L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE II. — JÉSUITISME ET JANSÉNISME.

 

 

Mais nous entendons nos lecteurs se récrier : Nous avons raconté une persécution au dix septième siècle, et nous n'avons pas même prononcé le nom de la compagnie de Jésus. Celte omission, si elle n'était justifiée, pourrait à bon droit passer pour une injustice dont les bons pères seraient les premiers à se plaindre. Car ils ont encore la prétention de vivre. Qu'ils demeurent en paix : ils ne perdront rien pour attendre. Leur part est assez belle pour n'avoir rien à redouter des réticences pas plus que des exagérations. Sua mole stat. Ce sont eux qui dirigent la conscience du roi dès le début du règne, d'abord par les pères Annat et Ferrier, puis par le père la Chaise, enfin par Letellier. Ils façonnent au joug cette âme superbe : leur joug est si léger ! Ils préparent les voies du clergé ; ils secondent et complotent son action. Bientôt Louis leur donne la feuille des bénéfices, c'est-à-dire la clef d'or qui ouvre les consciences. Ils deviennent les maîtres de l'Église de France. Bossuet les hait et les subit par crainte. Ils règnent. Comment auraient-ils pu rester étrangers à l'acte le plus important du siècle ?

On aurait tort pourtant de leur attribuer une part prépondérante dans la révocation, non qu'ils aient ressenti sur sa légitimité des scrupules qu'ils n'ont jamais connus, mais parce qu'ils étaient à cet instant même absorbés par une lutte bien autrement décisive pour eux. Je veux parler du jansénisme, — une question de vie ou de mort pour les jésuites. C'est donc à tort que les réfugiés, et surtout Jurieu, ont fait honneur de la révocation au père la Chaise. Cet homme, bénin et complaisant, dont la marquise de Montespan, sa pénitente, a si bien flétri les services ignominieux et l'indulgence intrépide par une qualification malséante, mais énergique et vraie[1], se préoccupait beaucoup plus de Port-Royal que de Genève. Il avait, comme tout le monde, donné son plan pour la conversion des hérétiques ; mais il répugnait par tempérament aux voies violentes. A la fin pourtant, pressé par les solliciteurs de la mesure de joindre ses instances aux leurs, il n'hésita pas à user de son influence sur l'esprit du roi ; mais il formula ses vœux donne façon circonspecte et jésuitique, qui laissait une porte ouverte aux désaveux et aux apologies futures. Le père la Chaise a promis qu'il n'en coûterait pas une goutte de sang. (Lettre de madame de Maintenon.) Nous avons vu comment fut tenue cette promesse de jésuite. Quoi qu'il en soit, les pères se montrent peu sur ce champ de bataille ; ils étaient à l'avant-garde et combattaient des ennemis plus jeunes.

Si les jésuites n'étaient qu'une société de religieux, et le jansénisme qu'une petite église de théologiens en révolte, l'histoire passerait, sans plus s'y arrêter qu'a tant d'autres disputes de ce genre dont on a oublié jusqu'aux noms. Il resterait toutefois à expliquer les débats orageux et envenimés qu'ils ont si longtemps soulevés. L'humanité se pas-aime quelquefois pour des chimères, mais elle ne s'émeut profondément et durablement que pour des motifs qui intéressent sa conscience ou sa dignité. Or, le combat du jésuitisme et du jansénisme a duré deux siècles, et s'il a fini, c'est seulement faute de combattants, car le Catholicisme le porte encore aujourd'hui dans son sein, parce qu'il repose sur une contradiction radicale entre le dogme et la morale.

On sait la pensée qui a donné naissance aux jésuites. C'est, avant tout, une inspiration belliqueuse ils sont nés le casque en tête, comme ils l'ont dit eux-mêmes dans l'Imago primi sæculi. L'Église, au seizième siècle, est sur le point de succomber devant la Réforme. Ils se présentent à elle comme des sasseurs et la sauvent en effet. De là leur force singulière et unique vis-à-vis de leur obligée. Rien de plus dangereux que des sauveurs. Ils forment une église dans l'Église, ou plutôt, à la longue, l'Église c'est eux. Toute vie, toute énergie se réfugie en eux. Ils forment la réserve, l'élite, le bataillon sacré, la dernière espérance et le dernier rempart.

Nous ne redirons pas cette histoire. Leurs exploits sont connus. Mais suivez-les un seul instant du regard dans leurs rapports avec la papauté.

Paul III les établit par une bulle en 1540 ; il leur donne de prime abord la place d'honneur au concile de Trente : il a cru es effet créer une milice docile et dévouée au Saint-Siège. Il limite leur nombre a soixante, Trois ans après, il lui faut déclarer ce nombre illimité. Quinze ans plus tard, on en compte plus de mille. Ils ont des richesses immenses. Philippe II s'en sert et les protège. Ils couvrent le monde de leurs affiliés depuis Madrid jusqu'au Japon. Ils réalisent l'ambitieuse devise choisie par eux : Tatum impleat orbem. Leur général, dont chaque congrégation nouvelle a augmenté le pouvoir et entre les mains de qui toutes ces volontés sont comme un bâton dans la main d'un vieillard, devient pour le pape non plus un sujet, ni même un allié, mais un rival, — bientôt un maitre. Paul IV en prend ombrage. Il veut briser ce pouvoir exorbitant : le général, au lieu d'être élu à vie, ne le sera plus que pour trois ans. De cette façon, le véritable général de la Compagnie ce sera le pape. Vous croyez que les jésuites vont résister, vous les connaissez mal. Ils courbent humblement la tête et laissent passer l'orage. Le pape était octogénaire, dit naïvement leur historien[2]. Les jésuites attendirent. A sa mort, la Compagnie reprit ses usages. Ils attendirent ! mot sinistre ! Ainsi, à cette date, la mort du pape fait partie de leurs espérances. Voilà comment ils remplissaient le vœu d'amour et d'obéissance envers le Saint-Siège !

Quelque temps après, Pie V reprend l'œuvre abandonnée de Paul : maii cette tentative échoue aussi misérablement que la première. La Société poursuit sa marche envahissante et répond aux plans de ses réformateurs par les soixante-dix-neuf décrets de la congrégation de 1581, qui fortifie encore le pouvoir du général et donne Acquaviva à la Compagnie. Acquaviva, c'est-à-dire le plus grand politique qui ait produit la Société de Jésus.

