever sou œuvre, il lui procure on refuge à la campagne. A peine arrivé, Desfontaines écrit un libelle contre Voltaire.

Voila l'homme, voilà le défenseur de la morale, voila le meut de la religion. Il porte sur son front les hideux stigmates des vices innommés. Au sortir de mauvais lieux, vous Pentendrez tonner contre la licence des romans du jour ; il vante les douceurs de la chasteté ; il a pris sous sa protection toutes les vierges d'Israël ; il les cousait par leurs noms et leurs prénoms ; il est le chevalier de la Conception immaculée. Son style, sorte de compromis grotesque entre le catéchisme poissard et le catéchisme des sacristies, crie et titube comme un homme pris de vin. Ses philippiques ressemblent à en sermon prononcé dans une orgie. Il ne connaît qu'une figure de rhétorique l'injure ; qu'une forme de raisonnement l'injure ; qu'un genre de polémique, l'injure. Mais, dans sa règle de conduite, il admet jusqu'à trois procédés différents : 1° la calomnie, 2° la calomnie, 3° la calomnie. Il s'appelle le chrétien par excellence. Il surveille le dogme et maintient la discipline ; c'est sa chose, son patrimoine, son pain quotidien : il en vit, comme l'insecte vit de la plante qu'il ronge. Une seule chose égale son effronterie, c'est sa lâcheté. Dans ce bandit, il y a l'âme d'un cuistre. Il vous a insulté et déshonoré ; mais ses principes lui défendent de se battre, — le chrétien ne se bat jamais. En revanche, on le bat quelquefois, car c'est là l'écueil du métier. Son échine de cynique appelle les coups de bâton ; elle y est vouée par une sorte de prédestination. Qui pourrait compter les soufflets accumulés sur sa face impudente ? Lui-même vous dira qu'il n'en tient pas registre. Autant il est prodigue d'insultes et d'outrages envers le faible, autant il est humble, mielleux, souple et rampant avec les puissants. Il a pour la force je ne sais quel culte superstitieux et barbare, parce que la crainte est le seul sentiment qui parle à son cœur. C'est lui qui a dit : Le glaive est sacré. Éternel objet d'opprobre et de mépris, indécis entre le monstre et la caricature, ce type ignoble, qui se nommait Desfontaines au dernier siècle, et depuis n'a fait que changer de nom en changeant d'époque ; ce type ne s'évadera pas des gémonies où l'histoire emprisonne, marquée d'un fer rouge, la sinistre armée du crime et de l'ignominie.

Desfontaines mourut en léguant à Fréron une haine que vingt ans d'une lutte incessante n'avaient fait qu'aigrir. Fréron recueillit pieusement l'héritage. Dans une espèce d'oraison funèbre à la louange du défunt, il le proclamait son ami, son illustre maitre, son modèle ; il se calomniait. Fréron n'avait pas l'âme assez basse pour égaler son modèle, et nous éprouvons même quelque remords de l'avoir placé dans le même cadre. Ce n'est pas qu'il fut dépourvu de vices ; non : Fréron a fait ses preuves. Mais, soit que ses instincts d'homme de plaisir, soit que son goût de lettré protestassent, à son insu, contre l'abjection du rôle qu'il voulait s'imposer, il ne réussit jamais a reproduire complètement Desfontaines. Mais il arriva à être Fréron, et c'est déjà bien beau. Ivrogne incorrigible, il était en littérature pour le style sobre. Débauché et souteneur de filles, il était en morale pour les maximes austères. Mais il n'était point un insulteur éhonté comme Desfontaines ; il sacrifiait aux Grâces, avait des formes littéraires pures et savantes, et maniait avec dextérité le poignard de l'ironie. Tout cela ne suffit pas, bien entendu, pour en faire un grand critique. Du reste, même mauvaise foi et même intrépidité dans le dénigrement et la calomnie. Qu'on ouvre l'Année littéraire, le recueil de ses méfaits, et qu'on y trouve un seul acte des hommes du parti philosophique, même le plus pur et le plus irréprochable, qui n'y soit odieusement dénaturé et systématiquement flétri. Voltaire apprend un jour qu'une petite-nièce de Corneille vivait obscurément à l'a-ris, et que, privée d'appui, par la mort de son dernier bienfaiteur, elle allait retomber dans sa première misère. Son cœur s'émeut. Il l'appelle auprès de lui aux Délices ; il lui fait une dot avec les Commentaires sur Corneille, comme pour ôter à ses bienfaits ce caractère d'aumône qui humilie toujours les âmes délicates. Fréron l'accuse dans son journal de se faire l'entremetteur de mademoiselle Corneille. Il va jusqu'à nommer le comédien qui profitera de ce honteux service. Quelques années plus tard, Voltaire obtient, à force de génie, de larmes, de généreuse indignation, la réhabilitation de Calas. Eh bien, cette noble action, admirée de tous, égale à tout ce que les siècles offrent de plus beau, trouva un accusateur ce fut Fréron. Et sa protestation demeura impunie. Contre les philosophes, tout était de bonne guerre. Mais que ce même Fréron se permit, à propos de mademoiselle Doligny, qu'il protégeait, une allusion transparente contre les désordres célèbres de la jeunesse d'une comédienne, la Clairon, et il était appréhendé au corps et enfermé à For-l'Évêque.

