L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE PREMIER. — L'ÉGLISE MILITANTE SOUS LOUIS XIV.

 

 

Le dix-huitième siècle s'ouvre par une persécution religieuse et se ferme par une invocation au Dieu de paix, au Dieu abstrait et légal devant qui tous les cultes sont égaux. Son histoire tout entière est résumée dans ce court rapprochement, qui est aussi l'histoire de la civilisation elle-même, cette fille du dix-huitième siècle. Tant vaut le Dieu, tant vaut l'homme : c'est la loi. La route fut longue pourtant entre ce point de départ et ce point d'arrivée. Elle fut semée de sang et de larmes, comme toutes celles qui mènent à l'affranchissement, et, plus d'une fois, les sublimes aventuriers qui devaient nous donner un monde s'arrêtèrent hésitant, troublés, le cœur plein de doute et d'angoisses. Mais ces défaillances furent aussi rares que passagères. L'esprit de justice était en eux. Ils portaient l'arche sainte, c'est là ce qui les rendit invincibles. Quelles luttes ! quels enseignements ! quelles scènes étranges et émouvantes ! Les deux camps sont en présence : d'un ciné, tout ce qu'il y a de puissant et de respecte la Royauté elle-même avec ses armées, ses parlements, sa noblesse, ses lois, ses prisons ; l'Église, avec son clergé innombrable et discipliné, ses confréries, sa milice de moines et de missionnaires, le prestige antique de son autorité et de ses richesses. De l'autre, quelques hommes faibles, pauvres, isolés, qu'on décrète. qu'on exile, qu'on emprisonne ; puis des batailles désespérées entre ces armées inégales ; les 'vainqueurs affaiblis par la victoire, et les vaincus grandis par la défaite ; l'Ironie s'incarnant dans un homme pour sauver le genre humain ; le plaisant mêlé l'horrible ; des bergeries et des auto-da-fés ; l'Inquisition en perruque poudrée et la Politique en habits de marquise avec mouches et pompons : tout cela dans un pèle mêle éblouissant et fantastique ; puis enfin l'ordre se dégageant du chaos et la lumière de l'ombre, des alliances inattendues, la trahison impuissante, la conscience affranchie, le droit proclamé, la Persécution honteuse d'elle-même et reniant ses dogmes sanguinaires. Vit-on jamais un plus éclatant triomphe de l'idée sur la force ?

On pourrait dire, non sans justice, que la Persécution au dix-huitième siècle se nomme Louis XIV. Il est mort, en effet ; mais sa pensée lui survit et plane comme une ombre funeste sur les générations nouvelles : c'est sa mémoire, son autorité, ses traditions, que les pâles continua-leurs de son œuvre invoquent dans leurs réquisitoires. Et puisqu'on s'est complu, par une sorte de flatterie posthume qui restera un des scandales de l'histoire, à confisquer à son profit toutes les gloires de son temps, a faire de son nom un symbole et de sa personne je ne sais quel soleil mystique dont tous les grands hommes de cette époque ne sont que les rayons, il serait naturel, ce semble, de lui attribuer aussi des résultats et des faits qui lui appartiennent à plus juste titre que cette grandeur usurpée, et sont plus incontestablement son ouvrage. Oui, Louis XIV persécute pendant sa vie et persécute encore après sa mort. Écartons pourtant cette formule trop commode. De même que, dans la personnalité complexe du roi, nous découvrons Colbert, Condé, Turenne, Vauban, Corneille, Pascal, Racine, Bossuet, Molière, Fénelon, dans celle du persécuteur nous découvrirons une inspiration non-seulement distincte de la sienne, mais impérieuse, exigeante et presque toujours obéie. La critique impartiale qui le dépouillera de ce qu'il y a d'emprunté dans sa gloire, saura aussi lui faire sa part de honte dans les ignominies qui déshonorèrent la fin d'un si beau règne. Mais elle dira, parce que c'est la vérité, que sur ce point encore on a surpris la bonne foi de l'histoire en faisant exclusivement honneur a Louis XIV d'une ouvre qui, en réalité, fut très-peu la sienne : Tulit alter honores. Ce point de vue lui retire le premier rôle sans rien enlever toutefois a sa responsabilité. Il diminue le roi, mais il agrandit la scène et fait voir la logique des idées sous la trame transparente des faits.

C'est la révocation de l'édit de Nantes qui fit irrémissiblement de Louis XIV un sectaire. Jusqu'à cette époque c'est une sorte de voluptueux héroïque pour qui la gloire est encore un plaisir, mais le plus adoré de tons les plaisirs. Il importe donc d'en étudier les causes et les origines, si l'on veut comprendre et suivre la marche du système fatal inauguré par elle. Il remplira un siècle entier de troubles et de discordes.

Jamais, on peut le dire avec assurance, causes n'ont été aussi étrangement dénaturées et dans des intentions aussi diverses. Les apologistes du grand roi, dont cet acte gênait l'enthousiasme, en rapetissant la figure de l'idole, ont trouvé moyen de lui en faire un titre de gloire de plus, à l'aide d'une fiction ingénieuse, mais, par malheur, tout à fait démentie par les faits. Selon eux, Louis XIV aurait obéi à des inspirations où le préjugé religieux n'aurait eu aucune part. Cette supposition, fût-elle vraie, ne saurait le justifier ni même l'excuser aux yeux de la morale ; mais elle transforme sa faute en raison d'État ; elle la transfigure. Louis XIV y perd ce je ne sais quoi d'étroit, de mesquin, de petit et d'ineffablement ridicule, qui s'attache aux rois zélateurs. Il devient le grand prêtre de l'unité nationale, quelque chose comme le précurseur du Comité de salut public. Cette version avait un autre mérite ; elle lavait l'Église du reproche qu'on lui a de tout temps adressé (sans le justifier toutefois suffisamment) de n'être pas restée absolument étrangère à l'événement. Aussi trouva-t-elle des partisans chaleureux et empressés. De leur côté, les détracteurs de Louis XIV, entrainés par une réaction concevable, niais irréfléchie, sont allés, ce semble, un peu loin dans la voie opposée. Trop de zèle nuit. Pour eux la révocation de l'édit de Nantes n'est plus qu'une affaire de sacristie et de confessionnal. Le roi, vieilli, en-, noyé, dégoûté des plaisirs, trouve commode d'expier ses galanteries sur le dos des hérétiques. Il a des remords, le royaume fera pénitence à sa place. Ce système spirituel et piquant, appuyé d'ailleurs sur des vraisemblances, des rapprochements et des citations qui prêtent beaucoup à l'illusion, a le tort de ressembler à une épigramme ou a site gageure ; il n'amoindrit pas seulement le roi, il amoindrit l'histoire : il rentre dans la théorie des petites causes pour les grands effets. Or les petites causes n'expliquent rien, parce qu'elles-mêmes ont besoin d'être expliquées. La vérité est que la révocation de l'édit de Nantes fut l'œuvre lente et graduelle d'une influence qui, très-puissante déjà à l'avènement de Louis XIV, alla se fortifiant et se développant d'une manière irrésistible, à son insu d'abord, plus tard sous ses yeux et presque malgré lui, jusqu'au jour où elle vint s'asseoir à ses côtés sur le trône, comme un mauvais génie, le poussant aux résolutions funestes, envahissant, absorbant de plus en plus non-seulement son pouvoir, son autorité, mais sa personnalité elle-même, dont elle fit une ombre pâle et effacée où l'on a peine à reconnaître la physionomie du vainqueur de l'Europe. Cette influence c'est celle de l'Église. Je dis à dessein l'Église et non l'Église française : au dix-septième siècle, l'Église est en France et non pas à Rome. C'est elle qui dicta la révocation ; Louis XIV ne fit qu'y mettre sa signature.