Ignace, il faut bien l'avouer, n'eut jamais qu'une intuition fort incomplète des destinées du jésuitisme. En revenant au monde vingt ans après sa mort, il n'eût pas reconnu l'Ordre : c'est l'arisons, un jésuite, qui l'affirme. Il lui restera sans doute la gloire d'avoir conçu la discipline qui a fait l'unité de la Compagnie ; mais une discipline est un instrument et non un but. Or, le seul but qu'Ignace ait eu en vue est l'extermination des hérétiques, ambition louable sans doute, mais bien modifiée après lui. C'est sous ses successeurs que l'Ordre choisit et manifeste ses véritables desseins ; sous Acquaviva il en commence la réalisation. Placé entre Philippe Il et Sixte-Quint, c'est-à-dire entre deux ambitieux tout-puissants, dont l'un, le roi aspirait à être pape, et dont l'autre, le pape, aspirait 9 être roi, et qui tous deux cherchaient à se rendre maitres de la Compagnie, il se maintient sans armée et sans combat contre ses formidables compétiteurs, et à sa mort rend à son successeur un pouvoir plus fort et plus affermi que jamais.

Les réformes de Rome, comme plus tard celles des rois ennemis de la Société, ont constamment eu pour objet le généralat : c'est en effet la clef de voûte de l'édifice. Celles que projeta Sixte-Quint portèrent aussi sur le même point. Il les signifia d'une voix impérieuse qui n'admettait ni délai ni refus. L'heure était grave pour les jésuites. D'une part, obéir c'était la mort ; d'une autre, comment résister au pontife le plus inflexible qu'ait eu Rome ? Il fallait trouver un moyen terme : Acquaviva le trouva. Il protesta avec une humilité affectée de son entière soumission aux décisions du Saint-Siège ; seulement, le jour où il comptait promulguer sa réforme, le pape reçut signification d'une opposition ô ses projets formée par l'empereur Rodolphe, par Philippe II, par le roi Sigismond et par le duc de Bavière : Sixte-Quint dévora sa colère et céda. Battu sur ce point, il revint à la charge peu de temps après avec sa ténacité habituelle.

Ce nom de Jésus, choisi par ses ennemis jurés comme un mot de ralliement, ou plutôt comme une égide sacrée pour tous, importunait son orgueil et irritait sa haine. Quelle espèce d'hommes sont-ils donc, s'écriait-il, qu'on ne puisse les nommer sans se découvrir la tête ? Il leur ôtera donc ce titre glorieux et envié de Compagnie de Jésus. Acquaviva fait ses remontrances qui ne sont point écoutées. Alors il cède. Seulement encore le jour où le pape se propose de publier sa décision, le sacré collège tout entier vient le supplier solennellement d'y renoncer, et Sixte-Quint meurt sans s'être vengé. Les renards ont vaincu le lion.

A partir de cet instant ils sont les maitres. L'Église leur appartient. Sixte-Quint, le dernier des Romains, a plié devant eux ; que feront ses pâles successeurs ? Clément XIII a encore des velléités d'indépendance, mais il n'ose pas secouer le joug. Ils inondent les écoles de leurs docteurs, les chaires de leurs prédicateurs, le sacré n'enneige de leurs créatures. Ils dirigent les conclaves et font les papes. Ils règlent le dogme, la morale, la discipline. Qui comptera leurs théologiens ? ils vont par centaines, par mille et par mille. C'est un dénombrement d'Homère : Sanchez, Suarez, Diana, Tamburini, Vasquez, Molina, Valentia, Bauny, Ponce, Lemoine, Garasse, Bellarmin, Henriquez, Squillanti, Bobadilla, Cellot, Reginaldus, et toi, immortel Escobar ! et les vingt-quatre vieillards, et Lessius, et Tannerus, et Layman, et le subtil Filiutius, Sirmond, Comitolus, Lamy, Bary, Pétau, Pintereau, Crasset et le solide Brisacier, Filleau, Hurtado, Fagundez, Corduba, etc., etc., etc. ; héros méconnus, tombés dans les noires limbes de l'oubli, et qui furent à eux seuls la vaillance et l'honneur de leur temps.. Deux saints de l'empyrée, François de Sales et Charles Borromée sont leurs élèves et répandent leur doctrine. Le jésuitisme n'est plus une secte, il est la plus haute expression du catholicisme moderne ; il en formule la dernière transformation, ou, si l'ou veut, la dernière maladie. Le monde s'éloignait de l'Église, l'Église sa au-devant du monde, mais ce n'est plus avec ce visage austère et chagrin des premiers jours. La vertu n'est point une fâcheuse, disent les nouveaux docteurs. La dévotion est aisée ; il y a eu des saints pâles et mélancoliques, ceux d'aujourd'hui sont d'une complexion plus heureuse : ils ont abondance de cette humeur douce et chaude, de ce sang bénin qui fait la vie. (Le P. Lemoine, Dévot. aisée.) Il y a eu sur la prédestination, le péché originel et le petit nombre des élus des dogmes effrayants qui nient la liberté de l'homme et punissent sur les enfants le crime de leur père. Transigeons : l'homme sera libre, son salut ne dépendra plus que de lui seul. Le sacrement de pénitence rebute beaucoup de gens par les conditions presque irréalisables que doit réunir la véritable contrition. Transigeons encore : nous substituerons l'attrition à la contrition, et tout le monde sera content. Nous remplacerons la prière et les austérités de l'ascétisme par mille pratiques plus commodes et aussi infaillibles, comme d'avoir jour et nuit un chapelet au bras en forme de bracelet, ou de porter sur soi un rosaire ou une image de la Vierge. Le monde fut séduit ; on lui rendait si doux les âpres sentiers qui mènent au ciel. Au moyen des restrictions mentales et de la direction d'intention, il fallait être bien mal disposé pour ne pas faire son salut !