Finissons-en avec Fréron. Il mourut au champ d'honneur ; je veux dire qu'il mourut d'indigestion au sortir de table : c'est la moralité de toute sa vie. Il avait assez vécu pour voir la ruine de ses espérances. Son journal était trépassé avant lui, et deux folliculaires jésuites, dont les noms seuls ont une singulière physionomie d'impudence et de ridicule que leurs écrits justifient pleinement, Nonotte (sauf votre respect !) et Patouillet (s'il est permis de s'exprimer ainsi), lui avaient succédé de son vivant dans son emploi et dans la faveur des âmes dévotes.

Cette persécution produisit sur le parti encyclopédique l'inévitable effet de toutes les persécutions : elle le rendit plus fort et en resserra l'union. Alors s'établirent et se multiplièrent ces vastes correspondances dont le réseau couvrait toutes les provinces et se reliait à trois centres principaux qui n'en faisaient qu'un Diderot, d'Alembert et Voltaire. Cette espèce de franc-maçonnerie avait des agents infatigables, comme Damilaville, employé au bureau du vingtième, homme médiocre, mais soldat utile et dévoué, et des mots d'ordre dont les initiés seuls comprenaient le sens mystérieux ; tel est le fameux Ecrasez l'infâme, dont on a tant abusé.

D'Alembert s'était retiré de l'Encyclopédie au plus fort de la tempête. Cet acte de pusillanimité est la seule faiblesse qu'on puisse reprocher à sa mémoire. On a attribué sa retraite à des motifs d'intérêt : mais le désintéressement de l'homme qui refusa cent mille livres de rentes de l'impératrice Catherine ne peut pas être soupçonné. La lassitude et l'amour du repos eurent seuls part à cette détermination : il s'en est expliqué lui-même très nettement deus une lettre à Voltaire :

A l'égard de l'Encyclopédie, quand vous me pressez de la reprendre, vous ignorez la position où nous sommes et le déchaînement de l'autorité contre nous. Des brochures et des libelles ne sont rien en eux-mêmes ; mais des libelles protégés, autorisés, commandés même par ceux qui ont l'autorité en main, sont quelque chose, surtout quand ces libelles vomissent coutre nous les personnalités les plus infâmes. Observez d'ailleurs que si nous avons dit jusqu'à présent quelques vérités hardies et utiles, c'est que nous avons eu affaire à des censeurs raisonnables, et que les docteurs n'ont censuré que la théologie, qui est faite pour être absurde, et qui pourtant l'est moins encore dans l'Encyclopédie qu'elle ne le pourrait être. Mais qu'on établisse aujourd'hui ces mêmes docteurs pour réviseurs généraux de tout l'ouvrage, c'est à quoi je ne me soumettrai jamais. Il vaut mieux que l'Encyclopédie n'existe pas que d'être un répertoire de capucinades.

On voit par là que tous ses scrupules n'étaient pas des suggestions de la peur. Il s'efforça de les faire partager à Diderot et de le décider à abandonner l'entreprise. Voltaire lui-même, d'abord opposé à ces concessions, joignit ses efforts aux siens, mais dans un but différent. Si on s'entendait, leur écrivait-il, si ou avait du courage, si on osait prendre une résolution, on pourrait très-bien finir ici (à Genève) l'Encyclopédie, et l'imprimer aussi bien qu'à Paris, sans que la Sorbonne et les jésuites s'en mêlent. Si on était assez peu de son siècle et de son pays pour prendre cc parti, j'y mettrais le moitié de mon bien ; j'aurais de quoi vous loger tous et très-bien. Je voudrais venir à bout de cette affaire et mourir gaiement.

Diderot fut inébranlable ; il resta seul à porter, comme Atlas, le poids de ce monde qui était sa création. Abandonner l'ouvrage, répondait-il, c'est tourner le dos sur la brèche et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Une autre considération le retint : la ruine imminente du libraire qui avait fait des avances pour l'Encyclopédie et n'en pouvait être remboursé que par l'achèvement de l'ouvrage ; il continua donc à paraître clandestinement, malgré la révocation du privilège.