Ce n'était pas la première fois que l'Église s'imposait à la monarchie. Sans remonter plus haut qu'à Henri IV, l'auteur de l'édit, son abjuration n'est-elle pas un marché entre lui et l'Église, marché dont le prix est la couronne de France ? Mais Paris vaut bien une messe. Et d'ailleurs, il faut le reconnaître, après cette concession arrachée par la nécessité, le Béarnais sut racheter sa faute et mettre un frein aux exigences de sa dangereuse alliée. Il déserta le camp de ses coreligionnaires, mais il ne les sacrifia point ; il inventa même pour eux la politique d'équilibre, qui a fait depuis son chemin dans le monde. L'édit de Nantes en est le premier monument sérieux, authentique et complet. On aurait tort de croire toutefois qu'il constituât un droit nouveau ; il résumait les anciens traités en leur empruntant les dispositions conciliables avec le nouvel état des choses. Mais en laissant aux protestants, avec le libre exercice da culte, leurs places de sûreté, garantie nécessaire sans doute le lendemain de la Saint-Barthélemy, il créait une France protestante à côté d'une France catholique ; il protégeait un parti politique en même temps qu'un parti religieux. Richelieu comprit ce danger, et, par la ruine de La Rochelle, anéantit l'organisation politique du calvinisme. Ce grand ministre ne toucha pourtant en rien aux libertés religieuses l'édit de Grâce n'enlève aux réformés que leurs places de sûreté. Homme d'église et tout puissant, Richelieu sut écarter la vulgaire tentation d'un prosélytisme désormais sans péril, et résister aux fréquentes sollicitations du clergé. C'est encore là le plus beau titre de gloire de cette haute intelligence. C'est sous son ministère (sous son règne ?) que l'aristocratie calviniste , trouvant dans sa religion plus de pertes que de profits, écartée des honneurs et des hautes fonctions de la monarchie, dominée dans son propre parti par l'ascendant des ministres et des pisteurs, fait défection et se rallie au Catholicisme. Désormais les réformés se recrutent presque exclusivement dans la classe moyenne ; alors aussi commencent leurs conquêtes pacifiques. Repoussés des emplois, ils se font industriels, commerçants, agriculteurs ; ils portent dans cette sphère l'admirable activité qu'à développée la Réforme en rendant sa force au sentiment individuel. Mazarin suivit l'exemple de son prédécesseur, mais avec moins de résolution et de fermeté. Sous son administration, le clergé élève la voix et enfle ses prétentions. Il reprend peu à peu sa marche envahissante ; il se répand en murmures, en plaintes, parfois en menaces. Enfin, en 1657, le ministre est forcé de faire un concession : il révoque sa déclaration de 1652 en faveur des réformes. Trois ans plus tard, Louis XIV est roi, car jusque-là sa royauté a été une fiction ; il a vingt-deux ans, il vient de signer le traité des Pyrénées. C'est à celle date qu'il faut étudier les rapports de l'Église avec la couronne pour se faire une juste idée de l'alliance ou plutôt de la fusion qui allait s'opérer entre elles.

On sait que tous les cinq ans le clergé s'assemblait pour offrir au roi sa part contributive aux charges de l'État, sous forme de don gratuit, et pourvoir à ses propres affaires. Or, à chaque assemblée générale, on voyait s'engager entre les ministres du roi et les représentants du clergé, l'étrange lutte que voici. Les ministres, dont les coffres étaient toujours vides, réclamaient l'offrande du clergé comme un impôt dû à l'État, afin de pouvoir, — la prescription une fois établie, — en élever le taux à volonté, et surtout s'affranchir des conditions onéreuses qu'il y mettait. De leur côté, les gens du clergé ne manquaient jamais, tout autre soin cessant, d'établir solennellement contre les ministres que les biens d'église appartenant à Dieu seul, étaient, par leur nature même, francs de tout impôt, et que le tribut offert par eux était bien un don purement gratuit, — afin de pouvoir le refuser, le cas échéant, et de perpétuer ainsi la dépendance de l'État. Ceci posé, nous allons voir comment les questions d'argent donnent la main aux questions de doctrine.

Nous sommes en 1660. L'assemblée générale s'ouvre avec les solennités d'usage. Le clergé est mécontent ; Mazarin l'a amusé avec de belles promesses. On entend messeigneurs les commissaires pour la religion ; ils résument les griefs de l'Église. Ils réclament contre les temples que bâtissent les réformés contre leurs prétentions à posséder des hôpitaux en particulier, — leurs collèges qu'ils multiplient en plusieurs villes,les cimetières usurpés sur les catholiques,leurs académies de nobles. Ces abus ne procèdent que de la force et de la violence que les religionnaires exercent partout contre les catholiques. Cet acte d'accusation, que nous abrégeons, fait songer à une fable bien connue :

Tu le troubles, reprit cette bête cruelle.

Après un exposé de la fréquence des cas d'apostasies, le rapporteur conclut en exprimant le vœu qu'on demandera au roi une déclaration portant défense d'apostasier, et que les relaps seront punis corporellement, comme les ordonnances de Charles IX le désirent. — On priera de plus le roi d'éloigner les réformés de toute charge et emplois publics... A bien considérer les termes de l'édit de Nantes, il est certain que le roi déclare que ceux de la religion prétendue réformée pourront exercer les charges publiques... mais tel privilège est contre les droits divin, civil et canonique contraire au droit divin, parce qu'il est contre les bienséances de notre religion... le civil y est aussi violé, parce qu'il défend de donner des charges aux ennemis de la foi. Ce qui se voit aux constitutions de Constantin, Gratien et Valentinian[1].

Lorsque l'intendant des finances d'Aligre se présenta, selon l'usage, devant l'assemblée, pour lui demander, au nom du roi, le don gratuit, il eut à subir un accueil sévère et glacé, ce qui ne l'empêcha nullement de renouveler les prétentions de ses prédécesseurs, espérant, selon toute probabilité, prévenir ainsi des récriminations qu'il savait inévitables. Il réclama donc le don gratuit comme une dette envers l'État. L'assemblée, irritée, refuse ; il insiste. Deux demandes consécutives sont repoussées. Heure critique et décisive ! Qui cédera ? La royauté. D'Aligre revient faire humblement sa soumission. Il recevra les secours de l'assemblée comme une pure gratification seulement. Est-ce assez pour le clergé ? Non ; il va dicter ses conditions à la couronne, et jusqu'à ce qu'elles soient exécutées elle n'aura pas une pistole. Le président répond à d'Aligre au nom de l'assemblée : Qu'elle n'estimait pas qu'on pût ni dût lui demander aucune chose de la part de sa dite Majesté... qu'il avait été fait tant d'infractions aux privilèges de l'Église, que l'assemblée en était dans un grand étonnement, ce qui mettait l'assemblée dans l'impuissance de délibérer sur les propositions qui lui étaient faites de la part du roi, jusqu'a ce qu'il plût à Sa Majesté de réparer lesdites infractions.