Sur un point pourtant les nouveaux conducteurs se montraient plus exigeants que les anciens. Lorsque la Société fut établie, disent-ils dans l'Imago, etc., on ne communiait qu'une fois l'an et on ne se confessait guère qu'à Pâques ; ceux qui le faisaient deux ou trois fois passaient pour des hommes d'une rare sainteté. Sous leur direction, on en vint à communier tous les jours. Mais cette dérogation apparente à leurs habitudes de rendre la religion facile et attrayante n'est qu'une conséquence de leur système de donner plus à la forme qu'au fond et de rendre plus fréquents les rapports entre le prêtre et le pénitent, j'allais dire le client. Ajoutez à ceci un culte de leur invention qu'ils forcent la papauté à adopter et à consacrer malgré ses répugnances après de longs débats, le culte du Sacré Cœur, et vous aurez un aperçu sommaire des innovations importées par les jésuites on matière de dogme. C'est une transaction évidente entre le sens commun et l'idée catholique : on sacrifie au sens commun le dogme de la grâce, qui de tout temps a révolté la conscience humaine ; mais œil pour œil et dent pour dent le sens commun, de son côté, ira un peu plus souvent à confesse et portera des scapulaires. Ici se dégage déjà la formule générale de l'œuvre des jésuites, le probabilisme ; car qu'est-ce que le probabilisme, si ce n'est un compromis entre la révélation et la raison humaine ? Je sais bien que le probabilisme ne fut à son origine que la médiation de la raison entre deux opinions controversées, mais cette méthode s'appliqua plus tard à tout l'ensemble de la doctrine catholique, et le premier livre qui afficha la prétention d'accorder la Foi avec la Raison fut l'œuvre d'un jésuite. (Thomas Bonartes, de Concordia scientiæ cum fide.)

Était-ce pour le platonique plaisir de réconcilier la religion et la philosophie que les jésuites inventaient le probabilisme ? Non ; tant de candeur n'était pas compatible avec leur politique ils laissèrent à d'autres cette mystification ou cette duperie. Ils voulaient gagner le monde, ces hommes positifs, et non se livrer à l'exhibition d'un phénomène à deux têtes pour l'amusement des badauds. Aussi ne prirent-ils de la philosophie que ce dont ils avaient besoin, la faisant servir aux plus vils usages, sans se soucier autrement de sa prétendue fraternité avec sa sœur putative la religion.

Ils apportèrent dans les questions morales le même esprit que dans los questions de dogme : ils transigèrent. Mais avec qui, cette fois ? dira-t-on, car la raison et la morale ne sont qu'un. Ils transigèrent avec tous les vices, tous les appétits brutaux, toutes les passions mauvaises de la nature humaine avec l'usure, avec l'avarice, avec la vanité, avec le vol, avec l'envie, avec l'homicide. Quant à la calomnie, ils ont fait avec elle un pacte qui ne sera jamais rompu. Tout ceci était admirablement combiné pour charmer les générations corrompues de la fin du seizième siècle. Les pénitents affluèrent : résultat concluant. Grâce à lui, la morale devint le terrain favori du probabilisme. Escobar, Filiutius et leur bande en promulguèrent le code. Par malheur, la morale est chose délicate et peu sujette à interprétation. Qu'on applique le probabilisme au dogme, la tradition seule en souffre ; mais aussitôt qu'on ose toucher à la morale, un témoin invisible se dresse devant les prévaricateurs, attestant la vérité outragée ; ce témoin, c'est la conscience humaine, casuiste infaillible et immortel qui vit à la fois en tous et en chacun. Au dix-septième siècle, il se nomma Pascal.

En matière disciplinaire, c'est-à-dire en tout ce qui touche au gouvernement de l'Église, l'influence des jésuites n'est pas moins visible. Ils le refont à leur propre image. Leur général exerce un pouvoir illimité et sans contrôle, il en sera de même du pape ; ils le débarrassent de l'élément démocratique : les conciles. lorsque s'ouvre le concile de Trente, ils viennent de natice ; n'étant pas assez forts pour l'empêcher de siéger, ils se contentent de le dominer au moyen de leurs orateurs, Laynez et Salmeron ; mais il sera le dernier des conciles œcuméniques : à quoi bon les conciles ? Leur Bellarmin n'est-il pas là pour démontrer que le pape est infaillible, même dans les questions de fait, opinion bien digne d'être soutenue par un des juges de Galilée ! — Bellarmin fit partie de la commission qui condamna ce grand homme. — Au besoin ne prouvera-t-il pas, par mille raisons fort probables, les droits du pape sur les rois ? — De summa potestate pontificis in venus temporalibus, adversus Barclaium. — Quoi d'étonnant que sous la direction de pareils conseillers la papauté se soit abandonnée A la pente funeste qui l'entraînait A usurper tous les pouvoirs de l'Église ? On s'est demandé quel intérêt les jésuites avaient à pousser les papes dans cette voie : un intérêt bien simple il n'est point facile de gouverner un concile, mais il est aisé de gouverner un pape.

Tels sont les éléments apportés par les jésuites au catholicisme. Ils se sont vantés, dans un livre qui contient tous les secrets de leur politique et de leur ambition, d'avoir changé la face de la chrétienté ; il n'y a là ni forfanterie ni exagération, mais la simple énonciation d'un fait très-réel. Qu'on nomme leur œuvre une rénovation ou une semence de mort, elle s'est tellement incorporée au Catholicisme qu'elle en est désormais inséparable. Ils lui ont communiqué cette souplesse infinie qui était en eux, cette complaisance aux interprétations qui fait que l'idée catholique, primitivement si inflexible, peut, nouveau Protée, revêtir tour à tour mille formes diverses, et donner des gages à toutes les philosophies. On peut être sensualiste avec les bons pères, sceptique avec l'évêque d'Avranches, spiritualiste avec Bossuet, mystique avec Liguori, sang cesser pour cela d'être catholique. Il est avec le ciel des accommodements. De même on y trouve des armes pour toutes les politiques : soyez démocrate avec la Ligue, adorer le roi absolu sous Louis XIV, vous avez raison aujourd'hui comme vous aviez raison hier ; è sempre bene. Ces habiletés ont sans doute servi pour un temps la cause de l'Église en lui conservant des fidèles dans les camps les plus opposés ; mais A quel prix ! Quelle infériorité du système nouveau au point vue logique ! quel abaissement au point de vue moral !quel effacement de toute grandeur et de toute austérité ! Les petites pratiques et les petits artifices de la dévotion aisée succédant aux bonnes œuvres ; les oraisons jaculatoires remplaçant les longues prières et les contemplations sans fin du moyen âge ; le culte des saints empiétant de plus en plus sur celui de Dieu ; les petites ficelles de la discipline jésuitique (voir les exercices spirituels) substituées aux effrayantes macérations et aux dures pénitences des premiers temps ; que de poésie sacrifiée a des expédients d'un succès douteux ! Or les religions vivent de poésie. Comment les jésuites, qui ne furent eux-mêmes d'abord qu'un produit de cette grande et critique transformation du Catholicisme moderne, en vinrent-ils à l'absorber en eux, de telle sorte qu'ils en sont devenus l'incarnation vivante, et qu'on ne saurait mieux la définir qu'en les définissant eux-mêmes, ni mieux la nommer qu'en lui donnant leur propre nom le jésuitisme ? C'est le secret de leur histoire, de leur génie adroit et persévérant, et surtout de cette règle fameuse qui a remplacé le précepte de l'Évangile : Aimez-vous les uns les autres, par celui-ci : Dénoncez-vous les uns les autres (manifestare sese invicem) ; ce qui était détruire dans l'Ordre toute personnalité humaine et toute volonté individuelle, mais pour donner un ressort infini et une force irrésistible à celle de la société et au système qu'elle représente.