Guillaume de Lamoignon de Malesherbes avait la direction générale de la librairie depuis 1750. C'était un petit-neveu de ce Basville qui avait laissé une mémoire maudite chez les populations du Languedoc. Dès sa jeunesse, il avait fait le vœu d'effacer cette tache héréditaire par une éclatante réparation, et il tint parole. Sa vie entière n'eut qu'un but la réhabilitation des victimes de la révocation de ré-dit de Nantes ; il eut, avant de mourir, la joie de le voir réalisé. Il avait compris de bonne heure que toutes les libertés sont solidaires, et qu'il n'arriverait l'affranchissement désiré que par la philosophie, qui réprouve également tontes les persécutions. Placé entre ses obligations d'homme politique et ses devoirs d'homme de bien, il trahit le gouvernement pour rester fidèle à la justice, et mit sa conscience art-dessus de sa charge. ll est le premier homme rie France, peut-être, qui ait eu une idée juste et complète de la liberté de la presse et en ait appelé l'entière réalisation. Les philosophes et Voltaire tout le premier, uniquement préoccupés de la propagation et du triomphe de leurs idées, et emportés par la logique de la guerre, qui vent vaincre avant tout, rêvaient la liberté de la presse un peu trop exclusivement pour eux seuls. Ils auraient volontiers supprimé le droit de discussion dans leurs adversaires, accoutumés qu'ils étaient à le rencontrer armé de tous les artifices de la haine, de la violence, de la calomnie, et souvent même des vengeances du pouvoir. Malesherbes le voulait égal pour tous, même polir Fréron. Il allait plus loin : Mon principe de liberté, écrivait-il dès 1758, n'est pas restreint a la littérature ; j'incline beaucoup à l'étendre jusqu'à la science du gouvernement, sans même en excepter la critique des opérations du ministère. Il protégea l'Encyclopédie et les gens de lettres, non par boutade et par vanité comme Choiseul, mais par principe, par conviction, avec une persévérance patiente et réfléchie. Placé sous la surveillance jalouse du clergé, qui épiait tous ses actes d'un œil vigilant pour les dénoncer au roi, forcé d'éluder les dispositions des édits et des arrêts, qui se succédaient sans interruption, il en paralysait les rigueurs par les ruses pieuses du dévouement. Le libraire ou l'auteur désigné à ses poursuites était averti secrètement la veille du jour où il devait requérir contre lui en public, et avait ainsi le temps de se mettre en sûreté. Un jour, Diderot reçoit l'avis que le lendemain on viendra saisir dans sa maison ses papiers et tout le matériel de l'Encyclopédie. Grande panique. Où trouver un refuge ignoré des gens du lieutenant de police ou un homme assez hardi pour se faire le receleur de l'œuvre proscrite ? Diderot se désespérait. Envoyez tout chez moi, lui dit Malesherbes, personne n'y viendra voir. Pour Rousseau il fit mieux encore : il corrigea les épreuves de l'Emile, qu'il avait été forcé de poursuivre comme l'Encyclopédie. Son intérêt s'étendait jusque sur les ouvrages que leurs auteurs, par une prudence trop bien motivée, faisaient imprimer l'étranger. Il aplanissait pour eux les barrières des prohibitions, et, grâce à cette contrebande féconde et méritoire, la France pouvait prendre sa part des productions inspirées par son génie.

Le clergé ressentait le contre-coup de ces manœuvres el murmurait sourdement. De prime abord il avait deviné mi ennemi dans Malesherbes, avec cette sûreté d'instinct qui ne le trompe jamais et ressemble à de la seconde vue. Il se plaignait de la tiédeur du magistrat, mais sans l'attaquer encore ouvertement : un acte de cette nature demandait réflexion. Ses hésitations cessèrent tout à coup. En 1765, il demanda purement et simplement sa succession. Nous touchons au moment fatal, disait une adresse au roi, où la librairie perdra l'Église et l'État. Il serait juste et sage que la librairie fût soumise à notre inspection et guenons fussions appelés à une administration dont nous avons un si grand intérêt à empêcher les abus. Il était déjà trop tard. Malesherbes ne tomba qu'en 1768, et ses successeurs ne purent ou n'osèrent pas changer un ordre de choses en faveur duquel tout un peuple conspirait à la face du ciel.