D'Aligre revient à la charge ; il s'humilie une nouvelle fois, fait amende honorable, et promet au clergé une réparation éclatante. Alors seulement celui-ci s'adoucit et promet de l'argent ; mais c'est une promesse qu'on ne tiendra qu'après que le ministre aura tenu la sienne. Les jours, les mois s'écoulent : point de payement. Le ministre voit qu'il faut enfin s'exécuter ; il revient une quatrième fois les mains pleines d'ordonnances contre les hérétiques, car c'est là ce qu'on lui achète. Le pauvre d'Aligre a la conscience de l'humiliation de son maitre ; il cherche en vain à la dissimuler sous les ornements et la pompe risible de sa phrase. Il commence par poser en principe que le roi ne doit point subir de conditions. Cependant, messieurs, continue-t-il, ces conditions ajoutées par vous n'ont point arresté l'effect de la bonne volonté de Sa Majesté ; elle vous donne libéralement et par anticipation à votre don. Les vapeurs que cette petite chaleur (le dissentiment du clergé et de la couronne) a pu élever dans son esprit n'ont produit que de la rosée qui s'est condensée en une douce pluie d'arrêts et de déclarations que nous vous apportons pour marques de son affection... Vous avez déjà vu sur cette table l'arrêt pour les francs fiefs ; vous trouverez ici les lettres de surannation de la déclaration de 1657. En un mot, nous voua apportons tout ce que vous avez demandé. Suivent, eu effet treize arrêts et déclarations en faveur du clergé et contre les réformés (séance du 15 février 1651). Voilà une vapeur qui s'élève bien à propos pour servir de voile à un affront ; niais toute cette physique de mauvais goût empêche-t elle que la royauté ne passe sous les fourches caudines ? On croira peut-être que le clergé se tient enfin pour satisfait et paye ? Point. On a écarté certaines de ses réclamations qui ont paru trop oppressives ; il ajourne le don gratuit jusqu'à ce qu'on y ait fait droit ; il réduit la somme demandée de quatre millions à dix-huit cent mille livres, et enfin la porte S deux millions après avoir disputé cette faible concession avec un acharnement mesquin et mercantile.

Tels étaient les rapports entre l'Église et l'État au début du règne de Louis XIV. Où est, à cette date, l'esprit de persécution ? Dans ce beau jeune homme à qui tout sourit, l'amour comme la guerre, ou dans ces prêtres impatients et presque factieux ?... Eh bien ! voila ce que subit, pendant cinquante ans, celui qui venait d'entrer au parlement son fouet à la main. La France entière, lasse des stériles agitations de la Fronde, se précipite au-devant du roi qui lui apporte l'unité ; il ne rencontre de défiance que chez une classe elle a un pouvoir presque égal au sien : c'est donc une lutte à mort t engager pour lui. Il plie : triste augure !

Quatre ans après, en 1665, c'est encore à d'Aligre qu'échoit la tâche difficile de demander de l'argent à la nouvelle assemblée. Voici le début du ministre de Louis XIV : Messieurs, à l'entrée de cette salle j'ai ressenti, par le lustre de vos personnes et de vos pourpres, l'effet des rayons de l'Aurore naissante sur la statue égyptienne de son fils, qu'elle animait chaque matin et lui donnait assez de mouvement pour former un son harmonieux avec le cistre et l'archet qu'il tenait en ses mains. Paroles flatteuses s'il en fut, mais, hélas ! toujours accueillies avec une réserve et une froideur presque ironiques. C'est que messieurs, savaient bien que plus on élevait le diapason de la louange, plus aussi on élevait le taux des exigences pécuniaires. Et en effet, dans son discours suivant, le ministre est forcé d'en venir à la véritable question : Les réservoirs de Sa Majesté sont raides et secs. Il fait en conséquence valoir ses services contre l'hérésie et ses bonnes dispositions pour l'avenir ; puis il conclut ainsi : On ne détermine point la somme, messieurs ; vous considérerez la qualité du demandeur et la justice de la demande. Le président répond que les temps sont durs, que le clergé est pauvre, qu'on lui a demandé beaucoup les années précédentes ; que d'ailleurs les édits contre les hérétiques ne sont pas exécutés.

Le 6 octobre suivant, dans une harangue solennelle adressée au roi en personne, l'organe du clergé revient sur le même sujet ; il remercie d'abord le roi de ce qu'il a fait, de son zèle merveilleux, infatigable à défendre les autels ; de ce qu'il a fait démolir des temples et supprimer des collèges de réformés. L'hérésie agonise, mais il faut la faire expirer entièrement ; achevez donc, grand prince, etc. Suit l'exposé de ce qu'on demande à sa piété : la suppression des chambres de l'édit, garantie judiciaire accordée aux réformés par l'édit de Nantes ; une aggravation dans la pénalité qui frappe les relaps. On leur a accordé le bannissement sur leur dernière demande ; ce n'est pas assez : le simple bannissement ne suffit pas contre les relaps qui retournent à leur premier vomissement après avoir abjuré ; il faut les galères et les cadavres tramés sur la claie, il faut une loi contre les catholiques qui se font protestants, car l'édit de Nantes ne protège que ceux qui sont nés protestants. Quelques jours après, l'assemblée formule ses désirs, article par article :

Articles concernant la religion, que l'assemblée, etc., de 1661 supplie très-humblement le roy de lui accorder.

Nous en extrayons les plus remarquables.

Art. 1er. — Qu'il ne soit pas permis aux catholiques de renoncer à leur religion pour professer la religion réformée.

Réponse du roi en marge.

Sa Majesté s'est réservée d'examiner.

Art. 4. — Que les universités, académies, collèges où les réformés enseignent leurs lettres humaines et leur théologie, à Saumur, Châtillon, Sedan, etc., seront supprimées.

Sa Majesté y pourvoira.

Art. 6. — Que les charges uniques de judicature royale seront possédées par les catholiques, comme aussi celles de commis des bureaux.

Sa Majesté y pourvoira.

Art. 7. — Que les biens que les consistoires possèdent leur seront ôtés.

Renvoyé devant les commissaires.

Art. 18. — Que Sa Majesté retirera son domaine qui a été baillé par engagement à des gens de la R. P. R., à cause de l'occasion que cela leur donne de pervertir ses sujets.

Sa Majesté promet de retirer son domaine.

Ceci ne fait-il pas songer à Égérie et à Numa ? L'Église dicte et Louis XIV écrit. Tous ces très-humbles articles deviennent des articles de loi et des instruments de torture en 1666, et l'assemblée reconnaissante vote quatre millions au complaisant monarque.

L'année 1670 ramène d'Aligre et sa rhétorique devant l'assemblée. Ses discours sont de curieux échantillons de ce style gongorique, matamore et grotesque importé en France par les Espagnols de la reine mère. On croirait entendre Cyrano dé Bergerac interpellant la lune :

J'avoue, messieurs, que l'objet de votre auguste assemblée m'a surpris, contre la croyance où j'étais qu'après avoir eu tant de fois le bonheur d'y entrer, et d'en considérer la disposition, la séance, les personnes, mes yeux, quoique faibles, ne se troubleraient point par le lustre éclatant de vos personnes et de vos pourpres.

Cependant, j'éprouve le contraire et reconnais que je n'ai rien de cette faculté naturelle qui donne aux aiglons la force de regarder fixement le soleil.

La lumière surprenante de tant d'astres m'éblouit et me ferait perdre la parole dans cet instant, si je ne me sentais fortifié de l'aspect favorable de notre soleil dominant, qui me raffermit la vue et me donne l'assurance de représenter ses ordres... Je prends pour soleil dominant notre incomparable monarque de France... et crois avec justice lui pouvoir attribuer ce titre non-seulement du premier luminaire de la France, mais du monde universel, sous les rayons éclatants duquel les premiers astres de toutes les souverainetés sentent affaiblir la lueur brillante de leurs feux.

Ces métaphores comiques d'un financier en détresse cachent comme de juste une demande d'argent, — anguis in herba, — qu'il ne découvre que dans son discours suivant : Nous demandons, messieurs, que vous ouvrier la main de ce grand corps du clergé de France pour secourir le roy de quelque partie de ses richesses. Quant à la somme, on laisse encore à leur générosité le soin d'en fixer le montant en promettant toutefois que a le roy les traitera royalement.