Toute révolution nouvelle amène tôt ou tard une réaction le jésuitisme trouva la sienne dans le jansénisme. On ne voit guère habituellement dans le jansénisme qu'une théorie sur la grâce et un retour fortement marqué vers l'esprit de la primitive Église. C'est en méconnaitre les côtés les plus caractéristiques. Le jansénisme est une réaction complète et catégorique contre toutes les théories importées par les jésuites. Sur tous les points où ceux-ci ont affirmé, il nie. En matière de dogme, il nie leurs innovations sur la grâce, sur les sacrements, aussi bien que le culte dont ils sont les inventeurs ; en matière rituelle, il nie les mille variantes qu'ils ont introduites dans la pratique de la dévotion afin de la rendre attrayante ; en matière morale, il attaque les restrictions mentales, la direction d'intention, les capitulations de conscience et le probabilisme tout entier. En matière disciplinaire l'opposition est tout aussi tranchée : les jésuites ont abaissé et humilié, autant qu'il a été en eux, le pouvoir épiscopal ; le jansénisme le glorifie en toute occasion et en invoque de tous ses vœux la restauration (voir le Petrus Aurelius). Les jésuites ont élevé l'infaillibilité des papes sur les ruines de l'autorité des conciles ; le jansénisme, d'abord timide dans ses attaques rentre la papauté, passera plus d'un siècle à en appeler du jugement des papes à celui du futur concile. Il en appelle encore aujourd'hui. En politique, enfin, les jésuites appuient l'absolutisme de Louis XIV ; les jansénistes sont pour les assemblées, dans l'État comme dans l'Église, pour le parlement comme pour les conciles. On le voit, la contradiction ne saurait âtre plus nettement prononcée ni plus universelle. De là l'acharnement des deux partis, acharnement qui s'assouvira jusque sur des cadavres, et qui serait inexplicable s'il n'avait eu pour point de départ qu'une thèse de théologie.

Cette réaction fut l'œuvre spontanée d'un petit nombre d'hommes isolés qui se connaissaient à peine. Selon Bayle, Arnaud enseigna le jansénisme avant Jansénius lui-même. C'est sur la grâce que le débat s'engagea. Le jésuite Molina avait publié, en 1588, un livre où, contrairement à la tradition constante de l'Église, il faisait dépendre le salut de l'homme non plus de la miséricorde divine, mais de son libre arbitre et de ses œuvres. Pour employer les termes de l'école, il soutenait qu'il y a une grâce suffisante donnée à tous les hommes, mais il dépend de ceux-ci de la rendre efficace ou non efficace à leur gré. Donc plus de vaines terreurs ; tout homme tient dans sa main son éternelle destinée : est élu celui qui veut l'être. Jansénius, Saint-Cyran, Arnaud, n'eurent aucune peine à prouver combien cette doctrine était contraire aux opinions des pères, et surtout de saint Augustin, le saint des jansénistes. Qu'est-ce, disaient-ils, que cette grâce suffisante qui ne suffit pas ? A quoi sert-elle, s'il dépend de l'homme de la recevoir nu de la rejeter ? Que signifie ce mot, les élus, appliqué aux justes, sinon une détermination spéciale de la volonté de Dieu A leur sujet ? un choix enfin...

Mais si les jésuites avaient tort, au point de vue théologique, combien leur opinion s'était-elle pas plus humaine, plus morale, plus philosophique que celle de leurs adversaires ! Sur ce détail de la querelle, la conscience et la raison étaient avec eux ; c'est là ce qui fit leur force et, en définitive, leur donna la victoire. Du reste, ils avaient eu réserve des arguments plus décisifs, et ils ne se firent pas faute d'en user dans les questions où le bon sens et la justice étaient du côté de l'ennemi c'était l'innombrable phalange de leurs protecteurs et de leurs adhérents. Vous n'êtes pas dans le catholicisme, leur disaient les jansénistes. — Non, répondirent-ils, c'est le Catholicisme qui est en nous.

La maison est à nous, c'est à vous d'en sortir. (Tartufe.)

La guerre ainsi allumée se poursuivit avec des chances diverses sur ce terrain étroit jusqu'eu 1656, où Pascal la transporta dans des régions nouvelles par ses immortelles Lettres provinciales. Ce livre divin, fruit du premier enfantement de la langue française, porte en chacune de ses pages le charme ineffable et la grâce heureuse des premiers-nés[3]. Une plume française a osé écrire que Pascal n'usait pas le génie créateur[4]. Il créa une langue, et cela sans efforts, sans tâtonnements, sans ébauches, d'un seul jet : ira sex dies. Jusqu'à Pascal, il y a la langue de Rabelais, la langue de Calvin, la langue de Montaigne ; la langue française n'existe pas. Il faut ajouter qu'il la créa sans le vouloir ; car ce grand esprit méprisait souverainement les rhéteurs. Il s'était fait le vengeur de la morale, et ne cherchait point d'autre gloire que celle du devoir accompli. Pour lui la parole était un instrument, non un but ; une traduction de la pensée, non un ornement. Mais comme la pensée était grande, la parole montait naturellement au niveau de la pensée. Il fit revivre en lui l'ironie de Socrate, rajeunie et aiguisée par la verve gauloise, en y joignant une force de logique, un feu, une passion, qui forment une éloquence incomparable. Voltaire est sans doute un lutteur plus complet et plus terrible, mais il est moins sympathique, parce que chez lui c'est le plus souvent le bon sens qui s'indigne, et que chez Pascal c'est le cœur. On sent qu'il est sous l'empire d'une émotion intime, profonde, dévorante. Longtemps il essaye de la contenir, mais c'est en vain ; elle le possède, le domine, le déborde, et lui dicte sa seizième lettre. Aussi Pascal sourit-il quelquefois, mais il ne rit jamais.