En même temps, une levée de boucliers générale avait lieu dans le camp philosophique pour punir les auteurs de cette agression déloyale. Ce fut une guerre de pamphlets et d'épigrammes comme on n'en vit jamais. Voltaire y excellait. Surveillant du regard l'armée ennemi', il y choisissait ses victimes et frappait d'une main sûre : chaque blessure était mortelle. Les mânes de Pompignan n'étaient pas encore apaisées, que Fréron fut exécuté dans l'Écossaise ; le frère Jean-George, dans la Lettre d'un quaker ; Trublet, dans le Pauvre diable ; le Journal de Trévoux et le jésuite Berthier, dans dix satires sanglantes ; Orner Joly de Fleury partout. Quant à Palissot, il avait été puni par l'abbé Morellet, jouteur agile et redoutable. Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé. Le ridicule était devenu une arme plus meurtrière que l'épée. Nous ne voudrions pas soutenir qu'il fût toujours une arme courtoise et que tontes ces revanches fussent toujours dignes de la cause qu'elles voulaient venger : Voltaire se laissa plus d'une fois entraîner à des violences de langage qui traduisaient des ressentiments personnels plutôt que la juste colère de la vérité outragée. Il se permit des représailles souvent indignes de lui : mais qui oserait lui en faire un crime ? Et, s'il n'est pas absous par la victoire, par son génie, par la grandeur des résultats, ne l'est-il pas, du moins, par ce long sacrifice de son repos et de sa fortune à une cause qui, après tout, n'était plus la sienne, puisque depuis longtemps le sort l'avait placé au rang des riches et des privilégiés ?

C'est là un côté trop négligé de la vie et du caractère de ce grand homme. Dans cet ennemi du christianisme il y a, malgré toutes ses faiblesses que je ne sens point taire ni excuser, plus de dévouement, plus de charité, plus de grandeur morale, plus de véritable christianisme, en un mot, que dans tous les hommes de cette époque qui portent le nom de chrétiens. Et je ne parle pas ici de ces actions éclatantes que tout le monde sait par cœur : la réhabilitation des Calas ; la famille Sirven accueillie, sauvée et rendue à sa patrie ; mademoiselle Corneille dotée et établie ; d'Étallonde mis à l'abri des maux de l'exil ; messieurs de Crassy réintégrés dans leurs domaines usurpés par les jésuites ; une ville construite à ses frais et enrichie par ses soins, et la pitié publique émue en faveur des serfs du mont Jura. Ces beaux traits n'honorent pas seulement Voltaire, ils honorent l'humanité ; mais, enfin, ils avaient le monde entier pour témoin, et l'amour de la gloire en pouvait peut-être réclamer sa part. Je parle de ce nombre infini de bonnes œuvres obscures, qui n'avaient pour confidents que ceux mènes qui en étaient les objets et auxquelles il ne manque pas même ce je ne sais quoi de plus achevé que l'ingratitude ajoute aux bienfaits. Quelle longue liste d'hommes de lettres élevés, nourris, sauvés par lui, depuis l'indolent Thiriot, son ami d'enfance, qu'il entretint pendant soixante ans et dont il n'eut jamais pour tout remet-ciment que la plus parfaite indifférence, jusqu'à ce Baculard d'Arnaud, qui le paya avec une calomnie : Saint-Hyacinthe, de Mouy Berger, de Linant, de Lamartinière, Mannory, de la Mare, l'abbé Prévot, Morellet, Marmontel, la Harpe et cent autres, dont la plupart, à l'exception de ces derniers, écrivirent contre lui des libelles diffamatoires. Quant aux libraires, il leur faisait le plus souvent don de ses ouvrages et leur en laissait les bénéfices. Jore, l'un d'eux, avait imprimé et signé un libelle de Desfontaines contre Voltaire, vers 1738. Pour toute vengeance, Voltaire le servit toute sa vie ; vers 1770, c'est-à-dire trente ans plus tard, il loi faisait encore une pension à Milan, où le libraire vivait pauvre, accablé de vieillesse et d'infirmités. Et on aurait tort de croire que sa bienfaisance fût restreinte à des catégories de personnes ou d'opinions lorsque les jésuites furent chassés de France, il en accueillit plusieurs à Ferney. Plus tard, les capucins du pays de Gex, qui étaient ses obligés, lui tirent décerner par Ganganelli le cordon de Saint-François, avec le titre de père temporel des capucins du pays de Gex. Voltaire capucin ! quelle alliance de mots ! Cette étrange facétie du hasard symbolise ironiquement la désertion des vertus chrétiennes ; elles passent à l'ennemi et donnant la main aux idées nouvelles. Voltaire protégeait les capucins et accueillait les jésuites ; mais quel capucin eût protégé, quel jésuite eût accueilli Voltaire persécuté ?