Mgr le président a répondu... que les promesses que le roy avait faictes à la compagnie de ne lui rien demander pendant dix ans, dont il n'y en a que cinq d'écoulés, la mettait à couvert de ses nouvelles demandes ; que la paix florissait, que l'ordre avait été rétabli dans les finances toutes considérations très-puissantes pour exempter le clergé d'un don extraordinaire ; que... etc. Suit encore une centaine de que, à la suite desquels vient le grand, l'éternel, le seul véritable : que que l'assemblée de 1666 avait obtenu une déclaration contre les huguenots qui contenait soixante et tant d'articles, et qu'elle avait été révoquée en 1669 par une déclaration contraire qu'ils avaient obtenue au préjudice de l'Église par leurs pressantes importunités.

Conclusion refus des subsides demandés.

Il y a eu en effet, à cette époque, c'est-a-dire de 1667 1670, un temps d'arrêt dans la politique de Louis XIV à l'égard des réformés. On voit qu'il hésite, qu'il a honte de s'être laissé entraîner trop loin par le fanatisme de son clergé. Il est d'ailleurs au plus fort de sa passion pour madame de Montespan, et l'amour n'est pas persécuteur. Ajoutez aussi que Colbert est en ce moment le ministre préféré, et qu'il protège secrètement dans les réformés les créateurs de l'industrie française. Sous celle double influence, Louis XIV en vient presque à se défier de son clergé. Il prend ombrage de l'attitude impérieuse des assemblées générales et fait prévenir celle de 1670 que sa session ne durera que deux mois, selon les prescriptions des anciens règlements. De là un refroidissement très-marqué qui se trahit par le refus que nous venons de mentionner.

Mais le roi a besoin d'argent. Cette considération domine toutes les autres. Sa fugitive velléité d'indépendance s'efface pour ne plus reparaître qu'à de rares intervalles. Il s'humilie donc et s'engage à être désormais plus fidèle à ses promesses. Désarmé par tant de docilité, le clergé revient de son côté sur sa décision, et veut bien pardonner au repentir. Mais remarques les conditions a Cependant (séance du 1er août 1670), puisque Sa Majesté a fait entendre à la compagnie beaucoup de raisons très-considérables pour la solliciter à lui faire un don extraordinaire, parmi lesquelles il y en a qui marquent de grands desseins pour l'avantage de la religion... qu'elle en a donné sa parole royale... l'assemblée a résolu unanimement de donner au roy la somme de 2 millions 400 mille livres ; elle ordonne qu'il faudra faire savoir à Sa Majesté que l'effort qu'elle fait est un effet de son entière confiance en sa parole royale.

Le roy charmé de ce présent, qui dépasse ses espérances, fait répondre que cette confiance ne sera pas trompée et fait abandon de 200.000 livres.

L'assemblée présente à son tour sa demande ; elle est toujours formulée en articles d'une précision législative. De celte façon, elle peut passer sans autre préliminaire dans le domaine des lois : c'est une besogne toute prête pour le ministre.

Articles concernant la religion, lesquels les archevêques, évêques, etc., de l'assemblée de 1670 supplient tris-humblement le roy de leur accorder.

(Pardonne-moi, lecteur, ces citations que j'abrège. Il faut que cette démonstration soit complète, parce qu'elle est destinée à rester.)

Art. 1er. — Qu'il ne soit pas permis sus catholiques d'abjurer leur religion.

Il a été déjà repoussé, n'importe ; on le présentera jusqu'à ce qu'il soit adopté.

Art. 2. — Que les temples bâtis à proximité des églises seront transférés ailleurs.

Transférer un temple, comme c'est commode ! Démolir eût paru trop exigeant ; on met transférer, qui remplit le même but.

Art. 3. — Que les chambres mi-parties de Castres, Bordeaux, Grenoble, seront réunies à leurs parlements : Attendu que les causes de leur établissement ont cessé par une paie et parfaite union des esprits qui dure depuis quarante années.

Ainsi c'est le clergé lui-même qui l'atteste solennellement, les réformés n'ont pas élevé depuis quarante ans le moindre sujet de discorde. Que deviennent les déclamations de nos petits politiques sur l'esprit de rébellion du parti protestant sous Louis XIV ? On le voit ici, leurs ennemis les plus acharnés rendent témoignage à la tranquillité de leur attitude. Mais cela même tourne contre eux.

Art. 4. — Qu'il soit fait défense à ceux de la R. P. R. de s'imposer aucune somme.

Art. 5. — Qu'ils soient tenus de contribuer ai l'entretien des églises et des écoles catholiques.

Art. 10. — Que les biens des consistoires leur soient retirés.

Art. 11. — Que le roy sera très-humblement supplié de revenir auras déclaration de 1669, pour s'en tenir à celle de 1666.

Art. 14. — Que les réformés soient exclus des consulats.

Art.19. — Que leurs temples et cimetières payeront la taille.

Art. 20. — La déclaration de 1665 portait défense d'enlever les enfants de la religion réformée pour cause de conversion avant l'âge de douze ans pour les mâles, et de quatorze ans pour les femelles. C'est ici une des plus grandes plaies que l'Église catholique puisse recevoir. On demande qu'ils puissent être enlevés à leurs parents dés l'âge de raison, c'est-à-dire à sept ans.

Art. 21. — Que dans leurs écoles les réformés n'enseignent qu'à lire, à écrire et à compter.

Art. 22. — Que les ministres étrangers soient expulsés.

— Suit une dénonciation nominative desdits ministres.

Art. 24. — Que défenses soient faites à tous créanciers de la R. P. R. de faire aucune poursuite contre les nouveaux convertis A la foi catholique qui seront leurs débiteurs, durant trois années. »

Art. 25. — Qu'il soit permis aux curés, assistés d'un échevin, de se présenter de force chez les réformés malades. st

Ars. 30. — Qu'il soit défendu sous peine griéve à ceux de la R. P. R. de laisser mourir leurs enfants sans baptême.

Est-il besoin de flétrir ce code infâme présenté par une main sacrée ? et la démonstration est-elle assez claire ? Louis XIV est le bras ; mais oh est la tête, l'inspiration, la volonté, l'initiative ? Ainsi va se consommant tous les jours :et hymen tant tiré du trône et de l'autel, hymen funeste qui ne produira que des fruits de mort.

En 1675, le clergé revient sur ses demandes, qui n'ont pas été réalisées, et y ajoute de nouveaux articles qui prennent de plus en plus le caractère d'une persécution ouverte.

Articles très-humblement demandés, etc., par l'assemblée de 1675.

Art. 8. — Que les ministres soient mis à la taille.

Art. 9. — Qu'il unit défendu aux réformés d'avoir des cimetières dans les bourgs, villes et villages.

Art. 12. — Que tous les mariages qui se feront à l'avenir entre personnes de différente religion soient déclarés nuls, et les enfants issus d'iceux incapables de succéder.

Art. 15. — Qu'il plaise à Sa Majesté d'ordonner qu'ès lieux où l'exercice de la R. P. R. se fait, il cessera et les portes des temples seront murées dés qu'il arrivera qu'un nouveau catholique y sera maltraité.

Art. 34. — Que les synodes soient rendus moins fréquents.

Art. 41. — Qu'ès villes et lieux où il y a médecins et apothicaires gagés par la municipalité, nul faisant profession de la R. P. R. ne pourra prétendre à cette qualité.

Art. 47. — Que lorsque les processions passeront devant les temples des P. R., ils cesseront de chanter leurs psaumes jusqu'à ce qu'elles aient passé.