A l'apparition des Petites lettres, les jésuites furent comme foudroyés et anéantis. Eux d'ordinaire si prompts à la réplique, si riches en arguments et en invectives, ils demeurèrent sans voix et sans regard. On les cherchait et on ne les trouvait plus. Peu à peu pourtant ils reprirent leurs esprits et balbutièrent une espèce d'apologie où ils se bornèrent à contester, selon leur éternelle tactique, la fidélité des citations extraites de leurs livres. Un siècle plus tard, ils devaient contester de même les énormes compilations du parlement, et aujourd'hui encore ils nous opposent cette fin de non-recevoir. Les menteuses ! ont-ils osé dire en parlant des Provinciales. Blasphème inutile : entre Pascal et les jésuites le monde a prononce, et, de raves même de leurs amis, ils ne se sont jamais relevés du coup que ce livre terrible leur a porté.

Qui ne connais pas Port-Royal ne connais pas l'humanité, a dit un homme célèbre par ses aphorismes. Ce mot manquerait de justesse si Port-Royal n'avait pas eu Pascal. Il y a en effet parmi les jansénistes de fermes caractères, de grands talents qui se font humbles et petits, des cœurs pieux et sincères ; mais ce qui leur manque, c'est précisément le côté humain. Ce ne sont plus des hommes, ce sont des idées et des systèmes. Ils ne révèlent aucun élément nouveau de la nature humaine. Les Stoïciens, qui comme eux voulurent retremper un culte expirant aux sources vives de la morale éternelle, et échouèrent dans leur tentative ; les Stoïciens, qui possèdent toutes leurs sympathies et qui ont avec eux un rapport frappant de ressemblance et de parenté, avaient, bien des siècles axant eux, montré au monde étonné des volontés aussi inflexibles et des vertus aussi pures. Pour tout dire enfin, il y a dans les solitaires je ne sais quelle sécheresse pédante et dogmatique, et quelle froide rigidité qui éloigne et repousse. Ils ont la charité ; qui le nierait en contemplant leurs œuvres ? mais ils n'en out ni l'Onction ni le channe irrésistible ; ils la pratiquent par devoir, non par sentiment. Ils n'aiment pas. Un feu sombre brille dans tous leurs écrits, mais il éclaire sans échauffer. En tous enfin il y a des âmes peu communes, dans Pascal seul on sent palpiter une grande âme.

Ce jeune homme austère, dévoué à une mort prématurée, sera toujours une des plus touchantes figures dupasse. Il a les deux grands signes de l'humanité : il aime et il souffre, On s'arrête irrésistiblement devant ce beau visage, lier, doux, résigné, jeune surtout, et d'une éternelle jeunesse ; mais je ne sais quelle influence fatale en attriste la grâce sans la flétrir. On pressent un mystère. Quel mystère plus douloureux en effet que la vie de Pascal dans ses dernières années, et telle que les Pensées nous l'ont révélée ! Quelle soif héroïque de vérité et d'absolue certitude ! Puis successivement quels combats désespérés entre la foi et la raison ! quel suicide raisonné et systématique ! C'est la speranza di morte dont parle le poète de l'Enfer. Par ce côté, Pascal a devancé son siècle et deviné le nôtre. Chez Descartes le doute est un jeu d'esprit, une méthode, le point de départ même de la science. Plus tard, au siècle suivant, on cherche encore le doute par esprit de prudence et de sagesse, en haine du dogmatisme religieux ; mais ni les uns ui les autres n'en souffrent. Chez Pascal, le doute est déjà une douleur et une maladie. Il est victime d'abord de ces redoutables problèmes insolubles à la raison humaine, qui ont de tout temps attiré et perdu les plus hautes intelligences ; puis de la doctrine dont il a formulé les tristes tendances dans ce mot célèbre : Abêtissons-nous. Retombé sur la terre, comme Icare, des hauteurs inaccessibles du ciel métaphysique, ébloui, découragé, vaincu, il veut descendre plus bas encore, il cherche les aldines ténébreux 'du Mysticisme. Mais là non plus il ne trouvera pas le repos ; la Raison méconnue proteste et se venge par des souffrances sans nom. Le vautour de Prométhée le poursuit et l'atteint partout. Du reste, il a beau descendre : ces abîmes n'ont pas de fond. Voilà le véritable précipice qu'il voyait, dit-on, sans cesse ouvert à ses côtés. A la fin, ce sens si droit, si net, si ferme, si exquis, s'y égara, et Pascal porta des amulettes.

Tout inachevés qu'ils sont, les fragments que Pascal destinait à une apologie de la religion catholique permettent d'en juger le plan général, qui rentre admirablement, quoi qu'on en ait dit[5], dans la donnée janséniste. Pascal, battant en brèche la Raison pour forcer l'homme à se réfugier dans les bras de la Foi, est infiniment plus logique et surtout plus janséniste qu'Arnaud, qui pactise ouvertement avec les idées philosophiques de son temps. Nous avons vu la tentative des jésuites pour réconcilier le monde avec la religion, la philosophie avec la foi. Il est bien entendu que dans leur pensée c'est la philosophie qui payera tous les frais de la réconciliation, et qu'ils ne lui font d'apparentes concessions que pour l'asservir plus sûrement. Mais enfin le sens général de leur probabilisme n'en est pas moins une avance très-évidente faite au sens commun, à la raison, à la philosophie, en un mot. Or le jansénisme est précisément une protestation contre ce système équivoque et menteur, contre cette alliance adultère qui détruit à la fois toute philosophie et toute religion, sous le prétexte hypocrite de les faire vivre en bonne harmonie. Le lumineux bon sens de Pascal repousse la théorie des accommodements en matière de religion, comme il la repousse en morale. Il met en présence, d'un côté, la Foi avec ses mystères et ses prétentions inadmissibles à la Raison humaine ; de l'autre la philosophie, avec son impuissance à établir une certitude quelconque en métaphysique ; et somme le lecteur de choisir entre le repos du croyant ou l'éternelle inquiétude du penseur. Pour lui, il choisit la Foi, et renie le libre examen ; et en cela il est non-seulement dans la grande tradition catholique, il est encore plus dans la logique du jansénisme. Les jansénistes ne-sont-ils pas les fils spirituels de ce saint Augustin qui s'écriait : Credo quia absurdum !