En 1680, cet inique programme est presque entièrement réalisé ; le clergé est content de son roi. Hosanna in excelsis ! Pour la première fois, il a pour lui des louanges sans restrictions. Le rapport de l'évêque d'Alet reconnaît que tout ce qui a fait l'objet de leurs demandes depuis la naissance de l'hérésie, est presque consommé. M. Colbert, animé par sa propre piété et celle du roy, a fait exclure les réformés des emplois des finances, de la marine, ainsi que des fermes et des consulats. (Séance du 4 juin.)

Le prélat aurait pu ajouter bien d'autres services à cette liste. Le roi ne venait-il pas de confier à Pélisson l'administration de la fameuse caisse des conversions à six livres par tète ? Ce moyen, aussi honteux pour ceux qui l'employèrent que pour ceux auprès de qui il réussit, et qui eut pendant quelque temps de si surprenants effets, était, du reste, comme toutes les mesures de Louis contre l'hérésie, une inspiration du clergé. Celui-ci consacrait en effet depuis longtemps une partie notable de ses fonds à l'achat des consciences, mettant ainsi la corruption au nombre de ses vertus. D'ailleurs, n'eût-il pas inventé ce système, il l'eût à coup sûr rendu sien par la manière dont il le mit en pratique ; car c'est aux évêques exclusivement qu'en fut confiée l'exécution. Pélisson, le directeur de cette espèce de ministère, leur envoyait les fonds, et les évêques les distribuaient. Ils adressaient ensuite au roi les listes des conversions miraculeuses obtenues a l'aide de ce spécifique. Ils savaient que cette façon de faire sa cour était fort goûtée de Louis XIV, et ils en usèrent si bien, qu'au bout de quelque temps le nombre des convertis portés sur les listes dépassait le nombre réel des réformés de France. Ce résultat inattendu provenait d'une double cause l'empressement des prélats à plaire au roi, la nécessité d'entretenir ses illusions sur la facilité de son entreprise, et d'autre part le génie spéculateur des convertis. Depuis l'institution de la caisse, les conversions étaient devenues pour beaucoup de gens un véritable commerce on embrassait la profession de converti. Mais cette profession ne pouvait être lucrative qu'a la condition d'être quittée et reprise indéfiniment. L'hérétique touchait la somme et retournait bravement a son premier vomissement ; c'était alors une besogne à refaire. Le plus souvent il allait se faire convertir de nouveau dans une autre province. Bientôt les convertis-voyageurs pullulèrent. Des lois sévères furent portées en 1679 contre ces industriels. On les confondit avec les relaps. Mais elles aggravèrent le sort des relaps de bonne foi, sans diminuer le nombre des conversions simulées.

Nous allions oublier le plus beau titre du roi à la reconnaissance de l'Église. N'est-ce pas cette année même (1680) que Marillac intenta les dragonnades ? Le soldat donnait la main au prêtre, le dragon se faisait missionnaire ; la chose allait désormais marcher tambour battant. Voici comment procèdent ces soldats en chasuble et ces prêtres a cheval, improvisés convertisseurs pour la plus grande gloire de Dieu. Leur sermon est divisé en plusieurs points. On loge une compagnie et demi de dragons chez une seule famille (lettre de Louvois à M. Foucault, 16 octobre 1685), et la famille est infailliblement ruinée au bout de huit jours premier point. Ce traitement n'a pas suffi pour la décider à un retour vers Dieu ; alors, question extraordinaire, les dragons battent les hommes, violent les femmes, puis les traînent l'église par les cheveux : second point. Enfin, si cela n'a point encore réussi, ils feront brûler à petit feu les pieds ou les mains des patients, car ils ont deviné les chauffeurs, ou plutôt ils se ressouviennent de l'inquisition c'est le troisième et dernier point. Ce n'est pas tout : comme le dragon est gai de son naturel, il introduira dans ce programme des facéties de son cru et d'agréables variantes. On verra cette soldatesque se relayer autour d'un huguenot pendant plusieurs jours de suite pour l'empêcher de dormir. Ils le pincent, le piquent, le tiraillent, jusqu'a ce que, succombant à cette longue torture, il vende sa croyance pour un peu de sommeil. Du reste, ils agissent en sûreté de conscience ; ils se sont procuré des dispenses. Et n'ont-ils pas l'approbation des dames de la cour ? Les dragons sont de fort bons missionnaires. C'est madame de Sévigné qui le dit, après avoir examiné le cas. Quoi de plus ? Une autre dame prend une part plus active à la révocation ; cette dame est une reine, madame de Maintenon. Elle envoie son parent, M. de Villette, à une expédition lointaine, et pendant son absence enlève et convertit ses enfants. A son retour, le père les retrouve, mais il leur est devenu étranger ; il n'est plus pour eux qu'un huguenot, un mécréant, un damné. Indigné, désespéré, il écrit à sa parente une lettre pleine d'emportement et d'amères invectives. Mais elle, avec la douceur et l'onction d'une conscience sereine : C'est l'amitié, lui répond-elle, que j'ai toujours eue pour vous qui m'a fait désirer avec ardeur de pouvoir faire quelque chose pour ce qui m'est le plus cher. Je me suis servie de votre absence comme du seul temps où je pouvais en venir à bout. J'ai fait enlever votre fille par impatience de l'avoir et de l'élever à mon gré. (21 août 1681.) Comment résister aux décrets de cette providence en jupon ? Le marquis le comprit, et fit lui-même sa soumission quelques années après.

C'est à tort pourtant qu'on a attribué à madame de Maintenon une influence décisive dans la révocation de l'édit de Nantes. A cette époque, celle qu'on devait nommer la vieille sultane est encore loin d'être arrivée au degré d'omnipotence qu'elle atteignit plus tard. Son rôle est tout passif. Elle étudie patiemment le roi, et reflète comme un miroir fidèle ses opinions bonnes ou mauvaises. Louis ne l'aime pas parce qu'elle est dévote, il l'aime parce que lui-même est dévot, c'est-à-dire vieilli, et qu'il aspire à ces a pays nouveaux s qui sont les Invalides des cœurs usés par l'amour. L'assimilation vient de lui et non d'elle. Elle flatte donc ses goûts despotiques et ses instincts religieux ; son élévation est t ce prix. Le roi penche-t-il pour l'indulgence, elle écrit à son frère d'éviter toute persécution contre les huguenots et de se souvenir qu'il est petit-fils d'Agrippa d'Aubigné. Au fond, elle est elle-même bien plus portée vers les voies de persuasion que vers les mesures rigoureuses. Elle patronne vivement l'entreprise de Pélisson, qu'elle met bien au-dessus de Bossuet, parce qu'il a pour lui l'éloquence irrésistible des écus de six livres. Mais les résolutions violentes viennent-elles à triompher dans le cœur du roi, elle approuve sans hésitation ces conservions extorquées et peu sincères, en se disant comme pour répondre à un remords secret : a Dieu se sert de toutes voies pour ramener les hérétiques. Si les pères sont hypocrites, les enfants du moins seront catholiques. e Une imprudence de Ruvigny, le député général des protestants, contribua beaucoup à faire disparaitre ses derniers scrupules : Ruvigny est intraitable. Il a dit au roi que j'étais née calviniste et que je l'avais été jusqu'à mon entrée à la cour... ceci m'engage à approuver des choses fort opposées à mes sentiments. (Corresp.)

Madame de Maintenon est tout entière dans ce mot. Elle porte toute sa vie un masque e citez Scarron, chez madame de Montespan, chez Louis XIV. Ajoutons qu'elle en vint jusqu'à spéculer sur la détresse de ces infortunés. Il y a une lettre d'elle à son frère on elle lui donne avis que les terres, en Poitou, se donnent pour rien à cause de la désolation des hérétiques, et le prie de ne pas laisser échapper cette belle occasion de reconstituer à bon marché son patrimoine. Telle est la part que prit à la révocation de l'édit de Nantes cette femme artificieuse et funeste, part très-secondaire, comme on voit, et qui ne valait guère la peine d'être élevée à la hauteur d'un événement historique ; mais il y a dans ses qualités, comme dans ses défauts, une telle puissance de fascination, que même après deux siècles nul ne peut la regarder de près impunément, sans se sentir le cœur pris de haine ou d'admiration. C'est ce qui est arrivé à ses historiens ; aussi ont-ils la plupart exagéré son rôle dans cette circonstance, les uns pour lui en faire un titre de gloire, les autres pour lui en faire un crime. Or, qu'elle soit glorieuse ou infamante, cette responsabilité retombera sur d'autres têtes. La favorite suivit le courant qui entraînait son maitre lui-même ; elle n'eut ni la volonté ni le pouvoir d'en contenir ou d'en précipiter l'impulsion.

L'assemblée de 1680 présenta, comme ses devancières, ses très-humbles articles à Sa Majesté ; ils passèrent presque sans modification dans le recueil des lois et ordonnances. Nous arrivons sans nous y arrêter à l'année 1682, date mémorable pour la royauté aussi bien que pour l'Église.

Les péripéties de l'affaire de la Régale sont connues ; nous ne nous y arrêterions pas, si elles ne se rattachaient par un point peu signalé jusqu'a présent à l'histoire de la révocation. Les rois de France jouissaient, depuis trois ou quatre siècles, du double droit de percevoir les revenus des bénéfices et ceux des évêchés pendant leur vacance. Ce droit, qu'on nommait la Régale, était vu de fort mauvais œil par les papes, qui se l'étaient longtemps attribué exclusivement. Il n'était toutefois exercé que dans les provinces de l'ancien royaume de France ; Louis XIV l'étendit par un décret à toutes les possessions nouvelles de la couronne. Cette mesure, rendue nécessaire par l'embarras de ses finances, semblait devoir soulever la réprobation unanime du clergé, qui avait toujours défendu ce privilège avec acharnement : il n'en fut rien. Le pape poussa les hauts cris contre cette flagrante atteinte a l'inviolabilité de ses finances ; deux évêques seulement protestèrent, tous les autres se turent. Quelle peut être la cause d'une soumission aussi étrange, aussi invraisemblable pour qui cousait l'invincible obstination de ce corps à défendre ses intérêts ? Quoi ? sans motif trahir ses plus chères prérogatives, se mettre pour ainsi dire en révolte ouverte contre le Saint-Siège ! voila une cause qui valait pourtant la peine d'être expliquée. En vain on dira que c'est là une complaisance gratuite du clergé pour son roi : nous avons trop bien vu jusqu'à présent de quel côté étaient les complaisances. Cette cause, elle est développée tout au long dans l'acte original du consentement du clergé :

Acte du consentement du clergé de France à l'extension de la Régale.

Nous soussignés archevêques, évêques et autres ecclésiastiques, assemblés en cette ville de Paris, etc., pour délibérer des moyens de pacifier les différends qui sont touchant la Régale entre notre saint père le pape et le roi, etc. ; après avoir entendu le rapport des commissaires, etc. ; désirant prévenir les divisions que... etc., par une voie qui marque à la postérité combien nous sommes sensibles à la protection que le roi nous donne tous les jours particulièrement pur ses édits contre les hérétiques, avons consenti et consentons par ces présentes..., etc. 3 février 1682.

Voilà le secret trahi. On a toujours considéré l'affaire de la Régale et la proclamation des libertés de l'Église gallicane comme une diversion heureuse qui profita pour un instant à la cause protestante c'est son coup de grâce. L'acte que nous venons de lire est un véritable contrat synallagmatique passé entre l'Église et la monarchie ; la réciprocité des conditions y est formellement indiquée, et les termes en sont à peine adoucis par la publicité qu'il devait avoir passez-moi les bénéfices, je vous passerai les hérétiques : concession pour concession. Désormais le roi n'a plus rien à refuser à son Église : elle est sur le trône avec lui. Aussi quels cantiques d'actions de grâces et que de lyrisme dépensé pour célébrer ces noces mystiques ! C'est le clergé lui-même qui, dans l'ivresse de son triomphe, proclame la formule du règne nouveau : le roi n'est plus seulement le roi, il est le prêtre ; il est plus encore, une espèce de pape in Ecclesiæ plus quam sacerdos ; il est l'évêque extérieur de son royaume. (Procès-verbaux de l'assemblée de 1682.) Ce qui, dans sa bouche, signifie, non pas : Le roi est prêtre, mais Le prêtre est roi.

Nous ne nous arrêterons pas à la célèbre déclaration qui n'eut d'autre but que de cimenter cette alliance en mettant le roi à l'abri des prétentions du pape. Elle ne faisait que reproduire, bien mal à propos pour l'Église, une doctrine qui avait rempli le moyen âge de luttes sanglantes. Au point de vue catholique, les libertés de l'Église gallicane sont un non-sens ; au point de vue politique, elles sont la négation du patronage traditionnel et tutélaire des papes en faveur des peuples, patronage depuis si longtemps illusoire ; au point de vue philosophique, elles ne sont qu'une variante insignifiante du principe d'infaillibilité, elles l'enlèvent au pape, mais c'est pour la donner aux conciles : querelle de ménage. La raison n'a rien à gagner au change. Les accepter eût été pour le Saint-Siège briser à jamais l'unité disciplinaire du Catholicisme : il y aurait en l'Église gallicane, l'Église italienne, l'Église espagnole, l'Église autrichienne ; il n'y aurait plus eu l'Église.

Il y avait donc rébellion évidente de la part des prélats français, rébellion bien explicable pourtant si l'on songe qu'à cette époque toute autorité morale et intellectuelle, toute énergie et toute vertu s'étaient réfugiées dans le clergé français. Il avait le droit de répéter, en s'en faisant l'application, la parole hautaine de son maître : L'Église c'est moi. Il n'alla point jusque-là ; mais il adressa au pape, qui osait attaquer son ouvrage, un manifeste qui était à la fois un avertissement, un défi et une menace. Tel était le sens caché des quatre articles. Une condamnation formelle de la déclaration eût rendu le schisme inévitable : le pape recula.

Du reste, le Gallicanisme était si bien une œuvre de circonstance, il était si peu né viable, qu'il fut abandonné dix ans après par ses propres auteurs, et mourut de sa belle mort du vivant même de Bossuet et de Louis XIV.

L'assemblée de 1685 est la dernière qui précède la révocation. Elle suit avec une infatigable persévérance la marche que ses alliées lui ont tracée. Elle débute par une apologie enthousiaste de l'union du sacerdoce et de l'empire, puis se trace résolument son programme dans ce monologue court mais significatif : Tâchons, messieurs, de faire rendre à Dieu par les hérétiques le culte qui lui est dû, et nous jouirons eu paix de nos biens... Le roi a beaucoup fait pour l'Église ; cependant vous serez étonnés, messieurs, après que nous avons tant obtenu de sa justice, que nous ayons encore quelques demandes à faire. — Rapport de messeigneurs les commissaires de la religion ; séance du 2 juillet 1685.

Suit la requête de rigueur, par laquelle on enlève aux réformés leurs derniers privilèges, c'est-a-dire l'eau et le feu, car il ne leur en restait pas d'autres. Le roi écrit sa réponse au bas de chaque article et la renvoie immédiatement. C'est maintenant une affaire de famille. On traite d'époux à épouse. Seulement, comme l'épouse est d'une exigence par trop compromettante, le roi se permet de refuser son adhésion à deux ou trois articles. En voici un court extrait :

Articles.

Art III. — Que défenses soient faites à ceux de la R. P. R. de faire exercice de leur religion dans les terres et domaines du roi.

Réponse du roi.