Ce sommaire exposé des doctrines de Port-Royal est sa seule et véritable histoire les idées y sont tout et les faits n'y sont rien. Aussi peut-on, à bon droit, s'étonner de la ridicule importance qu'on a voulu donner à des événements et à des personnages fort insignifiants, qui n'avaient aucune raison pour sortir de l'ombre où le destin les avait sagement confinés. Mais quand la critique se met à déterrer les morts, elle n'y va pas de main morte. On a retourné de fond en comble le cimetière de Port-Royal. Et après l'exhumation, la réhabilitation. Nous avons eu MM. Bazile, Bourdoise, Ferrand, Singlin, Marion, Vitard, Floriot, Gaudon, etc. ; et en femmes, après la mère Angélique : sœur Christine, sœur Agnès, sœur Isabelle, sœur Marie-Claire, sœur Marie Briquet, etc. : toute une interminable kyrielle de saintes oubliées et de saints parfaitement fossiles. Laissons dormir en paix ces honnêtes trépassés. Je te fais grâce, ami lecteur, des exploits de la mère Angélique dans cette journée du guichet dont il a tant été parlé, des sonnets de la petite Jacqueline, et même des perfections transcendantales et des charmes un peu mûrs de madame la duchesse de Longueville, qui fait encore aujourd'hui des malheureux dans la métaphysique. Ces graves bagatelles peuvent trouver leur place dans le cabinet d'un antiquaire monomane, mais il leur est défendu d'entrer dans le musée de l'histoire.

Les persécutions que le jansénisme eut à souffrir d'abord sous Richelieu, puis sous Louis XIV, seraient à la rigueur suffisamment, non pas motivées, mais expliquées par le seul énoncé de ses doctrines. Les oppositions se donnent volontiers la main ; et qui ne voit, du premier coup d'œil, la parenté du jansénisme avec l'opposition parlementaire ? Tenir pour les conciles, c'est-à-dire pour le régime des assemblées dans l'Église, n'est-ce pas tenir aussi pour le régime des assemblées dans l'État, c'est-à-dire pour les parlements ? Des deux côtés, vous trouvez même rigorisme, même zèle pour les vieilles maximes, même tendance, même physionomie. Le jansénisme est une réaction contra les jésuites. Le parlement leur fait la guerre depuis qu'ils sont nés. De là l'appui que rencontre la secte dans la magistrature et dans la haute bourgeoisie. Tous les mécontents se rallient autour d'elle. Elle sympathise secrètement avec la Fronde ; et, après le combat, ouvre un refuge aux ambitieux vaincus. Le duc de Luynes y prend ses invalides, et Gondi, cet homme de génie avorté, y vient méditer sur les jeux de la fortune. Deux héroïnes sur le retour, l'Armide et la Clorinde de ces guerres galantes, mesdames de Chevreuse et de Longueville, se fout admettre dans la petite église et viennent y pleurer, sous la direction des solitaires, leur beauté et leur jeunesse évanouies, bien plus encore que leurs égarements.

Dès 1653, les jansénistes avaient été condamnés à Rome par Innocent Xl. Une distinction subtile leur servit à parer ce coup. Ils ne nièrent pas un seul instant que les propositions condamnées ne fussent en effet condamnables ; ils nièrent seulement qu'elles fussent contenues dans le livre de Jansénius. Or le pape n'étant pas, selon eux, infaillible dans les questions de fait, avait le droit de réprouver la doctrine, mais non celui de l'attribuer à Jansénius, puisque les yeux des simples mortels ne la découvraient pas dans son livre. Cette distinction montre à nu l'impuissance de l'absolutisme religieux. C'est une irréfutable réduction à l'absurde. Car voici les partisans de l'infaillibilité logiquement forcés de l'admettre même dans les questions de fait, sous peine d'en détruire toute l'efficacité. Refuser au juge prétendu infaillible le droit de condamner le docteur en même temps que la doctrine, n'est-ce pas enchainer sa main et briser son glaive ? Quand on sort une fois des droites voies de la raison pour entrer sur le mouvant terrain des systèmes qu'elle proscrit, il faut, par une juste punition, le parcourir jusqu'a ses extrêmes limites, car l'erreur a sa logique comme la vérité. En soutenant l'infaillibilité du pape en matière de fait. les jésuites ne firent que tirer la conséquence forcée des principes qu'ils défendaient. L'archevêque de Toulouse rédigea, a leur instigation, un formulaire, espèce de profession de foi où la question de fait était habilement confondue avec la question de droit. En sorte qu'on ne pouvait refuser son adhésion à l'une sans la refuser en même temps à l'autre. Voici cette pièce :

Je condamne de cœur et de bouche la doctrine des cinq propositions de Cornelius Jansénius, contenues dans son livre Augustinus, que le pape et les évêques ont condamné ; laquelle doctrine n'est point celle de saint Augustin, que Jansénius a mal expliqué et contre le vrai sens de ce docteur.

Dans ces six lignes insignifiantes, il y a des larmes, des proscriptions, des misères sans nom ; il y a cinquante mille lettres de cachet, tout un monde de douleurs et de colères qui s'incarnera un siècle et demi plus tard dans le régicide Grégoire.

Parmi les adhérents de Port-Royal, la plupart se refusèrent à signer, quelques-uns abjurèrent, d'autres moururent de douleur après avoir signé. Louis XIV, à son avènement, fit fermer leurs écoles. Toutefois, cette première persécution se ressentit de la bénignité de Mazarin et des préoccupations du nouveau roi. On n'est point jeune impunément.

En 1669, grâce à la protection de Lyonne, de madame de Longueville, de la princesse de Conti, et surtout aux conciliantes dispositions de Rospigliosi (Clément IX), la secte vit tout à coup s'adoucir son sort. Les jansénistes sont présentés à la cour, accueillis et flattés par le maitre. Louis embrasse d'Andilly à la vue de tous les courtisans, et fait un ministre de Pomponne, son fils, le neveu du grand Arnaud. Celui-ci, à qui on offre le chapeau de cardinal, et qui le refuse pour rester chef de parti, se joint à Bossuet afin d'écraser le protestantisme, et publie son livre de la Perpétuité de la Foi. Leurs prédicateurs remontent en chaire et font entendre leurs voix si longtemps muettes. Le formulaire est modifié dans le sens de leurs idées. On ne leur demande plus que la condamnation pure et simple des propositions, sans y ajouter le nom de Jansénius. Le pape affecte de s'applaudir de cette prétendue réconciliation dont il a fait tous les frais, et frappe une médaille qui proclame urbi et orbi la paix de l'Église.