Sa Majesté y fera considération.

Art. VI. — Qu'il soit permis aux ecclésiastiques des lieux où il n'y a pas exercice public de baptiser malgré leurs parents les enfants de ladite religion. — Que les pères et mères soient forcés d'avertir lesdits ecclésiastiques.

Sa Majesté y pourvoira.

Art. VII. — Qu'il soit fait défense aux réformés d'avoir des valets catholiques.

Accordé.

Art. X. — Qu'il soit enjoint à tous les nobles et seigneurs de la R. P. R. de remettre tous les titres et actes en vertu desquels ils jouissent de leurs !liens et droits seigneuriaux depuis l'an 1560 jusqu'à présent, à peine de privation desdits droits et biens.

Sa Majesté n'a pas estimé devoir accorder cet article.

Art. XII. — Qu'il soit fait défense A ceux de la IL de faire aucunes fonctions d'avocat.

Accordé.

Art. XVI. — Qu'il soit fait défense à ceux de la R, de faire aucunes fonctions d'imprimeur, libraire.

Accordé.

Art. XXI. — Qu'il soit fait défense à ceux de la R. de tenir logis, hôtels et cabarets.

Sa Majesté n'a pas estimé devoir accorder.

Fait et arresté à Versailles, le neuvième de juillet 1685.

Signé : LOUIS.

Et plus bas : COLBERT (Seignelay).

Il y a vingt-neuf articles. En signant, le roi leur donna force de loi. Seulement, après qu'il eût signé, on lui fit remarquer une chose c'est que la révocation était faite. Elle avait mis un siècle à s'accomplir, suivant une marche lente, mais régulière, progressive et sûre. Aucune des garanties de l'édit ne subsistait ; les temples étaient partout démolis. Toutes les professions libérales étaient interdites aux réformés. Leurs écoles et leurs académies étaient fermées, leurs juges supprimés, leurs ministres en fuite. Que leur restait-il donc ? Pas même la paix des tombeaux dans leurs cimetières profanés. L'édit de Nantes n'était plus qu'une lettre morte, un pacte dérisoire entre le fort et le faible, interprété par le fort ; le suai de la liberté sans la liberté. Pour ces raisons mêmes, il constituait un danger permanent par la contradiction flagrante de ses termes avec les édits subséquents. C'était un témoin importun qui attestait la foi violée, un remords vivant pour celle royauté parjure. Pour les réformés, il était un véritable symbole qui résumait leurs droits, leurs souvenirs, leurs regrets, leurs espérances. Il leur servait de cri de ralliement ; il pouvait d'un jour à l'autre devenir leur cri de guerre. Il fallait donc se biler de faire disparaître cette charte détestée d'un parti dont l'ombre seule inquiétait Louis XIV. Ce n'est pourtant pas même de lui que vint l'initiative de cette décision dernière qui ne fait que donner un nom à une œuvre déjà consommée ; c'est encore le clergé qui prononce le premier mot de révocation d'abord dans les mémoires qu'il fait remettre secrètement au roi depuis 1670 ; puis, dans une circonstance solennelle et publique, dans sa harangue au roi du 11 juillet 1685. Son orateur y affirme que les rois n'ont permis l'exercice de la R. P. R. que par provision seulement, dans le malheur des temps, et pour des raisons qui ne subsistent plus ; que, dans l'état florissant où la valeur et la sagesse de Sa Majesté ont mis le royaume, le clergé a de très justes sujets de demander la révocation des édits qui contiennent cette permission. Malgré toutes ces bonnes raisons, l'orateur déclare ne pas insister sur ce sujet quant à présent. Mais ne faut-il pas laisser quelque chose à faire à la piété du monarque ? L'insinuation a porté ses fruits, et, deux mois plus tard, les considérants de la harangue du clergé se retrouvent en tète de la révocation de l'édit de Plantes.

Ce récit serait incomplet si nous n'ajoutions pas que l'assemblée qui suivit, c'est-à-dire celle de 1690, vota au roi, à l'unanimité, la somme énorme de douze millions : action de grâces proportionnée aux services de Louis XIV. Le don ne dépassait pas habituellement le chiffre de trois ou quatre millions ; une seule fois Richelieu l'avait porté à six millions. La harangue lui décerna pour la première fois le nom de Grand, le couronnant ainsi de sa propre iniquité.

Telles sont, rétablies dans leur vrai jour, les origines de cet acte fameux qui marque pour la France l'ère d'une décadence prématurée dont elle ne se relèvera qu'à l'aide d'une révolution sans exemple. Une vérité sort avec la plus foudroyante évidence des documents que nous avons cités : partout et toujours c'est le clergé qui précède le roi et l'entraîne malgré lui dans ses voies funestes. On nous accusera sans doute d'avoir vu trop exclusivement dans la révocation l'effet d'une transaction pécuniaire entre l'Église et la royauté : loin de nous la pensée de réduire ce grand événement à de si mesquines proportions ! La question d'argent y joue sans doute un rôle qu'on a beaucoup trop laissé dans l'ombre le don gratuit est un terrible argument contre l'hérésie, surtout si l'on considère que le synode ou assemblée générale des pasteurs protestants recevait de l'argent du roi, au lieu de lui en apporter. Mais il ne faut voir en lui qu'un argument subsidiaire, comme disent les avocats et non une cause historique. L'argent fut pour l'Église un instrument, un moyen, rien de plus ; à défaut d'argent, elle en eût trouvé un autre. Mais enfin elle a choisi celui-là, et ce n'est pas à son honneur. Son autorité morale n'y joue que le second rôle. La cause réelle et profonde n'est pas dans le don gratuit, il est dans le mouvement si énergique vers l'unité que l'Église accomplit au dix-septième siècle. Ce mouvement, dont le premier acte est l'abjuration de Henri IV, le second la prise de la Rochelle par Richelieu, et qui est combattu dans ses tendances extrêmes par ce grand roi et ce grand ministre, trouve dans Louis XIV un complice tout-puissant et admirablement préparé par ses idées, ses préjugés, son despotisme, et jusque par la voix du sang espagnol qu'il tenait de sa mère, mais surtout par une analogie singulière de nécessités et de tendances politiques, pour le seconder et l'adopter. Lui aussi, il cherche à réaliser l'unité : l'unité dans l'État après la Fronde, œuvre périlleuse, impossible peut-être sans le concours de l'Église. Il achète donc son alliance par ses concessions contre les réformes, et cette alliance se resserre tellement, qu'un beau jour l'impérieuse alliée se trouve maitresse absolue du royaume, et ne laisse plus à Louis XIV que les vaines satisfactions de l'apparence du pouvoir avec le commandement de ses armées.

Un courtisan comparait un jour Pierre le Grand à Louis XIV dans un parallèle tout à l'avantage du Moscovite : Il fut bien plus grand que moi, répondit Pierre ; mais je l'emporte sur lui en un point : c'est que j'ai pu réduire mon clergé à l'obéissance, et que Louis XIV a été dominé par le sien. Paroles profondes et vraies. Ce barbare a défini et caractérisé d'on trait la plaie du grand règne. Le jugement de Pierre sera coutume par l'avenir.

La révocation de redit de Nantes parut le 15 octobre 1685. Elle avait été rédigée en grande partie par le chancelier Letellier, créature du clergé. Elle interdisait l'exercice public de la religion réformée, mais permettait aux protestants de rester dans le royaume sans pouvoir être troublés sous prétexte de religion. Le maréchal de Noailles se plaignit par un mémoire de ce que cette clause allait arrêter les conversions. Alors parut une circulaire de Louvois (novembre 1685) qui fit mentir le roi à son parjure même en bd faisant violer une seconde fois sa parole royale. La persécution commençait. Est-il besoin que nous en redisions les lamentables épisodes ? Trois cent mille Français (les historiens Ermau et Reclam les portent à huit cent mille) s'acheminant à travers mille dangers vers un exil éternel et maudissant la patrie qui refuse de les nourrir ; ceux qui restent réduits à choisir entre la messe et la prison ; les enfants arrachés à leurs mères ; les ministres pendus ou envoyés aux galères ; les femmes foulées aux pieds des chevaux ; les morts vaines sur la claie, hideux supplice qui torturait des cadavres et outrageait l'inviolabilité de la Mort ; le royaume entier couvert de sang et de ruines. Ah ! nous laissons à d'autres le triste soin d'évaluer en francs et en centimes ce que la France y a pu perdre au point de vue industriel et commercial ; ce que nous voyons ici, c'est une question de justice et d'humanité, et non une question d'économie politique.

Justice et humanité ! deux notions inconnues à ce siècle tant vanté. Prenez ses hommes les plus illustres depuis le premier jusqu'au dernier : en chacun d'eux vous trouverez un apologiste, un complice de la persécution, sinon un persécuteur Bossuet, dont on a voulu faite la plus haute personnification de l'esprit français, et qui est seulement a plus puissante individualité du clergé du dix-septième siècle ; Bossuet célèbre la révocation avec toute la pompe de ce style magnifique et sonore si bien fait pour les goûts fastueux de Louis XIV, mais qui pourtant est loin déjà de la vigueur, de la précision et de la grâce de Pascal : Ne laissons pas de publier ce miracle de nos jours, faisons-en passer le récit aux siècles futurs. — Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les annales de l'Église ; hâtez-vous de mettre Louis avec les Constantin et les Théodose (Oraison funèbre de Letellier). Mais Bossuet ne s'en tient pas aux paroles, il pratique et prêche d'exemple ; il dirige les intendants. — M. Legendre, intendant de Montauban, et M. de Basville, le féroce ennemi des protestants, lui soumettent leur plan de conduite et lui demandent ses conseils ; ils diffèrent sur quelques points de détails, mais sur les principes ils sont d'accord. Bossuet s'estimera heureux de profiter de leur expérience. (Correspondance.) Du reste, il faut lui rendre cette justice, il est plus modéré que la plupart de ses collègues son intelligence l'élève au-dessus de ces tigres en chasubles. Le génie répugne aux brutalités de la force. Il a de prime abord mis le doigt sur les deux moyens les plus sûrs, quoique les plus lents en apparence, d'en finir avec les protestants : Je crois qu'il faute réduire à trois choses : l'une, de les obliger d'envoyer leurs enfants aux écoles catholiques, faute de quoi chercher le moyen de les leur ôter : Sinite venire ad me parvulos ! l'autre, de demeurer fermes sur les mariages. La troisième a trait aux instructions. Demeurer fermes sur les mariages voulait dire annuler les mariages entre protestants et en déclarer les enfants illégitimes. Or voici comment cet homme, qui conseille de demeurer fermes sur les mariages, parle à Louis XIV, vivant dans un double adultère avec madame de Montespan. Je ne demande pas, sire, que vous éteigniez en un instant une flamme si violente, ce serait demander l'impossible ; mais, sire, tâchez peu a peu de la diminuer. Louis profita de ce conseil, et le peu à peu dura quatorze ans.

Après Bossuet, Fénelon, personnage fort compliqué, qu'on a voulu, je ne sais trop pourquoi, enrôler de force parmi les partisans de la tolérance. Cette cause ne honoré, mais n'eût point été honorée par lui. Elle se passe de son adhésion. Ame changeante, où le bien domine sans toutefois y régner assez absolument, il y a dans Fénelon un ambitieux et un courtisan qui me gâtent l'apôtre. Il est envoyé, eu 1685, dans la Saintonge ; on voit par ses lettres qu'il comprend toute l'injustice et tout le danger des mesures violentes. Les voies de persuasion sont les seules qu'il voudrait voir employer ; mais il a la cour à ménager et son zèle à faire valoir. Laissons parler son rapport : Je ne trouve presque plus de religionnaires à La Rochelle depuis que je paye ceux qui me les découvrent... Je fais emprisonner les hommes et mettre les femmes et les filles dans les couvents, de l'aveu et par l'autorité de l'évêque. (Rapport de 1685.) — Il écrit à M. de Seignelay que la garde des lieux a besoin d'être renforcée. Il me semble, ajoute-t-il, que l'autorité du roi ne doit se relâcher en rien. (7 février 1686.) Cependant Fénelon se lasse de ce rôle peu conforme aux instincts tout évangéliques de son cœur ; il essaye les moyens de douceur et de conciliation ; mais aussitôt il est dénoncé, rappelé, et, cette fois encore, le courtisan remporte sur l'apôtre. Il se justifie auprès du roi par une lettre où il renie ses propres sentiments avec une flexibilité peu honorable. Il ne resterait donc à ceux qui s'autorisent de la lettre au prétendant, citée par Ramsay pour faire de Fénelon un philanthrope malgré lui, qu'une seule ressource, celle de dire que sa tolérance lui vint lorsque plus tard il fut lui-même victime à son tour de la persécution religieuse qui frappa le Quiétisme. Elle serait alors moins méritoire ; mais, même en acceptant ce jugement ainsi modifié, il n'est pas permis d'oublier que Fénelon appuya et provoqua toute sa vie, et par des voies odieuses (voir ses lettres au jésuite Letellier), les mesures de rigueur contre les jansénistes.

Est-il besoin de multiplier ces exemples ? Fléchier approuve ; c'est son métier, il est évêque. Massillon approuve ; c'est encore tout simple, il est évêque ; plus tard, il sacrera Dubois. Mais Fontenelle, ce sceptique ! Mais la Fontaine, l'inoffensif et immortel bonhomme !... Ô spectacle navrant ! Jean lapin devenu féroce et possédé, lui aussi, de la rage qui aveugle ce siècle ! Mais Arnaud, cette tète de fer, ce héros, ce martyr : Ce sont, dit-il, des voies un peu violentes, mais nullement injustes. Nullement injustes ! Eh bien, tu iras à ton tour manger le pain amer de l'exil ; tu mourras loin des tiens, pauvre, insulté, méconnu, ô grand Arnaud ! et tes compagnons d'exil diront : C'est bien fait ; et l'avenir doutera s'il doit voir autre chose en toi qu'un vulgaire fanatique.

Ajoutons à toutes ces adhésions celle de madame Desboulières, la muse des chères brebis et des prés fleuris ; et la plus curieuse de toutes, celle de madame de Sévigné, qui joint la naïveté à l'enthousiasme : Rien n'est si beau que ce qu'il contient (l'édit de révocation). Jamais aucun roi n'a fait et ne fera rien de si mémorable ! Rien de cruel, dirons-nous à notre tour, comme une grande dame doublée d'un bel esprit. Il nous est Impossible, malgré notre bonne volonté, de découvrir le côté esthétique de l'édit qui pouvait provoquer une admiration aussi passionnée. On raconte que Louis XIV, ayant un jour dansé avec madame de Sévigné, faveur insigne et disputée, celle-ci s'écria dans l'excès de son ravissement : Avouez, mon cousin, que le roi est décidément un très grand homme. — Mais oui, répondit le spirituel Busay, ce qu'il vient de faire me parait vraiment fort héroïque. Le roi n'aurait-il pas d'aventure dansé ce jour-là avec madame de Sévigné ?

 

 

 



[1] Toutes ces citations et celles qui suivant sont empruntées au volumineux recueil des procès-verbaux des assemblées générales du clergé de France, recueil trop négligé, ce semble, de nos historiens et plein de révélations d'un haut intérêt.