La paix de l'Église ! ce mot ne vous semble-t-il pas une ironie ? et fut-il jamais un plus solennel mensonge ? La paix est-elle possible sans l'unité ? et où se cache-t-elle cette unité si vantée de l'idée catholique ? Mes yeux la cherchent en vain. Interrogeons le dix-septième siècle lui-même, qui est l'époque où le catholicisme, débarrassé des rêveries scolastiques du moyen âge et éclairé par les grands débats critiques de la Réforme, se formule avec le plus de rigueur et de précision : interrogeons-le à cette date mémorable de la paix de l'Église : tous ces hommes, tous ces partis jurent par le Crucifié et par son symbole mais qu'y a-t-il de commun entre eux, si ce n'est une lettre morte : Verba vocesque ? Quel rapport y a-t-il entre la morale pure et austère de Pascal et la morale corrompue des jésuites ? Et à quoi bon proclamer cet accord hypocrite, s'il n'a pour objet que des dogmes insignifiants et s'il y a désaccord sur toutes les questions vitales, pratiques, a tel point que l'homme élevé par Pascal diffère autant du disciple des jésuites, que peuvent différer deux sectateurs de religions opposées ? La paix de l'Église ! Mais ouvrez les yeux. L'hérésie est partout, l'orthodoxie nulle part Bossuet rêve la déclaration de 1682 et approuve le livre de Quesnel. Hérétique ! Fénelon rêve le quiétisme. — Hérétique ! Les jansénistes rêvent leur prochaine revanche. — Hérétiques ! Les jésuites enfin, qui sont orthodoxes à Paris, ne sont-ils pas hérétiques en Chine et paieras au Malabar ? A qui croire au milieu de cette Babel ? Où est la vérité ? où l'erreur ?

Ce chaos d'incertitudes et de contradictions, se révélant ainsi soudainement au sein du système religieux le mieux coordonné qui fût jamais, et cela du vivant des plus beaux génies qui aient honoré un culte, et au moment même où un roi puissant vient de lui prêter son glaive et de frapper ses ennemis, est un spectacle qui n'étonnera que les esprits peu familiarisés avec ces grandes crises de l'histoire qui accompagnent la naissance et la décadence des religions. Outre cette part nouvelle de vérité morale qu'elle apporte au monde et qui fait qu'on l'adopte, toute religion née viable a et doit avoir la prétention de résoudre définitivement les terribles problèmes que la conscience humaine s'est posés depuis qu'elle existe Dieu, l'âme, l'origine du mal, la destinée, etc. Or, ces problèmes étant la plupart insolubles à l'intelligence humaine, ou du moins se prêtant à presque autant de solutions diverses qu'il y a d'esprits différents, il s'ensuit qu'ils deviennent à la longue, pour les systèmes religieux qui en donnent l'explication, autant de sujets de discorde et de causes de mort. Tant que le système répond aux besoins, à la mesure des intelligences, et tant qu'il est en lutte avec ses rivaux, ces éléments de ruine sommeillent en lui ; ils existent, mais à l'état latent. Ses partisans sont encore plus unis par leurs dangers communs que par leurs communes croyances ; mais est-il une fois délivré de ses ennemis extérieurs, l'anarchie qu'il portait daim ses Bancs se réveille pour le dévorer : il se trouve alors qu'il renfermait autant de cultes que de croyants.

La seconde ère de la persécution contre Port-Royal fut ouverte par une déclaration de 1676, portant que la permission de signer avec la distinction du fait et du droit n'était qu'une condescendance qu'on avait eue pour quelques particuliers, mais qui ne devait pas tirer à conséquence. Le roi vieillissait, et, selon l'expression de madame de Maintenon, commençait à penser sérieusement à son salut. Les solitaires furent dispersés. Les uns se cachèrent chez des protecteurs secrets et dévoués, les autres prirent le chemin de l'étranger et tombèrent en proie tous les maux de l'exil. De ce nombre étaient Arnaud et Nicole. Las de coucher sur la paille avec la fièvre, et plus homme de lettres qu'homme de parti, le doux et inoffensif auteur des Essais de Morale soupirait, sinon après le retour dans la patrie, du moins après le repos dans une retraite sûre et paisible. Vous voulez vous reposer, lui dit le grand Arnaud, eh ! n'avez-vous pas l'éternité tout entière ? Nicole fléchit et abandonna son frère d'armes. L'infatigable lutteur combattit jusqu'au dernier jour de sa vie, et mourut debout comme un héros antique. Quesnel, son disciple, lui ferma les yeux et hérita de l'indomptable fermeté du maitre, mais non de son génie. C'est le dernier janséniste ; après lui il n'y eut plus que des convulsionnaires.

La secte prospérait en France malgré l'exil et les lettres de cachet, ou plutôt à cause même de ces rigueurs impolitiques : elle gagnait l'Oratoire et l'épiscopat. M. de Noailles, archevêque de Paris, le même que madame de Maintenon avait élevé dans le projet de le substituer au père la Chaise auprès du roi, et qu'elle abandonna au premier signe de disgrâce, comme elle avait abandonné Fénelon, était le pasteur improvisé du troupeau délaissé. Mais, instruits par l'adversité, les nouveaux jansénistes se tenaient sur une réserve prudente qui ôtait toute prise à leurs ennemis. Il fallait pourtant un prétexte pour les désigner à la haine du roi ; le Tellier, le successeur de la Chaise, le trouva dans un gros et inoffensif volume de Quesnel publié depuis quarante ans, le livre des Réflexions morales, et dans un nouveau Formulaire. A l'aide du Formulaire, il anéantit Port-Royal ; on le rasa et on jeta au vent la cendre de ses morts ; à l'aide du livre, il perdit Noailles, qui l'avait approuvé.

Ce n'était point encore assez pour l'impérieux jésuite ; il voulait une condamnation plus solennelle et plus catégorique que toutes celles qui avaient précédé. Il se prévalut auprès du pape, qui répugnait à rallumer ces discordes, de la volonté bien arrêtée de Louis XIV d'en finir une fois pour toutes ; mais cette allégation était-elle sincère ? Nous nous en rapporterons à l'aveu qui est échappé à un de ses confrères dans un moment de distraction : Le Tellier abusa de la vieillesse et de la religion de Louis XIV pour élever la gloire de son ordre sur les débris d'une secte qu'il ne fallait que mépriser. (Mém. du jésuite Georgel.) Le pape céda à regret, et formula son arrêt dans la constitution Unigenitus, qui condamnait cent et une propositions extraites de l'œuvre de Quesnel. La bulle a frappé cent et une vérités ! s'écrie celui-ci. Et, plus hardi que ses prédécesseurs, il se pose intrépidement en contradicteur de la papauté. Neuf évêques se rallient à lui. Le Parlement s'agite, et, pour la première fois, Louis XIV entend monter jusqu'à lui le grondant murmure de l'opinion. Quelles étaient donc ces maximes dont la condamnation suscitait un si violent émoi et allait faire des martyrs ? On croit rêver en les lisant : des sentences de la Palisse rédigées en style béat ! Voici les plus perverses, selon un historien théologique :

Combien tact-il avoir renoncé aux choses de la terre pour avoir la confiance de dire Jésus-Christ m'a aimé et s'est livré pour moi !

— Il n'y a point de charmes qui ne cèdent à ceux de la grâce, parce que rien ne résiste au Tout-Puissant.

— Le quatorzième degré de la conversion du pécheur est qu'étant réconcilié il a droit d'assister au sacrifice de l'Église.

— C'est en vain qu'on crie à Dieu : Mon Père ! mon Père ! si ce n'est pas l'esprit de charité qui crie...

Telles sont les inoffensives platitudes auxquelles il fut donné de troubler le sommeil du grand roi. O altitudo !

Une seule des propositions condamnées ennoblissait un peu ce débat ; Quesnel avait dit : a La crainte d'une excommunication injuste ne doit pas nous empêcher de faire notre devoir. t Cette pensée est l'anneau d'or qui relie le jansénisme à la philosophie du dix-huitième siècle ; car, en proclamant l'indépendance de In conscience, il proclame aussi celle de la pensée.

Malgré sa mauvaise volonté, le Parlement dut enregistrer la bulle, et les prélats opposants forent disgraciés. Mais Louis XIV, à son lit de mort, eut la douleur de voir le jansénisme plus vivace que jamais. Selon Saint-Simon, il lui vint quelques scrupules sur la légitimité des voies employées pour le réduire ; il demanda à revoir le cardinal de Noailles, le plus illustre des prélats persécutés. Le Tellier était là ; il représenta au mourant que par cette entrevue il détruirait en un instant l'œuvre de toute sa sic Louis se rendit à cette observation. Mais le cardinal de Bissy étant venu solliciter de lui une dernière déclaration contre les jansénistes, il la lui refusa en disant : J'ai fait tout ce que j'ai pu pour mettre la paix entre vous ; je n'ai pu en venir à bout je prie Dieu qu'il vous la donne.

Ainsi mourut Louis XIV, le cœur déchiré par des doutes amers. Le dernier jour, il fit venir son petit-fils, et, devant cet enfant, qui ne le comprenait pas, il désavoua la politique fatale à laquelle il venait de sacrifier la grandeur de son règne. Vains remords d'ambitieux fourvoyé ! Inutiles conseils qu'il eût oubliés le premier s'il lui eût été donné de revivre ! Cet enfant devait s'appeler Louis Quinze !

S'il est permis de juger une politique d'après ses résultats, celle de Louis XIV est jugée sans appel, et il assista de son vivant à cette condamnation qui est la voix même des événements ; elle ressort des faits avec une évidence qui ne laisse rien à désirer. Il est dans l'histoire peu d'époques aussi lugubres que les dernières années de son règne. Tous les grands hommes auxquels il a emprunté sa gloire et sa force ont disparu. Au lieu de dire : Colbert, Turenne, Condé, Luxembourg, Catinat, Vauban, on dit : Chamillard, Desmarets, Villeroy, Marsin, Tallard, Vendôme, Villars. Au lieu de dire Corneille, Racine, Molière, Bossuet, etc., on dit : Chaulieu, la Fare, J.-B. Rousseau, Massillon. Fénelon vit encore, mais il est disgracié. Le grand roi erre seul dans son Versailles abandonné. La France, morne, immobile, épuisée, semble avoir vieilli comme son roi langueur, impuissance, ennui, elle réunit tous les signes d'une sénilité avancée. Une génération énervée, maladive, insignifiante, a succédé à la race vigoureuse et fortement trempée que forma Richelieu. Ce résultat est un jugement. Et remarquez qu'on ne peut l'attribuer ni au despotisme gouvernemental de Louis XIV, puisque sur ce point il continue Richelieu et favorise la marche ascendante de la bourgeoisie, ni même à la nécessité des décadences après les grandes époques, car c'est là un mot vide de sens inventé par des rhéteurs aux abois. La cause de ce dépérissement est dans l'inauguration de la tyrannie religieuse. Il s'opère à dater de ce moment un rapetissement visible dans les esprits et dans les caractères : Corneille paraphrase l'Imitation, Turenne abjure et va à la messe, le grand Condé se fait courtisan, la Fontaine se fait ermite : il est vrai que la Fontaine vieillissait, niais devrait-on vieillir quand on est la Fontaine ? Racine fait ses cantiques spirituels et meurt d'un regard de colère du maître. Le siècle se fait hypocrite ; il cache sous des dehors austères les mœurs les plus dépravées qui furent jamais, et la femme célèbre qui, par son passé équivoque et son habileté à déguiser les calculs de son ambition sous les dehors de la piété, en est la personnification la plus achevée, vient s'asseoir sur le trône comme la seule reine légitime de ce temps de mensonge. Jeune, elle a partagé le lit de Ninon ; vieille, elle se fait appeler une mère de l'Église.

 

 

 



[1] Elle le nommait la chaise — de commodité. Ce mot paraîtra peut-être un peu cru ; mais quoi ! n'est-il pas de la maîtresse du roi des rois ?

[2] Crétineau-Joly.

[3] Savez-vous ce qui manque à Pascal, d'après M. Sainte-Beuve, un critique, mieux, un janséniste qui a habité dix ans à Port-Royal, qui y a été logé nourri et vêtu très-confortablement aux frais des solitaires ? — C'est la grâce !

[4] Cousin : des Pensées de Pascal. M. Cousin doit son style à Pascal. Il y a donc de sa part ingratitude autant qu'injustice. Il ne lui dénie pas absolument la gloire d'avoir fixé la prose française, mais il la lui fait partager (ce qui est la lui ravir). Devinez avec qui ? Avec Descartes, ce Hollandais. Ah ! vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! N'était-ce donc point assez d'avoir attribué à Descartes toutes les découvertes scientifiques de Pascal, qu'il faille encore égaler les périodes lourdes et diffuses des Discours de la méthode à la phrase lumineuse et pure des Provinciales ?

[5] V. Cousin, des Pensées de Pascal.